M. François Pillet, rapporteur. C’est exact !
Mme Éliane Assassi. La jurisprudence de ces dernières années l’illustre également : il s’agit moins de préciser la portée de la laïcité, étant donné que sa valeur constitutionnelle est déjà parfaitement reconnue, y compris à l’article 1er de la Constitution, que de s’opposer à sa réappropriation, par certains pour légitimer certaines pratiques, par d’autres, au contraire, pour les dénoncer !
Les sénatrices et sénateurs communistes prônent la défense scrupuleuse de la laïcité, qui doit s’appliquer au quotidien et ne doit pas empêcher la pratique des croyances dans l’espace privé. Ils soulignent toutefois que la question, aujourd’hui, ne se pose plus tout à fait dans les mêmes termes. Elle ne relève plus de la même géopolitique, « car elle n’est plus liée à un conflit hexagonal, mais à la peur d’une mondialisation anglo-saxonne, des flux migratoires et de l’islamisme politique international », selon les mots de Jean Baubérot, sociologue des religions. C’est pourquoi, s’il n’est pas inutile de rappeler les fondements de notre laïcité, il ne nous semble peut-être pas nécessaire d’en préciser la portée, étant donné que sa valeur constitutionnelle est déjà parfaitement reconnue.
Ainsi, dans un souci d’apaisement, les sénatrices et sénateurs du groupe communiste, républicain et citoyen s’abstiendront sur ce texte. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC. - M. Jean-Pierre Sueur applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. Didier Marie.
M. Didier Marie. Monsieur le président, monsieur le ministre, monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur, je voudrais tout d’abord, à mon tour, remercier notre collègue Jacques Mézard et les membres du groupe du RDSE, héritiers d’une famille politique qui a permis, avec celle à laquelle j’appartiens, le choix définitif de la forme républicaine de l’État, la généralisation de l’instruction publique gratuite et obligatoire et la séparation des Églises et de l’État. Nos collègues nous offrent en effet aujourd’hui l’occasion de ce débat sur la laïcité qui, à mes yeux, constitue l’une des plus grandes avancées démocratiques de ces cent dix dernières années.
Cette discussion intervient après une sombre année 2015, dans un contexte de montée des communautarismes et d’attaques contre la laïcité. Les 7, 8 et 9 janvier 2015, puis le 13 novembre, notre pays a été frappé par la barbarie au nom d’une religion dévoyée : des journalistes ont été tués parce qu’ils représentaient la liberté d’opinion ; des policiers ont été abattus parce qu’ils défendaient nos libertés ; des citoyens juifs ont été assassinés en tant que Juifs, et des jeunes ont été massacrés parce qu’ils incarnaient notre art de vivre, l’amour de la musique, de la culture, du vivre-ensemble.
Ce que ces terroristes ont visé, ce sont les valeurs de la France, celles de la République, la liberté, l’égalité, la fraternité, indissociables de la laïcité. Ils ont visé un idéal positif, humaniste, notre projet républicain porteur d’émancipation, dont la laïcité forme la pierre angulaire. Ils ont attaqué les acquis de notre histoire.
La laïcité est le fruit de la lutte pour la liberté, qui puise ses racines dans la philosophie des Lumières, reprise au XIXe siècle par ceux qui se réclamaient de Voltaire ou des Encyclopédistes. Elle est le résultat de combats séculaires contre les sociétés seigneuriales, aristocratiques et cléricales fondées sur la hiérarchisation sociale et les inégalités justifiées par un ordre naturel et divin.
C’est avec la Révolution française et l’article Ier de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen – « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits » – que tombe cette hégémonie. C’est la proclamation que chaque être humain naît et demeure porteur de droits inaliénables, imprescriptibles et universels. C’est aussi l’affirmation du droit à la différence dans l’égalité.
La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen marque une rupture politique, mais le parcours vers l’affirmation de la République laïque ne sera pas un long fleuve tranquille. Il sera jalonné de luttes démocratiques et sociales, de rapports de force entre la société et la religion.
La laïcité a d’abord été un combat pour libérer les consciences, mettre, comme le souhaitait Victor Hugo, la religion à sa place, sa juste place, chez elle, et l’État chez lui.
Ce combat a mis du temps avant d’aboutir, comme le rappelle l’excellent rapport de notre collègue François Pillet. Il mit du temps, car la résistance fut forte. La loi de 1905 est une loi de liberté, un principe d’organisation de la société qui garantit la liberté de conscience, protège celle de croire ou de ne pas croire, et assure à chacun la possibilité d’exprimer et de pratiquer sa foi, ses opinions, paisiblement, sans la menace de se voir imposer d’autres convictions.
La République cesse alors de considérer que la religion a plus d’utilité sociale que l’humanisme athée ou l’agnosticisme.
La République assure la liberté de conscience et l’État, par sa neutralité, en se tenant en dehors du champ des diverses options spirituelles et confessionnelles, garantit à l’individu d’être affranchi de toute tutelle religieuse, philosophique, politique. La laïcité libère l’individu et intègre le citoyen ; elle permet à la nation de se rassembler, par-delà ses différences, sans les nier ni les brimer.
La loi de séparation des Églises et de l’État, conçue notamment par Aristide Briand à partir de huit propositions de loi, a parachevé le processus de laïcisation entamé entre 1881 et 1886 avec les lois Goblet et Ferry. Elle promeut simultanément les trois valeurs d’émancipation laïque : la liberté de conscience, l’égalité de tous les hommes et le recentrage de la loi commune comme de l’espace public sur l’intérêt commun à tous.
La République laïque ne reconnaît que des citoyens ; elle n’a ni race, ni couleur, ni sexe, ni religion. Elle est fraternelle, universaliste. Elle est, en tant que telle, une condition de la liberté et de l’égalité par le respect de l’autre et le respect de la loi commune.
Elle est consubstantielle à la démocratie, comme le disait Jaurès, qui considérait les deux termes identiques. Car la démocratie n’est autre chose que l’égalité des droits, et il n’y a pas d’égalité des droits si l’attachement à une religion est cause de privilèges ou de disgrâce. C’est la raison pour laquelle nos institutions, notre droit politique et social sont fondés en dehors de tout système religieux.
L’acquis historique de 1905, c’est bien d’avoir remis les religions et leur clergé à leur place et d’avoir coupé court à leurs prétentions politiques.
C’est ce que certains, aujourd’hui, voudraient remettre en cause. Partout dans le monde, on assiste à un retour en force du religieux dans le domaine politique.
C’est vrai des théocraties du Moyen-Orient, depuis longtemps en Arabie Saoudite, plus récemment en Iran, où la religion supplante le politique et impose sa version la plus conservatrice des relations sociales. C’est malheureusement particulièrement préoccupant et dangereux, et notre pays l’a vécu dans sa chair avec ces organisations comme Al-Qaïda, Boko Haram, Daech et leurs succédanés, qui mènent une bataille idéologique, politique et militaire au nom d’un islam dévoyé.
Mais c’est aussi vrai dans de grands pays comme les États-Unis où, hier, lors du premier caucus républicain organisé dans l’Iowa, un ultraconservateur religieux est arrivé en tête. C’est aussi vrai en Pologne, où le nouveau gouvernement ne cache pas ses liens avec l’Église catholique, ou encore en Russie, où le pouvoir s’est rapproché de l’Église orthodoxe.
En France, notre modèle républicain est malmené. La peur de la mondialisation, la défaillance de l’Europe, la montée de l’individualisme incitent au « chacun pour soi », au repli.
Notre pays connaît depuis plusieurs années une crise économique et sociale sans précédent, qui s’accompagne d’une montée du racisme et du communautarisme, les deux se nourrissant mutuellement. La laïcité est critiquée, contestée, attaquée par ceux-là, quand d’autres l’évoquent, l’invoquent, la convoquent dans la confusion : laïcité positive, ouverte, pourquoi pas sectaire, comme si elle avait besoin d’épithètes…
Les manifestations racistes se multiplient. Aujourd’hui encore, les façades d’une boucherie hallal et d’un kebab ont été mitraillées en Corse, quelques jours après qu’un enseignant portant la kippa dans l’espace public, ce que la loi autorise, précisons-le, a été poignardé en pleine rue à Marseille.
De même, on voit fleurir les remises en cause de la neutralité des lieux et des services publics : refus de soins à l’hôpital public, contestation du maître et des enseignements à l’école, revendication de lieux de prière sur les lieux de travail…
La France a changé. Elle n’est plus, tant s’en faut, celle de 1905, où la question était celle de la fin des privilèges de l’Église catholique et de sa tutelle des consciences. Elle n’est plus, non plus, la France de 1989, lorsque la question du foulard à l’école a surgi.
Mais la laïcité garde toute son actualité, sa modernité. Le vivre-ensemble reste une lutte permanente. C’est pourquoi nous devons être vigilants, ne pas accepter, condamner, combattre, en France comme ailleurs, ceux qui véhiculent le racisme, l’antisémitisme, la haine de l’autre et de la différence. À cet égard, l’extrême droite représente un extrémisme politique qui, comme les extrémismes religieux, n’aime pas nous voir vivre ensemble. Elle, dont l’histoire se confond avec la défense d’une identité française blanche, catholique, apostolique et romaine, qui combat la République, veut aujourd’hui donner des leçons de laïcité, mais pour en fait la détourner et établir une hiérarchie entre Français, les monter les uns contre les autres et diviser la société.
En plaçant au cœur de son projet l’exclusion économique, sociale et démocratique des étrangers, en réduisant la citoyenneté au droit du sang contre le droit du sol, en stigmatisant l’islam, elle cherche à couper notre pays de ses valeurs universelles.
Les fondamentalismes se nourrissent de cela, comme ils se nourrissent de la montée du communautarisme, qui s’est développé dans des quartiers ghettos, sous-administrés, souvent sinistrés.
Se sentant abandonnés, cantonnés dans des quartiers dont ils n’ont guère l’espoir de sortir, n’ayant pas de réel avenir dans une société qui ne leur accorde pas suffisamment de place, un certain nombre de jeunes issus de milieux populaires, manipulés par des prédicateurs que l’on a laissé s’installer, se construisent une identité en s’opposant aux valeurs de la République ou en s’identifiant à des combats extérieurs.
Il nous faut briser cet engrenage qui fragilise la paix civile. Promouvoir la République et la laïcité, lutter contre l’intrusion du religieux dans la politique, faire reculer l’extrémisme nécessitent de s’inscrire dans un combat plus large.
Comme le disait Jaurès, la laïcité, c’est la lutte pour la République sociale, celle de l’accès aux droits économiques et sociaux concrets, par le reflux du chômage et de la précarité, par des politiques actives de lutte contre les discriminations dans le travail, la formation, l’accès au logement.
Il faut endiguer les phénomènes de ghettoïsation, qui favorisent la perte de repères et le repli identitaire, religieux et communautaire.
Il faut mettre en place une réelle égalité des chances entre tous les enfants de la République, rétablir le lien entre les citoyens et les quartiers, promouvoir les services publics de santé, d’éducation, d’aide sociale, favoriser l’accès à la culture.
C’est le sens des politiques publiques menées par le Gouvernement.
M. Roger Karoutchi. Alors, tout va bien !
M. Didier Marie. La laïcité n’est pas un particularisme accidentel de l’histoire ; elle constitue une conquête, qu’il faut préserver et promouvoir. Si la compréhension de la laïcité exige dialogue et volonté de convaincre, elle n’exclut pas le rapport de force, et la seule force qui vaille, c’est celle de la loi !
Or, la laïcité relève d’abord du droit. C’est une exigence de la raison, inscrite dans la loi, qui reste le plus fiable des boucliers. La question qui nous est posée aujourd’hui au travers de cette proposition de loi est de savoir si celle dont nous disposons est suffisamment puissante et s’il ne faudrait pas en inclure l’article 1er dans la Constitution pour lui donner plus de force.
Je le dis, l’intention est louable et, au premier abord, nous voudrions la partager. Encore faut-il que le but recherché soit atteint. Or, sans revenir dans le détail sur l’analyse de M. le rapporteur, que je partage, plusieurs points méritent d’être soulevés.
Tout d’abord, la laïcité a-t-elle valeur constitutionnelle ? La réponse réside dans l’article 1er de la Constitution de 1958, faisant suite à celle de 1946, aux termes duquel « la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ».
Si cela ne suffisait pas, les juges constitutionnels ont pris la précaution, le 23 novembre 1977, de ranger la liberté de conscience et la liberté de culte, inscrites à l’article 1er de la loi de 1905, au nombre des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République et, à ce titre, de les inclure dans le bloc de constitutionnalité.
Le Conseil constitutionnel est allé plus loin encore, dans une décision du 21 février 2013, en constitutionnalisant le principe même de laïcité, cela après l’engagement pris par le candidat François Hollande, ce qui modifie sensiblement la portée de cet engagement.
Dans cette décision, le Conseil constitutionnel a mis en avant les éléments suivants, « considérant qu’aux termes de l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : “ Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ” ; qu’aux termes des trois premières phrases du premier alinéa de l’article 1er de la Constitution : “ La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances ” ; que le principe de laïcité figure au nombre des droits et libertés que la Constitution garantit ; qu’il en résulte la neutralité de l’État ; qu’il en résulte également que la République ne reconnaît aucun culte ; que le principe de laïcité impose notamment le respect de toutes les croyances, l’égalité de tous les citoyens devant la loi sans distinction de religion et que la République garantisse le libre exercice des cultes ; qu’il implique que celle-ci ne salarie aucun culte. »
Dès lors, il n’apparaît ni nécessaire ni opportun de surajouter à la Constitution.
En outre, l’inscription dans celle-ci de l’article 1er de la loi de 1905, si la proposition de loi venait à être adoptée, remettrait en cause un équilibre acquis au prix de onze modifications de la loi et d’une large jurisprudence, ce qui créerait immanquablement du désordre, là où l’on veut mettre de l’ordre.
En particulier – nos collègues dont les territoires sont concernés y reviendront sans doute –, en remettant en cause les statuts dérogatoires de l’Alsace-Moselle et des territoires ultramarins, une simple question prioritaire de constitutionnalité pourrait aboutir à la caducité de ces régimes.
Enfin, si la loi de 1905 instaure trois interdictions – « la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte » –, seules les deux premières sont placées au rang de principes constitutionnels, la troisième ayant fait l’objet de nombreux tempéraments pour l’entretien des bâtiments cultuels transférés aux collectivités, le financement des aumôneries ou la possibilité de garantir des emprunts, de conclure des baux emphytéotiques ou encore de bénéficier d’exonérations de taxe foncière ou de déductions fiscales.
En 2005, le Conseil d’État a ainsi jugé que le principe constitutionnel de laïcité n’interdisait pas l’octroi, dans l’intérêt général et selon les conditions définies par la loi, de certaines subventions à des activités ou équipements dépendant des cultes.
C’est pour ces raisons, mes chers collègues, que, tout en adhérant à la volonté de ses auteurs d’affirmer et de proclamer la laïcité, le groupe socialiste s’abstiendra sur cette proposition de loi. Notre objectif commun est d’apaiser, de rassembler, et non d’ouvrir de nouveaux fronts.
Nos prédécesseurs au Parlement ont eu la fulgurance intellectuelle de placer la laïcité au sommet de la hiérarchie des normes dans la Constitution. C’est une particularité de notre pays, mais elle est de portée universelle. C’est aussi une chance ; elle est, depuis plus d’un siècle, le pilier du pacte républicain, notre cadre collectif. Elle doit être expliquée, défendue, proclamée. La laïcité est une langue vivante : faisons en sorte que tous ceux qui vivent dans notre beau pays la comprennent et la parlent couramment ! (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain et du groupe CRC.)
M. le président. La parole est à M. Roger Karoutchi.
M. Roger Karoutchi. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, nous engageons aujourd’hui un de ces débats dont le Sénat a le secret… Je ne suis pas certain que M. Mézard imagine que son texte va prospérer et que nous allons inscrire les principes fondamentaux de la loi de 1905 dans la Constitution. Pour être très franc, si j’étais sûr que, parce qu’inscrite dans la Constitution, la laïcité serait strictement appliquée, ce qui mettrait un terme au communautarisme, je voterais la proposition de loi !
Mais le problème est que, de révision constitutionnelle en révision constitutionnelle, on inscrit de plus en plus de choses dans une Constitution qui est de moins en moins respectée !
Ainsi, la France est une République « sociale » : c’est inscrit dans la Constitution, mais je ne sais pas ce que cela veut dire et quelle est la traduction concrète d’un tel principe…
La laïcité est un principe constitutionnel, mais ce principe a connu, depuis plus de cent ans, des « évolutions », pour rester dans le registre de langage sympathique de ceux qui disent : « n’ouvrons pas de nouveaux fronts ! »
La réalité, c’est que la loi de 1905 n’était pas une loi de liberté, de consensus, de fraternité. Que l’on cesse de récrire l’histoire ! Les années qui ont suivi ont été une période très dure : on envoyait la cavalerie contre les congrégations en Bretagne, on voulait restreindre à toute force l’influence de l’Église catholique sur l’État français. Voilà la réalité !
Le fait que l’on ait revu le dispositif de la loi de 1905 à plusieurs reprises prouve que son application posait des problèmes, des difficultés. On l’a ainsi modifié pour prendre en compte le Concordat, en Alsace-Moselle, ou la situation spécifique de l’outre-mer, pour permettre aux collectivités locales d’agir, sans forcément intervenir dans le domaine cultuel. Tout cela ne correspond pas à la rédaction initiale de la loi de 1905 !
Si, aujourd’hui, le président Mézard est amené à nous présenter cette proposition de loi, c’est parce qu’une difficulté nouvelle, ou plus exactement plus largement reconnue, se pose, à savoir le développement d’un communautarisme débridé, incontrôlé, lié au fait que l’autorité de l’État ne s’exerce plus suffisamment pour défendre l’unité de la République et la laïcité. Je précise que ce problème n’est pas apparu en 2012, même si la situation s’est aggravée depuis cette date. On se borne à éviter les conflits, à minimiser les difficultés. « N’attisons pas les braises ! » nous répond-on parfois lorsque, à Paris, nous demandons l’intervention des forces de sécurité ou du préfet de police. Mais, sous couvert de ne pas attiser les braises, on tolère, on accepte, on donne dans le compromis, la compromission !
M. Jacques Mézard. Exactement !
M. Roger Karoutchi. La vérité, c’est que, depuis vingt-cinq ans, tous gouvernements confondus, de gauche comme de droite, nous avons accepté les compromissions, choisi la facilité, toléré que nombre de nos quartiers ou cités de banlieue échappent à la règle commune, en échange d’une promesse de paix sociale. Il faut le dire !
On nous adjure aujourd’hui de ne pas revenir sur des principes élaborés en 1905, mais la situation n’est plus la même qu’à l’époque !
Monsieur le président Mézard, je ne voterai pas ce texte, non parce que je considère que les principes fondamentaux de la loi de 1905 n’ont pas à figurer dans la Constitution, où est déjà inscrit le principe de laïcité, mais parce que ce à quoi vous appelez en réalité, c’est au rétablissement de l’autorité de l’État, afin que plus personne ne puisse la braver en se disant que, ce faisant, on ne risque rien.
Le communautarisme ne doit pas l’emporter sur l’unité de la Nation. Or, les gouvernements successifs n’ont pas voulu prendre de mesures d’ordre, parce qu’ils ont eu peur de se faire accuser soit de racisme, soit d’autoritarisme. C’est ainsi que l’on a laissé se créer la situation présente. Elle n’est pas liée uniquement aux attentats ; elle a prospéré bien avant et, aujourd’hui, si la laïcité est remise en cause, ce n’est pas faute d’être inscrite dans la Constitution, c’est parce qu’elle ne peut plus s’appuyer sur un État qui y croit, qui l’impose et qui laisse chacun libre de pratiquer la religion qu’il veut, mais dans le respect de la République, toute la République, rien que la République ! (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains, de l'UDI-UC et du RDSE.)
M. le président. La parole est à M. François Grosdidier.
M. François Grosdidier. Monsieur le président, monsieur le ministre, chers collègues, l’article 1er de la Constitution dispose déjà que la France est une République laïque, qu’elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion et qu’elle respecte toutes les croyances : c’est clair !
Si donc la proposition qui nous est faite n’est pas utile, en revanche, le présent débat l’est tout à fait, car la laïcité est malmenée, et souvent détournée.
La laïcité n’est pas hostilité à l’égard des religions, encore moins à l’encontre de l’une d’entre elles en particulier. Elle est la déclinaison des principes de liberté, d’égalité et de fraternité dans le domaine des convictions, des croyances et des cultes.
La laïcité garantit la liberté individuelle et absolue de conscience. Elle assure la liberté collective d’exercer le culte de son choix. Elle exige l’égalité de traitement entre les religions, sans privilège de majorité ou d’antériorité. Elle prône la fraternité, donc le respect, la compréhension, la considération de chacun et la bienveillance pour tous. Elle impose la neutralité de l’État à l’égard des religions.
La laïcité est parfois menacée par ceux précisément qui s’en réclament, à gauche et à droite : anticléricalisme d’un côté, islamophobie de l’autre.
Mais aujourd’hui, la laïcité est surtout combattue par des groupes religieux à tendance communautariste, ceux qui veulent subordonner les lois aux préceptes religieux et les thèses scientifiques à une vérité révélée.
Les défis d’aujourd’hui ne tiennent pas au droit local d’Alsace-Moselle ou aux régimes spécifiques aux outre-mer, ni même à des questions vestimentaires – voile, kippa ou autre.
Le législateur, en 1905, a tranché pour la liberté dans l’espace public. Depuis, seuls sont interdits le voile intégral et la nudité intégrale. (M. Roger Karoutchi s’esclaffe.)
Les défis d’aujourd’hui ne tiennent pas non plus aux menus des cantines – laissez aux maires le soin de les déterminer ! –, mais à la soustraction d’élèves à certains enseignements, à l’inégalité entre hommes et femmes, aux comportements sexistes à l’hôpital et dans les transports publics, à la radicalisation. C’est à ces défis qu’il faut répondre !
Tout principe ne peut vivre et produire des effets qu’en phase avec le contexte, l’époque et les territoires, qui varient, même dans notre République, avec l’Alsace-Moselle et l’outre-mer.
La laïcité n’est pas un dogme ; elle est la méthode d’édification de la concorde. L’intangibilité des modalités peut même créer une situation contraire aux principes de la loi.
Que dit la loi de 1905 ? Pas d’argent pour les cultes, sauf pour l’entretien des lieux de culte construits avant 1905, donc catholiques, protestants ou israélites, et plus qu’il n’en faut pour couvrir les besoins du culte aujourd’hui… Et pour les mosquées, rien ! Les musulmans doivent payer pour les autres, mais ne rien réclamer, pour l’éternité, parce qu’ils n’étaient pas là en 1905. Il y a, de fait, une rupture d’égalité, contraire aux principes posés par la loi de 1905.
À l’époque, le législateur ne pouvait pas anticiper l’immigration et l’émergence de l’islam, devenue deuxième religion de France, mais, dans sa grande sagesse, il avait su déjà s’adapter au contexte : aumôneries dans les armées, hôpitaux et prisons, baux emphytéotiques, reconnaissance du concordat d’Alsace-Moselle, grande mosquée de Paris construite sur fonds publics…
Nous ne sommes plus capables, aujourd’hui, de faire preuve d’un tel pragmatisme pour répondre à une demande sociale pourtant criante.
Schizophrène, la République demande, à juste titre, aux musulmans de France d’édifier un Islam de France, et non un Islam en France, mais elle les oblige à se faire financer par l’étranger. Il faut que la Fondation des œuvres de l’Islam de France fonctionne enfin ; l’État ne peut pas ignorer ce problème.
J’aurais voté la proposition de loi du président Mézard et de ses collègues si elle n’avait visé que l’article 1er de la loi de 1905, c’est-à-dire l’inscription dans la Constitution des principes de celle-ci, et non tout le titre Ier, l’article 2 fixant des modalités d’application et renvoyant à l’article 3, qui les développe encore plus. Ainsi, si l’on adoptait la proposition de loi, les modalités d’application des principes seraient figées dans le bloc de constitutionnalité, impossibles à adapter, même pour rester fidèles aux principes. Au moyen de questions prioritaires de constitutionnalité, on pourrait effacer les aumôneries, les baux emphytéotiques, le Concordat…
Le président Mézard a raison de regretter que l’on n’utilise pas toutes les ressources de la loi de 1905, par exemple pour sanctionner des ministres du culte qui violent les lois de la République. C’est non pas la Constitution qui est en cause, mais la faiblesse de l’exécutif.
Oui, la laïcité est à réaffirmer ! Elle est plus actuelle et nécessaire que jamais. Le vote de la loi de 1905 a été un pas historique, un acte fondateur que l’on doit célébrer, mais aucune loi ne constitue l’alpha et l’oméga de la mise en œuvre d’un principe.
Ne mettons pas la loi de 2005 sous une cloche de verre, mais appliquons-la, adaptons-la quand il le faut. Faisons vivre la laïcité, mais ne la tuons pas en la congelant. Or c’est le risque que ferait courir l’adoption de cette proposition de loi constitutionnelle ainsi rédigée. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et sur certaines travées de l'UDI-UC.)