M. le président. La parole est à M. le rapporteur.
M. Michel Mercier, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Monsieur le président, monsieur le ministre, monsieur le secrétaire d'État, monsieur le président de la commission des lois, mes chers collègues, M. le ministre de l’intérieur vient de le rappeler, c’est la cinquième fois que nous avons à nous prononcer sur la prorogation de l’état d’urgence.
Un événement contingent a précipité cette nécessité : nous ignorions en effet que le Premier ministre voulait quitter ses fonctions. Cette situation a entraîné l’application de l’article 4 de la loi de 1955, lequel prévoit que l’état d’urgence cesse de s’appliquer dans les quinze jours suivant la démission du Gouvernement.
Nous sommes donc saisis par le gouvernement de Bernard Cazeneuve, à la suite du conseil des ministres qui s’est réuni samedi dernier, du présent projet de loi de prorogation de l’état d’urgence pour sept mois, durée choisie pour enjamber, si je puis dire, les deux échéances électorales – l’élection présidentielle et les élections législatives – qui vont provoquer les deux démissions du Gouvernement. Il s’agit donc autant de proroger l’état d’urgence que de faire abstraction de l’article 4 de la loi de 1955.
Cette situation inédite va nous donner le temps de réfléchir à l’état d’urgence et aux moyens d’en sortir, tout le monde s’accordant sur l’impossibilité de vivre éternellement sous son empire.
M. le ministre l’a souligné, les conditions de fond requises par la loi de 1955 pour maintenir l’état d’urgence en vigueur sont réunies. La menace terroriste reste à un haut degré. Nous assistons régulièrement à des actions menées par les services des ministères de l’intérieur et de la justice, qui ont pour objet de lutter contre ce terrorisme latent. Pas moins de dix-sept attentats, en effet, ont été déjoués en France cette année.
Ce chiffre, exceptionnel, me permet d’aborder la question du bilan de la mise en œuvre de l’état d’urgence.
L’état d’urgence permet avant toutes choses une mobilisation générale de tous les services et de tous les Français pour lutter contre le terrorisme. (M. Jacques Mézard opine.)
Techniquement, il autorise trois mesures, largement utilisées par les services : les contrôles d’identité – s’il s’agit d’une mesure nouvelle, 2 000 ont été réalisés depuis le mois de juillet, essentiellement dans quatre départements –, les assignations à résidence et les perquisitions administratives.
Depuis la dernière décision de prorogation de l’état d’urgence, le 22 juillet dernier, 590 perquisitions ont été ordonnées, 65 ont connu des poursuites judiciaires, dont 25 pour une infraction à caractère terroriste.
Le 22 juillet dernier, nous avions également voté des dispositions demandées par le Conseil constitutionnel, qui permettent l’exploitation des données informatiques copiées lors d’une perquisition. Pour ce faire, l’autorité administrative doit saisir le juge administratif, plus précisément le juge des référés. Sur les 91 saisines effectuées, 81 autorisations ont été données et 6 refus opposés, dont 5 ont fait l’objet d’un recours en appel devant le Conseil d'État, lequel a accordé son autorisation d’exploitation à 4 reprises, un refus ayant été confirmé. Nous comptons donc 2 refus d’exploitation des données saisies et 4 dossiers en attente de réponse.
S’agissant des assignations à résidence, 91 personnes sont aujourd'hui concernées, dont 37 depuis plus d’un an, 10 depuis six à douze mois et 44 depuis moins de six mois.
On le voit, l’état d’urgence a permis certaines impulsions importantes. Mais il a aussi, je ne voudrais pas que l’on oublie cet aspect des choses, été à l’origine du développement du contrôle de l’activité de l’autorité administrative.
Par le Parlement, surtout. Les deux assemblées reçoivent quotidiennement, de la part du ministre de l’intérieur, que je tiens ici à remercier, des informations sur les mesures individuelles prises par l’autorité administrative, et détaillant les endroits et les personnes concernés. C’est tout à fait important : nous pouvons ainsi contrôler toutes les mesures administratives prises dans ce cadre.
De la même façon, les deux assemblées, chacune avec leur caractère propre, ont constitué au sein de leur commission des lois des groupes de suivi de l’état d’urgence. Le groupe de suivi du Sénat avait prévu de rendre son rapport sur le sujet hier ; l’examen du présent projet de loi nous oblige à repousser légèrement sa sortie. Nous avons eu l’occasion, pour le rédiger, de mener des contrôles sur place et d’examiner les choses dans le détail.
Le contrôle parlementaire s’est donc considérablement approfondi. Il ne faut pas confondre état d’urgence et absence d’État de droit t. Au contraire, l’état d’urgence est aussi, d’une certaine façon, un renforcement de l’État de droit. Il fallait le souligner.
Certes, des attentats sont encore commis. Il y en aura probablement d’autres. On ne peut pas supprimer totalement le risque terroriste. Le fait que dix-sept attentats aient été déjoués cette année révèle cependant deux choses : le niveau élevé de la menace terroriste ; le niveau élevé de l’activité des services.
À chaque projet de loi de prorogation de l’état d’urgence, nous avons été amenés à voter des mesures complémentaires, qui ont renforcé l’efficacité des services administratifs, mais aussi judiciaires.
J’aimerais d’ailleurs m’attarder un peu sur ces derniers. Nous assistons en effet à une véritable explosion de l’activité des services judiciaires en matière terroriste. En 2016, le nombre de jours d’audience terroriste au tribunal de Paris, qui a compétence en la matière pour toute la France, était de 132. Ce nombre va passer à 745 au premier semestre 2017 et à 1 244 pour toute l’année, soit une augmentation de 842 % en un an.
Je veux, au nom de tout le Sénat, saluer l’action efficace que mènent à la fois les gendarmes, les policiers, les douaniers et les militaires dans le cadre de la réponse administrative au terrorisme, mais aussi les magistrats, qu’ils soient du parquet ou du siège, dans le cadre de la réponse judiciaire. Leurs résultats sont importants : ils doivent être connus.
Nous allons assister prochainement, dans la cour d’assises spécialement composée à Paris, au jugement de l’affaire Merah. Ce sera un grand procès, impliquant de nombreuses parties civiles. Nous verrons également le procès de la cellule Cannes-Torcy et de l’attentat de Sarcelles, qui durera douze semaines. C’est dire le poids de la justice terroriste sur l’ensemble de notre système judiciaire.
Ce bilan étant tiré et les résultats constatés, devons-nous répondre favorablement à la demande de prorogation de l’état d’urgence formulée par le Gouvernement ?
Il est évident que nous ne pouvons pas nous passer des trois mesures – contrôles d’identité, perquisitions administratives, assignations à résidence – que j’évoquais il y a quelques instants, compte tenu de la persistance de la menace à un niveau élevé. Nous devons donc proroger l’état d’urgence.
La question se pose néanmoins de la durée de l’assignation à résidence et de son contrôle. Disons les choses clairement : si l’on voulait mettre fin aux assignations à résidence, il faudrait mettre fin à l’état d’urgence. Cela éviterait de se poser trop de questions.
Mais soyons francs, l’état d’urgence emporte des mesures spéciales, des mesures dont, nous le savons bien, nous avons besoin.
La durée de l’assignation sera fixée par la loi. Le Gouvernement n’y avait pas pensé, mais il s’y est rallié rapidement. (M. le ministre sourit.) La première version du texte était trop courte sur cet aspect des choses pour nous convaincre, monsieur le ministre ! Je veux donc féliciter le président et le rapporteur de la commission des lois de l’Assemblée nationale d’avoir su travailler efficacement, en associant à leurs réflexions le président de la commission des lois du Sénat et moi-même.
Il résulte de nos échanges que l’éventuelle prolongation de la décision d’assignation à résidence, souvent nécessaire, devra se faire devant un juge administratif.
Ce n’est pas, contrairement à ce qui a pu être dit, une nouveauté. Deux cas existent en effet, dans les matières de renseignement et de sécurité, où le juge participe directement à l’action administrative : pour autoriser l’exploitation de données informatiques saisies lors d’une perquisition, nous venons de le voir ; pour autoriser le Premier ministre à faire sonoriser des appartements après un avis négatif de la commission nationale compétente. Sur ce dernier point, je garderai le texte initial du Gouvernement ; je ne manquerai pas de m’en servir dans les semaines qui viennent.
Il n’y aura pas d’« éléments nouveaux » pour en décider. La personne est surveillée du matin au soir ; elle doit pointer trois fois par jour auprès de la gendarmerie ou de la police. S’il y avait des éléments nouveaux la concernant, c’est que les services du ministère de l’intérieur n’auraient pas fait leur travail. (Mme Françoise Laborde s’exclame.) La dangerosité de la personne n’aura pas pour autant diminué : le juge administratif aura donc à choisir.
Puisque nous avons très bien travaillé avec l’Assemblée nationale, je vous proposerai, mes chers collègues, d’adopter sans modification le texte qui nous est aujourd'hui soumis.
Deux éléments de conclusion, si vous le permettez, monsieur le président.
Un jour, il faudra sortir de l’état d’urgence. (Exclamations ironiques sur les travées du groupe CRC et du RDSE.)
Mme Éliane Assassi. Ben tiens ! C’est comme l’article 49.3 !
M. Michel Mercier, rapporteur. Mais la voie est étroite. En 1980, en effet, le Conseil constitutionnel a choisi l’interprétation de l’article 66 de la Constitution de M. Schoettl, plutôt que celle de M. Genevois,…
M. Roger Karoutchi. Eh oui !
M. Michel Mercier, rapporteur…. avec cette conséquence : cet article n’est désormais plus que l’Habeas corpus.
Par ailleurs, les mesures permises par l’état d’urgence sont d’ordre administratif. Le juge judiciaire ne peut donc pas intervenir.
Pour le juge administratif, il s’agira donc peut-être de sortir du bureau décrit par le professeur Jean Rivero dans Le Huron au Palais-Royal pour enfin mettre les mains dans le cambouis et devenir un acteur de la défense des libertés.
Trois cas existent déjà où son autorisation est nécessaire, je les rappelle : l’exploitation des données informatiques saisies lors d’une perquisition, l’autorisation d’une sonorisation d’un appartement et, si le Parlement en décide ainsi, la prolongation d’une assignation à résidence.
On le voit bien, dans le domaine très particulier de la sauvegarde des libertés publiques, avec cette pression importante qu’exerce le terrorisme sur notre système juridique, c’est une piste qu’il faudra probablement explorer. L’intégration de ces mesures dans le droit commun, leur encadrement par la loi peuvent contribuer à renouveler le rôle du juge administratif. Tel est le travail qui nous attend d’ici au 15 juillet prochain. (Applaudissements sur les travées de l’UDI-UC et sur plusieurs travées du groupe Les Républicains. – Mme Esther Benbassa applaudit également.)
M. le président. La parole est à Mme Éliane Assassi.
Mme Éliane Assassi. Monsieur le président, monsieur le ministre, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, en ce jeudi 15 décembre, nous réaffirmons avec force nos craintes face à la dérive sécuritaire de notre État de droit.
Cette cinquième prorogation de l’état d’urgence n’augure rien de bon pour l’avenir de la démocratie de ce pays. Nous disons cela avec la plus grande gravité, en prenant la mesure du désarroi et des inquiétudes légitimes de nos concitoyens face aux attaques ignobles auxquelles nous avons dû faire face depuis janvier 2015.
Mais nous l'avançons à nouveau devant vous : on ne peut retrouver la voie d’une société plus apaisée et plus juste alors même que les droits et les libertés individuelles les plus élémentaires sont bafoués par l’état d'urgence, que l’on peut désormais qualifier de « permanent ».
Cette prorogation participe d’un affichage politique indigne, au regard des violations des droits individuels qu’elle engendre. Comme certains le relèveront sans doute, ce projet de loi est en effet loin d’être encore pertinent. Outre le fait que ce régime d’exception n’éloigne malheureusement pas le danger, les résultats que vous avancez, monsieur le ministre, sont le fait de l’application du droit ordinaire. Comme le soulignent Dominique Raimbourg et Jean-Frédéric Poisson dans leur rapport sur le contrôle parlementaire de l’état d’urgence, ce sont généralement les mesures de droit commun, c'est-à-dire d’enquête et de procédures judiciaires, qui sont les plus efficaces. J’en veux pour preuve, par exemple, l’arrestation d'Argenteuil, qui résulte d’un travail minutieux des services de la DGSI.
Comme l’a indiqué la commission d’enquête de l’Assemblée nationale, ce qui fait l’efficacité de l’état d'urgence, c’est son caractère ramassé dans le temps et l’effet de surprise qu’il suscite. Le Président de la République lui-même faisait ce constat en décembre 2015 : « En fait, au bout de quarante-huit heures d’état d'urgence, ceux qui ont des armes les mettent à l’abri ». Il reconnaissait ainsi l’inefficacité de la mesure, en concluant : « On ne peut pas dire qu’on a arrêté des terroristes, ce n’est pas vrai ».
La multiplication des lois sécuritaires, et notamment la loi du 3 juin 2016 qui a fortement renforcé le pouvoir administratif sur le pouvoir judiciaire en matière de fouilles, de perquisitions et d’assignations à résidence, permet amplement de se passer de cette cinquième prorogation. Cette loi établit déjà un état d’urgence permanent de fait.
Alors, pourquoi conserver ce régime d’état d’urgence ? Ne serait-ce pas pour son article 8, qui permet aux préfets ou au ministre de l’intérieur d'interdire, « à titre général ou particulier, les réunions de nature à provoquer ou à entretenir le désordre » ?
Alors que vous justifiez cette prorogation par la nécessité de sécuriser la future campagne électorale, comment pouvez-vous en parallèle autoriser l’interdiction, là encore par l'autorité administrative, des cortèges, défilés et rassemblements de personnes sur la voie publique ? Rappelez-vous l’annonce de l’interdiction de la manifestation contre la loi Travail, suivie d'un recul précipité de MM. Valls et Cazeneuve !
Le fait est, monsieur le ministre, que le maintien de l’état d’urgence sert désormais d'autres fins que la lutte contre le terrorisme. Depuis juillet 2016, ce ne sont pas moins de 26 décisions préfectorales d’interdiction de cortèges, de défilés et de rassemblements qui ont été prises. Que dire, à ce titre, des propos sans équivoque du Président de la République, qui nous sont rapportés dans le livre Un président ne devrait pas dire ça : « Imaginons qu’il n’y ait pas eu les attentats, on n’aurait pas pu interpeller les zadistes pour les empêcher de manifester. Cela a été une facilité apportée par l’état d'urgence, pour d’autres raisons que la lutte contre le terrorisme » ? Se servir de l’état d'urgence afin de museler les voix contestataires : non, vraiment, un président ne devrait pas dire cela, et encore moins le faire.
Cette prorogation permet en outre de banaliser, à l’extérieur comme à l’intérieur de nos hémicycles, un état d’exception profondément attentatoire aux libertés individuelles et donc à l’équilibre de notre démocratie. Ainsi, les arguments qui consistent à avancer la menace et le péril imminents permettent de faire glisser dans notre droit commun des mesures qui relèvent de l’exception : fouille de bagages, recours aux perquisitions de nuit, assignation à résidence par l’autorité administrative, et j'en passe.
Pour répondre à cette profusion de politiques publiques sécuritaires, on mobilise nos forces jusqu’à l'épuisement, et ce sans véritable doctrine d’emploi qui répondrait à une organisation cohérente du pouvoir régalien. Ainsi, des policiers municipaux et des agents de sécurité de la SNCF et de la RATP deviennent des agents de sécurité intérieure surarmés, et les militaires, garants de nos frontières extérieures, sont mobilisés pour patrouiller dans nos rues. Et que dire, enfin, des agents de police nationale, des gendarmes et des personnels de la sécurité civile, sur-mobilisés et au bord de la rupture ?
Tout cela justifiera sans doute le recours croissant et systématique à la privatisation de la sécurité intérieure, ce qui est profondément inquiétant pour l’avenir de notre démocratie, notamment lorsque sont décidés, en parallèle, le fichage de tous les Français et la généralisation des mesures d’exception.
Mes chers collègues, je vous demande de prendre la mesure de la situation. Nous avons une responsabilité historique : l’état d'urgence est une mesure exceptionnelle, et nous devons la juger comme telle. En 1955, 219 députés s'étaient opposés au premier vote sur l’état d’urgence ; ils étaient 148 en 2005. Aujourd’hui, combien sommes-nous lorsqu’il s’agit de proroger pour la cinquième fois ce régime qui constitue un danger pour notre démocratie ? Ils étaient seulement 38 à l’Assemblée nationale, avant-hier soir.
Ce contexte est à tel point sidérant que même le Conseil de l’Europe, par la voix de son commissaire aux droits de l’homme, soulignait, à l’attention de celui qui est désormais notre Premier ministre, que la France fait partie des trois pays sur les quarante-neuf que compte le Conseil de l’Europe qui dérogeaient à la Convention européenne des droits de l’homme. La France, rappelée aux respects des droits de l’homme aux côtés de la Turquie et de l’Ukraine !
Nous réaffirmons ici que nos libertés sont les premières garantes de notre sécurité et qu’il ne s’agit pas de limiter les premières pour bénéficier de la seconde. Au contraire, il faut arrêter de sans cesse opposer libertés et sécurité !
La meilleure réponse à Daech et consorts, c’est la préservation des libertés publiques.
J’en terminerai en vous rappelant qu’il y a plus d’un demi-siècle les démocrates et libérateurs de ce pays s’unissaient afin de mettre en place le programme du Conseil national de la Résistance. Il s’agissait pour eux de rester unis après la Libération afin d’assurer « la liberté d’association, de réunion et de manifestation, l’inviolabilité du domicile et le secret de la correspondance… ».
Nous souhaitons de tout cœur que ce pays retrouve ses esprits, refuse la fuite en avant sécuritaire et construise un projet de société ouverte, juste et démocratique, afin que nous puissions avoir, nous aussi, un espoir de « Jours heureux ». (Applaudissements sur les travées du groupe CRC. – Mme Esther Benbassa applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. Jacques Mézard.
M. Jacques Mézard. Monsieur le président, monsieur le ministre, monsieur le secrétaire d'État, mes chers collègues, nous sommes tous ici convaincus de l’impérieuse nécessité de lutter contre le terrorisme et conscients aussi des conséquences que ce combat entraîne tant pour la vie quotidienne de nos concitoyens que sur le plan politique.
Il m’a semblé entendre que l’état d’urgence, ce serait l’État de droit. C’est une curieuse dérive que de considérer qu’il en serait ainsi !
L’état d’urgence constitue, par nature, une procédure d’exception permettant à l’exécutif de s’affranchir de la règle de droit en donnant aux représentants de l’État, en l’occurrence les préfets, des moyens d’investigation et d’intervention sans contrôle a priori du juge judiciaire et sous contrôle a posteriori – dans la plupart des cas – du juge administratif.
Une situation exceptionnelle n’a pas vocation à s’inscrire dans la durée, une procédure exceptionnelle pas davantage, et une large majorité d’entre nous et moi-même avons néanmoins accepté le principe de la prorogation de l’état d’urgence.
Mes chers collègues, le plus difficile n’est pas de mettre en place l’état d’urgence, le plus difficile, c’est d’en sortir !
Je constate d’ailleurs que nos voisins belges – que l’on critique souvent –, qui ont eu eux aussi à subir d’odieux attentats terroristes et ont toujours à surveiller un nombre important de djihadistes, n’ont pas cru devoir recourir à la mise en place d’une telle procédure.
Je rappellerai que le 13 juillet dernier, notre commission des lois proposait à l’unanimité la levée de l’état d’urgence, ce qu’annonçait, le jour même, le Président de la République !
Le lendemain, 14 juillet, était perpétré l’odieux attentat de Nice et l’état d’urgence ne l’avait point empêché.
En revanche, l’impact de ce nouvel attentat pour l’opinion publique, le martèlement des chaînes de télé en continu conduisaient l’exécutif et le Parlement à effectuer un virage à 180 degrés en reconduisant, dans les jours suivants, l’état d’urgence pour six mois.
Nous comprenons la difficulté pour l’exécutif de gérer une telle situation, car si l’attentat du 14 juillet avait été commis quelques jours après une levée de l’état d’urgence, le déferlement de critiques de toutes parts envers l’exécutif aurait été terrible ! Et il est clair qu’il est impossible, en ces temps, de demander à une majorité de médias de faire preuve d’esprit de responsabilité quand il est si facile pour eux de donner quotidiennement des leçons aux responsables politiques et jamais à eux-mêmes ! (Applaudissements sur les travées du RDSE, ainsi que sur quelques travées du groupe socialiste et républicain. – M. André Gattolin applaudit également.)
J’étais de ceux qui ont ici, dès janvier 2016, dénoncé le projet de constitutionnalisation de l’état d’urgence : cela n’avait en effet aucune utilité, cela n’aurait servi à rien et pourtant, une grande majorité de parlementaires y avait adhéré tout en faisant la même constatation que moi. Heureusement, le débat sur la déchéance de nationalité a permis l’enterrement de la constitutionnalisation de l’état d’urgence.
M. Philippe Bas, président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. C’est exact !
M. Jacques Mézard. Quand on relit les débats de mars 1955 sur la mise en place du premier état d’urgence, on peut se rendre compte qu’au début de ce qui devenait une véritable guerre, les résistances à cette mesure étaient au Parlement beaucoup plus vives qu’aujourd’hui. Les temps ont changé, la sociologie et les moyens de communication aussi. Et il est d'ailleurs inquiétant de voir qu’un certain nombre de mesures, qui posent problème – même si nous les avons votées – ne suscitent in fine que très peu de réactions tant l’état de la société a profondément changé.
L’installation de l’état d’urgence dans le temps pose des problèmes de fond tant pour la sécurité que pour les questions de liberté. Je sais que notre nouveau Premier ministre y a toujours été sensible. Il n’en reste pas moins qu’un incontestable glissement des principes fondamentaux de notre République s’est produit depuis 2015.
Le Conseil d’État, dans son avis du 8 décembre, considère de fait que le « péril imminent », condition d’ouverture de l’état d’urgence, est permanent. Il faut que nous réfléchissions sur la signification de ce concept et sur ses conséquences.
Cela m’amène à évoquer l’autorité judiciaire. M. le rapporteur Michel Mercier a justement rappelé l’article 66 de la Constitution, qui fait de l’autorité judiciaire la gardienne de la liberté individuelle. On peut d’ailleurs aller au-delà en relisant la loi constitutionnelle du 3 juin 1958. Il est arrivé qu’il y ait de bonnes choses en 1958… (Sourires.)
M. Roger Karoutchi. Beaucoup plus que ça ! (Nouveaux sourires.)
M. Jacques Mézard. Avec ces évolutions, l’autorité judiciaire, sous la responsabilité de la Cour de cassation, voit sa compétence constitutionnelle exclusive de juge de la liberté battue en brèche. Or telle n’est pas la fonction du juge administratif qui, en retour, donne des avis au Gouvernement sur ces sujets, comme sur bien d’autres.
Il est par ailleurs significatif que ce même glissement ait conduit, ces derniers mois, à un très large renforcement de l’arsenal législatif de lutte contre le terrorisme.
Cet arsenal très renforcé par la loi ordinaire rend quasi inutiles les moyens dérogatoires au droit commun permis par l’état d’urgence. Telle est la réalité !
Le régime dérogatoire de l’état d’urgence est donc détourné de sa mission originelle. Réaction forte et temporaire à un événement exceptionnel, il est, en fait, devenu un complément de la législation antiterroriste.
Comme je l’avais dit à cette tribune, ce qui a toujours paru essentiel à notre groupe, c’est de donner à nos forces de sécurité et de renseignement les moyens humains et matériels dont elles ont besoin pour réaliser une mission difficile, ce qu’elles font, et de manière exemplaire, depuis des mois.
Voilà les considérations qui nous amènent, au sein du groupe du RDSE, à émettre un vote différencié, comme nous l’avons fait depuis le début. Deux d’entre nous maintiendront une nouvelle fois un vote négatif. La majorité du groupe du RDSE du Sénat votera sans enthousiasme cette prolongation de l’état d’urgence, tout simplement pour ne pas compliquer l’action du Premier ministre dans des circonstances difficiles. Bien entendu, monsieur le ministre de l’intérieur, il faudra préparer les conditions de la sortie de l’état d’urgence, cette fois-ci, monsieur Mercier, dans le respect de l’État de droit. (Applaudissements sur les travées du RDSE. – Mme Corinne Bouchoux applaudit également.)
M. le président. La parole est à Mme Esther Benbassa.
Mme Esther Benbassa. Monsieur le président, monsieur le ministre, monsieur le secrétaire d'État, monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, nous sommes réunis aujourd’hui pour statuer sur une nouvelle prorogation de l’état d’urgence, jusqu’au 15 juillet prochain.
Les chiffres publiés vendredi par la commission de suivi mise en place à l’Assemblée nationale indiquent pourtant l’essoufflement de son bilan. Nos collègues députés Dominique Raimbourg et Jean-Frédéric Poisson, dans leur rapport du 6 décembre 2016 sur le contrôle de l’application de l’état d’urgence, font état de 4 292 perquisitions, de 612 assignations à résidence, dont aucune pour des faits liés au terrorisme, de 1 657 contrôles d’identité et fouilles de véhicules.
Ces mesures ont conduit à l’ouverture de 670 procédures judiciaires, dont 61 concernant des faits en lien avec le terrorisme, parmi lesquelles 20 portaient sur des faits pour association de malfaiteurs en matière de terrorisme. L’état d’urgence n’a pas permis le démantèlement de filières. Il n’a pas davantage réussi à empêcher les actes terroristes commis alors qu’il était en vigueur.
La lutte implacable que nous devons mener contre le terrorisme ne nous impose pas inéluctablement de maintenir l’état d’urgence et de suspendre ainsi l’État de droit et le fonctionnement normal de nos institutions.
Nous sommes – hélas ! – entrés dans l’ère de la banalité sécuritaire, laquelle semble s’être durablement installée dans notre pays.
La notion de sécurité est devenue si large et si imprécise qu’il est désormais difficile de lui opposer la question des droits. Qui pourrait donc être contre la sécurité ? La promesse de sécurité est devenue la fin en soi de l’action politique. On nous a enchaînés à l’état d’urgence, nous le trouvons de plus en plus naturel et nous avons fini par sacrifier la sûreté à la sécurité.
S’il est bien fait état de 17 attentats déjoués et de 420 interpellations d’individus suspectés d’être en lien avec des organisations terroristes depuis le début de l’année 2016, rien ne permet de savoir avec certitude si ces résultats ont été obtenus grâce à l’état d’urgence. Mais nous sommes dans l’état d’urgence, nous y resterons et les arguments ne manqueront pas pour le justifier.
Le Gouvernement rappelle ainsi que la menace terroriste reste à un niveau très élevé, notamment en raison « du contexte pré-électoral caractérisé par de nombreuses réunions publiques, contexte susceptible d’être exploité par les organisations terroristes ou par des individus inspirés par elles en raison des cibles que représentent ces rassemblements… »
Certes, nul ne peut dire aujourd’hui que la menace terroriste est écartée ou même affaiblie. Une extrême vigilance reste de rigueur.