M. le président. Il faut conclure !
Mme Florence Parly, ministre. … dans tous les travaux de conception de nos futurs équipements, tels que les navires. Comment éviter que nos futurs navires puissent être contrôlés par un tiers ?
Veuillez me pardonner cette réponse trop longue. J’espère que nous aurons l’occasion de reparler de ce sujet, qui mérite d’être abordé de façon plus détaillée.
M. le président. La parole est à Mme Isabelle Raimond-Pavero, pour la réplique.
Mme Isabelle Raimond-Pavero. Pour que la France maintienne son engagement international et ses domaines d’excellence, ainsi que sa capacité à intervenir, elle doit mettre en adéquation ses moyens avec ses besoins, madame la ministre.
M. le président. Je vais maintenant céder ma place à Mme Catherine Troendlé, qui va présider nos travaux pour la première fois aujourd'hui. Je ne doute pas que vous lui réserverez le meilleur accueil ! (Applaudissements.)
(Mme Catherine Troendlé remplace M. Gérard Larcher au fauteuil de la présidence.)
PRÉSIDENCE DE Mme Catherine Troendlé
vice-présidente
Mme la présidente. La parole est à M. Olivier Cadic.
M. Olivier Cadic. Madame la présidente, madame la ministre, chers collègues, la photo est émouvante : un militaire souriant porte dans ses bras une petite fille endormie. Nous sommes dans l’aérogare de Saint-Martin, l’île ravagée par l’ouragan Irma. Cet instantané, publié par l’envoyé spécial de Radio France, a déclenché une étonnante polémique sur les réseaux : on a parlé d’opération de propagande de l’armée française, de néo-colonialisme !
Il y a quelques jours, un faux sondage circulait par e-mail sur le mode : « saviez-vous que ? » Cette manœuvre visait à lister les prétendus avantages, aussi faux qu’astronomiques, dont bénéficieraient les sénateurs.
Je mesure les efforts entrepris pour nous protéger contre les cyberattaques et ceux qui sont annoncés pour doter nos armées de capacités de lutte informatique offensives, mais ces efforts seront incomplets si nous ne nous préoccupons pas des actions d’influence et de déstabilisation. La revue stratégique relève la perméabilité des sociétés européennes à la propagande djihadiste, laquelle « a fragilisé les sentiments d’appartenance, affectant ainsi la cohésion des sociétés ».
Nous sommes également l’objet d’actions conduites par des puissances étatiques de premier rang, dotées d’extraordinaires arsenaux d’influence et de déstabilisation, qui vont de la diffusion massive de fake news à la manipulation des processus électoraux, comme on l’a vu lors de la campagne présidentielle américaine.
L’instrumentalisation des réseaux sociaux est désormais considérée par le Pentagone comme la plus grande menace militaire des années à venir dans le domaine des guerres hybrides.
Je suis inquiet face à l’absence dans la revue stratégique d’exposé de stratégie de contre-influence et de promotion de nos valeurs démocratiques. Pouvez-vous nous indiquer, madame la ministre, les dispositifs d’ores et déjà mis en œuvre par le Gouvernement dans ce domaine. Quel est le service chargé de lutter contre la propagation de fausses nouvelles ?
Mme la présidente. La parole est à Mme la ministre.
Mme Florence Parly, ministre des armées. Votre question, monsieur le sénateur, va bien au-delà du cas d’Irma que vous évoquez. Elle concerne toutes les propagandes.
Les réseaux sociaux sont le premier vecteur d’influence du terrorisme. L’espace numérique est un espace de combat banalisé, mais extrêmement puissant, qui imprègne notre société aujourd'hui.
Un certain nombre de moyens ont été mis en place, tels les moyens cyber du ministère des armées que j’ai évoqués tout à l’heure, lesquels sont en croissance, en termes d’effectifs et de savoir-faire, mais ils ne sont pas les seuls. Le service d’information du Gouvernement, je n’en doute pas, scrute de façon permanente les informations circulant sur les réseaux sociaux.
Enfin, une démarche a été entamée à l’échelon européen auprès d’un certain nombre de fournisseurs d’accès et de services pour obtenir la suppression sur les réseaux sociaux d’informations manifestement erronées ou mettant en cause des personnes.
J’avoue que je n’ai pas de réponse complète à votre question, monsieur le sénateur. Si nous en avions une, nous serions en mesure de contrer l’essentiel de ces attaques. Comme je l’ai indiqué tout à l’heure, ce qui est important, c’est de pouvoir observer,…
Mme la présidente. Il faut conclure, madame la ministre.
Mme Florence Parly, ministre. … protéger et, éventuellement, intervenir. C’est ce que le ministère des armées s’efforce de faire dans son domaine.
Mme la présidente. La parole est à M. Olivier Cadic, pour la réplique.
M. Olivier Cadic. Pour diriger une armée, « mieux vaut un mauvais général que deux bons », disait Napoléon. Face aux fake news, nous n’avons aucun général, et cela m’inquiète.
Mme la présidente. La parole est à M. Yannick Vaugrenard.
M. Yannick Vaugrenard. Madame la ministre, la « course » technologique internationale s’avère aujourd’hui particulièrement vive, et la revue stratégique souligne le risque de décrochage. Numérique, robotique, miniaturisation, intelligence artificielle sont autant de défis pour l’avenir de notre défense.
L’innovation, avec sa part de risques, doit être placée au cœur de la démarche du ministère des armées. En effet, nous devons considérer que les défaillances d’investissement d’aujourd’hui pourraient être les lacunes capacitaires de demain. La remarque vaut tout autant pour les armements que pour notre analyse stratégique. Or les perspectives que vous présentez font état d’un risque de « décrochage technologique dont notre pays pourrait être victime ».
Dans un environnement où le secteur civil produit de plus en plus de technologies d’intérêt militaire, le risque de « nivellement opérationnel » décrit dans votre document existe bien. Aujourd’hui, avec peu de moyens, des forces armées régulières ou irrégulières, voire des groupes terroristes, peuvent mettre en échec ou entraver l’action de nos forces conventionnelles. Cette problématique vitale doit être prise en compte pour le renouvellement de nos systèmes d’armes.
Dans ce cadre, le recours à une meilleure synergie entre la recherche civile et le monde militaire peut se révéler extrêmement bénéfique.
Madame la ministre, en plus des dispositifs existants, quelles nouvelles mesures prendrez-vous afin d’encourager une forme de symbiose dans le domaine de la recherche ? Quelle sera notre capacité d’investissement à cet effet ?
Par ailleurs, une base industrielle et technologique forte est indispensable. La revue stratégique met opportunément l’accent sur ce point. Or son renforcement passe aussi par des consolidations industrielles. En particulier, quel résultat donnera l’accord de principe trouvé à l’occasion du déblocage du dossier STX sur un partenariat structurant dans le secteur de la construction navale ? Peut-on croire à un Airbus des mers militaire, associant Naval Group et Fincantieri ?
Mme la présidente. La parole est à Mme la ministre.
Mme Florence Parly, ministre des armées. Monsieur le sénateur, le ministère des armées, en particulier la DGA, dispose d’un certain nombre d’outils pour encourager et soutenir l’innovation. Ces outils incluent le financement de thèses et de travaux de recherche duale via le CNES et le CEA, au sein du programme 191 du ministère des armées ; le dispositif ASTRID, en partenariat avec l’ANR ; le soutien des pôles de compétitivité, un dispositif rapide en faveur de l’innovation des PME ; des contrats d’étude pour préparer les équipements futurs pour un montant de 700 millions d’euros par an ; une mission pour l’innovation participative finançant les projets des innovateurs au sein des services du ministère.
Pour ma part, je souhaite renforcer l’effort en faveur de l’innovation selon un certain nombre d’axes. Il s’agit ainsi d’améliorer la collaboration avec l’écosystème, en particulier avec les start-up, de prendre en compte de façon plus agile l’innovation civile, notamment numérique, au profit des équipements, des soutiens et du quotidien des militaires, mais aussi du fonctionnement du ministère, de développer des outils d’expérimentation et des tiers-lieux au sein du ministère, et enfin de favoriser l’innovation de rupture.
C’est pourquoi j’ai également annoncé que les crédits du programme 144, consacré à l’innovation et aux études, devraient être portés à 1 milliard d’euros par an dès 2022, contre 730 millions d’euros aujourd'hui.
Enfin, vous m’interrogez sur le projet de consolidation entre Naval Group et Fincantieri. Ce projet a été lancé sous forme d’études à conduire lors du précédent sommet franco-italien qui s’est déroulé à Lyon. En ce moment même, les équipes de Fincantieri et de Naval Group, accompagnées par le ministère des armées et le ministère de l’économie de chacun de nos deux pays, travaillent en vue de présenter un projet à la fin du premier semestre de 2018.
Mme la présidente. La parole est à M. Dominique de Legge.
M. Dominique de Legge. La revue stratégique fait un état des lieux des menaces pesant sur notre pays. Ne pensez-vous pas, madame la ministre, qu’il devrait être complété par un autre état des lieux, celui de la situation humaine, matérielle et financière du ministère des armées ?
Vous avez annoncé tout à l’heure la trajectoire budgétaire, par anticipation sur la loi de programmation militaire, ce qui réduit un peu l’exercice ou le contraint. Pensez-vous que cette trajectoire sera suffisante, compte tenu de l’état de nos armées et de la menace, pour répondre aux différents défis qui se présentent à nous ?
Mme la présidente. La parole est à Mme la ministre.
Mme Florence Parly, ministre des armées. Monsieur le sénateur, j’ai en effet indiqué que, à partir de 2018, les moyens consacrés au ministère des armées remonteraient en puissance. Cette remontée en puissance était indispensable compte tenu, d’une part, du très fort taux d’utilisation de nos forces au cours des années précédentes et, d’autre part, de la nécessité de reconstituer notre potentiel pour faire face aux différentes menaces.
Nous devons aussi préparer le futur. La prochaine loi de programmation militaire devra trouver un juste équilibre entre ce qui est absolument indispensable, c'est-à-dire la reconstitution de notre potentiel d’action, avec les moyens existants, et la préparation de l’avenir. Les programmes d’équipements de défense, nous le voyons bien, sont des programmes au long cours. Nous touchons aujourd'hui les dividendes, si je puis dire, des décisions qui ont été prises par nos prédécesseurs il y a parfois trente ans. C’est à nous qu’il revient aujourd'hui d’assurer la préparation de l’avenir, c'est-à-dire de prendre des décisions qui n’auront d’effets visibles, dans certains cas, que dans trente ou quarante ans.
Oui, monsieur le sénateur, j’ai conscience des contraintes qui vont peser sur ce budget ! Le fait qu’il soit en progression ne signifie pas que nous ne devons pas être extrêmement vigilants sur la bonne utilisation de chaque euro investi.
Mme la présidente. La parole est à M. Dominique de Legge, pour la réplique.
M. Dominique de Legge. Madame la ministre, je ne mets aucunement en doute votre volonté de bien faire et de faire plus. Vous parlez de « reconstruire le potentiel », mais quelle sera la fin de l’exécution budgétaire 2017 ? L’impasse serait potentiellement de l’ordre de 4 milliards d’euros, soit plus de 10 % du budget ! Comme l’a rappelé Christian Cambon tout à l’heure, des véhicules, des avions ont plus de trente ans !
Dans notre rapport, que vous avez bien voulu lire, nous estimons à 2,5 milliards d’euros les investissements nécessaires dans le parc immobilier. Je crains que la vérité des chiffres nous conduise à penser que, compte tenu de la situation dont vous héritez et de la menace qui pèse sur notre pays, l’effort que vous prévoyez de consentir ne permette pas de satisfaire l’ensemble des besoins.
Mme la présidente. La parole est à M. Henri Leroy.
M. Henri Leroy. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, permettez-moi d’aborder deux sujets indissociables.
J’évoquerai tout d’abord le rôle de la gendarmerie nationale dans la défense de notre pays, de ses intérêts et de nos ressortissants, tant sur le sol national qu’à des milliers de kilomètres, dans nos territoires ultramarins.
On ne peut envisager la doctrine de sécurité sans prendre conscience de la spécificité évidente de la gendarmerie : son ancrage territorial, ses capacités judiciaires, militaires, administratives, ses relations privilégiées avec nos concitoyens et les autres armées.
Dans le contexte de menace terroriste, nous ne pouvons ignorer l’aggravation de la porosité entre les activités criminelles et le financement d’organisations djihadistes transnationales. Que ce soit en matière de lutte contre le trafic d’armes en provenance des Balkans occidentaux ou de drogues en provenance de la bande sahélo-saharienne, la gendarmerie a une véritable expertise des filières et de leurs interactions.
Madame la ministre, alors que le risque d’attentat ne cesse de croître, dans quelle mesure les métiers de la gendarmerie, qui ont une réelle valeur ajoutée dans notre outil de sécurité nationale, peuvent-ils être optimisés et développés ?
Enfin, je ne saurais conclure sans évoquer un point capital de notre politique de défense : nos ressources humaines. Vous aurez beau « cybernétiser » ou moderniser, il n’est point de défense sans ressources humaines. Or nous savons tous que celles-ci sont véritablement épuisées. Ne pensez-vous pas que nos militaires, qui ne sont pas des fonctionnaires comme les autres, du fait même de leur condition militaire vingt-quatre heures sur vingt-quatre, mériteraient une réelle amélioration de leurs conditions de travail et de vie, au sens large du terme ? Il y va de la détermination de nos troupes à défendre nos valeurs.
Mme la présidente. La parole est à Mme la ministre.
Mme Florence Parly, ministre des armées. Monsieur le sénateur, la gendarmerie est une force armée rattachée au ministère de l’intérieur, qui couvre et incarne l’État sur 95 % de son territoire, au profit de la moitié de la population. Elle constitue une force de continuité et de souveraineté, quelle que soit l’intensité des crises.
Les gendarmes ont de remarquables capacités à mener un certain nombre d’opérations en complément de celles des armées elles-mêmes. La gendarmerie apporte en effet des appuis quantitatifs et qualitatifs essentiels, d’abord par l’existence de gendarmeries spécialisées, ensuite grâce à des missions communes réalisées en métropole – c’est le cas dans le cadre de l’opération Sentinelle ou bien outre-mer, par exemple en Guyane, dans le cadre de l’opération Harpie –, enfin lors des opérations extérieures.
La gendarmerie fait en quelque sorte le lien entre les opérations intérieures et les opérations extérieures menées par nos armées. Elle est un acteur clé de l’anticipation dans le cadre de ses activités de renseignement ; elle est un acteur clé de la résilience de la Nation ; elle est enfin également un acteur clé de la dissuasion. L’interopérabilité et la complémentarité entre la gendarmerie et les armées sont des atouts majeurs pour notre pays.
Vous rappelez enfin que, sans les femmes et les hommes de la défense, nos armées ne seraient rien. C’est bien pour cette raison, monsieur le sénateur, que j’ai souhaité pouvoir proposer d’ici à quelques jours un plan en faveur des militaires et de leurs familles. Je considère que, sans famille heureuse, il n’y a pas de soldat efficace. C'est la raison pour laquelle un certain nombre de mesures, qui ont vocation à se traduire…
Mme la présidente. Il faut conclure, madame la ministre.
Mme Florence Parly, ministre. … de façon très concrète dès l’année 2018, seront proposées d’ici à quelques jours. Je suis sûre que nous aurons l’occasion d’y revenir ensemble.
Mme la présidente. La parole est à M. Serge Babary.
M. Serge Babary. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, ma question concerne le maintien en condition opérationnelle des matériels de nos armées, sujet déjà abordé par plusieurs de mes collègues, ce qui est le signe d’une inquiétude assez générale.
Le président Cambon nous a, non sans humour, parfaitement présenté la situation. La politique du toujours plus loin, toujours plus longtemps et avec toujours moins n’est plus tenable. Il y va de la sécurité même de nos soldats. La multiplication des OPEX sur des théâtres où les conditions sont difficiles, combinée aux besoins de nos forces de souveraineté, pèse sur l’ensemble de notre appareil de défense. Nos matériels sont plus qu’usés, nos soldats sont fatigués et ont des difficultés à maintenir les niveaux d’entraînement.
Certes, des efforts budgétaires ont été engagés pour prendre en compte cette problématique, mais il s’agit de développer une véritable politique en la matière : le volet « soutien » mérite d’être repensé.
Madame la ministre, quelles actions précises entendez-vous mettre en œuvre pour permettre une réelle amélioration de la situation ?
Mme la présidente. La parole est à Mme la ministre.
Mme Florence Parly, ministre des armées. Monsieur le sénateur, le maintien en condition opérationnelle est une de mes préoccupations majeures – j’avoue, pour être tout à fait franche, qu’elle était aussi celle d’un certain nombre de mes prédécesseurs.
Que pouvons-nous faire à très court terme ?
Dans la mesure où les matériels sont fortement sollicités, il m’a tout d’abord semblé indispensable, dans le cadre des arbitrages budgétaires qu’il a fallu rendre au sein de l’enveloppe globale qui nous a été allouée pour 2018, d’assurer une progression des moyens consacrés au maintien en condition opérationnelle, toutes forces confondues. Le budget, d’un montant de 6 milliards d’euros, sera donc augmenté de 400 millions d’euros en 2018 par rapport à 2017. Il s’agit d’une première étape.
Seconde question, comment faire en sorte, au-delà des investissements que je viens de mentionner, que nos matériels soient plus disponibles, et le soient dans de meilleures conditions ? Aujourd’hui, les taux de disponibilité, comme l’a souligné le président Cambon, ne sont pas acceptables.
Permettez-moi toutefois d’apporter une nuance à votre propos, monsieur Cambon : le taux de disponibilité, lorsqu’il s’agit de matériels engagés dans les opérations, n’est évidemment pas du tout celui qui a été décrit. Mais vous le savez parfaitement…
M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères. Heureusement !
Mme Florence Parly, ministre. Le niveau d’indisponibilité des matériels est notamment préoccupant dans le domaine aéronautique. C'est la raison pour laquelle j’ai demandé à M. Chabbert de bien vouloir réaliser un audit sur le maintien en condition opérationnelle dans ce domaine. Il me fera part de ses propositions d’ici à quelques semaines. Il ne suffit pas d’investir : encore faut-il pouvoir utiliser pleinement des matériels qui ont bénéficié des investissements de la Nation.
Mme la présidente. La parole est à M. Serge Babary, pour la réplique.
M. Serge Babary. Je prends acte de vos remarques et de vos initiatives, madame la ministre.
Nous serons très attentifs, eu égard à l’importance du sujet, à la réalité de ce qui sera proposé pour 2018.
Mme la présidente. La parole est à M. Ronan Le Gleut.
M. Ronan Le Gleut. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, la revue stratégique de défense et de sécurité nationale affiche de très grandes ambitions dans de nombreux domaines.
Je voudrais saluer ce formidable travail, dont nous sommes nombreux à partager les ambitions, tout en nous interrogeant sur la capacité budgétaire à y répondre, même en tenant compte de la hausse annoncée.
Se pose aussi un problème d’articulation de la revue stratégique avec la loi de programmation militaire, articulation qui lui a valu d’être surnommée « la rotule » dans le milieu militaire.
Je m’inspire de ce surnom pour soulever un autre problème d’articulation, celui pouvant survenir entre les ambitions européennes – j’approuve d’ailleurs pleinement le renforcement des partenariats européens – et l’OTAN : comment les choses se passeront-elles si des pays européens non membres de l’OTAN intègrent l’IEI, l’initiative européenne d’intervention, ou si des militaires étrangers, venus de pays non membres de l’OTAN, intègrent, comme le souhaite le Président de la République, l’armée française ?
Mme la présidente. La parole est à Mme la ministre.
Mme Florence Parly, ministre des armées. Monsieur le sénateur, l’initiative européenne d’intervention, appelée récemment de ses vœux par le Président de la République, sera ouverte à tous les États qui seront volontaires pour la rejoindre, unis autour de valeurs communes, partageant une même vision sécuritaire, tout en souhaitant faire les efforts nécessaires pour lancer des engagements communs de natures très diverses, car pouvant aller de l’évacuation de ressortissants à des opérations de très haute intensité, en passant par la lutte contre le terrorisme.
L’initiative européenne d’intervention a vocation à renforcer l’autonomie stratégique de l’Europe et donc l’ensemble des instruments de politique de sécurité et de défense commune. Les pays de l’Union européenne seront prioritairement associés à cette initiative, mais celle-ci ne se limitera cependant pas à l’Union européenne : elle sera tout à fait transposable à l’OTAN ou à des formats ad hoc.
Monsieur le sénateur, notre objectif est en effet bien de dépasser la question des cadres institutionnels pour favoriser, et c’est finalement la seule chose qui compte, la construction d’une culture stratégique commune entre Européens.
Mme la présidente. Nous en avons terminé avec le débat sur la revue stratégique de défense et de sécurité nationale.
Je vous remercie, madame la ministre, mes chers collègues, de votre participation à cette nouvelle forme d’échanges interactifs.
7
Redressement de la justice
Discussion d’une proposition de loi et d’une proposition de loi organique dans les textes de la commission
Mme la présidente. L’ordre du jour appelle la discussion de la proposition de loi d’orientation et de programmation pour le redressement de la justice (proposition n° 641, 2016-2017, texte de la commission n° 34, rapport n° 33) et de la proposition de loi organique pour le redressement de la justice (proposition n° 640, 2016-2017, texte de la commission n° 35, rapport n° 33), présentées par M. Philippe Bas.
Il a été décidé que ces deux textes feraient l’objet d’une discussion générale commune.
Dans la discussion générale commune, la parole est à M. Philippe Bas, auteur de la proposition de loi et de la proposition de loi organique.
M. Philippe Bas, président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale, auteur de la proposition de loi et de la proposition de loi organique. Madame la présidente, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, la justice va mal.
Les délais ne cessent de s’allonger. En dix ans, ils sont passés de sept mois et demi à près d’un an pour les tribunaux de grande instance. Dans le même temps, le stock d’affaires en attente a augmenté de plus d’un quart. Or le nombre de magistrats et de greffiers a diminué. Les vacances de postes sont devenues endémiques : actuellement, près de 500 postes de magistrats et 900 postes de greffiers ne sont pas pourvus.
Les juridictions sont proches de l’embolie. Chaque année, on compte plus de 2,6 millions nouvelles affaires civiles et plus de 1,2 million nouvelles affaires pénales.
Je veux ici rendre hommage à tous les magistrats, aux personnels judiciaires et pénitentiaires, aux avocats et aux auxiliaires de justice dont le dévouement quotidien, dans des conditions difficiles, voire dégradées, fait que la justice est encore rendue dans notre pays.
Des millions de Français sont concernés. Pour eux, la justice, ce sont d’abord les litiges relatifs aux loyers, aux crédits à la consommation, aux saisies sur salaire, à la propriété, à l’état civil, au droit du travail, au recouvrement de créances et, bien sûr, aux divorces, à la garde des enfants, aux pensions alimentaires…
À l’égard de tous nos concitoyens en demande de justice, les tribunaux doivent avant tout répondre à des impératifs de service public : qualité, facilité d’accès, simplicité de fonctionnement, rapidité et, bien évidemment, effectivité de l’exécution des jugements.
Il suffit d’énoncer toutes ces exigences pour mesurer le chemin qui reste à accomplir pour répondre aux attentes des Françaises et des Français.
En attestent aussi les lenteurs et les dysfonctionnements de l’aide juridictionnelle, ainsi que l’incroyable complexité du partage des compétences entre tribunaux d’instance et tribunaux de grande instance. Dans notre pays, le parcours de l’accès au droit demeure trop souvent labyrinthique.
Quant à la chaîne pénale, elle se caractérise par un phénomène de saturation qui prend deux formes : 100 000 condamnations à une peine de prison ferme en attente d’exécution ; 70 000 détenus pour 58 000 places en prison – chaque nuit, 1 800 détenus dorment sur un matelas posé à même le sol.
C’est dire l’ampleur des défis que doit relever la justice de notre pays pour sortir de la crise dans laquelle un long délaissement l’a plongée.
Pendant près d’un an, la mission pluraliste de la commission des lois a entendu au Sénat non loin de 300 personnalités du monde judiciaire et a accompli de nombreux déplacements à travers notre pays pour apprécier concrètement les conditions de fonctionnement de la justice.
La mission a rendu son rapport le 4 avril dernier. Nous sommes parvenus à faire émerger ensemble 127 propositions, dont 125 ont fait l’objet d’un accord entre nous. Il s’agit d’un consensus politique, mais aussi d’un large consensus judiciaire.
Au cours de notre plongée dans le monde de la justice, jamais ou presque la question du manque d’indépendance n’a spontanément été soulevée, sauf pour la nomination des magistrats du parquet. L’indépendance de la justice est profondément ancrée non seulement dans notre droit, mais aussi dans la culture et les pratiques des magistrats. Elle n’est en rien menacée.
C’est pourquoi nous avons concentré nos réflexions et nos propositions sur la question des moyens, de l’organisation et de la gestion des juridictions plutôt que sur la conception de réformes institutionnelles sans portée concrète qui nous auraient enfermés dans des débats idéologiques dépassés ayant trop souvent servi de prétexte à l’inertie.
Les propositions de loi qui vous sont présentées sont le fruit de ce travail.
Au cours des quinze dernières années, la demande de justice a progressé beaucoup plus vite que les moyens, même si, contrairement aux idées reçues, ceux-ci ont en réalité beaucoup augmenté, passant de 4,5 milliards d’euros en 2002 à 8,5 milliards d’euros en 2017.
Mais cet effort s’est révélé très insuffisant compte tenu de l’explosion du nombre des instances. En réalité, la justice a été négligée, sauf, peut-être, durant la période 2002-2007, au cours de laquelle le budget a augmenté de 37 %. Le rythme de la hausse a ensuite été inférieur de moitié.
Pourquoi ce ralentissement ? Parce que dès l’été 2002 avait été votée une loi de programmation des moyens de la justice, mise en œuvre cent jours après l’élection présidentielle. La sincérité de la priorité donnée à la justice avait alors été démontrée avec éclat…
La véritable épreuve de vérité permettant d’apprécier la volonté politique de redresser la justice est donc bien la capacité à adopter rapidement une loi de programmation liant le Gouvernement et le Parlement dans l’élaboration et l’exécution des lois de finances de tout le quinquennat.
La proposition qui vous est présentée vise à augmenter le budget de la justice de 28 % en cinq ans, avec la création de près de 14 000 postes et de 15 000 places de prison, pour atteindre un budget d’environ 11 milliards d’euros en 2022.
Cette augmentation est, certes, moindre que celle qui est intervenue entre 2002 et 2007, mais elle est déjà près de deux fois plus importante que celle qui a été enregistrée pendant le précédent quinquennat.
Pour atteindre ces objectifs matériels, la croissance du budget de la justice devra s’élever en moyenne à 5 % par an, c’est-à-dire être nettement supérieure à celle du budget 2017 et du projet de budget pour 2018, qui traduisent pourtant une évolution substantielle par rapport aux années précédentes.
Il faut, par ailleurs, mettre la justice à l’abri des mesures de mise en réserve et d’annulation de crédits qui provoquent, depuis si longtemps, une gestion erratique des budgets et une exécution chaotique des travaux programmés sans véritablement contribuer à la maîtrise des dépenses publiques. Des dispositions vous sont proposées en ce sens.
Madame la garde des sceaux, je suis heureux de voir que le Gouvernement, après tant et tant de rapports, a lancé le mois dernier une réflexion multiforme sur la réforme de la justice. Les cinq groupes de travail devront vous remettre leurs conclusions en janvier prochain. Je veux croire que l’inscription de nos deux propositions de loi à l’ordre du jour du Sénat n’est peut-être pas étrangère au lancement de cette nouvelle réflexion.
Mais, si le Gouvernement a posé de bonnes questions, nous espérons avoir déjà formulé les bonnes réponses ! Ce serait une perte de chance pour la justice que de ne pouvoir disposer d’une loi de programmation que dans le courant de l’année 2019, deux ans après l’élection présidentielle.
Si nous voulons œuvrer au redressement de la justice dans l’unité nationale nécessaire, il faut aller vite. C’est pourquoi il est essentiel que la réforme de la justice soit adoptée dès maintenant par le Sénat et qu’elle devienne ensuite, si vous le voulez bien, un instrument entre les mains du Gouvernement pour que l’Assemblée nationale se prononce à son tour rapidement, c’est-à-dire au début de l’année 2018, dès que le Gouvernement aura tiré les enseignements des travaux que vous venez de lancer et que j’ai évoqués.
Une loi quinquennale qui ne trouverait à s’appliquer que durant les trois dernières années du quinquennat constituerait, pour la justice, une occasion largement manquée.
Le montant des crédits de la justice n’est bien sûr pas seul en cause. Il faut également poser la question, soulevée à de nombreuses reprises par la Cour des comptes, de l’organisation, du fonctionnement et de la gestion des cours et tribunaux, ainsi que des prisons. Il serait vain, en effet, de déployer de nouveaux moyens sans une transformation profonde de la façon d’utiliser les moyens existants.
La réforme sera le corollaire de l’engagement financier de l’État et, en quelque sorte, sa contrepartie. C’est pourquoi les textes qui vous sont soumis proposent des changements profonds.
La création d’un tribunal de première instance permettra de créer une unité de gestion des juridictions de proximité en maintenant l’intégralité des implantations actuelles.
Le développement massif de la conciliation et de la médiation concentrera le juge sur son office et accélérera le traitement des litiges.
La réforme de l’aide juridictionnelle écartera du prétoire les recours manifestement irrecevables et financera l’accès au juge par le rétablissement d’un droit de timbre modique.
L’amélioration de la gestion des ressources humaines, en magistrats comme en greffiers, mettra fin aux vacances de poste endémiques qui paralysent tant de petites juridictions déshéritées.
Le renforcement de l’équipe du juge permettra aux magistrats de se consacrer pleinement à leurs tâches.
Je cite encore le renforcement des pouvoirs budgétaires des chefs de juridiction, l’accélération des processus de dématérialisation des procédures, l’exigence d’études d’impact dignes de ce nom et, enfin, la clarification du régime de l’aménagement des peines.
Cette dernière mesure est une nécessité pour rétablir la confiance dans la justice pénale. Il n’est compréhensible ni pour les victimes ni pour les condamnés eux-mêmes que des peines de prison ferme allant jusqu’à deux ans ne donnent lieu, en pratique, à aucune incarcération. Si les alternatives à l’emprisonnement, dont l’essor stagne depuis cinq ans, doivent être développées, il importe de sortir de l’ambiguïté actuelle : une peine de prison ferme est une peine de prison ferme ; elle doit être exécutée, ou alors il faut prononcer une autre peine !
Madame la garde des sceaux, mes chers collègues, l’ambition de ces deux propositions de loi montre l’attachement que le Sénat porte à notre état de droit. Elles reflètent les attentes profondes de tous les Français, et pas seulement celles des serviteurs de la justice.
Sur un marché du droit en pleine expansion, les tribunaux n’ont plus de monopole : nous assistons à l’essor de sites internet proposant un éventail de plus en plus large de services de règlement des litiges. Si la justice continuait à dépérir, si le sursaut était encore différé, une justice de substitution, qui risquerait d’être aussi une justice au rabais, pourrait prospérer.
Voilà pourquoi, mes chers collègues, il y a urgence à agir pour la sauvegarde et le redressement de notre justice. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains, du groupe Union Centriste et du groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen.)