M. le président. La parole est à M. Philippe Bonnecarrère, au nom de la commission des affaires européennes.
M. Philippe Bonnecarrère, au nom de la commission des affaires européennes. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, la commission des affaires européennes a, à l’unanimité, émis un avis favorable sur le texte portant transposition de la directive « secret des affaires » – ou « secret d’affaires » – dans la version issue des travaux du Parlement européen et de l’Assemblée nationale, sans s’interdire ou sans vous interdire quelques améliorations de détail, pour deux raisons : le parcours complet et réfléchi du texte, qui a fait l’objet d’examens croisés, et le nécessaire équilibre entre la protection des affaires et, par là même, du secret des affaires et la liberté d’information, dans l’intérêt général.
Premièrement, je veux revenir sur le parcours du texte, complet et intéressant à mesurer, pour vous donner une vision complémentaire de celles qui vous ont été présentées par Mme la ministre et par notre collègue rapporteur.
En 2010 et 2011, la Commission européenne a mené des études et des consultations dans le cadre de la « Stratégie Europe 2020 », avec, comme enjeu, la protection des actifs immatériels des entreprises.
À partir de la fin de l’année 2011 et en 2012 a été conduite une consultation publique.
En 2013, la directive a été préparée et présentée par Michel Barnier, avec une réaction très positive des États.
L’année 2014 a vu l’examen de cette directive par le Parlement européen et le Sénat, avec une résolution que vous avez adoptée le 11 juillet 2014, approuvant les orientations retenues par la Commission.
En 2015, la commission des affaires européennes a suivi les négociations, dressant un nouveau point d’étape au mois de juillet.
En 2016, la directive a été adoptée par le Parlement européen, après l’examen de plus de 300 amendements.
Au premier trimestre de l’année 2018, elle a été examinée par l’Assemblée nationale.
Autrement dit, ce texte a une histoire. Il est le fruit d’une maturation qui garantit son équilibre. Il convient de le garder en mémoire, tout en constatant – ce n’est pas négligeable – la capacité de notre assemblée à travailler en amont des textes européens.
Deuxièmement, je veux évoquer le nécessaire équilibre entre secret des affaires et liberté d’information
Notre rapport a ciblé quelques dispositions à ajuster, mais, sur le fond, nous avons relevé une transposition de bonne facture, minimale et généralement rigoureuse, et la réaffirmation de la liberté d’information et d’expression. Je pense en particulier, sur ce point, à l’insertion d’un renvoi à la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et, bien sûr, à la définition des éléments d’ordre public qui permettent à la liberté d’information et d’expression d’exercer son plein effet.
Je pense également à l’ajout, sur l’initiative de nos collègues de l’Assemblée nationale, d’une référence à la Charte de l’environnement, qui, vous le savez, fait partie de notre bloc de constitutionnalité depuis 2004.
Pour conclure, vous l’avez compris, mes chers collègues, tout est question, pour ce texte, de juste équilibre. Et ce n’est pas uniquement une vision centriste !
Si notre assemblée a une totale latitude législative dans la limite d’une transposition et n’est donc en rien tenue de s’aligner sur les positions du Parlement européen ou de l’Assemblée nationale, comme le souligne fréquemment le président de notre commission des lois, je me permets de vous inciter à une grande mesure, quelles que soient vos bonnes volontés ou vos bonnes intentions. En effet, il ne faudrait pas donner l’impression d’étendre excessivement le secret des affaires pour certains. De même, une trop grande créativité législative en matière d’exceptions entraînerait une complexité rédactionnelle qui finirait par nuire aux objectifs mêmes de la loi.
Cela dit, mes chers collègues, il ne me semble pas interdit de préparer en amont, dans le respect des compétences de chacun, les conditions d’un accord entre les deux assemblées sur ce texte, qui ne mérite ni l’infamie d’un renvoi en commission ni celle d’une question préalable, mais qui doit garder jusqu’au bout le cap du juste équilibre. (Applaudissements sur les travées du groupe Union Centriste. – M. Thani Mohamed Soilihi applaudit également.)
M. le président. Nous passons à la discussion de la motion tendant à opposer la question préalable.
Question préalable
M. le président. Je suis saisi, par MM. Bocquet, Collombat, Gay et les membres du groupe communiste républicain citoyen et écologiste, d’une motion n° 1.
Cette motion est ainsi rédigée :
En application de l’article 44, alinéa 3, du règlement, le Sénat décide qu’il n’y a pas lieu de poursuivre la délibération de la proposition de loi, adoptée par l’Assemblée nationale, portant transposition de la directive (UE) 2016/943 du Parlement européen et du Conseil du 8 juin 2016 sur la protection des savoir-faire et des informations commerciales non divulgués contre l’obtention, l’utilisation et la divulgation illicites.
Je rappelle que, en application de l’article 44, alinéa 8, du règlement du Sénat, ont seuls droit à la parole sur cette motion l’auteur de l’initiative ou son représentant, pour dix minutes, un orateur d’opinion contraire, pour dix minutes également, le président ou le rapporteur de la commission saisie au fond et le Gouvernement.
En outre, la parole peut être accordée pour explication de vote, pour une durée n’excédant pas deux minutes et demie, à un représentant de chaque groupe.
La parole est à M. Éric Bocquet, pour la motion.
M. Éric Bocquet. Monsieur le président, madame la ministre, messieurs les rapporteurs, mes chers collègues, quel exploit ! Nous nous devions, en cet instant, de le souligner. « Exploit », c’est ainsi qu’il convient de qualifier la présentation, devant notre Haute Assemblée, de cette proposition de loi venue du Palais-Bourbon.
Déposé le 19 février dernier, objet de la procédure accélérée à compter du 21, puis expédié pour avis au Conseil d’État – cet avis ayant été rendu public le 22 mars –, le texte a été adopté par l’Assemblée nationale le 28 mars et l’on espère que son examen par le Sénat sera achevé le 19 avril. Soit deux mois montre en main, avec une commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale se réunissant avant même que Conseil d’État ne rende son avis.
C’est un exploit au vu des différentes tentatives pour inscrire le secret des affaires dans notre droit positif.
C’est également un exploit au vu de la difficulté que rencontre la doctrine à définir précisément le secret des affaires.
C’est un exploit, enfin, si l’on compare ce texte avec la proposition de loi portant sur la revalorisation des retraites agricoles, déposée par notre groupe, qui, malgré le soutien d’une très large majorité du Sénat, est encore en instance, alors que, dans le même temps, on nous invite à discuter d’un texte déposé le 19 février dernier sur le bureau de l’Assemblée nationale.
M. Roland Courteau. Hélas !
M. Éric Bocquet. Sur la forme, cette proposition de loi est un « faux nez » bien utile pour éviter d’en passer par un projet de loi, lequel aurait nécessité une étude d’impact et aurait possiblement bien plus médiatisé le contenu de la directive européenne relative au secret des affaires.
Mme Michelle Gréaume. Exact !
M. Éric Bocquet. Cette absence, sur un texte aux conséquences aussi lourdes et incertaines sur la liberté de la presse et la liberté d’information, est en soi suffisante, à nos yeux, pour refuser de le voter. À cela s’ajoute le caractère risible de l’argument du vide juridique, qui expliquerait l’impérieuse nécessité de transposer ces dispositions dans le droit français, lequel serait, nous dit-on, totalement dépourvu de garanties de la propriété industrielle, de la propriété intellectuelle des secrets de fabrication.
Dès lors que son double caractère inutile et hasardeux est acté, se pose la question de ce qu’est cette directive, qui a suscité plusieurs pétitions rassemblant, rappelons-le, plus de 550 000 signataires, sur l’initiative, entre autres, de la journaliste Élise Lucet, ou encore 330 000 signataires à l’appel de certaines ONG, comme Pollinis, Attac ou la Ligue des droits de l’homme – et encore ne s’agit-il que de la France…
Il a été largement démontré que cette directive a été écrite sous la dictée des multinationales elles-mêmes. Nous ne reviendrons pas sur les problèmes posés par la comitologie bruxelloise et par le fléau que constitue le lobbying au niveau européen, fût-il encadré et déclaré.
Nous pensons véritablement que ce texte, du point de vue du droit, est aux limites du conflit d’intérêts, éclairant d’un jour nouveau la conception de la « société civile » dans ce « nouveau monde ».
À cet égard, il n’est pas inutile de revenir sur le processus législatif européen qui commence en 2013, dans la tourmente des « Panama Papers » ou encore des Luxleaks. Que fait alors la Commission européenne ? Elle ne propose ni plus ni moins que d’accorder la priorité à la protection du secret des affaires, notion au demeurant assez floue – elle l’est toujours aujourd’hui. À moins que le caractère « secret » de certaines affaires n’agisse précisément comme une sorte de tautologie, en vertu de laquelle les affaires sont secrètes parce qu’elles le sont…
Encore une fois, la Commission européenne a fait la preuve de sa grande capacité d’écoute et de compréhension de certains milieux d’affaires, dans une Europe dont les peuples s’interrogent de plus en plus sur la direction prise par la construction européenne elle-même.
Sur le fond, cette proposition de loi sur le secret des affaires tend clairement à aller à contre-courant du sens de l’histoire. Nous sommes, en effet, depuis la crise financière de 2008, engagés dans un processus long – trop long diront certains – de transparence des activités économiques et financières, marqué par des avancées comme la convention fiscale de l’OCDE, dont nous allons débattre demain matin.
La transparence s’impose partout comme une évidence, comme une nécessité démocratique essentielle dans nos sociétés. Mais ce mouvement s’arrêterait aux portes de l’entreprise. Cela est regrettable, pour ne pas dire inacceptable.
De plus, l’un des points nodaux de la proposition de loi qui nous est soumise est d’arguer que le droit français serait dépourvu de protection du secret des affaires. Toutefois, en l’absence d’étude d’impact, il est impossible d’en avoir la certitude. Au reste, le renvoi à l’expertise européenne n’est pas acceptable, tout comme l’impossibilité d’en prévoir les effets juridiques. Les parlements nationaux ne peuvent sous-traiter cette étape essentielle du processus législatif.
L’absence d’étude d’impact, tout anodine qu’elle puisse paraître, agit comme le révélateur de ce passage en force que l’on souhaite nous imposer avec l’adoption de ce texte.
Relisons ce que disait l’auteur et rapporteur de la proposition de loi, M. Raphaël Gauvain : « Pourquoi protéger le secret des affaires ? Cette proposition de loi intervient pour combler un vide juridique : en France, la protection du secret des affaires relève pour l’essentiel de l’application jurisprudentielle des règles de droit commun de la responsabilité civile. Pourtant, de nombreux pays, parmi lesquels nos concurrents économiques, et en tout premier lieu les États-Unis, disposent depuis longtemps d’un arsenal législatif performant en la matière pour défendre leurs entreprises. »
Un vide juridique ? Je crois pourtant savoir que nous sommes pourvus d’un droit de la propriété intellectuelle depuis un certain temps, et que celui-ci couvre, entre autres, la protection des marques, brevets, dessins, modèles et autres processus de fabrication, base du patrimoine immatériel de nos entreprises ! On peut même se demander, à la lecture de ces propos, si l’auteur de la proposition de loi sait que les services douaniers agissent depuis des décennies contre la contrefaçon en remontant les filières de production de produits parfois dangereux pour la santé.
Faut-il une preuve de l’inanité de cet argument du vide juridique ? Si oui, je demande pourquoi l’Assemblée nationale aurait, lors des débats, adopté l’article 3, de portée apparemment rédactionnelle, qui passe en revue tous les codes existants où résident des dispositions protectrices de ce que l’on appelle le « secret des affaires » ! Cette dizaine de codes ainsi toilettés constitue, me semble-t-il, un vide juridique particulièrement bien rempli !
À la vérité, comme le dit l’auteur et rapporteur de la proposition de loi, une bonne partie du droit positif en la matière procède, aujourd’hui, de la jurisprudence.
Aussi, le soubassement de cette proposition de loi est non pas tant le vide juridique que la volonté de faire primer le droit des affaires et, au sein de celui-ci, le secret des affaires sur toute autre considération.
Protection de la liberté de l’information ? Texte équilibré ? Protection des lanceurs d’alerte et respect des libertés syndicales ? Comment dire ?… Si nous ne savons toujours pas ce qu’est le secret des affaires – nous y reviendrons avec un cas d’espèce –, il est certain qu’un syndicaliste allemand pourra échanger en toute sécurité juridique avec ses collègues français ou belges du même groupe industriel à la condition expresse d’avoir prouvé qu’il ne mettait pas en péril le secret des affaires. Sinon, il lui en cuira, comme le prouve le texte proposé à l’article 1er pour l’article L. 151-8 du code de commerce, selon lequel le secret n’est pas opposable lorsque « la divulgation du secret des affaires par des salariés à leurs représentants est intervenue dans le cadre de l’exercice légitime par ces derniers de leurs fonctions, pour autant que cette divulgation ait été nécessaire à cet exercice. » Dans le cas contraire, engagera-t-on une procédure de licenciement pour faute lourde ?
Prenons désormais un dernier exemple. La proposition de loi définit le secret des affaires comme toute information revêtant « une valeur commerciale, effective ou potentielle, du fait de son caractère secret ». Autrement dit, une information commerciale donnée est couverte par le secret des affaires au motif qu’elle est secrète. La valeur de l’information, pour plus de précision, est d’ailleurs considérée comme effective ou potentielle, ce qui laisse imaginer on ne sait trop quoi… Mes chers collègues, souhaitons bon courage aux juges !
Outre que la plupart de nos grands groupes, singulièrement ceux qui font « appel public à l’épargne », sont tenus, par le code de commerce, de produire une information fidèle aux investisseurs sur leur situation économique, sociale et financière et même l’accomplissement de leur responsabilité sociale et environnementale, voilà qu’il s’agirait de protéger des fichiers de clients ou de fournisseurs, des méthodes et des stratégies commerciales, des informations sur les coûts et les prix, les projets de développement, les sinistres ou encore les études de marché.
Il y aurait donc urgence à couvrir du secret des affaires la réalité peu enviable de circuits d’approvisionnement conduisant vers les pays à bas coût salarial, à donner vertu aux méthodes de marketing les plus éculées, à laisser passer le jeu sur les prix de transfert et la possible vente à perte, à permettre la pratique des marges arrière ou encore du chantage permanent auprès des fournisseurs. Voilà sans doute une conception fort intéressante de l’économie par le prisme de ce secret des affaires, qui ne correspond nullement à l’intérêt général, mais qui satisfait plus sûrement quelques intérêts économiques et financiers bien particuliers, ainsi que leurs obligés avocats.
Au nom de la transparence et du débat démocratique, je ne peux qu’inviter le Sénat à voter cette motion tendant à opposer la question préalable. (Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain citoyen et écologiste et du groupe socialiste et républicain. – M. Joël Labbé applaudit également.)
M. Christophe-André Frassa, rapporteur. Même si l’on peut légitimement déplorer les conditions de présentation et d’examen de ce texte – transposition d’une directive au moyen d’une proposition de loi, donc sans étude d’impact ; délai d’à peine deux semaines entre l’adoption en séance par l’Assemblée nationale et le passage en commission au Sénat ; examen quelques semaines seulement avant l’expiration du délai de transposition –, je souhaite mettre l’accent sur un point : l’adoption de la question préalable entraînerait le rejet du texte.
Mme Éliane Assassi. Quel argument !
M. Christophe-André Frassa, rapporteur. Que ferait-on dans cette hypothèse ?
Mme Éliane Assassi. On travaillerait !
M. Christophe-André Frassa, rapporteur. Non ! En effet, ce texte est nécessaire afin de mieux protéger les informations confidentielles de nos entreprises, mais, surtout, pour transposer la directive dans les délais. Je n’y peux rien si la date butoir a été fixée au 9 juin prochain !
L’avis de la commission est donc défavorable.
M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?
Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux. L’avis du Gouvernement est également défavorable.
Monsieur le sénateur, vous avez utilisé l’expression « passage en force » pour évoquer la rapidité du processus qui a conduit à l’examen par le Sénat de cette proposition de loi, mais, comme l’ont rappelé aussi bien M. le rapporteur que M. Bonnecarrère, ce n’est pas la première fois que ce sujet est porté devant le Parlement ! Ce texte ne vient pas de nulle part : il s’inscrit dans une généalogie de tentatives pour aborder le sujet du secret des affaires.
Vous dites, monsieur le sénateur, qu’il n’y a pas de vide juridique, puisque nous pourrions faire référence à d’autres dispositions. Ce faisant, vous évoquez notamment la propriété intellectuelle.
Comme vous, je considère que des dispositions existent d’ores et déjà. Pour autant, il me semble que ce texte apporte quelque chose en plus.
Il consacre d’abord une définition générale qui permettra une approche commune, globale.
Il permet ensuite une articulation avec les autres droits fondamentaux, ce qui est nouveau.
Enfin, il établit une durée : alors que l’application des dispositions que vous évoquez, notamment concernant la propriété intellectuelle, commence avec l’émergence et s’achève en même temps que la vie du produit ou du service créé, la présente proposition de loi s’inscrit dans un temps plus long.
Pour ces trois raisons, je suis défavorable à la motion proposée.
M. le président. La parole est à M. Philippe Bonnecarrère, pour explication de vote.
M. Philippe Bonnecarrère. Nous ne sommes pas favorables à l’adoption de cette motion.
M. Bocquet a qualifié ce texte de « faux nez ». Or il est en maturation depuis 2010, donc depuis huit ans, ce qui a permis un examen assez attentif des choses. Personne n’est pris par surprise.
Pour défendre votre motion, cher collègue, vous avez également évoqué un délai d’examen trop rapide. Pour avoir été très attentif au travail de la commission des affaires européennes, dont vous avez animé les réunions par de fréquentes interventions, vous pouvez donc témoigner qu’elle a examiné cette question dès 2014 et 2015 !
Pour ce qui concerne les délais, j’ajoute qu’il faut aussi garder le cap de la date limite de transposition, qui, je le rappelle, est fixée au 9 juin 2018, ce qui ne laisse guère de marge de manœuvre au Gouvernement.
Pour terminer, de notre point de vue, ce texte ne présente aucun élément d’indignité, à condition, j’y insiste, que l’on veille au maintien de son équilibre, ce qui sera, à mon avis, l’objet des débats à venir. Je suis persuadé que le groupe auquel vous appartenez, monsieur Bocquet, ne manquera pas d’y prendre toute sa part !
M. le président. La parole est à M. Jacques Bigot, pour explication de vote.
M. Jacques Bigot. Madame la ministre, vous l’avez dit vous-même, vous souhaitez que le débat au Parlement puisse rassurer ceux que ce texte inquiète. « En même temps », pour reprendre votre slogan, vous ne souhaitez pas que ce débat soit long… Il faudrait savoir !
En faisant déposer une proposition de loi très artificielle, vous avez évité le projet de loi et l’étude d’impact, alors qu’aussi bien le Conseil d’État que le Défenseur des droits, entre autres, estiment que les complexités juridiques du texte méritent d’être étudiées. Vous venez nous demander de voter ce texte dans des conditions de délai extrêmement contraintes qu’a rappelées notre collègue Éric Bocquet. Non ! Nous pensons que ce texte mérite mieux.
Mes chers collègues, pour la commission des affaires européennes, il est exact qu’il n’y a pas de surtransposition. Nous sommes dans l’épure de la directive. Toutefois, comme la directive le prévoit, la loi française doit aussi être prise en compte. Or le droit national compte toute une série de possibilités, attendues notamment par les organes de presse, les journalistes, les lanceurs d’alerte, qui nous ont alertés sur ce point.
Le texte mérite donc incontestablement un plus long débat.
Nous vous suivrons donc, mon cher collègue, et voterons la motion tendant à opposer la question préalable. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain et du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.)
M. le président. La parole est à M. Thani Mohamed Soilihi, pour explication de vote.
M. Thani Mohamed Soilihi. J’entends les arguments qui ont été développés par notre collègue en soutien de la motion.
Il est vrai que les délais d’examen qui nous ont été imposés sont contraints. Ce n’est pas la première fois, et ce ne sera certainement pas la dernière ! (Protestations sur les travées du groupe communiste républicain citoyen et écologiste, du groupe socialiste et républicain et du groupe Les Républicains.)
M. Michel Savin. C’est rassurant !
M. Thani Mohamed Soilihi. Toutes les majorités ont eu recours à cette pratique.
M. Michel Savin. Non !
M. Thani Mohamed Soilihi. Au reste, si les délais sont contraints, le débat est ancien. Il est connu. La directive date de 2016.
Mme Marie-Noëlle Lienemann. Alors, pourquoi le Parlement n’a-t-il rien fait ?
M. Thani Mohamed Soilihi. Il faut désormais l’adopter.
La discussion doit se poursuivre, y compris au Sénat. M. le rapporteur a réalisé un travail intéressant,…
M. Michel Savin. Remarquable !
M. Thani Mohamed Soilihi. … qui mérite que l’on s’y arrête et que l’on examine les amendements déposés.
Pour ces raisons, je suis favorable à la poursuite de l’examen du texte.
Bien évidemment, mon groupe s’opposera à l’adoption de cette motion.
M. le président. La parole est à M. Joël Labbé, pour explication de vote.
M. Joël Labbé. Compte tenu de l’hétérogénéité de notre groupe, je m’exprimerai au nom d’une partie de celui-ci et en mon nom personnel.
Je suis très sensible aux arguments qui ont été avancés par notre collègue…
M. le président. Monsieur le sénateur, permettez-moi de rappeler que les explications de vote ne sont pas individuelles : les orateurs s’expriment au nom de leur groupe.
M. Joël Labbé. Monsieur le président, je crois savoir que, au RDSE, les avis sont partagés.
Quoi qu’il en soit, je ferai partie de ceux qui voteront la motion. (Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.)
Mme Marie-Noëlle Lienemann. Il peut y avoir des divergences au sein des groupes !
M. le président. Je mets aux voix la motion n° 1, tendant à opposer la question préalable.
Je rappelle que l’adoption de cette motion entraînerait le rejet de la proposition de loi.
J’ai été saisi d’une demande de scrutin public émanant du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.
Je rappelle que l’avis de la commission est défavorable, de même que celui du Gouvernement.
Il va être procédé au scrutin dans les conditions fixées par l’article 56 du règlement.
Le scrutin est ouvert.
(Le scrutin a lieu.)
M. le président. Personne ne demande plus à voter ?…
Le scrutin est clos.
J’invite Mmes et MM. les secrétaires à procéder au dépouillement du scrutin.
(Il est procédé au dépouillement du scrutin.)
M. le président. Voici, compte tenu de l’ensemble des délégations de vote accordées par les sénateurs aux groupes politiques et notifiées à la présidence, le résultat du scrutin n° 93 :
Nombre de votants | 338 |
Nombre de suffrages exprimés | 338 |
Pour l’adoption | 95 |
Contre | 243 |
Le Sénat n’a pas adopté.
Discussion générale (suite)
M. le président. Dans la suite de la discussion générale, la parole est à M. Thani Mohamed Soilihi, pour le groupe La République En Marche.
M. Thani Mohamed Soilihi. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, la directive européenne du 8 juin 2016 sur la protection des savoir-faire et des informations commerciales non divulgués contre l’obtention, l’utilisation et la divulgation illicites, dite « secrets d’affaires », ayant pour but d’harmoniser la notion de secret des affaires, doit être transposée dans notre droit interne avant le 9 juin 2018. Pour cette raison, une proposition de loi a été déposée sur le bureau de l’Assemblée nationale, le 19 février dernier, par les membres du groupe La République En Marche, et la procédure accélérée a été engagée par le Gouvernement.
L’objectif est triple : mettre la France au niveau de protection des entreprises étrangères, offrir un cadre juridique européen commun et prévenir l’espionnage économique ou le « pillage » ou la divulgation des innovations à des concurrents. Il est ici question des brevets, des secrets de fabrication et, surtout, des données économiques de nos entreprises à l’heure du tout numérique.
La directive a posé trois critères pour qualifier une information relevant du secret d’affaires : ne pas être facilement accessible à des personnes extérieures à l’entreprise ; revêtir une valeur commerciale parce qu’elle est secrète ; faire l’objet de mesures de protection raisonnables de la part de l’entreprise. Cette définition est reprise par le présent texte, qui prévoit également que les entreprises victimes de vols d’informations pourront ester en justice.
Toute la difficulté de telles dispositions réside dans la manière de conjuguer la légitime protection du secret des affaires de nos entreprises et le respect des libertés fondamentales, telles que la liberté d’informer la société civile, dont les journalistes, les lanceurs d’alerte ou encore les représentants des salariés doivent pouvoir user. Les inquiétudes formulées par ces derniers ont, me semble-t-il, été entendues par le rapporteur du texte à l’Assemblée nationale, qui a prévu un certain nombre de garde-fous non négligeables. En effet, le texte sorti de l’Assemblée nationale dispose que le secret des affaires ne peut s’appliquer lorsqu’il s’agit d’« exercer le droit à la liberté d’expression et de communication, y compris le respect de la liberté de la presse ». Ainsi, les entreprises ne pourraient se prévaloir du dispositif de la présente proposition de loi pour bloquer la publication d’une enquête ou réclamer des dommages et intérêts à un journal.
À ce titre, il convient de rappeler que, en l’état actuel du droit, et avant même la transposition de la directive, des actions en justice sont d’ores et déjà engagées à l’encontre d’organes de presse. J’en veux pour preuve la très récente décision Conforama : cette enseigne a obtenu gain de cause pour faire retirer un article de l’hebdomadaire Challenges faisant état de ses difficultés financières – étant précisé qu’appel a été interjeté…
S’agissant des lanceurs d’alerte, le texte issu des travaux de l’Assemblée nationale proposait que le secret des affaires ne soit pas opposé aux personnes révélant, « dans le but de protéger l’intérêt général et de bonne foi, une activité illégale, une faute ou un comportement répréhensible ».
Par ailleurs, la création d’une nouvelle amende civile visant à dissuader les « procès bâillons » intentés par des entreprises ciblées par les révélations de journalistes ou de lanceurs d’alerte afin de les épuiser juridiquement et financièrement apportait une protection supplémentaire malheureusement supprimée dans le texte qui nous est soumis aujourd’hui.
Enfin, la proposition de loi organisait une troisième exception au secret des affaires pour les salariés obtenant des informations internes sur leur entreprise et les transmettant à leurs représentants, tels que les délégués syndicaux, si leur divulgation est « nécessaire » à l’exercice des fonctions dudit représentant.
En définitive, en intégrant le secret des affaires dans notre droit, fidèlement et dans les délais de la directive, il n’est pas question de porter atteinte à la liberté d’informer. Je comprends les craintes exprimées, mais le texte sorti de l’Assemblée nationale était parvenu à trouver un juste équilibre.
Au lieu de chercher à hiérarchiser et, du même coup, à opposer les principes fondamentaux, il nous appartient, en tant que législateur, de réussir à les articuler les uns avec les autres. Or le texte issu des travaux de notre commission des lois va au-delà de la directive, surprotège le secret des affaires et, par là même, rompt l’équilibre auquel étaient parvenus nos collègues de l’Assemblée nationale.
Notre groupe a déposé un certain nombre d’amendements visant, notamment, à rétablir l’amende civile contre les procédures dilatoires ou abusives et à supprimer l’infraction pénale spéciale réprimant la violation du secret des affaires créée par la commission, que je juge superfétatoire. Nous conditionnerons notre vote à leur adoption ou, à tout le moins, à la présence de gages d’équilibre et de proportionnalité indispensables.