M. le président. La parole est à M. le rapporteur pour avis.
M. Michel Boutant, rapporteur pour avis de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, en me confiant la préparation d’un avis sur la proposition de loi relative aux mesures de surveillance des communications électroniques internationales, la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, dans l’esprit du principe qui a imprégné ses travaux sur le projet de loi relatif au renseignement – principe de juste équilibre entre la protection de la vie privée et des libertés de nos concitoyens, d’une part, et la garantie de leur sécurité, d’autre part – m’a demandé de vérifier deux points.
Premièrement, la proposition de loi répond-elle aux exigences posées par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 23 juillet dernier annulant les dispositions de la loi relative au renseignement consacrées à la surveillance internationale, au motif, comme l’a rappelé le rapporteur, que, en laissant trop de latitude au pouvoir réglementaire, le législateur n’était pas allé au bout de ses compétences ?
Deuxièmement, la réponse apportée par la proposition de loi ne réduit-elle pas à l’excès les capacités des services spécialisés de renseignement pour exécuter leur mission, dont on connaît l’importance pour prévenir, déjouer et empêcher les actions hostiles aux intérêts fondamentaux de notre pays et assurer ainsi la sécurité nationale ?
S’agissant du premier point, le dépôt parallèle d’une proposition de loi au Sénat par le rapporteur Philippe Bas, qui reprenait à quelques détails près le texte déposé à l’Assemblée nationale, et la décision du président du Sénat de demander un avis au Conseil d’État ont facilité cette vérification.
Le Conseil d’État, dans son avis rendu le 15 octobre en assemblée générale, note que la proposition de loi – celle de Philippe Bas, mais on peut raisonner par analogie – répond aux exigences de la décision du Conseil constitutionnel, car elle définit tant « les conditions d’exploitation, de conservation et de destruction des renseignements collectés en application de l’article L. 854-1 » du code de la sécurité intérieure que « les conditions de contrôle par la CNCTR de la légalité des autorisations délivrées en application de cet article et de leurs conditions de mises en œuvre ». Les « différences substantielles » du régime proposé pour la surveillance des communications électroniques internationales par rapport au régime de surveillance des communications nationales « sont justifiées à la fois par la différence de situation entre les personnes résidant sur le territoire français et celles résidant à l’étranger, par la différence corrélative des techniques de surveillance qui doivent être employées, ainsi que par la nature propre des missions de surveillance qui sont exercées à l’étranger ». Ce régime n’en assortit pas moins « la surveillance internationale de nombreuses conditions et garanties ».
Le Conseil d’État considère dès lors que « la proposition de loi assure, sur le plan constitutionnel, une conciliation qui n’est pas manifestement déséquilibrée entre, d’une part, les nécessités propres aux objectifs poursuivis, notamment celui de la protection de la sécurité nationale, et, d’autre part, le respect de la vie privée et le secret des correspondances protégés […] par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ». Ces garanties permettent de « regarder l’ingérence dans la vie privée » occasionnée par les mesures prévues « comme étant nécessaire, dans une société démocratique, à la sécurité nationale et à la prévention des infractions pénales au sens de l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ». Il admet de surcroît que l’absence de règles indifférenciées selon la nationalité des personnes situées en dehors du territoire français, à l’exception du cas de celles qui utilisent des numéros d’abonnement ou des identifiants techniques rattachables au territoire national, ne méconnaît pas des exigences constitutionnelles ou conventionnelles.
Le Conseil d’État observe que, « eu égard aux exigences inhérentes à tout système de surveillance, […] eu égard par suite à la nécessité d’instituer une intermédiation préservant le secret de ces activités, eu égard enfin à la circonstance que la procédure juridictionnelle est pleinement contradictoire à l’égard de la CNCTR », le texte institue « une conciliation, qui n’est pas manifestement déséquilibrée, entre le droit des personnes intéressées à exercer un recours effectif et les exigences constitutionnelles inhérentes à la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la nation, dont participe le secret de la défense nationale ». Il juge enfin qu’il ne méconnaît pas davantage le droit reconnu par l’article 13 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
Vous noterez le rôle important de la CNCTR dans ce régime, puisque toutes les autorisations délivrées lui sont communiquées. Un accès permanent, complet et direct aux dispositifs de traçabilité, ainsi qu’aux renseignements collectés, aux transcriptions et aux extractions lui est ouvert. La CNCTR peut ainsi procéder à toutes les vérifications nécessaires. En cas d’irrégularité, elle adressera une recommandation au Premier ministre pour mettre fin à cette surveillance et, s’il n’y donne pas suite, le Conseil d’État pourra être saisi.
S’agissant du second point, relatif aux capacités des services spécialisés de renseignement, trois aspects méritent votre attention.
Tout d’abord, le texte comporte deux mesures absolument nécessaires pour rechercher les profils et comportements suspects et cartographier des réseaux, avant de passer à la troisième phase plus classique, mais aussi plus intrusive, d’exploitation des correspondances et des données de connexion : la présence d’un système différent d’autorisation, comprenant des autorisations collectives pour ce qui concerne la désignation des réseaux de communication sur lesquels les interceptions seront réalisées ; l’exploitation non individualisée des données de connexion interceptées pour une durée d’un an renouvelable, désignant notamment les traitements automatisés pouvant être mis en œuvre, en précisant leur objet.
Ensuite, il m’apparaît important que le texte reprenne la position du Conseil d’État, qui, dans son avis, a précisé que la référence aux termes « réseaux de communications électroniques » n’avait ni pour objet ni pour effet de modifier le champ d’application des mesures de surveillance, tel qu’il avait été défini par la loi relative au renseignement, sur laquelle nous nous sommes prononcés en juin dernier. Cela permet notamment de maintenir les mesures prises pour assurer, aux seules fins de la défense des intérêts nationaux, la surveillance et le contrôle des transmissions empruntant la voie hertzienne hors du champ d’application de ces dispositions, comme c’était déjà le cas dans la législation applicable antérieurement, c’est-à-dire la loi de 1991. En effet, ces mesures sont nécessaires à notre posture de défense et au contrôle des théâtres d’opération où sont engagées nos armées.
Enfin, il était indispensable, compte tenu de la nature des données collectées, que les durées de conservation soient plus longues que dans le régime mis en œuvre pour le territoire national. En effet, la surveillance des communications électroniques est le seul moyen d’obtenir ou de confirmer des informations, alors que des moyens complémentaires d’investigation peuvent être engagés sur le territoire national. En outre, il se trouve que les données collectées sont souvent en langue étrangère, parfois dans des langues rares, et des délais de traduction sont nécessaires pour les exploiter. Les données doivent permettre de reconstituer a posteriori des parcours individuels et des réseaux. Ces analyses demandent du temps et du recul, notamment lorsque l’on a affaire à des ennemis qui savent utiliser toutes les techniques de la dissimulation, et dont il ne faut sous-estimer ni l’intelligence ni la détermination.
Les conditions posées étant vérifiées, la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées a donné un avis favorable à l’adoption par le Sénat de cette proposition de loi.
La commission des lois a par la suite estimé utile d’apporter des modifications sur quelques points, qui ont été rappelés à l’instant par le président-rapporteur Philippe Bas et M. le ministre de la défense. Ces modifications sont la limitation au seul Premier ministre de la possibilité de délivrer les autorisations désignant les réseaux sur lesquels les interceptions peuvent être réalisées, la réduction de douze à dix mois de la durée de conservation des correspondances, la suppression de la possibilité pour le Premier ministre d’exclure certains numéros d’abonnement ou identifiants techniques de toute surveillance ou encore la mise en place pour certains d’entre eux de conditions particulières d’accès aux communications. Enfin, la commission a souhaité prévoir le régime des opérations matérielles pour la mise en œuvre des mesures d’interception quand elles sont effectuées par les opérateurs de communications électroniques.
Il ne s’agit pas de différences insurmontables, comme l’a indiqué M. le ministre lui-même. Même si je n’ai pas eu l’occasion de consulter de nouveau la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées sur ce point, il ne me semble pas, à titre personnel, que ces modifications puissent changer le sens de son avis.
Au terme de ce travail législatif, que l’on peut qualifier de constructif, et pour lequel l’initiative parlementaire n’aura pas fait défaut, la France disposera d’une législation moderne, complète et équilibrée, respectueuse des droits et libertés. Ce dispositif fournira à nos services spécialisés de renseignement la sécurité juridique nécessaire à leurs actions et un cadre clair pour l’exercice de leur mission de service public, témoignant ainsi de la maturité de notre démocratie, qui pourra s’en prévaloir sur la scène internationale. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain, de l’UDI-UC et du groupe Les Républicains.)
M. le président. La parole est à Mme Esther Benbassa.
Mme Esther Benbassa. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, nous examinons aujourd’hui un texte de nos collègues du groupe socialiste, républicain et citoyen de l’Assemblée nationale, Patricia Adam et Philippe Nauche, consacré à la surveillance des communications électroniques internationales et dont l’objet est de corriger des dispositions de la loi relative au renseignement censurées par le Conseil constitutionnel. Ces dispositions ont été censurées, je le rappelle, au motif qu’elles ne comportaient pas suffisamment de garanties pour les citoyens, s’agissant notamment des conditions d’exploitation, de conservation et de destruction des renseignements collectés, ainsi que du contrôle par la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement.
Comme pour le projet de loi relatif au renseignement, le Gouvernement a décidé d’engager la procédure accélérée, conduisant ainsi à un examen expéditif de cette proposition de loi, sans véritable discussion. Or ce texte menace incontestablement les droits fondamentaux de nos concitoyens et des citoyens étrangers, notamment le droit au respect de leur vie privée et de leurs correspondances.
Le président-rapporteur de la commission des lois a décidé de déposer une proposition de loi ayant le même objet. M. le président du Sénat, quant à lui, a décidé d’interroger le Conseil d’État sur ce texte, afin que celui-ci en évalue les risques constitutionnels. Beau paradoxe ! Quand la gauche suit sans s’interroger la pente glissante ouverte par la loi relative au renseignement, au nom de la lutte contre le terrorisme, c’est la droite sénatoriale qui s’inquiète de la sauvegarde de nos libertés...
M. Philippe Bas, rapporteur. Eh oui !
Mme Esther Benbassa. Le texte dont nous débattons confère un cadre juridique officiel à des pratiques de surveillance internationale déjà en cours. Rappelons ne serait-ce que le décret secret de Nicolas Sarkozy autorisant, en 2008, la DGSE à espionner les communications internationales transitant par les câbles sous-marins reliant l’Europe au reste du monde.
M. Philippe Bas, rapporteur. Quel décret ?
Mme Esther Benbassa. Ce texte confie également au Premier ministre le pouvoir d’autoriser la surveillance de certaines communications émises ou reçues à l’étranger, comme c’est le cas dans la loi relative au renseignement pour les communications nationales.
Le groupe écologiste considère que le champ d’application de ces dispositions est bien trop large et que celles-ci donnent aux services de renseignement une marge de manœuvre excessive. Ces derniers pourront en effet collecter massivement des données de connexion et des communications émises ou reçues à l’étranger, au motif, notamment, de la défense des intérêts majeurs de la politique étrangère, des intérêts économiques ou industriels de la France ou encore de la prévention du terrorisme.
Ce dispositif concerne en outre un nombre considérable d’individus et de communications. Il implique la collecte par défaut des communications entre les personnes dont les identifiants sont rattachables au territoire national, mais dont les communications passent par l’étranger, via Google, Skype, Hotmail, WhatsApp, que nous utilisons quotidiennement. De plus, les renseignements collectés seront détruits à l’issue de délais contestables, pouvant atteindre six ans pour les données de connexion et huit ans pour les données chiffrées.
La CNCTR dispose d’un mince pouvoir. En effet, elle ne sera informée des mesures de surveillance qu’a posteriori. Le Défenseur des droits a pourtant insisté sur la nécessaire mise en place d’un contrôle effectif a priori, lequel, pense-t-il, « constituerait indéniablement une garantie supplémentaire permettant d’écarter, en amont, la mise en œuvre de toute atteinte qui serait disproportionnée au droit au respect de la vie privée, ainsi que tout risque d’abus de la part de l’exécutif ».
Plusieurs associations, dont Amnesty International France, ont, elles aussi, critiqué ce texte. Le commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe a lui-même émis des craintes et des réserves dans une interview accordée à la radiotélévision suisse SRF.
Difficile à amender, tant ses dispositions sont délibérément floues, cette proposition de loi, au lieu de protéger la sécurité de nos concitoyens, risque plutôt de conduire à l’instauration d’un climat social délétère, faisant de chacun d’entre nous un suspect potentiel et justifiant la mise en place d’une surveillance de masse, que nous avions pourtant tous dénoncée après les révélations d’Edward Snowden.
Les écologistes voteront donc contre ce texte au potentiel liberticide patent. D’aucuns pourraient en effet un jour l’utiliser à d’autres fins que la lutte contre le terrorisme. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC.)
M. Jean-Pierre Sueur. Quelle modération !
M. le président. La parole est à M. Yves Détraigne.
M. Yves Détraigne. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, nous revenons aujourd’hui sur un texte dont l’intérêt pour notre pays est fondamental, puisqu’il concerne la sécurité de nos concitoyens et la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la nation.
En juin dernier, nous avons adopté la loi relative au renseignement, un texte que notre pays attendait depuis longtemps, tant notre législation avait besoin d’évoluer pour permettre à nos services de renseignement de remplir efficacement leurs missions face aux nouveaux modes de communication et d’interception, ainsi qu’aux nouvelles menaces qui se font jour. Il faut le reconnaître, l’exercice était difficile, l’adoption d’un tel texte soulevant des craintes légitimes quant à la protection des libertés individuelles et des données personnelles de nos concitoyens. Cependant, nos méthodes de travail d’alors, qui ont consisté à encadrer toutes les mesures de garde-fous d’autant plus importants que lesdites mesures étaient intrusives, ont permis de voter, je le crois, un texte équilibré. La grande majorité de ces dispositions a d'ailleurs été jugée conforme à la Constitution par le Conseil constitutionnel, à l’exception de l’article relatif aux mesures de surveillance internationale. C’est la raison pour laquelle nous examinons, ce soir, cette proposition de loi.
Force est de le constater, en estimant « que le législateur n’avait pas déterminé les règles concernant les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques », les Sages de la rue Montpensier ont censuré la forme, mais pas le fond du texte. Il revient donc aujourd'hui au législateur de définir dans la loi les dispositions concernant les communications internationales qui devaient l’être par décret. Plus précisément, il nous faut énoncer les conditions d’exploitation, de conservation et de destruction de ces renseignements, ainsi que les conditions du contrôle de la légalité des autorisations délivrées et de leur mise en œuvre par la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement. C’est ce à quoi s’attache cette proposition de loi, qui reprend, tout en les précisant, les principes édictés dans la loi que nous avions votée afin de répondre aux exigences du Conseil constitutionnel.
Il est essentiel que notre appareil juridique couvre de manière précise la surveillance des communications électroniques internationales. Les interventions de nos forces armées pour lutter contre le terrorisme au Sahel et au Proche-Orient ont suscité une agressivité accrue à l’encontre de notre pays. Les menaces se sont multipliées, et la France doit se donner tous les moyens d’y faire face.
Les individus actifs à l’étranger qui représentent une menace pour le territoire national pourront être surveillés, qu’ils soient Français ou non. Cela autorisera la surveillance de nos ressortissants partis rejoindre les rangs de Daech et dont le nombre a, malheureusement, plus que doublé au cours des quinze derniers mois.
La proposition de loi reprend aussi les principaux garde-fous prévus dans la loi relative au renseignement. Comme pour les communications nationales, la procédure et le contenu des autorisations de mise en œuvre des mesures de surveillance internationale délivrées par le Premier Ministre sont explicitement détaillés. La commission a ajouté que seul le Premier ministre désignerait les réseaux de communications électroniques pouvant faire l’objet d’une interception.
Les conditions de conservation des données sont, cette fois, clairement énoncées. La durée est, certes, supérieure à celle qui est applicable aux communications nationales, mais cela s’explique par les difficultés inhérentes au traitement de données en langues étrangères, parfois rares, et par l’absence d’alternative pour vérifier ou croiser les informations.
La commission des lois et son président-rapporteur Philippe Bas ont proposé de réduire de douze à dix mois la durée de conservation des correspondances interceptées, jugée excessive. Cela montre une nouvelle fois l’attachement de la Haute Assemblée à la défense des libertés individuelles.
Enfin, les modalités du contrôle exercé par la CNCTR sur les surveillances internationales sont clairement définies dans la proposition de loi. Si son contrôle ne s’exerce qu’après la délivrance de l’autorisation du Premier ministre, contrairement au régime de droit commun, ses prérogatives significatives témoignent de notre attachement au contrôle nécessaire exercé par cette commission indépendante.
Ce texte répond donc à un véritable besoin de nos services de renseignement et vient combler le vide juridique laissé par la censure du Conseil constitutionnel. Dans la mesure où cette proposition de loi répond dans le détail aux attentes du Conseil constitutionnel et qu’elle respecte l’esprit d’équilibre atteint pour la loi relative au renseignement, les sénateurs du groupe UDI-UC, dans leur majorité, la soutiendront. (Applaudissements sur les travées de l'UDI-UC et du groupe Les Républicains.)
M. le président. La parole est à Mme Cécile Cukierman.
Mme Cécile Cukierman. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, la proposition de loi relative aux mesures de surveillance des communications électroniques internationales connaît un parcours parlementaire assez singulier. En effet, elle a pour origine une décision du Conseil constitutionnel, qui, au mois de juillet dernier, a censuré l’article de la loi relative au renseignement consacré aux mesures de surveillance des communications « émises ou reçues à l’étranger ».
Nous pouvons comprendre que, face à la gravité et à l’ampleur des menaces terroristes, le Gouvernement ait eu besoin de trouver rapidement – avant la publication des décrets d’application – une parade à cette censure pour permettre une entrée en vigueur rapide de l’ensemble du dispositif. Néanmoins, nous lui reprochons d’avoir utilisé le biais d’une proposition de loi sur une matière aussi régalienne que l’action de l’État à l’étranger, qui relève donc du pouvoir exécutif, pour éviter, finalement, une étude d’impact juridique et économique qui nous aurait certainement éclairés. Nous déplorons également le recours à la procédure accélérée s’agissant d’un texte qui a trait aux libertés fondamentales.
J’ai voulu rappeler les raisons et l’enchaînement qui ont conduit au dépôt de cette proposition de loi pour faire comprendre que l’hostilité de notre groupe à son encontre ne tient pas à la forme – encore que certains points soient tout à fait contestables. Comme nous l’avons rappelé en commission la semaine dernière, notre désaccord porte essentiellement sur le fond, c’est-à-dire sur les questions posées et sur la façon dont la proposition de loi y répond.
Ainsi, avec ce texte sur la surveillance des communications internationales, plus encore qu’avec la loi relative au renseignement qui s’applique au territoire national, les techniques choisies et autorisées de collecte massive et indiscriminée des données entraînent de facto une surveillance de masse disproportionnée par rapport aux besoins. Nous estimons, en conséquence, que cette collecte massive de données est dangereuse pour les libertés fondamentales et individuelles.
Nous trouvons pertinent de parler à nouveau de surveillance de masse – que nous avions évoquée lors du débat sur la loi relative au renseignement –, car ces techniques et cette méthode, que certains spécialistes des services appellent « pêche au chalut », nous font bel et bien passer à une autre conception du recueil de renseignements pour défendre l’intérêt national !
L’un des reproches que nous pouvons adresser à ce système de surveillance est de ne pas discriminer suffisamment, voire pas du tout, ses cibles. Il est, de surcroît, peu fiable et d’une efficacité douteuse dans la lutte contre le terrorisme.
Par ailleurs, quand on sait qu’une grande partie du trafic internet mondial passe par les câbles sous-marins français, on comprend facilement que notre pays s’inscrirait de facto dans un système de surveillance mondial.
J’appuierai mon argumentation sur deux exemples.
Le premier se réfère à une discussion en commission des lois au cours de laquelle notre président-rapporteur Philippe Bas a justifié la longueur des délais de conservation des données recueillies par le fait que, la masse d’informations étant excessive par rapport aux besoins réels, il fallait appliquer de nombreux filtres afin d’arriver à des informations réellement utiles. Cela nous paraît de nature à nous interroger sur la fiabilité de ces systèmes qui utilisent des algorithmes permettant peut-être d’identifier ce que l’on cherche mais parmi une masse de données considérables et exploitées dans des conditions tout à fait discutables.
Mon second exemple, encore plus concret, vient du système dit « Skynet », dont se servent les États-Unis pour abattre, au moyen de drones, des individus soupçonnés de terrorisme au Pakistan. Ce programme, utilisé par l’une des multiples agences américaines de renseignement, la NSA, fonctionne sur une très complexe analyse algorithmique de données collectées par les compagnies de téléphonie mobile. Au-delà de l’éthique et de la légitimité de telles pratiques, il faut, en plus, constater que, en matière de lutte contre le terrorisme, les résultats du programme Skynet sont loin d’être efficaces et ont surtout occasionné – malheureusement ! – des erreurs de cibles, des dommages collatéraux irrémédiables. Ce système est de même nature que celui qui serait mis en œuvre si le texte soumis à notre examen était adopté.
Enfin, si l’on raisonne en termes d’efficacité de lutte contre le terrorisme, la collecte massive de données personnelles est tout à fait aléatoire. Or les praticiens du renseignement sont nombreux à considérer que, en matière de recueil des données, la clé de la réussite est avant tout la capacité d’analyse. J’estime donc que, de ce point de vue, cette proposition de loi, qui repose sur une autre logique du renseignement, n’augmente en rien nos capacités dans le domaine de l’analyse.
Un autre point de critique porte sur le fait que ce texte étendrait la surveillance de masse dans des conditions floues, dépourvues de garanties – ou de recours –, ce qui serait extrêmement dangereux pour les libertés fondamentales et individuelles.
Je ne ferai qu’évoquer les aspects les plus contestables de ce texte. Par exemple, il ne détaille pas les modalités d’interceptions autorisées. Ainsi, les contrôles sont plus faibles que pour les données collectées sur le territoire national, ce que le Conseil d’État n’a d’ailleurs pas manqué de relever dans son avis, et ce qui risque – peut-être – de poser des problèmes au regard du droit européen.
À ce propos, ayons présent à l’esprit que la jurisprudence européenne s’est prononcée sur l’accord Safe Harbor, qui régissait l’exploitation commerciale des données privées des Européens vers les États-Unis. Elle en a suspendu la mise en œuvre en indiquant que le régime de protection des données n’était pas satisfaisant. On peut craindre qu’il en soit de même en l’absence de contrôle a priori et de contrôle portant sur le fonctionnement des fichiers. Je pense donc que le mécanisme de contrôle instauré par le texte est insuffisant puisque la CNCTR ne pourra agir qu’après la décision unique du Premier ministre.
Les communications reçues à l’étranger, depuis le territoire national vers un identifiant étranger, le moteur de recherche Google, par exemple, pourront être surveillées sur la base du régime défini dans la proposition de loi. Or chacun utilise quotidiennement ces outils. Toutes les communications sont donc concernées. J’estime que cela donne à nos services de renseignement des pouvoirs trop étendus et disproportionnés par rapport aux missions qui sont les leurs.
Enfin, la durée de conservation des données est injustifiée. Elle est excessive et semble contredire les principes posés par la Cour de justice de l’Union européenne dans son arrêt du 8 avril 2014 invalidant la directive sur la conservation des données.
D’une façon générale, suivant la même démarche que la loi relative au renseignement, ce texte vise à légitimer des pratiques mises en place par les services de renseignement, notamment aux États-Unis et au Royaume-Uni, que nous pensons contraires aux droits civils humains. Notre groupe votera donc contre la proposition de loi, parce qu’il estime que celle-ci porte une atteinte disproportionnée aux libertés publiques au regard des impératifs de la sécurité nationale. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC. – Mme Esther Benbassa applaudit également.)