Mme la présidente. La parole est à M. Thani Mohamed Soilihi.
M. Thani Mohamed Soilihi. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, l’engorgement des juridictions administratives françaises est un phénomène ancien et, malgré des efforts pour l’endiguer, notre pays s’est vu condamné par la Cour européenne des droits de l’homme à de nombreuses reprises sur le fondement du nécessaire caractère raisonnable de la durée de la procédure.
Depuis une vingtaine d’années, le nombre d’affaires enregistrées a augmenté en moyenne de 6 % par an dans les tribunaux administratifs et de 10 % dans les cours administratives d’appel, atteignant en 2014 un niveau exceptionnellement élevé.
Cette hausse s’est particulièrement concentrée sur certains contentieux de masse, tels que ceux qui ont trait au droit au logement opposable, au revenu de solidarité active ou encore aux étrangers. Ce phénomène s’est observé partout sur le territoire, y compris en outre-mer. Vous ne m’en voudrez donc pas si je m’appesantis un instant sur la situation au sein de mon département.
En 2014, on comptait à Mayotte 800 contentieux, ce qui peut sembler dérisoire au regard des moyennes nationales, mais représente tout de même une augmentation de 20 % par rapport à l’année précédente.
Je ne vous étonnerai pas si je vous annonce que plus d’un tiers des dossiers traités par le tribunal administratif de Mayotte concerne les droits de personnes étrangères. Ce département est, vous le savez, soumis à une insoutenable pression migratoire. Un autre tiers des requêtes est relatif à la fonction publique. Enfin, un dernier tiers, et c’est relativement nouveau, porte sur les contentieux fiscaux, de permis de construire, de marchés publics et électoraux.
Le délai moyen de jugement est de sept à huit mois. Là encore, si nous semblons faire office de bon élève, il faut garder en tête que ce chiffre a vocation à augmenter, le recours au juge administratif étant assez récent à Mayotte
De manière générale, les causes de cette lenteur excessive en France sont connues : elles proviennent à la fois de la prolifération et de l’enchevêtrement des lois, de l’accroissement du contentieux en raison notamment d’une plus forte judiciarisation des relations ente le public et les administrations, de la complexification de la procédure, ou encore du comportement dilatoire de certaines parties, qui jouent sur la longueur des délais.
Les juridictions administratives sont parvenues jusqu’à présent, grâce aux efforts budgétaires consentis et à la forte mobilisation des magistrats et des personnels, à maintenir leurs performances à un niveau satisfaisant, et à réduire de manière significative les délais de jugement et le stock des affaires pendantes, et ce malgré la pression contentieuse à laquelle elles doivent faire face.
Cependant, en raison du contexte économique actuel, force est de constater que les marges de manœuvre budgétaires sont limitées.
Nous sommes réunis ici pour examiner les différents outils organisationnels et procéduraux qui ont été mis en œuvre, et ceux qui pourront l’être pour éviter la dégradation de la situation.
Face à l’accroissement de la demande de justice, les juridictions administratives ont cherché à adapter leur mode de fonctionnement et à améliorer leur accessibilité. La dématérialisation de l’instruction, telle que l’application Télérecours, qui permet aux parties et aux juridictions d’échanger par voie électronique, a suscité un réel gain d’efficacité. Dans les tribunaux administratifs, Télérecours est utilisée pour 56,2 % des recours éligibles et pour 63,4 % dans les cours administratives d’appel. La question de rendre obligatoire l’usage de cette application est clairement posée, mais il y a un certain nombre de préalables, notamment techniques, qui doivent faire l’objet de vérifications, selon Jean-Marc Sauvé.
Nul doute que cette technique connaîtra, lorsqu’elle y sera développée, un franc succès en outre-mer, où la distance constitue bien souvent une cause de lenteur supplémentaire. Les tribunaux administratifs de Saint-Denis de La Réunion et de Mayotte ont d’ailleurs ouvert la voie en l’adoptant depuis le 8 juin dernier.
Des moyens procéduraux pour réduire les délais contentieux ont également montré leur efficacité à court terme.
Je pense notamment à la multiplication des hypothèses de recours au juge unique, au lieu de la formation collégiale, réservées aux matières caractérisées par leur facilité, ou encore aux procédures enserrées dans des délais extrêmement contraints, comme c’est le cas en droit des étrangers où le juge administratif statue dans les 72 heures sur la légalité des mesures d’éloignement.
J’ai également en tête la compétence donnée aux tribunaux administratifs en premier et dernier ressort pour les contentieux sociaux, le contentieux du permis de conduire et pour les affaires concernant les permis de construire dans la trentaine d’agglomérations où les besoins en logement sont les plus forts.
Il a été également jugé important de lutter contre les recours abusifs, qui prolifèrent particulièrement en matière d’urbanisme.
Recours abusifs ? Cette sémantique cache plusieurs cas de figure : celui où un recours initialement introduit pour des raisons compréhensibles est, par la suite, mis en œuvre avec une forme d’acharnement qui ralentit la procédure ; celui où l’apparence d’un intérêt pour agir dissimule mal une véritable volonté de nuire ; enfin, le recours qui est introduit non pas pour obtenir l’annulation du permis de construire, mais pour permettre d’en monnayer le retrait auprès de son titulaire.
Au final, on estime à 25 000 le nombre de logements qui ne peuvent pas sortir de terre chaque année à cause de ces pratiques.
En 2013, le groupe de travail présidé par Daniel Labetoulle s’est notamment penché sur la problématique de ces recours malveillants et a présenté, dans un rapport intitulé Construction et droit au recours : pour un meilleur équilibre », plusieurs propositions pour y mettre un terme, telles que la possibilité pour le juge administratif de fixer une date au-delà de laquelle des moyens nouveaux ne pourraient plus être invoqués devant lui.
Par ailleurs, à l’occasion de l’examen au Sénat du projet de loi pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques, présenté par Emmanuel Macron, la discussion qui s’était engagée en séance autour d’un article visant à encadrer le droit de recours en matière d’installations d’élevage montrait que nous nous trouvions face à un véritable sujet, qui dépassait le champ de la construction.
Les mesures mises en place en matière d’urbanisme sont-elles transposables à d’autres matières ?
Pour conclure, l’ensemble de ces procédures de simplification contentieuse a permis à la juridiction administrative de faire face à l’augmentation du contentieux et de réduire ses délais de jugement.
Néanmoins, Michel Delebarre, dans son rapport pour avis sur les deux programmes de la mission « Conseil et contrôle de l’État » craint que le levier budgétaire ne soit pas suffisant pour préserver ces bonnes performances et que les réformes procédurales entreprises n’aient, à terme, un impact sur la qualité de la justice rendue. Compte tenu de l’entrée en vigueur récente de ces mesures, il ne lui a pas été possible de réaliser un bilan de l’application de ces dispositions. Le taux d’annulation des décisions rendues par le juge administratif n’ayant pas connu d’augmentation notable pourrait constituer un indice positif.
Dans une allocution prononcée lors de la réunion annuelle des présidents des juridictions administratives, M. Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d’État, soutenait l’idée que d’autres leviers d’efficacité et de qualité, encore insuffisamment exploités, pouvaient être actionnés. Le développement des modes alternatifs de règlement des litiges afin de canaliser en amont les flux d’entrées constitue, selon lui, une piste d’évolution intéressante. Le projet de loi Justice du XXIe siècle comportera-t-il des dispositions en ce sens ?
En tout état de cause, la modernisation de la juridiction administrative est nécessairement liée à des exigences démocratiques. Pour juger vite, il faut s’en donner les moyens. Toute la difficulté est alors de trouver l’équilibre entre la qualité de la justice administrative et l’amélioration de la rapidité de la juridiction administrative, afin que la seconde élément n’exclue pas la première.
Mes chers collègues, le débat est ouvert. Les interventions des uns et des autres montrent l’immensité du chantier et les difficultés qui y sont attachées. Il nous appartient d’y donner une suite, faute de quoi ce débat n’aurait servi à rien. Notre commission des lois serait dans son rôle si elle décidait de s’atteler à ce dossier et de prendre des initiatives. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain et du RDSE.)
Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Pierre Sueur.
M. Jean-Pierre Sueur. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, je tiens tout d’abord à remercier notre collègue Jacques Mézard et le groupe du RDSE de nous avoir donné l’occasion d’un débat sur ce sujet, qui est très important dans la vie concrète de nos concitoyens et pour l’ensemble de nos institutions.
Cette question est ancienne et des initiatives ont déjà été prises. Tout d’abord, la loi du 8 février 1995 relative à l'organisation des juridictions et à la procédure civile, pénale et administrative, qui donne au juge administratif le pouvoir d’adresser des injonctions aux administrations. Ensuite, la loi du 30 juin 2000 relative au référé devant les juridictions administratives, qui instaure une procédure pour les cas d’urgence. Enfin, le décret du 24 juin 2003, d’ailleurs quelque peu critiqué, qui autorise le président du tribunal administratif à statuer en qualité de juge unique dans un certain nombre de circonstances.
Cette question reste toutefois pleinement d’actualité puisque chacun sait que la croissance du contentieux administratif est une tendance structurelle. Selon Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d'État, depuis vingt ans, le nombre d’affaires enregistrées augmente chaque année en moyenne de 6 % dans les tribunaux administratifs, ou TA, et de 10 % dans les cours administratives d’appel, ou CAA. En 2014, le nombre d’affaires nouvelles a atteint un niveau exceptionnellement élevé, qui a représenté une augmentation de 11,3 % pour les tribunaux administratifs et de 30,8 % pour le Conseil d'État.
Néanmoins, il faut aussi souligner les efforts accomplis. Le délai prévisible moyen de jugement est ainsi inférieur à un an, alors qu’il a été beaucoup plus élevé par le passé. En 2014, il était de dix mois et un jour devant les TA, de onze mois et un jour devant les CAA et de huit mois au Conseil d'État. La part des affaires datant de plus de deux ans dans le stock a par ailleurs diminué, pour passer, en 2014, sous 11 % dans les TA, 3 % dans les CAA et 4,5 % au Conseil d'État.
Que faire pour améliorer les choses ? Plusieurs de nos collègues, comme Thani Mohamed Soilihi à l’instant, ont présenté un certain nombre de pistes de réflexion. À mon tour, je veux en citer six.
En premier lieu, l’application Télérecours, dont a aussi parlé Thani Mohamed Soilihi, permet aux parties et aux juridictions d’échanger par voie électronique ; elle est en vigueur, mais il convient de la consolider et d’étendre le recours à cette procédure. En effet, au moment où l’on réfléchit à la justice du XXIe siècle, madame le garde des sceaux, on ne comprendrait pas que l’on n’utilise pas pleinement les facultés offertes par l’informatique.
En deuxième lieu, les nouvelles rédactions expérimentées au Conseil d'État pour certaines décisions se sont révélées probantes ; elles sont d’ailleurs aussi mises en œuvre dans certains TA et certaines CAA. Il s’agit d’une procédure de nature à simplifier les choses et à rendre plus claires les décisions de justice, ce qui est demandé par beaucoup de nos concitoyens.
En troisième lieu, je veux mentionner la procédure de cristallisation des moyens, qui permettrait de décourager les recours abusifs. Il s’agirait d’éviter que les auteurs d’un recours n’invoquent en cours de procédure de nouveaux moyens pour retarder la décision de justice.
En quatrième lieu, dans le cas de recours abusifs, la possibilité donnée à la victime du recours de formuler une demande reconventionnelle à caractère indemnitaire devant le juge pourrait constituer une arme dissuasive et efficace ; je ne sais pas si cela vous paraît réaliste, madame la ministre. Dans ce cas, ce serait la victime, et non l’État, qui percevrait les sommes versées au titre de l’amende.
En cinquième lieu – on en parle souvent, mais pourquoi ne pas le mentionner dans le débat qui nous occupe ? –, les procédures de conciliation et de médiation doivent être développées, car elles permettent d’éviter un certain nombre de contentieux. Je sais, madame la ministre, que vous y êtes attachée.
Enfin, en sixième lieu, il est nécessaire de développer, de généraliser le recours administratif préalable, pour en faire une habitude chez nos concitoyens. En effet, beaucoup d’entre eux ne savent pas qu’avant que de saisir le tribunal administratif on peut évidemment introduire un recours gracieux devant l’autorité qui a pris telle décision ou rédigé tel acte. Si cela était connu, un certain nombre de recours contentieux pourraient être évités. Il faut donc organiser une meilleure communication sur cette possibilité auprès des justiciables.
Madame la ministre, j’emploierai les vingt secondes qui me restent pour rendre hommage aux magistrats et à l’ensemble du personnel des tribunaux administratifs, des cours administratives d’appel et du Conseil d'État. Nous sommes en effet souvent témoins de l’ampleur de leur tâche et de la conscience professionnelle qu’ils mettent à l’assumer. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain et du RDSE.)
Mme la présidente. La parole est à Mme la garde des sceaux.
Mme Christiane Taubira, garde des sceaux, ministre de la justice. Madame la présidente, mesdames, messieurs les sénateurs, avec votre autorisation, je souhaite faire le choix de la proximité en m’exprimant du banc des ministres plutôt que de la tribune. (Sourires et assentiment.)
Je veux d’abord remercier M. Jacques Mézard de cette initiative ; vous avez eu raison de la saluer, monsieur Sueur. Comme vous l’avez dit vous-même, monsieur le sénateur, la justice administrative est mal connue en tant qu’ordre de juridiction ; pourtant, c’est paradoxal, elle est bien connue de nos concitoyens, qui savent en général saisir les juridictions administratives, notamment de première instance.
Je ne vais pas dresser un nouveau tableau de la justice administrative ; cela serait superflu puisque vos interventions ont montré à quel point vous connaissez le sujet et combien vous avez préparé ce débat. Toutefois, vous avez dû observer comme moi que les chiffres mentionnés peuvent diverger d’un orateur à l’autre. Je m’autorise donc à vous livrer les miens,…
M. Jean-Pierre Sueur. Les vrais !
Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. … parce que je prétends qu’ils ont une probabilité d’exactitude légèrement supérieure. (Nouveaux sourires.) Dans la mesure où je prends la parole après vous, je me propose de répondre individuellement aux interrogations que j’ai relevées dans vos interventions.
M. Jacques Mézard, que j’ai remercié au début de mon propos, n’a évidemment pas pu s’empêcher de déplorer la création d’autorités administratives indépendantes. (Mêmes mouvements.)
Je lui rappelle néanmoins que le Gouvernement a supprimé certaines de ces AAI. Il en a certes créé aussi, et encore récemment, dans le cadre du projet de loi relatif au renseignement. Je sais d’ailleurs à quel point cela vous a agacé, monsieur le sénateur, vous l’avez dit explicitement. Cela étant, depuis trois ans, le Gouvernement s’est fixé comme règle de réduire le nombre d’agences ou d’autorités administratives indépendantes. Nous avons donc plutôt orienté notre action en ce sens, dans le cadre de la modernisation de l’action publique, ce qui peut objectivement être vérifié : nous le mesurons régulièrement.
Je veux également vous remercier, mesdames, messieurs les sénateurs, parce que vous avez quasiment tous rendu hommage aux personnels des juridictions administratives, que ce soient les tribunaux administratifs, les cours administratives d’appel ou le Conseil d'État lui-même. Le travail fourni par les magistrats, les greffiers, les assistants de justice et les assistants du contentieux est en effet de très grande qualité ; il me semble donc juste de leur rendre hommage.
Si nous considérons les données chiffrées, on peut effectivement constater, d’une part, avec M. Sueur, qu’il y a eu de réels progrès en matière de délais – cela peut se mesurer objectivement et j’y reviendrai quand j’aborderai l’évolution sur une dizaine d’années – mais on peut aussi observer, d’autre part, avec M. Mézard, un accroissement du contentieux. Celui-ci peut être engendré tant par le législateur lui-même que par le mouvement de « judiciarisation » de la société, souligné par M. Kern ; les citoyens appellent en effet de plus en plus à leur secours la justice, souvent judiciaire mais aussi administrative. Le champ contentieux s’est ainsi élargi, le recours au juge administratif s’est développé, et, malgré les efforts incontestables des magistrats et des greffiers, une surcharge pèse aujourd’hui sur les juridictions administratives.
En 2004, le délai moyen de traitement d’une affaire devant la justice administrative était de trois ans. Aujourd'hui, comme vous l’avez rappelé, monsieur Sueur, le délai moyen est bien de huit mois devant le Conseil d'État, de onze mois devant les cours administratives d’appel, de dix mois devant les tribunaux administratifs et de six mois devant la Cour nationale du droit d’asile. L’amélioration est donc absolument incontestable, même s’il est vrai que le contentieux est devenu plus massif.
Par ailleurs, des contentieux particuliers pèsent aussi sur les juridictions administratives. Ainsi, le droit des étrangers représente 31 % des affaires traitées. M. Soilihi le mentionnait spécifiquement pour Mayotte, mais telle est la moyenne nationale, dans laquelle Mayotte prend bien sûr sa part. Le contentieux du droit opposable au logement, cité par M. Kern, a crû de 44 %, quand le contentieux social sur le revenu de solidarité active, vous le disiez, monsieur Favier, a augmenté de 77 % entre 2010 et 2013, ce qui est considérable.
Tout cela pèse donc ! Il y a ainsi eu 240 000 requêtes devant la juridiction administrative en 2014, ce qui est très important. Sur les vingt dernières années, le nombre de requêtes présentées a augmenté en moyenne annuelle de 6 % devant les tribunaux administratifs et de 10 % devant les cours administratives d’appel !
Les délais de jugement se sont donc améliorés, grâce au travail des personnels – magistrats et greffiers –, mais les volumes croissent : en 2014, ils ont augmenté, par rapport à 2013, de 30,8 % devant le Conseil d'État, de 3,4 % devant les cours administratives d’appel et de 11,3 % devant les tribunaux administratifs.
J’ai évoqué les contentieux massifs, mais on se rend aussi compte que, qualitativement, les interventions des juridictions administratives sont de plus en plus diversifiées, en raison de l’initiative du législateur, bien sûr. Quelques affaires très médiatisées nous rappellent ainsi la variété des sujets traités. Dans la lutte contre l’antisémitisme, par exemple, on se souvient d’une affaire particulièrement emblématique l’année dernière.
En ce qui concerne la dignité de la fin de vie, s’agissant d’une affaire qui est dans tous les esprits, il est bon, reconnaissons-le, que le juge prenne son temps, non pas trop de temps, mais le temps nécessaire à la réflexion.
En effet, il est des sujets qui concernent profondément la société, qui sont extrêmement sensibles, sur lesquels il n’y a pas de réponse arithmétique, binaire.
Ces affaires, qui nous interrogent tous, qui nous interpellent tous, chargent le juge d’une mission très lourde. Il est donc bon qu’il prenne le temps d’un examen approfondi.
Enfin, il y a bien d’autres contentieux, notamment sur le travail dominical ou les taxis, à propos desquels la justice administrative est saisie.
J’en viens plus précisément à vos interventions et à vos interrogations.
Monsieur Mézard, vous avez parlé de délais pouvant aller jusqu’à huit ou dix ans en matière d’urbanisme. Je ne doute pas que vous ayez eu à connaître d’affaires ayant nécessité de tels délais absolument insupportables pour tout le monde, mais je puis vous dire que la moyenne des délais en matière de contentieux d’urbanisme est beaucoup plus rassurante, puisqu’elle est de un an et cinq mois, d’après les chiffres fournis par les différents échelons de la justice administrative. Bien évidemment, il s’agit d’une moyenne, ce qui n’exclut pas que quelques affaires aient pu effectivement durer huit ou dix ans.
En la matière, vous le savez, nous devons composer avec l’ordonnance de juillet 2013 et le décret d’octobre 2013, qui a réparti les contentieux, notamment pour les logements ayant une surface supérieure à 1 500 mètres carrés dans les zones où il y a une tension entre l’offre et la demande de logements. En l’espèce, c’est le tribunal administratif qui juge en premier et dernier ressort, sous le contrôle du Conseil d’État, juge de cassation. Cette disposition vise à réduire les délais de jugement.
Par ailleurs, force est de constater non seulement une réduction des délais, mais également une amélioration incontestable de la qualité des jugements. Un élément chiffré corrobore ce constat : en dix ans, sur 125 affaires enregistrées au Conseil d’État pour absence de délai raisonnable dans une procédure devant le juge administratif, seule une soixantaine ont donné lieu à condamnation, ce qui est toujours trop non seulement pour les victimes, mais également pour les autres parties, mais vraiment peu au regard du nombre d’affaires qui sont soumises à la justice administrative chaque année.
Madame Aïchi, vous avez rappelé, à bon droit, d’ailleurs, que la justice administrative soumettait la puissance publique au respect du droit. Il s’agit d’une mission extrêmement importante, qui répond au besoin de limiter tous les pouvoirs.
À cet égard, M. Mézard a cité quelques pays qui connaissent également une structure administrative comparable à la nôtre, mais je dois dire que, au Royaume-Uni, notre justice administrative est une véritable curiosité : les missions du Conseil d’État sont un mystère absolument insondable pour nos voisins d’outre-Manche. (Rires.)
Monsieur Favier, je vous remercie de votre engagement en faveur de la médiation. Nous avons là une voie alternative qui permet de construire une réponse dans le domaine administratif. En matière judiciaire, nous connaissons déjà ce type de procédures, qui ouvrent un véritable espace de dialogue pour que les parties construisent ensemble la réponse au différend qui les oppose. Dans le cadre de notre projet de loi Justice du XXIe siècle, réforme que nous allons présenter en conseil des ministres le mois prochain et au Parlement dès la rentrée, nous entendons développer la voie de la médiation en matière administrative, ce qui devrait être une autre source d’amélioration.
Vous vous êtes également interrogé sur la façon de réduire les délais et de faire en sorte que les personnes qui ne sont pas représentées à l’audience aient tout de même accès aux débats. À ce sujet, je vous informe que nous nous efforçons de développer la procédure orale, notamment avec le décret du 13 août 2013, et nous allons continuer à travailler sur ces aspects.
Monsieur Requier, j’avoue que je ne m’attendais pas à entendre parler des crapauds à ventre jaune dans un débat sur la justice administrative… (Sourires.) Cela montre surtout que nous avons pris des initiatives pour améliorer le droit de l’environnement, même si ce n’est pas ce que demandent les crapauds !… (Nouveaux sourires.)
Nous allons également introduire le préjudice écologique,…
Mme Françoise Laborde. Bravo !
Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. … mais je bataille depuis des mois pour obtenir une date dans l’agenda parlementaire, très chargé. Si nous n’y arrivons pas par le biais d’un projet de loi, je suis disposée à passer par une proposition de loi, après vous avoir transmis l’étude d’impact et les dispositions déjà rédigées.
En effet, la Haute Assemblée a déjà adopté à l’unanimité la proposition de loi de M. Retailleau, dont nous étions convenus, à l’époque, qu’elle était incomplète, inachevée.
À la suite de cet épisode, j’avais moi-même mis en place un groupe de travail, qui a remis son rapport deux mois après. Je m’étais engagée à enrichir le texte et à vous le soumettre. Ce projet de loi est prêt, mais il y a juste un problème d’agenda parlementaire. Aussi, je le répète, je suis prête à vous donner et le texte et l’étude d’impact, pour que nous puissions avancer sur le préjudice écologique, qu’il est temps de faire entrer dans le code civil.
Monsieur Bonhomme, vous avez évoqué la judiciarisation de la société, en rappelant que les moyennes que nous évoquons recouvraient des réalités très disparates.
Vous avez précisé qu’un surcroît de contentieux était dû au découpage, mais je ne suis pas sûre que ce soit le cas. Je dirais plutôt que du contentieux a été produit pour obtenir ce que certains n’avaient pu obtenir dans l’hémicycle. Je ne dis pas cela pour remettre en cause des procédures judiciaires, car elles existent pour être utilisées. Il s’agit d’une pratique tout à fait légitime, mais il faut savoir qu’il y a eu une saisine massive du Conseil d’État à cette occasion, ce qui prouve bien, comme le vice-président de cette juridiction me l’a expliqué, qu’il s’agissait d’une action politico-judiciaire.
Je le répète, c’est tout à fait légitime, mais, pour autant, on ne peut pas dire que c’est le découpage en lui-même qui a produit du contentieux.
Il se trouve juste que des parlementaires ont choisi de porter au-delà de l’hémicycle le débat sur le découpage, ce qui a produit du contentieux. Ce phénomène n’a pas vraiment fait le bonheur du Conseil d’État, qui a néanmoins examiné les recours avec rigueur et scrupuleusement, comme il le fait pour tous les contentieux.
M. Éric Doligé. Très, très scrupuleusement !...
Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. N’est-ce pas, monsieur le sénateur ? (Sourires.) Je transmettrai vos compliments, sans faire état de la tonalité qui l’accompagnait…
M. Éric Doligé. Je vous remercie, madame la garde des sceaux !
Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Monsieur Kern, vous avez évoqué la dématérialisation, comme MM. Favier, Mézard et Sueur.
L’application Télérecours a été expérimentée et généralisée depuis 2013. Elle est arrivée dans les outre-mer de l’océan Indien et sera disponible à la rentrée dans les outre-mer des Amériques.
Cette procédure est très utilisée. Vous avez donné des chiffres pour Mayotte, monsieur Soilihi, qui sont représentatifs de ce qui se passe ailleurs : 60 % pour les tribunaux administratifs et 90 % pour le Conseil d’État.
Cet outil dématérialisé est donc maintenant entré dans la panoplie des justiciables, qui s’en sont emparés et se sont familiarisés avec l’application.
La seule question qui se pose aujourd’hui est de savoir si nous allons rendre obligatoire cet outil pour l’ensemble des contentieux et des procédures. Un groupe de travail s’est penché sur la question et remettra son rapport à la fin du mois de juillet. Nous évaluerons alors la pertinence de cette généralisation, mais, compte tenu de l’usage qui est fait de l’application aujourd’hui, il n’y a pas d’obstacle important à envisager ce développement.
D’une manière générale, mesdames, messieurs les sénateurs, je vais faire étudier le compte rendu de cette séance, afin de tirer le bénéfice de toutes vos observations et de toutes les suggestions que vous avez formulées pour améliorer le fonctionnement de la justice administrative. Bien entendu, ce travail sera mené de concert avec nos juridictions.
J’ai évoqué les dispositions relatives au contentieux de l’urbanisme qui sont contenues dans l’ordonnance et le décret de 2013. Je dois également mentionner la loi du 16 février 2015 et le décret du 27 février 2015, qui ont réformé le Tribunal des conflits. Cette réforme permet de traiter de manière plus rapide, plus souple et plus massive, aussi, les questions préjudicielles, et donc la répartition des contentieux entre les deux ordres de juridiction.
Enfin, plusieurs d’entre vous ont évoqué l’élargissement des compétences du juge unique. Le souci de réduire les délais, d’accélérer les procédures et de répondre le plus vite possible aux requêtes ne doit pas jouer au détriment des droits des justiciables. Vous l’avez dit vous-mêmes, nous devons améliorer le fonctionnement de la justice administrative, mais sans pour autant sacrifier les justiciables.
Par exemple, un certain nombre des dispositions du décret du 13 août 2013, qui reprennent des propositions et des réflexions émanant de l’ordre administratif lui-même, sont aujourd’hui mises en œuvre et méritent à ce titre d’être évaluées pour s’assurer que le justiciable n’est pas pénalisé et que le plus vulnérable n’est pas exclu du fait de la suppression de la procédure d’appel et de l’intervention plus large et plus fréquente du juge unique. D’ailleurs, pour certains contentieux, nous avons, à l’inverse, rétabli le jugement par une formation collégiale.
Je vous ai déjà parlé de la médiation. Nous allons également développer l’action de groupe, dans le cadre de la réforme de la justice du XXIe siècle. Le développement de l’action de groupe est de nature à améliorer la situation, puisque nous avons vu que, parmi les contentieux massifs, certains, de nature sérielle, peuvent faire l’objet d’un traitement de ce type. Or l’action de groupe est une procédure très démocratique et très protectrice des justiciables, notamment des plus vulnérables. La réforme de la justice du XXIe siècle comportera donc des dispositions relatives à l’action de groupe.
Mesdames, messieurs les sénateurs, mon intervention a été un peu hachée, mais je tenais à répondre à chacun d’entre vous, plutôt que de dresser un tableau d’ensemble d’une justice administrative que vous connaissez déjà fort bien. Je vous remercie d’avoir contribué à cette réflexion, d’être toujours aussi exigeants à l’égard de cette justice moins visible, mais néanmoins efficace, qui mobilise des personnels de grande qualité et très dévoués.
Cette justice devra nous prouver qu’elle est à la hauteur des nouvelles missions que nous lui confions, puisque, comme le rappelait M. Mézard, le projet de loi relatif au renseignement la charge de la protection des citoyens, tâche d’une importance et d’une exigence extrêmes, qui sera sans doute parfois délicate à assumer. Nous avons veillé à ce que les magistrats soient habilités « secret défense » et à ce qu’ils puissent statuer dans ces contentieux en toute indépendance et souverainement. Ces mesures étaient nécessaires pour rassurer nos concitoyens sur la capacité de la puissance publique à garantir leur sécurité, mais aussi son attachement à la préservation des libertés individuelles.
Mille mercis, mesdames, messieurs les sénateurs, pour ce débat de grande qualité que j’ai écouté avec attention et qui enrichira encore nos réflexions et nos initiatives pour améliorer le fonctionnement de la justice administrative. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain, du groupe CRC, du groupe écologiste, du RDSE et de l’UDI-UC.)