M. Jean-Pierre Grand. Aujourd’hui, les décisions de justice sont de plus en plus contestées et les juges fréquemment suspectés d’être dépendants du pouvoir exécutif. Aucun gouvernement, aucun ministre de la justice n’y échappe ; vous en savez quelque chose, madame la ministre,…
M. Jean-Pierre Grand. … de même que M. Mercier.
L’instauration de la fonction de procureur général de la nation permettrait de garantir une véritable indépendance de la justice, en régulant les liens entre le pouvoir politique et le parquet.
La loi n° 2013-669 du 25 juillet 2013 relative aux attributions du garde des sceaux et des magistrats du ministère public en matière de politique pénale et de mise en œuvre de l’action publique a inscrit dans le code de procédure pénale l’interdiction pour le ministre de la justice d’adresser aux magistrats du parquet des instructions dans des affaires individuelles. C’est une avancée.
Un projet de loi constitutionnelle portant réforme du Conseil supérieur de la magistrature a également été débattu au Parlement, mais son examen est suspendu depuis juillet 2013.
À l’heure actuelle, les nominations et la progression des carrières des magistrats du parquet étant entre les mains du ministre de la justice, cette subordination au pouvoir exécutif ne peut totalement garantir l’indépendance de la justice.
Afin de clarifier la situation, les magistrats du ministère public pourraient être rattachés à une hiérarchie au sommet de laquelle se trouverait le procureur général de la nation, et non le garde des sceaux. Le procureur général de la nation serait nommé par le Conseil supérieur de la magistrature et cette nomination serait avalisée par le Parlement. C’est l’objet d’une proposition de loi constitutionnelle que j’ai déposée sur le bureau du Sénat le 19 août 2015.
Cet amendement vise à demander au Gouvernement un rapport sur l’opportunité d’instaurer constitutionnellement la fonction de procureur général de la nation, et ainsi à garantir véritablement l’indépendance de la justice.
Cette évolution constitutionnelle et institutionnelle est incontournable, comme le seront d’ailleurs un jour la diminution du nombre de ministres et la suppression du garde des sceaux : après tout, si un procureur général de la nation est créé, la politique pénale sera définie par le Premier ministre et avalisée par le Parlement.
On peut réfléchir sérieusement, me semble-t-il, à une telle évolution sans toucher aux fondements de la Ve République.
Mme la présidente. Quel est l’avis de la commission ?
M. François Pillet, rapporteur. Avec cet amendement et les suivants, nous abordons la question du statut du parquet.
Ces propositions ont en commun de présenter des solutions pour accroître les garanties d’indépendance dont bénéficient les magistrats du parquet, afin de consolider le statut juridique du « parquet à la française », en particulier au regard de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, et de préserver l’unité du corps judiciaire.
L’amendement que vous proposez, mon cher collègue, est très intéressant parce qu’il porte le débat sur un autre point, celui de l’indépendance du parquet. Il va très loin puisque, comme vous l’avez vous-même dit, son adoption pourrait conduire à des modifications structurelles du Gouvernement.
Pour autant, comme vous le savez très bien, elle nous conduirait à voter un texte inconstitutionnel. Cet amendement vise en fait à provoquer un débat fort intéressant, que nous pourrons avoir de manière plus approfondie lors de l’examen de la proposition de loi constitutionnelle que vous avez déposée. Dans cette attente, mon cher collègue, je vous invite à retirer votre amendement.
Mme la présidente. Quel est l’avis du Gouvernement ?
Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Avez-vous déjà déposé votre proposition de loi constitutionnelle, monsieur le sénateur ?
M. Jean-Pierre Grand. Bien sûr !
Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Je ne doute pas que c’est avec la plus grande gourmandise institutionnelle que la commission des lois en débattra !
En tout état de cause, cette question relève du niveau constitutionnel. Un projet de loi organique n’est donc pas le bon véhicule pour procéder à une réforme en profondeur, qui ne serait pas sans effet. Vous avancez qu’elle ne bouleverserait pas les bases de la Ve République ; je n’en suis pas certaine. En tout cas, elle modifierait incontestablement l’architecture institutionnelle. L’histoire même de notre parquet, de notre institution judiciaire serait bouleversée par l’émergence de cette configuration complètement nouvelle, qui existe en Espagne, en Italie et au Brésil notamment, et sur laquelle je ne porte pas de jugement de valeur. Cela étant, les institutions judiciaires de chaque pays se sont construites à travers le temps, historiquement, culturellement, démocratiquement, et cette dimension est importante.
Renoncer au parquet à la française pour le remplacer par un procureur général de la nation constituerait un bouleversement profond, entraînant un transfert non seulement de prérogatives, mais aussi de responsabilités.
Je dis non pas que ce débat n’est pas légitime, mais qu’il est extrêmement lourd de conséquences. Par conséquent, je ne prendrai pas l’engagement au nom du Gouvernement d’ouvrir une discussion sur un sujet aussi important. Cependant, l’examen de votre proposition de loi constitutionnelle devrait nous permettre d’y réfléchir avec grand plaisir !
M. André Reichardt. Et avec gourmandise !
Mme la présidente. Monsieur Grand, l'amendement n° 16 rectifié est-il maintenu ?
M. Jean-Pierre Grand. Madame la garde des sceaux, il faut savoir toucher aux vaches sacrées ! Débattre sereinement, dans cet hémicycle, d’une réforme de notre Constitution est infiniment préférable à rêver d’une VIe République qui ne serait jamais, en fait, qu’une IVe République réactualisée.
Sur ce sujet comme sur d’autres, il faut avancer, tout en conservant précieusement la stabilité des institutions permise par la Ve République.
Cela étant dit, je retire mon amendement, madame la présidente.
Mme la présidente. L'amendement n° 16 rectifié est retiré.
Je suis saisie de deux amendements faisant l'objet d'une discussion commune.
L'amendement n° 19 rectifié, présenté par M. Mohamed Soilihi et les membres du groupe socialiste et républicain, est ainsi libellé :
Avant l’article 7
Insérer un article additionnel ainsi rédigé :
L’article 5 de l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature est ainsi rédigé :
« Art. 5. – Les magistrats du parquet sont placés sous la direction de leurs chefs hiérarchiques. Ils sont autonomes dans l’exercice de leurs fonctions et libres de leur expression. Ils sont placés sous l’autorité du garde des sceaux, ministre de la justice, dans la limite de l’interdiction des instructions portant sur les affaires individuelles prévue par le code de procédure pénale. »
La parole est à M. Thani Mohamed Soilihi.
M. Thani Mohamed Soilihi. L’article 64 de la Constitution de 1958 consacre l’indépendance de l’autorité judiciaire. Il se borne cependant à renvoyer à la loi organique le soin de fixer le statut des magistrats, sans faire mention du ministère public.
Certes, l’article 1er de la loi organique du 22 décembre 1958 relative au statut de la magistrature pose le principe d’un corps unique de magistrats ayant vocation à être nommés, au cours de leur carrière, à des fonctions du siège ou du parquet. Ce n’est qu’à la faveur de la révision constitutionnelle de 1993 créant la formation du Conseil supérieur de la magistrature compétente à leur égard que les magistrats du parquet ont fait leur apparition dans la Constitution.
Au travers de sa jurisprudence, le Conseil constitutionnel a érigé l’unité du corps judiciaire en principe constitutionnel, en jugeant que l’autorité judiciaire qui, en vertu de l’article 66 de la Constitution, assure le respect de la liberté individuelle comprend à la fois les magistrats du siège et ceux du parquet.
Dès lors, le magistrat du parquet, tout autant que son homologue du siège, est habilité par la Constitution à garantir le respect de la liberté individuelle. Cela explique que, au-delà des principales attributions relatives à l’exercice de l’action publique, à l’application de la loi, à l’appréciation de l’opportunité des poursuites, à l’exécution de peines exécutoires, le parquet, et plus particulièrement le procureur de la République, contrôle certaines mesures de privation de liberté, comme la garde à vue.
Nous connaissons tous la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme sur la question de l’indépendance du parquet. C’est pourquoi nous sommes unanimes pour dire qu’il est urgent de faire aboutir la révision constitutionnelle, afin de conférer au ministère public les garanties statutaires lui permettant d’exercer ses missions avec toute l’indépendance nécessaire.
Dans l’attente de la reprise de la navette de la réforme constitutionnelle, afin de faire évoluer le statut des magistrats du parquet et d’éviter tout soupçon d’intervention du pouvoir exécutif dans le traitement des affaires judiciaires, nous proposons de supprimer la mention selon laquelle les magistrats du parquet sont placés sous la direction et le contrôle de leur chef hiérarchique et libres de leur expression.
Mme la présidente. L'amendement n° 18 rectifié, présenté par M. Mohamed Soilihi et les membres du groupe socialiste et républicain, est ainsi libellé :
Avant l’article 7
Insérer un article additionnel ainsi rédigé :
À la première phrase de l’article 5 de l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature, les mots : « et sous l’autorité du garde des sceaux » sont supprimés.
La parole est à M. Thani Mohamed Soilihi.
M. Thani Mohamed Soilihi. Toujours dans l’attente de la réforme constitutionnelle, afin de faire évoluer le statut des magistrats du parquet et d’éviter tout soupçon d’intervention du pouvoir exécutif dans le traitement des affaires judiciaires, le présent amendement a pour objet de supprimer la mention selon laquelle les magistrats du parquet sont placés sous l’autorité du garde des sceaux.
Mme la présidente. Quel est l’avis de la commission ?
M. François Pillet, rapporteur. L’adoption de la nouvelle rédaction qui nous est proposée au travers de cet amendement pour l’article 5 de l’ordonnance statutaire aurait trois effets.
Le premier serait de préciser que les magistrats du parquet sont autonomes dans l’exercice de leurs fonctions et libres de leur expression, ce qui me semble assez largement satisfait par la rédaction actuelle de l’article 5, qui dispose que leur « parole est libre ».
Le deuxième effet serait de faire une distinction entre la direction hiérarchique des magistrats du parquet et l’autorité du garde des sceaux. Je ne perçois pas nécessairement l’intérêt juridique d’une telle distinction, mais elle aurait en tout cas pour conséquence de créer une confusion qui pourrait être sanctionnée par le Conseil constitutionnel.
Le troisième effet serait de « remonter » dans la loi organique l’interdiction, pour le garde des sceaux, d’adresser aux parquets des instructions individuelles, une telle interdiction étant déjà aujourd’hui précisée à l’article 30 du code de procédure pénale depuis l’entrée en vigueur de la loi du 25 juillet 2013. Là non plus, il ne me semble pas que l’inscription de ce principe dans l’ordonnance de 1958 constituerait une garantie supplémentaire.
Pour ces raisons, je demande le retrait de cet amendement, qui comporte des garanties en trompe-l’œil et ferait encourir au texte des risques d’inconstitutionnalité.
Il faut choisir : soit on fait la réforme, soit on ne la fait pas ! Si on la fait, ce sera sur la base de ce qu’a voté le Sénat en 2013 sur l’initiative de M. Mercier. Sur ce point, il suffit de suivre le Sénat, qui s’était montré particulièrement novateur en 2013.
Pour employer une image un peu prosaïque, je dirai que nous sommes tous d’accord sur le plat de résistance, mais pas sur le reste du menu. Mais de grâce, partageons déjà le plat de résistance, et nous nous permettrons d’autres envolées culinaires à l’occasion de prochains débats !
Je demande donc le retrait de l'amendement n° 19 rectifié ; à défaut, j’y serai défavorable.
Sur l'amendement n° 18 rectifié, l’avis est le même. Cet amendement est contraire, sinon à la lettre, tout au moins à l’esprit de l’article 65 de la Constitution. En l’état actuel de notre droit, il appartient bien au garde des sceaux de nommer les membres du parquet et d’exercer le pouvoir disciplinaire, le CSM n’émettant que des avis simples. Dès lors, supprimer toute référence au garde des sceaux dans l’article 5 de l’ordonnance de 1958 ne changerait pas foncièrement la situation juridique des membres du parquet. Au risque de me répéter, toute réforme substantielle du statut du parquet relève aujourd’hui d’une révision constitutionnelle.
Je ne comprends pas pourquoi l’on discute de nouveau sur ce point, puisqu’il y a un accord sur l’élément fondamental ; pour le reste, nous aviserons plus tard. Il n’est pas utile que le Sénat adopte un texte qui serait ensuite censuré par le Conseil constitutionnel.
Je demande également le retrait de cet amendement ; à défaut, l’avis sera défavorable.
Mme la présidente. Quel est l’avis du Gouvernement ?
Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Je m’interroge sur la portée des propos tenus récemment en commission des lois par MM. Bas et Mercier, et à l’instant par M. le rapporteur.
Je crois entendre exprimer une adhésion au projet de réforme constitutionnelle…
M. Michel Mercier. Pas du tout !
Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. S’agirait-il alors seulement de prises de position strictement individuelles, circonscrites ?
M. Michel Mercier. Nous n’avons jamais varié !
Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Régulièrement, vous vous prévalez du texte qui a été adopté par le Sénat en juillet 2013, en indiquant, avec un peu de mauvaise foi (Protestations sur les travées du groupe Les Républicains.),…
MM. Michel Mercier et Jacques Mézard. Non !
Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. … qu’il s’agit d’une grande réforme ! Pourtant, vous avez écrêté le projet de réforme que nous vous avions soumis.
M. Jacques Mézard. Nous l’avons amélioré !
M. Michel Mercier. Nous l’avons purifié ! (Sourires.)
Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Non : pardonnez-moi l’expression, mais vous y êtes allés à la tronçonneuse ! (Exclamations sur les travées du groupe Les Républicains et de l'UDI-UC.)
Certains d’entre vous, lors d’échanges que j’ai eus avec eux, se sont déclarés favorables à des dispositions supérieures à celles de ce qu’il est convenu d’appeler « l’amendement Mercier », s’agissant par exemple de la règle des trois cinquièmes positifs ou de la présidence de la formation plénière du CSM.
Aussi, avant de donner mon avis sur les amendements en discussion, je voudrais savoir si les paroles que vous avez tenues dans des circonstances incontestablement solennelles, dans l’hémicycle ou en commission des lois, signifient que la majorité sénatoriale votera le texte lorsqu’il sera présenté à nouveau. Je veux être sûre de comprendre ! En tout cas, l’heure de vérité viendra.
En ce qui concerne les amendements nos 19 rectifié et 18 rectifié, je partage totalement l’argumentation de M. le rapporteur.
Outre que le sujet relève du niveau constitutionnel, nous sommes attachés au modèle français du parquet. Toutefois, la France est un membre actif de l’Union européenne, partie à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme met régulièrement en question la qualité d’autorité judiciaire du parquet français. C’est l’une des raisons qui nous conduisent à vouloir lever toute ambiguïté, afin que le parquet apparaisse clairement comme une autorité judiciaire. (M. Michel Mercier approuve.)
Toutefois, cela ne signifie pas que nous soyons prêts à renoncer au parquet à la française. Si nous voulions le faire, il faudrait y consacrer un véritable débat, car cela n’est pas anodin.
Nous maintenons le Conseil supérieur de la magistrature. Si l’on voulait aller au-delà, on pourrait instituer ce que certains appellent un « conseil de justice », mais alors il s’agit d’autre chose.
Si l’on considère que l’exécutif répond de la politique pénale, il faut qu’il ait les moyens de concevoir celle-ci, de fixer ses orientations générales et d’évaluer sa mise en œuvre. Dans le cas contraire, si l’on estime que la magistrature doit fonctionner comme une entité autonome, alors c’est elle qui doit rendre des comptes devant la représentation nationale.
En effet, aujourd'hui, le Gouvernement répondant de la politique pénale, c’est lui que vous interpellez sur celle-ci, souvent avec excès ou injustement, mais à bon droit. Il doit vous répondre, y compris d’ailleurs quand vous le mettez dans l’impossibilité de le faire en l’interrogeant sur telle ou telle procédure alors que la loi dispose que le garde des sceaux ne donne pas d’instructions individuelles !
M. Pierre-Yves Collombat. Tout à fait !
Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Ainsi, si l’on met en cause le parquet à la française, on met en cause la logique, les fondations de l’édifice. Pour l’instant, c’est bien le Gouvernement qui répond de la politique pénale et, au-delà, du fonctionnement des juridictions : en cas de dysfonctionnement dans une juridiction, vous ne convoquez pas le Premier président ou le procureur général ; vous interpellez le garde des sceaux, qui doit vous répondre. Voilà le débat de fond !
Il importe donc de ne pas déséquilibrer l’édifice actuel par inadvertance, en supprimant l’autorité du garde des sceaux sur le parquet ; il s’agit de penser notre architecture institutionnelle et le rôle du parquet à la française.
Pour ma part, je le répète, le Gouvernement n’est pas disposé à fragiliser cet édifice ; nous voulons le préserver de toutes les mises en cause. C’est pourquoi ce projet de réforme constitutionnelle devient urgent : nous voyons bien que chaque décision de la Cour européenne des droits de l’homme soulève la question de l’appartenance des magistrats du ministère public à l’autorité judiciaire et de leur indépendance. Oui, ils sont indépendants dans leurs décisions juridictionnelles, mais c’est le Gouvernement qui répond de la politique pénale et du fonctionnement de l’institution.
Pour toutes ces raisons, j’émets, à regret mais sans états d’âme, un avis défavorable sur ces deux amendements.
Mme la présidente. La parole est à M. Michel Mercier, pour explication de vote.
M. Michel Mercier. Nous arrivons à un point important du débat et je veux expliquer pourquoi je ne voterai pas les amendements de M. Mohamed Soilihi. Ces derniers constituent, à mon sens, des faux-semblants : ils ne répondent pas à la question qui se pose à nous. D’ailleurs, notre collègue le sait parfaitement, puisqu’il indique que, ne pouvant aller plus loin, il nous faut au moins faire un tout petit pas.
Aujourd'hui, la position de la France devant la Cour européenne des droits de l’homme est fragilisée. Celle-ci considère en effet, à tort ou à raison – peu importe, elle est souveraine –, que le parquet français n’est pas indépendant et ne relève pas de l’autorité judiciaire.
Le Conseil constitutionnel, à plusieurs reprises, et la chambre criminelle de la Cour de cassation, sur les réquisitions de M. Marc Robert dans le cadre d’une affaire située à La Réunion, se sont pourtant prononcés de façon particulièrement claire : les membres du parquet sont bien des magistrats.
Il nous appartient donc, en tant que détenteurs du pouvoir constituant dérivé, si j’ose dire, de perfectionner un système aujourd'hui imparfait et de rendre indépendants les membres du parquet, en faisant en sorte que le Président de la République les nomme après avis conforme du Conseil supérieur de la magistrature.
Madame la garde des sceaux, je vous l’ai dit en 2013 et je le répète aujourd'hui. Je ne changerai pas de position, parce que ce sujet est trop sérieux. La France a été trop souvent condamnée à Strasbourg sur ce fondement ; c’est injuste, mais c’est ainsi. Comme la plupart de mes collègues, je tiens au modèle français du parquet, parce qu’il constitue une garantie essentielle de la liberté individuelle. Nous sommes l’un des rares pays où, dès que quelqu'un est placé en garde à vue, un magistrat – le procureur de la République – exerce son contrôle. Dans d’autres pays, que l’on présente toujours comme exemplaires en matière de défense de la liberté individuelle, tel le Royaume-Uni, il peut se passer plusieurs jours, voire semaines, avant qu’un juge ne connaisse de la situation de la personne placée en garde à vue.
Je considère que l’un des rôles essentiels du Sénat, l’une des justifications du bicamérisme, c’est la défense des libertés individuelles. Ce rôle, nous avons ici l’occasion parfaite de le jouer.
L’amendement que nous avons adopté n’avait pas pour objet de s’opposer à la réforme proposée par le Gouvernement…
Mme la présidente. Votre temps de parole est épuisé, mon cher collègue.
M. André Reichardt. Mais c’est important !
M. Michel Mercier. Je vais donc m’arrêter, madame la présidente, puis redemander la parole. Ainsi, le compteur sera remis à zéro !
Mme la présidente. Ce n’est pas possible, vous le savez, mon cher collègue.
M. Michel Mercier. Il faudrait tout de même que notre règlement nous permette de faire notre travail !
Mme la présidente. La parole est à M. le président de la commission.
M. Philippe Bas, président de la commission des lois. J’irai dans le même sens que notre collègue Michel Mercier.
Madame le ministre, vous semblez minimiser l’importance du texte portant révision constitutionnelle adopté en juillet 2013 par la Haute Assemblée. Or on ne peut à la fois considérer cette réforme comme mineure et affirmer que le maintien de la qualité de magistrat des membres du parquet français au regard de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme est une exigence majeure !
Mon inquiétude a été quelque peu atténuée quand je vous ai entendue dire que cette réforme est néanmoins urgente. Dès lors, je voudrais savoir quelle est votre conception de l’urgence. Il me paraît assez simple, pour le Gouvernement, qui a su mobiliser très rapidement le Sénat pour examiner toutes affaires cessantes, la semaine dernière, un projet de loi constitutionnelle autorisant la ratification de la Charte européenne des langues régionales et minoritaires, de recourir aux ressources de la procédure pour hâter la discussion d’un texte constitutionnel auquel il attache un intérêt majeur !
Puisque les amendements de notre collègue Thani Mohamed Soilihi sont déposés à défaut d’une révision constitutionnelle et semblent prendre acte que celle-ci ne verra pas le jour dans un avenir prévisible, je vous demande, madame le ministre, à quoi correspond l’urgence affirmée par le Gouvernement. Quand l’Assemblée nationale sera-t-elle saisie du texte voté par le Sénat voilà un peu plus de deux ans, afin que s’accomplisse enfin votre souhait d’assurer l’indépendance du parquet par un mode de nomination que nous approuvons tous, ce qui permettra de maintenir la qualité de magistrat pour les membres du parquet ? Qu’est-ce qui pourrait encore faire obstacle à cette révision ?
J’ai bien compris que vous renvoyez la balle aux différents groupes de notre assemblée, mais vous avez pu constater qu’il existe entre nous un très large accord sur la nécessité de cette révision constitutionnelle. Madame le garde des sceaux, nous l’avons vu la semaine dernière au Sénat, vous savez très bien présenter un texte devant une assemblée en sachant que vous risquez de ne pas être suivie : qu’attendez-vous donc pour le faire à l’Assemblée nationale ? (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et sur certaines travées de l'UDI-UC.)
M. André Reichardt. Bravo !
M. Loïc Hervé. Très bien !
Mme la présidente. La parole est à M. Pierre-Yves Collombat, pour explication de vote.
M. Pierre-Yves Collombat. Qu’il s’agisse de la création du procureur général de la nation évoquée précédemment ou de la question de l’indépendance des magistrats du parquet, je n’entrerai pas dans ce jeu du chat et de la souris. Pour moi, la seule chose qui importe est de savoir quelle sera la légitimité démocratique de ces gens investis d’un énorme pouvoir. À qui le procureur général de la nation ou les procureurs « nouvelle formule » rendront-ils des comptes ? N’en rendront-ils jamais ? Tel est le fond du débat ! Il me semble inutile de le poursuivre tant que l’on n’aura pas trouvé une solution permettant de concilier l’indépendance réelle des magistrats du parquet dans les faits et la capacité à rendre des comptes.
Mme la présidente. La parole est à Mme la garde des sceaux.
Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Monsieur le président de la commission des lois, vous vous offusquez du retard pris par l’examen du texte de révision constitutionnelle adopté par le Sénat.
M. André Reichardt. C’était une simple question !
Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Je n’ai jamais dit qu’il s’agissait d’une réforme mineure ; j’ai dit qu’elle était minimale, ce qui est différent ! Quand je dis que M. Mercier a écrêté le projet du Gouvernement, cela signifie qu’il a abaissé le niveau d’ambition que traduisait celui-ci ! Je ne porte pas de jugement de valeur sur l’amendement dit « Mercier » qui a été adopté par le Sénat : simplement, l’alignement du régime disciplinaire et l’exigence d’un avis conforme du CSM pour les propositions de nomination du garde des sceaux concernant le ministère public appartiennent déjà à la pratique. Il me semble possible d’aller au-delà, de concevoir une réforme plus ambitieuse du Conseil supérieur de la magistrature. C’est pourquoi le projet du Gouvernement comportait d’autres dispositions, notamment la possibilité d’autosaisine du CSM, qui ne semble pas non plus poser de difficulté, puisque c’est un oubli survenu lors de la réforme constitutionnelle de 2008 qui a privé le CSM de ce pouvoir.
C’est pourquoi j’ai parlé d’une réforme « minimale » à propos de celle de 2013, mais, pour moi, toute réforme constitutionnelle est majeure, car il s’agit de modifier la loi fondamentale.
La présidence de la formation plénière du CSM et les conditions de nomination des personnalités qualifiées constituaient d’autres points de profonde divergence.
Au cours des années passées est né, au sein de la société, un sentiment de défiance à l’égard de l’institution judiciaire. L’une des réponses consistait à créer les conditions nécessaires pour que les magistrats n’apparaissent pas – ils ne le sont pas en réalité – comme étant dans la main du pouvoir. Ainsi, nous avions proposé de supprimer la disposition, introduite en 2008 dans la Constitution, selon laquelle le Président de la République, le président de l'Assemblée nationale et le président du Sénat désignent chacun deux personnalités qualifiées. C’était un élément important du projet gouvernemental. Vous vous y êtes opposés avec force et constance.
M. Michel Mercier. Oui !
Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Pour la désignation des personnalités qualifiées, nous avions proposé la mise en place d’un collège.
De même, vous vous êtes opposés à ce que la présidence de la formation plénière du CSM soit confiée à une personnalité qualifiée, comme nous l’avions également proposé, tout en laissant les formations disciplinaires sous l’autorité du Premier président de la Cour de cassation ou du procureur général près celle-ci, afin de mettre de la distance entre l’exécutif et la magistrature.
Telles sont les raisons qui m’amènent à dire que l’amendement Mercier a écrêté la réforme, qui, sans être mineure, est devenue de moindre portée.
Pour ce qui concerne la notion d’urgence, monsieur le président de la commission des lois, je pourrais vous rétorquer qu’un projet de révision constitutionnelle dont l’une des dispositions devait permettre la ratification de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires avait été déposé dès le mois de février 2013 ; il n’y a donc pas eu de précipitation de notre part. Je rappelle que cette charte, que vous avez refusé de ratifier, a été signée en 1999 : on voit que, pour certains, la notion d’urgence peut être extrêmement souple, pour ne pas dire élastique ! (MM. Yves Détraigne et Michel Mercier sourient.)