Mme Marie-Pierre de la Gontrie. C’était le 25 juillet 2017 !
M. Olivier Dussopt, secrétaire d’État. De fait, vous avez été encore plus précise, il y a un instant, dans un tweet que vous avez commis et dont j’ai pris connaissance. Vous y avez indiqué que, le 25 juillet 2017, je m’étais félicité de l’adoption, par le Sénat, d’un aménagement au « verrou de Bercy ». Je l’ai fait et, si c’était à refaire, je le referais.
Mme Marie-Pierre de la Gontrie. C’est contradictoire !
M. Olivier Dussopt, secrétaire d’État. Ce que vous proposez aujourd’hui, c’est une suppression totale du « verrou ». À aucun moment, les groupes socialistes de l’Assemblée nationale – j’en étais membre – comme du Sénat ne se sont prononcés en faveur de cette suppression.
Le 5 juillet…
Mme Marie-Pierre de la Gontrie. Le 25 juillet !
M. Olivier Dussopt, secrétaire d’État. … 2016. Vous parlez du 25 juillet 2017, et moi du 5 juillet 2016 ! Le 5 juillet 2016, donc, dans cet hémicycle, la totalité des membres du groupe socialiste du Sénat ont voté contre un amendement présenté par le sénateur Éric Bocquet visant à supprimer le « verrou de Bercy ». Au demeurant, sous la législature précédente, chaque fois qu’une mesure en ce sens a été adoptée par le Sénat, le groupe socialiste a suivi l’avis du Gouvernement, refusé cette suppression et affirmé sa volonté d’aménager le « verrou », et non de le supprimer totalement.
C’est la ligne que je suis aujourd’hui. (M. Julien Bargeton applaudit.)
M. le président. La parole est à M. Éric Bocquet.
M. Éric Bocquet. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, monsieur le rapporteur, cher collègue Philippe Dominati, compagnon de lutte de la commission d’enquête (M. Antoine Lefèvre sourit.), mes chers collègues, nous voulons d’abord saluer l’initiative de nos collègues du groupe socialiste et républicain de porter au débat la question du fameux « verrou de Bercy », sujet abordé à plusieurs reprises en commission des finances et dans l’hémicycle, au sein duquel, par trois fois, des amendements tendant à la suppression du « verrou de Bercy » ont pu être adoptés, dans la grande diversité de nos sensibilités politiques. C’est dire si ce sujet n’est pas partisan : il s’agit tout simplement d’une préoccupation républicaine, animée par le souci de l’intérêt général.
Chacun conviendra que, au lendemain du jugement rendu par la cour d’appel sur l’affaire Cahuzac – je suis désolé, mes chers collègues, de rappeler cet épisode terrible pour la République, mais l’actualité m’y amène –, ce débat sur le « verrou de Bercy » prend un tour particulier. Du fait de ses fonctions de ministre délégué au budget, Jérôme Cahuzac avait le privilège, par le mécanisme du « verrou de Bercy », de décider ou pas d’ester en justice contre lui-même. Convenez, mes chers collègues, que cette situation oscille quelque peu entre l’hallucinant et l’ubuesque !
Cette situation nourrit un sentiment de justice à deux vitesses chez nos concitoyens : les plus puissants semblent bénéficier d’une impunité inacceptable, il n’y a plus d’égalité devant l’impôt.
Observons un instant les statistiques : sur les 50 000 contrôles fiscaux réalisés chaque année, de 12 000 à 15 000, selon les années, mettent en évidence des fraudes caractérisées. Sur ce total, quelque 4 000 dossiers concernent un montant de fraude supérieur à 100 000 euros.
Combien de gros fraudeurs finissent devant la justice ? C’est là que s’enclenche le « verrou de Bercy ».
L’administration fiscale, qui fait un travail remarquable – rappelons-le sans cesse –, fait un premier tri entre ces 4 000 dossiers et détermine ceux qu’elle transmet à la commission des infractions fiscales, composée de magistrats du Conseil d’État, de la Cour des comptes et de la Cour de cassation. Puis, parmi les dossiers reçus, la CIF choisit à son tour ceux qu’elle transmet à la justice.
En général, sur les 4 000 dossiers de gros fraudeurs, le fisc en transmet entre 900 et 1 000 à la CIF, qui en retransmet elle-même 95 % à la justice. En conclusion, moins du quart des gros fraudeurs finissent devant le juge.
Comment s’étonner que nos concitoyens s’indignent de cette situation quand, dans ce pays, on peut être condamné à deux mois de prison ferme pour avoir volé un paquet de pâtes alimentaires ?
Non seulement le monopole de l’administration fiscale pour déclencher les poursuites en matière de fraude fiscale commise en bande organisée ou complexe est contre-productif, mais il heurte de front l’idéal de justice.
On nous dit que l’actuel dispositif serait plus efficace lorsque, au cours des contrôles classiques, les agents identifient des indices de fraude fiscale qui pourraient laisser penser qu’ils sont en présence d’une fraude fiscale grave ou transnationale dans certains cas. Ils ne peuvent pas se satisfaire de simples indices. Ils doivent établir l’existence d’une présomption caractérisée qu’une infraction fiscale pour laquelle il existe un risque de dépérissement des preuves résulte des procédés figurant au livre des procédures fiscales. Or il n’est pas possible d’y parvenir sans mettre en œuvre des moyens coercitifs dans le cadre d’investigations judiciaires qui, dans un État de droit, ne peuvent être autorisées que par une autorité judiciaire. C’est ainsi qu’il arrive que des indices ne soient ni traités ni transmis à la justice.
Pour contrer l’action de l’administration, qui s’est révélée jusqu’à présent très efficace, les fraudeurs émiettent les intervenants en recourant à des prête-noms, des sociétés-écrans ou des entreprises fictives. Dans ces cas de fraudes très complexes, là encore, seules des enquêtes judiciaires permettraient de démonter les schémas de fraude.
L’existence du « verrou de Bercy » n’est-elle pas aussi de nature à engendrer une confusion entre l’exécutif et le judiciaire ? Cette situation est-elle acceptable en démocratie ? Pourquoi les dossiers fiscaux très médiatisés de grands groupes transnationaux et de certains particuliers fortunés ne sont-ils pas parvenus à un juge d’instruction ? Personne ne nie ici que les agents du fisc aient une expertise incomparable. Mais les magistrats disposent de techniques spéciales d’enquête indispensables dans les affaires impliquant la criminalité organisée ou faisant intervenir sociétés-écrans et logiciels comptables frauduleux. Croit-on vraiment que les grands groupes cesseront de tricher tant qu’aucune condamnation pénale ne les dissuadera, par exemple, de manipuler les prix de transfert ? Les intermédiaires arrêteront-ils de conseiller et de protéger les fraudeurs tant que l’impunité leur sera garantie ?
Mes chers collègues, ce « verrou de Bercy » n’a plus aucune légitimité depuis la création, en 2013, du Parquet national financier, le PNF, qui a justement compétence sur les infractions fiscales graves.
Je veux, en cet instant, à l’instar de Marie-Pierre de la Gontrie, citer Mme Éliane Houlette, procureur de ce parquet – je citerai les mêmes propos, mais il faut dire que nous puisons à bonne source. Lors de son audition par la commission spéciale de l’Assemblée nationale, celle-ci a déclaré que « le verrou de Bercy bloque toute la chaîne pénale », qu’il « empêche la variété des poursuites et constitue un obstacle juridique » et « un handicap sur le plan pratique ». Les procureurs, censés diriger l’action publique, en sont réduits à attendre de voir arriver une petite partie du spectre de la fraude fiscale que Bercy souhaite leur transmettre.
La liberté d’action du PNF est mise à mal par le « verrou de Bercy ». La phase administrative, la sélection et le choix des affaires qui doivent faire l’objet de poursuites échappent totalement au Parquet national financier, qui a transmis, l’an dernier, 77 signalements de suspicion de fraude fiscale à Bercy, mais n’a aucun moyen de savoir à l’heure actuelle comment ces cas graves ont été ou seront traités.
Un parlementaire compromis ne pourrait pas être jugé pour fraude fiscale sans une plainte de Bercy.
Cela pose évidemment et de manière très concrète la question des moyens financiers, techniques et humains de la justice.
M. le président. Il faut conclure, mon cher collègue.
M. Éric Bocquet. La réduction de la dépense publique a aussi des conséquences pour les magistrats.
Lutter contre l’évasion fiscale passe par la suppression du « verrou de Bercy », l’attribution des moyens nécessaires à la justice et la volonté d’une politique infaillible, au nom de l’intérêt général. (Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain citoyen et écologiste. – Mmes Victoire Jasmin et Nathalie Goulet applaudissent également.)
M. le président. La parole est à Mme Nathalie Goulet.
Mme Nathalie Goulet. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, monsieur le vice-président de la commission des finances, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, une impression de déjà-vu plane sur ce débat relatif au « verrou de Bercy », qui vient comme mars en carême. De fait, cela fait déjà trois fois que le Sénat a voté la suppression de ce dispositif.
Il est dommage que la proposition de loi de notre collègue du groupe socialiste et républicain n’ait pas été examinée sous la législature précédente : nous aurions alors peut-être pu venir à bout du « verrou ».
En attendant les conclusions de nos collègues de l’Assemblée nationale, la niche parlementaire de ce jour nous permet d’évoquer de nouveau le sujet et de plaider une nouvelle fois la suppression du « verrou ».
Monsieur le rapporteur, nous n’avons pas attendu l’affaire Cahuzac pour discuter du « verrou de Bercy » : en 2010–2011, dans le cadre des travaux d’une commission d’enquête sur la lutte contre la fraude et l’évasion fiscale, nous avions déjà diagnostiqué cette anomalie, dont plusieurs personnes auditionnées avaient soutenu la suppression.
Le sujet de la fraude et de l’évasion fiscale est un sujet républicain. Un scandale, une annonce : les choses fonctionnent toujours ainsi. La suppression du « verrou » n’est pas une marotte de quelques parlementaires. Je ne reviendrai pas sur les déclarations de Mme Éliane Houlette et du procureur de la République de Paris, M. François Molins, qui ont déjà été longuement citées.
Monsieur le secrétaire d’État, nous devons partir du principe qu’il faut vous croire sur parole, c’est-à-dire que le « verrou » est plus rapide, plus efficace, qu’il rapporte plus d’argent et que sa levée engorgerait les tribunaux. Partant de ce postulat, partant du principe qu’il faut vous croire sur parole, il convient de maintenir le dispositif tel qu’il est.
Je note avec intérêt qu’aujourd’hui, occupant le poste qui est le vôtre, vous acceptez des aménagements. Je me souviens très bien que, en 2013, notre collègue Alain Anziani, tombé au champ d’honneur du non-cumul des mandats, avait multiplié des propositions, qui n’ont malheureusement pas été adoptées, mais qui auraient d’ores et déjà pu améliorer les dispositifs de transparence.
En effet, ce que l’on reproche à ce « verrou », c’est surtout son manque de transparence. Aujourd’hui, tout le monde veut de la transparence ; il suffit de penser au traitement des parlementaires par la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique. Or voilà qu’au milieu du dispositif répressif en matière de fraude et d’évasion fiscale, on trouve une institution non pas translucide, mais totalement opaque.
Il est désormais question d’impliquer les parlementaires et de faire intervenir les commissions dans les nominations. Mais est-ce bien le rôle des parlementaires ? Ce qu’il faut, c’est une institution transparente.
Nous disposons effectivement d’un rapport : le rapport annuel à l’intention du Gouvernement de la commission des infractions fiscales. Je me suis procuré ce rapport. (L’oratrice montre un exemplaire du rapport.) Honnêtement, je le trouve totalement abscons. Il comporte un nombre de camemberts supérieur à la production du village éponyme de mon bon département de l’Orne… (Sourires. – Mme Laurence Harribey applaudit.) Je peux vous assurer que ce rapport est absolument incompréhensible. On n’y trouve aucun montant. Certes, les évaluations, les informations relatives à la géographie ou à la répartition socioprofessionnelle de la fraude ne sont pas inintéressantes, mais l’ensemble n’est toujours pas transparent.
Monsieur le secrétaire d’État, je veux bien vous croire sur parole et penser comme vous que la transaction d’un certain nombre de dossiers vaut mieux que la procédure judiciaire, mais quelle doit être la marge de manœuvre ? Doit-on transiger à hauteur de 30 % ou de 70 % du montant de la créance ? Quelle est votre estimation du niveau d’une bonne transaction ?
Si nous disposions de ces éléments, je pense que la question du maintien du « verrou » serait probablement moins d’actualité et moins prégnante qu’aujourd’hui. C’est surtout le manque d’informations qui choque les parlementaires et, au-delà, Transparency International et les magistrats.
On me dit qu’il est normal que les magistrats veuillent plus de pouvoirs et que les fonctionnaires de Bercy sont dans leur rôle en voulant garder les leurs. Ce ne serait qu’une question de corporatisme.
Il se trouve que l’ordre du jour de nos travaux d’aujourd’hui ressemble beaucoup à celui du 7 mars dernier : de nouveau, nous sommes amenés, au cours d’une même journée, à évoquer les 80 milliards d’euros de fraude fiscale et à envisager une augmentation de 26 euros des retraites agricoles. Comme je l’avais dit alors, l’argent que nous ne récupérons pas sur la fraude fiscale ne peut pas nous servir à améliorer la situation des agriculteurs qui touchent 700 euros par mois.
Le sujet est extrêmement important. Il ne s’agit pas seulement de la question technique d’une instance au sein de Bercy, défendue par les membres, vénérables, de cette institution tout aussi vénérable qu’est le ministère de l’économie et des finances.
C’est très bien de prévoir des aménagements. Je vais d’ailleurs, au nom du groupe Union Centriste, vous en proposer tout à l’heure.
Cependant, monsieur le secrétaire d’État, puisque l’époque est aux réformes, je veux surtout vous proposer, dans le cadre de la révision constitutionnelle à venir, que nous modifiions l’article 34 de la Constitution, afin d’intégrer l’ensemble de la lutte contre la fraude et l’évasion fiscales dans le domaine de la loi.
Pour le moment, cette lutte échappe tout à fait au Parlement, raison pour laquelle celui-ci ne peut notamment pas disposer d’une liste des paradis fiscaux ou des territoires non coopératifs : lorsque nous voulons nous mêler de ces questions, le Conseil constitutionnel nous explique qu’elles relèvent du domaine réglementaire. Si l’amendement que je compte déposer à cette occasion est adopté, nous aurons alors tout loisir de proposer des dispositifs.
Le groupe Union Centriste n’est pas favorable, dans sa majorité, à la suppression pure et simple du « verrou », qu’à titre personnel, je voterai.
Toutefois, nous avons proposé un amendement d’assouplissement. Puisque vous semblez ouvert aux assouplissements, ce serait un bon signal, monsieur le secrétaire d’État, si vous acceptiez cet amendement. (MM. Yves Détraigne et Éric Bocquet, ainsi que Mmes Marie-Pierre de la Gontrie, Viviane Artigalas et Laurence Harribey applaudissent.)
M. le président. La parole est à Mme Sophie Taillé-Polian.
Mme Sophie Taillé-Polian. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, monsieur le vice-président de la commission, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, chaque année, la fraude fiscale représente une perte de 60 à 80 milliards d’euros pour le budget de la France. Ces sommes donnent le vertige, parce qu’elles représentent environ 15 % du budget de l’État.
Au plan international comme au plan national, grâce aux lanceurs d’alerte, aux médias, aux ONG, qui ont alerté les citoyens et poussé les gouvernements à légiférer, des avancées incontestables ont été opérées ces dernières années.
À notre échelle, nous devons maintenant poursuivre l’action entamée ces cinq dernières années, que Marie-Pierre de la Gontrie a largement rappelée.
La présente proposition de loi se situe dans ce fil, et je remercie d’ailleurs notre collègue Marie-Pierre de la Gontrie d’en avoir pris l’initiative.
Ce texte est une fin en soi, parce qu’il abroge un système inacceptable sur les principes, mais il n’est pas un aboutissement, car d’autres mesures sont indispensables pour mettre sur pied un système alternatif pleinement efficace.
Qu’appelle-t-on « le verrou de Bercy » ? Aujourd’hui, même si c’est toute la société qui est spoliée par les fraudeurs, la seule entité en droit de porter plainte pour fraude fiscale est le ministère des comptes publics. Nous sommes les seuls dans le monde à appliquer une telle règle, au mépris du principe le plus fondamental de la démocratie : la séparation des pouvoirs.
On nous dit que c’est plus efficace ainsi. L’argument est à la mode chez ceux qui aspirent à réduire les contre-pouvoirs…
Un dispositif de ce type est grave sur le plan des principes. Il est de surcroît totalement injuste, si l’on considère ce délit parmi l’ensemble des autres délits. Supprimer le « verrou de Bercy » est la seule manière de lutter contre cette impression de collusion des élites qui s’assemblent pour reporter la charge fiscale sur les citoyens. En effet, aller devant le juge, écoper d’une sanction pénale a une connotation morale essentielle et dissuasive.
Face aux divers scandales, qui se répètent, les citoyens, qui, eux, ne peuvent pas « s’évader », nous interpellent et nous regardent. Le doute devant le manque de justice fiscale est présent chez tous les contribuables qui s’acquittent de leurs impôts et qui ne comprennent pas que certains puissent réaliser des « montages exotiques » pour optimiser leur fiscalité ou cacher une partie de leurs revenus ou patrimoines.
C’est aussi au nom de la concurrence déloyale que cette fraude doit être pénalement punie. Actuellement, la droiture est une faiblesse qui dessert la compétitivité des entreprises vertueuses, face à celles qui ne jouent pas le jeu.
D’ailleurs, c’est sous cet angle de la concurrence déloyale que la commissaire européenne à la concurrence, Mme Vestager, a jugé que le régime fiscal dont bénéficie, par exemple, Apple en Irlande est assimilable à des aides publiques indues qui faussent la concurrence.
Outre ces raisons de principe, de multiples raisons pratiques appellent à supprimer le « verrou de Bercy », sorte de pierre angulaire d’un système qui ne fonctionne pas.
On nous parle souvent de mutualisation, de rationalisation. Pour le coup, dans le système actuel, on a empilé les dispositifs sans les articuler : la commission des infractions fiscales, qui, comme cela a été dit, sert de filtre totalement opaque entre le ministère des finances et le parquet, analyse un quart des dossiers dits « répressifs », autrement dit les plus graves ; 10 % des mêmes dossiers sont suivis par la Brigade nationale de répression de la délinquance fiscale, la BNRDF. Il est question d’ajouter une nouvelle police fiscale, dont l’articulation avec la BNRDF est floue. Si l’on ajoute à cela que la police des douanes traite principalement de fraudes à la TVA, on réalise que le système est particulièrement complexe…
Si ce système ne fonctionne pas, c’est aussi parce qu’il n’a aucun effet dissuasif. J’en veux pour preuve que le nombre de fraudes graves est constant. Ce sont les mêmes chiffres, à quelques unités près, qui sortent chaque année : 50 000 contrôles, 16 000 manquements délibérés, 4 000 fraudes d’une gravité particulière… Il est quand même paradoxal de qualifier d’efficace un système qui ne fait pas baisser le nombre de fraudes.
Il est tout aussi paradoxal, et même intolérable, de considérer comme efficace un système qui ne permet de recouvrer que 5 à 10 % du montant total estimé de la fraude.
Pour ma part, je n’appelle pas cela un système efficace, d’autant que ce système est porteur d’effets pervers, l’administration intégrant en amont les règles de filtrage.
Le dimensionnement de la CIF ne lui permet de traiter que 1 000 dossiers par an, ce qui, de surcroît, rallonge les procédures de six mois.
Les services de Bercy s’adaptent, en transmettant 1 000 dossiers. D’où vient l’écart entre les 4 000 dossiers les plus graves et les 1 000 dossiers transmis ? C’est là un bien grand mystère.
Au-delà du problème du nombre de dossiers transmis – 1 000, qu’il vente, qu’il pleuve ou qu’il neige –, on constate que les dossiers transmis sont toujours de même nature, concernant un, deux, voire trois types de fraudes. Tous les autres échappent totalement à la justice.
Dans le même temps, les différentes enquêtes – « Papers » ou « Leaks » – montrent que les dossiers où apparaissent les noms de grandes personnalités ou de grandes entreprises ne font pas l’objet de procédures aboutissant à des peines pénales. Il faut lever le doute sur une possible sélection qui tiendrait compte du CV du contribuable plus que de l’infraction.
On nous oppose aussi souvent que les juges n’ont pas le temps, ne sont pas formés, ne s’intéressent pas à ces affaires. Il est exact que les enquêtes sont souvent limitées et ne vont pas plus loin que les dossiers transmis par les contrôleurs des impôts. Il est exact que de nombreux juges, dans les petits tribunaux notamment, sont peu formés à cette matière, voire ne le sont pas du tout, et que les audiences sont souvent rapides.
En réalité, on nous oppose comme argument ce qui est précisément une conséquence d’un système qui déresponsabilise la sphère judiciaire, qui amène à un sentiment de mise à l’écart des juges, lesquels ont l’impression que, de toute façon, les affaires les plus sensibles leur échappent…
L’ouverture au juge de la possibilité de se saisir pour blanchiment de fraude fiscale, en 2008, et la création du Parquet national financier, en 2013, ont marqué un tournant. Nous sommes aujourd’hui au bout de ces avancées. Il faut donc reprendre le chemin, franchir une nouvelle étape, d’autant que le Parquet national financier est doté de moyens insuffisants et que, dans le même temps, les effectifs des pôles économiques et financiers des parquets des tribunaux de grande instance diminuent.
Le système qui s’est construit autour du « verrou de Bercy » est à bout de souffle. Les lois précédentes ont permis de tracer les contours d’un système alternatif, fondé sur une coopération renforcée entre juges et administration fiscale, dont les pivots sont le PNF et la BNRDF. Il faut les renforcer et les placer au cœur du dispositif.
En effet, si la suppression du « verrou de Bercy » est une fin en soi, elle ouvre une nouvelle voie, dans laquelle il faut nous engager.
Cette suppression devra s’accompagner de nouvelles mesures, d’une augmentation significative des moyens mis à la disposition de la DGFiP et de la justice et d’une meilleure communication entre ces deux institutions.
Le Conseil constitutionnel a jugé qu’une double sanction pouvait s’appliquer pour les cas présentant un caractère exemplaire ou grave de par l’importance des montants en cause ou la complexité du dispositif de fraude mis en œuvre.
Ces définitions devront nous permettre d’automatiser la transmission de ces cas graves ou complexes à la justice pénale.
Il faut également renforcer les moyens, en premier lieu ceux de la DGFiP. La base de l’information, c’est le contrôle. Si l’on peut comprendre que le nombre de contrôles effectués soit calibré en fonction du nombre d’agents, il nous semble impossible de déclarer vouloir lutter véritablement contre la fraude fiscale et faire de ce combat un fer de lance de sa politique et diminuer les moyens alloués à cette lutte au lieu de les augmenter.
Comment être crédible quand on prétend se montrer moins indulgent et qu’on laisse perdurer une situation dans laquelle une société n’est contrôlée qu’une fois tous les 120 ans en moyenne ?
Le rapport d’information sur l’évaluation de la loi relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière, présenté par Mme Mazetier et M. Warsmann, insiste sur les moyens humains nécessaires aux enquêtes judiciaires menées par la BNRDF.
Il est question, dans le projet de loi de M. Darmanin, de la création d’un autre service, dont on comprend mal le lien avec la BNRDF, et d’une quarantaine d’agents en redéploiement… Ce n’est pas la bonne échelle si l’on souhaite vraiment parvenir à l’étiage nécessaire.
Certains experts parlent de 400 postes. J’ignore s’ils ont raison, mais il est certain que les 40 agents évoqués seront largement insuffisants pour mener des enquêtes approfondies sur 4 000 dossiers graves et s’assurer que ceux-ci tiennent la route devant un juge.
Par ailleurs, il faut certainement s’interroger sur la nature des peines appliquées. On affiche des sanctions de plus en plus sévères – selon le projet de loi Darmanin, il serait question d’aller plus loin encore –, mais ces peines sont rarement appliquées : beaucoup de communication, peu d’efficacité !
Au Royaume-Uni, en Italie, des peines de prison ferme sont bien plus souvent prononcées. En outre, le juge peut avoir recours aux travaux d’intérêt général, peine qui présente un caractère d’exemplarité très fort. Il s’agit d’une première piste de réflexion : il serait intéressant d’envoyer tel ou tel fraudeur aider au nettoyage dans un hôpital ou effectuer d’autres tâches…
Actuellement, le juge peut prononcer une interdiction de gérer une entreprise. Toutefois, en l’absence de fichier national, cette peine est totalement inopérante. Rendons-la opérante et dissuasive.
L’inscription au casier judiciaire est rarement retenue. Ne pourrait-elle l’être beaucoup plus systématiquement ? À l’égard de la petite délinquance, on n’a pas ce genre de pudeur…
Enfin, il faut clarifier la distance entre fraude et optimisation fiscale, car c’est dans cette zone grise que tout se passe. Peut-être faut-il englober dans une même infraction le fait de frauder et de conseiller quelqu’un pour la commission d’une fraude ? Dès lors qu’un montage douteux est constaté, la charge de la preuve ne pourrait-elle être inversée ?
M. le président. Veuillez conclure, ma chère collègue.
Mme Sophie Taillé-Polian. Mes chers collègues, nous avons aujourd’hui la possibilité de montrer de nouveau que le Sénat est mobilisé pour franchir une nouvelle étape.
Adopter cette proposition de loi, c’est dire qu’il faut être à la fois dans la justice et dans l’efficacité. Nous aurons ensuite l’occasion de débattre d’un certain nombre de propositions lors de la discussion du projet de loi à venir pour finaliser un dispositif complet, juste et efficace. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain, du groupe communiste républicain citoyen et écologiste et du groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen.)
M. le président. La parole est à M. Emmanuel Capus.
M. Emmanuel Capus. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, la question délicate qui nous est soumise mérite d’être examinée à la fois avec sérieux et avec recul.
La présente proposition de loi, vous l’avez compris, vise à supprimer purement et simplement le dispositif dénommé « verrou de Bercy ».
Je vais le dire assez clairement pour qu’il n’y ait pas de suspense : une suppression sèche de ce dispositif, c’est-à-dire sans réfléchir à un mécanisme de substitution ou à d’éventuelles améliorations, me semble, pour plusieurs raisons, à la fois précipitée et contre-productive.
Premièrement, je pense qu’on ne légifère pas pour répondre à des cas particuliers.