M. le président. La parole est à M. Robert Navarro.
M. Robert Navarro. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, dès mon élection au Sénat, en 2008, je me suis mobilisé pour défendre les langues régionales de manière générale et pour la ratification de la Charte européenne des langues régionales en particulier.
M. Roland Courteau. Tout à fait !
M. Robert Navarro. Le 30 juin 2011, un débat s’est enfin tenu au Sénat sur le sujet, autour d’une proposition de loi ambitieuse. C’était un débat historique, le premier depuis 1951 !
Je me félicite que le groupe Les Républicains ait déposé une proposition de loi visant à promouvoir les langues régionales et que celle-ci reprenne une partie de mes propositions de l’époque.
J’ai également déposé, le 24 février 2012, une proposition de loi constitutionnelle qui poursuivait le même objectif que celle que nous examinons aujourd’hui.
Bien sûr, je ne suis pas dupe ! Pourquoi, à l’époque, ma proposition de loi constitutionnelle n’a-t-elle trouvé aucun soutien ? J’appartenais alors au groupe majoritaire, et mon texte visait à mettre en œuvre l’un des engagements de campagne de M. Hollande en 2012.
Pourquoi attendre la fin de 2015 pour présenter un texte, juridiquement bancal qui plus est ?
Il n’aura échappé à personne que les élections régionales approchent... Je le dis sans animosité, un tel opportunisme sur un sujet important pour nombre de nos concitoyens me semble particulièrement minable !
Néanmoins, je ne bouderai pas mon plaisir, et soutiendrai ce texte, comme celui des Républicains lorsqu’il sera examiné, car c’est l’occasion que j’attends depuis trop longtemps, avec bon nombre de nos concitoyens.
Notre responsabilité est de faire entrer pleinement les langues régionales au cœur de la République. Vous le savez, je viens du Languedoc-Roussillon. Dans cet hémicycle, d’autres viennent de Provence, d’Alsace, de Picardie, de Bretagne, d’Auvergne, de Corse, du Pays basque, de Guyane…
M. Philippe Bas, rapporteur. Ou de Normandie !
M. Robert Navarro. Ou de Normandie !
Devant cette diversité, je me remémore l’histoire de France. Je songe aux soldats de l’an II, à ceux de Victor Hugo ! Quelle langue parlaient-ils entre eux ? Je songe aux Marseillais entonnant un chant qui est aujourd’hui notre hymne national.
Mes chers collègues, comment ne pas penser aux tranchées de 14-18 et à tous ces soldats qui se retrouvaient le soir, après l’assaut meurtrier, autour d’une soupe claire et d’un patois ?
Pouvons-nous dire aujourd’hui, dans cette enceinte, que nos aînés aimaient si peu la République qu’ils s’exprimaient dans leur langue maternelle ?
Mme Odette Herviaux. Très bien !
M. Robert Navarro. Les langues régionales sont le corps de notre nation, elles ne sont ni de droite ni de gauche. Nous devons les défendre, leur donner vie dans notre République une et indivisible, mais riche, tellement riche de sa diversité !
M. Philippe Bas, rapporteur. Exactement !
M. Robert Navarro. Oui, la France est grande parce qu’elle a su, au-delà des langues, unifier un peuple autour de valeurs communes.
Je vous demande de dépasser les clivages politiques traditionnels : les langues régionales ne sont pas les adversaires de notre République et de sa langue, le français.
Nous avons une obligation : celle d’être les passeurs d’un savoir, d’un patrimoine. Nos langues et cultures régionales sont notre patrimoine commun et une partie du patrimoine de l’humanité. Il est de notre devoir d’en d’assurer l’épanouissement sur notre territoire.
La République a un rôle à jouer : gardienne des valeurs et des principes fondamentaux, elle doit être attentive à la vie de ces langues et cultures qui existent sur son territoire, en métropole comme outre-mer, aux demandes, aux attentes de ceux qui, précisément, les font vivre.
Notre pays protège bien ses monuments historiques et ses œuvres artistiques. Pourquoi ne pas porter la même attention à notre patrimoine linguistique ainsi qu’à notre diversité culturelle ?
Cette charte, je tiens à le rappeler, ne vise pas à affaiblir la langue française, qui reste le ciment de la République.
Mes chers collègues, les tergiversations n’ont que trop duré ! Il faut rejeter la question préalable proposée par la commission des lois, examiner ce texte et avancer enfin !
Si la proposition du Gouvernement n’est pas la bonne d’un point de vue juridique, trouvons une autre formulation !
M. Philippe Bas, rapporteur. Ah !
M. Robert Navarro. Je rappelle aux membres de la commission des lois que l’élu de la République a un droit formidable, celui d’amender. Selon moi, la question préalable est, au choix, un signe de lâcheté ou de fainéantise.
Je réitère la proposition qui figurait dans ma propre proposition de loi constitutionnelle, laquelle visait à modifier l’article 2 de la Constitution en complétant le premier alinéa par les mots : « dans le respect des langues et cultures régionales qui appartiennent au patrimoine de la France, conformément à l’article 75-1 de la Constitution. » (Applaudissements sur quelques travées du groupe socialiste et républicain.)
M. le président. La parole est à M. Jacques Mézard.
M. Jacques Mézard. Madame la garde des sceaux, j’aime vos discours, même quand vous ne parlez pas de droit. Mais cet amour ne saurait me rendre aveugle ! (Sourires.)
Avec plusieurs collègues du groupe RDSE, je voterai contre ce projet de loi constitutionnelle. Une autre voix, celle de notre collègue Hermeline Malherbe, exprimera une approche différente de cette question, dans la tradition de liberté et de respect des avis contraires du RDSE.
Sur les quarante-sept membres du Conseil de l’Europe – car il convient de rappeler qu’il s’agit d’une initiative du Conseil de l’Europe, non de l’Union européenne –, la France fait partie des huit nations qui ont signé la Charte européenne sans l’avoir ratifiée. À ce jour, seuls vingt-cinq pays sur quarante-sept l’ont ratifiée.
Est-il aujourd’hui opportun d’alimenter une querelle sur une question qui n’est manifestement pas primordiale aux yeux d’une très grande majorité de nos concitoyens, préoccupés par les vrais sujets ? (Applaudissements sur les travées de l'UDI-UC.)
M. Roland Courteau. Oui, c’est opportun !
M. Jacques Mézard. J’ose espérer que la date de ce débat est un hasard du calendrier. (Rires sur les travées de l'UDI-UC et du groupe Les Républicains.)
Il est fallacieusement présenté comme un débat pour ou contre les langues régionales. Ce n’est pas le cas !
Opposés à ce projet, nous ne remettons nullement en cause l’existence et la pratique des langues régionales, ni le concours que peuvent leur apporter, de par la loi, tant l’État que les collectivités locales.
En tant qu’homme du Sud-Ouest, je comprends l’attachement de nombre de nos concitoyens à leurs traditions, aux sonorités linguistiques en harmonie avec une histoire et un territoire. Et je n’oublie pas l’outre-mer, cher à notre collègue Guillaume Arnell !
Pourquoi, avec plusieurs de nos collègues, ne voterons-nous pas ce texte ? Parce qu’il est totalement irrecevable, incohérent au regard du droit constitutionnel et du droit tout court. Parce qu’il est contraire aux intérêts fondamentaux de la Nation. Parce que, sous couvert de respect de la diversité, il remet en cause l’égalité devant la loi, ce qui est tout simplement contraire à l’essence même de la République, de cette grande nation, qui, depuis deux cent vingt-trois ans, se veut « indivisible, laïque, démocratique et sociale » au sens de l’article 1er de notre Constitution, laquelle précise dans son article 2 que « la langue de la République est le français ». (Applaudissements sur les travées de l'UDI-UC, ainsi que sur plusieurs travées du groupe Les Républicains et au banc de la commission.)
La construction de la nation avait commencé bien des siècles avant la Révolution. Que de combats, de volonté pour la bâtir à partir d’une diversité géographique, ethnique et sociologique ! La France est un mouvement constant de rassemblement des diversités, avec pour ciment une langue toujours en évolution, formidable instrument de progrès et de lien entre les hommes.
Le texte que vous nous soumettez, madame la garde des sceaux, n’est pas compatible avec les articles 1er et 2 de la Constitution.
Le débat était déjà ouvert en 1999 entre, d’un côté, Jacques Chirac, Président de la République, et Jean-Pierre Chevènement, alors ministre de l’intérieur, et, de l’autre, Lionel Jospin, Premier ministre, apôtre, déjà, de la ratification, bien que l’Armée révolutionnaire bretonne eût revendiqué le plastiquage d’un bâtiment administratif en son canton de Cintegabelle après l’arrêt du Conseil constitutionnel du 14 juin 1999. (Sourires sur les mêmes travées.)
Mes chers collègues, la République des « bonnets rouges » n’est pas la mienne ! (Nouveaux sourires sur les mêmes travées.)
Je vous invite à relire, même si je pense que vous l’avez tous fait, la Charte du 5 novembre 1992. Pour ma part, je l’ai relue plusieurs fois, car il s’agit bien de l’essentiel.
Je vous en rappelle quelques paragraphes significatifs.
Le préambule considère comme un droit imprescriptible « le droit de pratiquer une langue régionale ou minoritaire dans la vie privée et publique ».
MM. Philippe Dallier et Jacques Legendre. Et voilà !
M. Jacques Mézard. L’article 7 impose comme objectif aux signataires « le respect de l’aire géographique de chaque langue régionale ou minoritaire », et ce, si nécessaire, contre les divisions administratives, ainsi que « la facilitation et l’encouragement de l’usage oral et écrit des langues régionales ou minoritaires dans la vie publique et dans la vie privée ».
En vertu de l’article 9, qui traite de la justice, madame la garde des sceaux, les parties s’engagent, s’agissant des procédures pénales, « à prévoir que les juridictions, à la demande d’une des parties, mènent la procédure dans des langues régionales ou minoritaires ». Idem pour les procédures civiles et administratives.
L’article 10, relatif aux services publics, dispose que « les parties s’engagent, dans la mesure où cela est raisonnablement possible : à veiller à ce que ces autorités administratives utilisent les langues régionales ou minoritaires ; à veiller à ce que ceux de leurs agents qui sont en contact avec le public emploient les langues régionales ou minoritaires ». Idem sur les médias, la vie économique et sociale, les échanges transfrontaliers !
Tout cela participe d’une idéologie de destruction des États-nations pour construire une Europe de grandes régions. L’exemple de la Catalogne est là pour nous le rappeler, et je n’ose décliner ce principe à l’échelon des grandes intercommunalités ! (Mme Sophie Joissains applaudit.)
Au vu du contenu de la Charte, il était inéluctable que le Conseil constitutionnel déclare, le 16 juin 1999, qu’elle comportait des clauses contraires à la Constitution et que, en conséquence, pour la ratifier, il fallait une révision préalable de la Constitution.
Le Conseil constitutionnel a dit qu’il lui appartenait de procéder au contrôle de la constitutionnalité des engagements souscrits par la France « indépendamment de la déclaration interprétative faite par le gouvernement français lors de la signature ».
Le Conseil constitutionnel, toujours, se fondant sur l’article 1er de la Constitution, a considéré que « ces principes fondamentaux s’oppos[aient] à ce que soient reconnus des droits collectifs à quelque groupe que ce soit, défini par une communauté d’origine, de culture, de langue et de croyance ».
Ensuite, en vertu de l’article 2 de la Constitution, il a considéré que « l’usage du français s’impos[ait] aux personnes morales de droit public et aux personnes de droit privé dans l’exercice d’une mission de service public ». Là est bien le problème de fond !
M. Jacques Legendre. Bien sûr !
M. Jacques Mézard. Ainsi, nous sommes en présence d’une disposition du préambule de la Charte et de trois dispositions de son article 7 qui sont contraires à la Constitution de la République française.
De surcroît, notre excellent rapporteur a relevé avec justesse que le Conseil constitutionnel avait fait état de difficultés constitutionnelles soulevées par des dispositions de la Charte qui n’étaient pas correctement prises en compte dans la déclaration interprétative !
Enfin, mes chers collègues, comment occulter l’avis du Conseil d’État du 30 juillet 2015 ? Cet avis ne souffre aucune discussion sérieuse, aucune interprétation.
M. Jacques Mézard. Il est parfaitement clair, et je m’étonne que l’exécutif s’assoie dessus, pour parler trivialement.
La haute juridiction administrative rappelle la décision du Conseil constitutionnel et dit très clairement qu’il n’est pas raisonnable d’aller dans ce sens.
En votant ce texte, nous introduirions, pour reprendre les termes du Conseil d’État, « une contradiction interne génératrice d’insécurité juridique », et produirions « une contradiction entre l’ordre juridique interne et l’ordre juridique international ». On ne peut quand même pas bafouer les fondements mêmes de notre système constitutionnel et de notre droit !
Je passe sur toutes les questions oubliées, dont le problème de la détermination de la liste desdites langues régionales ou minoritaires.
Mes chers collègues, au moment où plus de 10 % des jeunes recensés lors des journées « défense et citoyenneté » sont en situation de quasi-illettrisme, où la priorité est d’améliorer la pratique d’au moins une langue étrangère, est-il raisonnable de proposer un bouleversement constitutionnel de nature à fragiliser les principes fondamentaux de la République ? Je dis non, et je voterai contre ce texte. (Applaudissements sur les travées du RDSE, de l'UDI-UC et du groupe Les Républicains.)
M. Daniel Gremillet. Très bien !
M. le président. La parole est à Mme Jacqueline Gourault.
Mme Jacqueline Gourault. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, nous étudions aujourd’hui le projet de loi constitutionnelle autorisant la ratification de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires.
On voit bien que le débat s’engage de deux manières. Il y a, d’un côté, ceux qui veulent le résumer à un positionnement pour ou contre les langues régionales.
M. Philippe Dallier. C’est absurde !
Mme Jacqueline Gourault. À cet égard, je dois dire que vous avez fait, madame la ministre, une brillante démonstration à l’appui de cette première thèse. Je dois le reconnaître, votre intervention était très belle. Toutefois, elle ne traitait pas, à nos yeux, le cœur du sujet.
M. Roland Courteau. Elle traitait quoi, alors ?
Mme Jacqueline Gourault. D’un autre côté, il y a cette tentative de nous faire croire que ce débat est complètement déconnecté du calendrier. Pour reprendre une expression cinématographique, toute ressemblance avec des situations existantes ne saurait être que fortuite… (Sourires sur les travées de l'UDI-UC et du groupe Les Républicains.)
Pour notre part, nous pensons que les principes fondamentaux régissant notre droit et notre vivre ensemble constituent le cœur du sujet.
J’appartiens à un groupe et à une famille politique qui ont de tout temps défendu les langues régionales, nos élus ayant toujours soutenu les démarches législatives et les actions locales, dont on ne parle pas assez, à mon avis, dans ce débat,…
Mme Catherine Morin-Desailly. Tout à fait !
Mme Jacqueline Gourault. … et qui permettent de développer notre patrimoine culturel et linguistique. Tel a été notamment le cas lors de la révision constitutionnelle de 2008, qui a inclus les langues régionales dans le patrimoine de la France.
En même temps, nous sommes tout aussi attachés à ce qui fait l’unité de notre peuple et de notre nation, c’est-à-dire la langue française. L’article 2 de la Constitution contient cette belle formule : « La langue de la République est le français. »
À cet égard, nous aurions aimé que le Gouvernement dans son ensemble, et pas seulement vous, madame la garde des sceaux, mette autant d’attachement à défendre les racines de la langue française, donc cette langue elle-même, au travers de l’enseignement du latin. (Applaudissements sur les travées de l'UDI-UC et du groupe Les Républicains.)
M. Jean-Claude Lenoir. Et du grec !
Mme Jacqueline Gourault. Venons-en au cœur du sujet. La révision constitutionnelle est-elle possible ? Nous pensons que non. Nous voterons donc très majoritairement la motion tendant à opposer la question préalable.
Élaborée par le Conseil de l’Europe en 1992, signée par le Gouvernement de Lionel Jospin, la charte, je le rappelle, concerne à la fois les langues régionales et les langues parlées par des groupes ethniques minoritaires. Si les 39 engagements concrets retenus par le Gouvernement, sur les 98 qui figurent dans le texte, ne posent en eux-mêmes aucun problème, le Conseil constitutionnel a toutefois relevé dès le départ que la charte portait atteinte aux principes constitutionnels de notre pays en ce qu’elle conférait des droits spécifiques à des groupes de locuteurs de langues régionales minoritaires.
Au-delà du problème posé par l’article 2 de la Constitution, le Conseil constitutionnel a considéré que, à l’intérieur des territoires dans lesquels ces langues sont pratiquées, la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires portait atteinte aux principes constitutionnels d’indivisibilité de la République, d’égalité devant la loi et d’unicité du peuple français.
Pour contourner cette difficulté identifiée rapidement, le Gouvernement de Lionel Jospin, sur les conseils de Guy Carcassonne, avait complété la signature de la charte d’une déclaration interprétative ayant pour objet de lever les obstacles précédents.
Sans entrer dans le détail des remarques tant du Conseil constitutionnel que du Conseil d’État, notamment s'agissant de l’avis défavorable que ce dernier a rendu sur ce projet en juillet 2015, je rappelle que cette déclaration interprétative est inopérante en droit. En effet, elle vise à faire accepter à nos partenaires que la France choisira ce qui lui convient dans la charte. Malheureusement, cette dernière stipule en son article 21 qu’aucune réserve n’est admise.
On ne peut donc pas mettre dans une même phrase, ainsi que, excusez du peu, dans la constitution française, deux références qui se contredisent et s’annulent.
M. Philippe Bas, rapporteur. Bien sûr !
M. Jacques Mézard. Tout à fait !
Mme Jacqueline Gourault. Le Conseil d’État va même encore plus loin, puisqu’il estime que cette déclaration interprétative est contraire à l’objet de la charte, qui vise, dans ses stipulations ne pouvant faire l’objet d’aucune réserve, à donner des droits aux groupes de locuteurs de langues régionales ou minoritaires et à leur permettre d’utiliser leur langue dans la sphère publique.
Ainsi, seraient mentionnés dans le même article de la Constitution deux textes aux effets contraires, à savoir la charte et la déclaration interprétative. Il en résulterait une contradiction en droit interne, donc une insécurité juridique, ainsi qu’une contradiction entre les ordres interne et international, ce qui serait une source de contentieux et exposerait la France aux critiques du Conseil de l’Europe.
En conséquence, le Conseil d’État, s’interrogeant sur l’intention réelle du Gouvernement, ne peut que constater que le projet de loi constitutionnelle ne permet pas d’atteindre l’objectif visé.
Je ne serai pas plus longue, ce qui laissera un peu plus de temps à mes collègues. En ce qui me concerne, je ne suis pas une inconditionnelle des questions préalables à tout va – j’en vote asse peu –, mais, en l’espèce, il s’agit de la Constitution, ce qui n’est pas rien, et des langues régionales, auxquelles je suis très attachée, n’en déplaise à M. Dantec, que j’ai trouvé quelque peu excessif. (Sourires sur les travées de l'UDI-UC et du groupe Les Républicains. – M. Ronan Dantec proteste.)
Je trouve que ce projet de réforme constitutionnelle est une mauvaise manière, pour ne pas dire une mauvaise manœuvre, vis-à-vis à la fois de la Constitution et des langues régionales. (Applaudissements sur les travées de l'UDI-UC et du groupe Les Républicains, ainsi que sur la plupart des travées du RDSE.)
M. Ronan Dantec. Et vous, vous n’êtes pas excessive ?
M. le président. La parole est à Mme Éliane Assassi.
Mme Éliane Assassi. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, le débat qui se déroule aujourd’hui revient de manière récurrente depuis une vingtaine d’années : quelle place pour les langues régionales dans la République, dans notre patrimoine culturel et dans notre histoire ?
Certes, il s’agit d’un sujet difficile, qui peut être source de polémiques vives, comme nous avons pu encore le constater en commission des lois voilà quinze jours ; néanmoins, reconnaissons-le, il peut aussi être passionnant, car, après tout, nous parlons aujourd’hui d’êtres humains.
Pour ma part, je pense que c’est par le travail que l’on peut démêler des situations inextricables et apaiser des tensions. C’est ce travail que j’ai tenté modestement de mener au nom de mon groupe, lequel est profondément engagé depuis des décennies en faveur de la diversité linguistique et pour le développement des langues régionales.
Aujourd’hui, nous examinons un projet de loi constitutionnelle autorisant la ratification de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires. Nous devons donc nous déterminer en examinant ce texte et ses conditions d’application éventuelles en France. Nous devons comprendre ce que la charte apporte de plus que l’article 75-1 de la Constitution, voté en 2008 dans les termes suivants : « Les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France. »
Cette révision constitutionnelle a pour objectif premier de remédier à la contradiction entre la charte et notre Constitution qui a été constatée par le Conseil Constitutionnel dans sa décision du 15 juin 1999 et qui reste actuelle.
Le Conseil constitutionnel considère qu’« il résulte de ces dispositions combinées que la Charte européenne des langues régionales accorde des droits spécifiques à des ″groupes″ de locuteurs de langues régionales ou minoritaires à l’intérieur de ″territoires″ dans lesquels ces langues sont pratiquées portent atteinte aux principes constitutionnels d’indivisibilité de la République, d’égalité devant la loi et d’unicité du peuple français. »
Il poursuit : « En outre, en prévoyant que les États devront faciliter ou encourager l’usage des langues régionales dans la vie publique, l’article 7, paragraphe 1 est également contraire à la Constitution. La Charte rattachant la justice, les autorités administratives et les services publics à la vie publique, ses clauses sont contraires à la règle selon laquelle la langue de la République est le français. »
Pour sortir de cette contradiction, dont il faut reconnaître qu’elle est assez fondamentale, le Gouvernement propose, dans son projet de loi, que soit prise en compte dans la Constitution elle-même une déclaration interprétative, annoncée le 7 mai 1999, qui écarte l’application par la France d’un certain nombre de dispositions.
Parmi les dispositions relatives à « la vie publique » évoquée par l’article 7 précité, certaines paraissent, en effet, pleinement contradictoires avec nos principes républicains. C’est le cas, par exemple, de l’article 9-1, toujours situé dans cette deuxième partie, selon lequel « les parties s’engagent à prévoir dans les procédures pénales que les juridictions, à la demande d’une des parties, mènent la procédure dans les langues régionales et/ou minoritaires. »
Le 1-2 prévoit de « garantir à l’accusé le droit de s’exprimer dans sa langue régionale ».
Le 1-3 oblige à prévoir que « les requêtes et les preuves écrites ou orales ne soient pas considérées comme irrecevables au seul motif qu’elles sont formulées dans une langue régionale ou minoritaire. »
Il en va de même pour les procédures administratives et civiles. Ces articles sont tout à fait justifiés pour des pays, en particulier ceux de l’Est européen, où la diversité linguistique est une réalité bien établie, qui mérite une reconnaissance, y compris sur le plan institutionnel.
Pour notre pays, il s’agit d’une remise en cause de l’ordonnance de Villers-Cotterêts de 1539, que vous avez évoquée, madame la garde des sceaux, laquelle établit le français comme langue de la justice de la France.
Même si cela commence à dater et même si c’est un roi, François Ier,…
M. François Bonhomme. Un grand roi !
Mme Éliane Assassi. … qui a pris cette ordonnance, elle a permis de faire un pas en avant considérable vers l’unification de notre pays, dans la lente édification de la nation.
Remettre en cause ce texte mériterait, à mon sens, plus qu’une après-midi d’échanges. Ce serait même, me semble-t-il, au peuple d’en décider ! Le gouvernement de M. Jospin l’avait bien compris, en annonçant, en 1999, une déclaration interprétative visant à limiter pour notre pays l’application de la Charte.
D’autres domaines que la justice sont concernés frontalement, comme l’administration et l’enseignement. Là où le bât blesse, c’est sur l’analyse de la portée juridique de cette déclaration interprétative.
M. Philippe Bas, rapporteur. Exactement !
Mme Éliane Assassi. Soit elle s’impose – peu de gens soutiennent cette thèse – et notre pays se trouverait en porte à faux avec ses engagements européens, car la Charte européenne se trouverait vidée d’une partie significative de son sens. Soit elle a peu de valeur, ou n’en a aucune, et la portée de la remise en cause de certains principes républicains serait considérable.
M. Philippe Bas, rapporteur. Tout à fait !
Mme Éliane Assassi. La présentation du projet de loi constitutionnelle est en elle-même assez curieuse. La charte n’est pas jointe, et encore moins la déclaration interprétative. Madame la garde des sceaux, permettez-moi de vous dire que cela ne favorise pas la clarté de nos débats !
En revanche, l’avis du Conseil d’État du 30 juillet 2015 est limpide, quelle que soit l’opinion que l’on ait de cette juridiction.
M. Philippe Bas, rapporteur. Nous en avons une bonne opinion !
Mme Éliane Assassi. Le Conseil d'État déclare : « Cette déclaration contredit l’objet de la charte, qui vise, dans des stipulations qui, en vertu de l’article 21 de ce traité, ne peuvent faire l’objet de réserves, à donner des droits aux groupes de locuteurs d’utiliser leur langue dans la sphère publique. Sa mention dans la Constitution aurait une double conséquence.
« En premier lieu, la référence à deux textes, la Charte et la déclaration, difficilement compatibles entre eux, y introduirait une contradiction juridique.
« En second lieu, elle produirait une contradiction entre l’ordre juridique international, exposant tant à des incertitudes dans les procédures contentieuses nationales qu’à des critiques des organes émanant du Conseil de l’Europe et chargés de l’application de la charte ».
M. Philippe Bas, rapporteur. C’est limpide !
Mme Éliane Assassi. Le Conseil d’État exprime de manière assez diplomatique, je dois le dire, l’idée que cette déclaration n’a qu’une valeur toute relative dans l’échelle des normes, car, rappelons-le, les traités internationaux, en particulier européens, ont une valeur supérieure aux normes françaises.
M. Alain Anziani. Mais pas à la Constitution !
Mme Éliane Assassi. J’ai voulu être assez précise dans cette première partie de mon propos, car j’estime qu’il ne faut pas se tromper de débat. Pour l’immense majorité des défenseurs et des promoteurs de langues régionales, l’enjeu n’est pas, me semble-t-il, de remettre en cause la cohérence de la République et de dénier au français son caractère fondateur de notre nation.
Nombre de défenseurs de ces langues, dont je suis, avec un certain nombre d’élus de mon groupe, parmi lesquels notamment Éric Bocquet ou Michel Le Scouamec et d’autres encore, sont actifs et déterminés à ne pas laisser étouffer, voire mourir ces éléments essentiels de notre patrimoine culturel. Ils sont également de chauds partisans de la préservation du français face à la pression de plus en plus forte de l’anglais – ce n’est pas Éric Bocquet qui me contredira ! – comme langue de la mondialisation et symbole de domination des puissances financières.
N’opposons surtout pas les langues régionales au français ! Ce serait entraîner, à terme, l’extinction des deux.
Tout le monde peut être d’accord sur un point : les langues régionales sont en danger. Le comité consultatif pour la promotion des langues régionales, mis en place le 6 mars 2013, a d'ailleurs établi, le 15 juillet 2013, un diagnostic largement négatif sur l’état de notre patrimoine linguistique. Il constate une baisse régulière du nombre des locuteurs, y compris dans les zones transfrontalières.
Ce comité, comme de très nombreux partisans de la préservation de ces langues, s’accorde sur un élément : l’importance de la transmission et de l’enseignement.
Curieusement, une question n’est jamais abordée, ou si peu – je ne l’ai d’ailleurs pas entendue cet après-midi –, celle des moyens. Revivifier le patrimoine linguistique exige un investissement financier important, de l’État comme des collectivités territoriales.