M. Philippe Bas, président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d’administration générale. Excellent rapport !
M. Christophe-André Frassa, rapporteur. … dérive consistant à intégrer des dispositions relatives à l’encadrement des abus de la liberté d’expression dans d’autres textes que la loi du 29 juillet 1881 !
Inaboutis, ces deux textes sont aussi inefficaces. Même une procédure de référé n’aura qu’une efficacité incertaine face à des contenus dont la vitesse de propagation est fulgurante. Surtout, contrairement à un procès en diffamation, il n’y aura pas de renversement de la charge de la preuve. Ainsi, la personne agissant en référé et invoquant l’existence d’une fausse information devra rapporter la preuve du caractère faux de l’information en question.
Or il n’est que très difficilement possible de rapporter la preuve contraire de certaines affirmations ou allégations, même infamantes : comment prouver, par exemple, que l’on n’a pas commis une fraude fiscale ou que l’on ne dispose pas d’un compte offshore ?
Inefficaces, ces deux textes sont surtout dangereux, enfin. La philosophie même du titre Ier de la loi ordinaire me pose problème.
Le seul vide juridique qui se dessine au regard des multiples dispositions législatives actuelles concerne une action en référé contre les fausses informations qui ne troublent pas ou ne sont pas susceptibles de troubler la paix publique, qui ne sont attentatoires ni à l’honneur, ni à la considération, ni à la vie privée des personnes, et dont l’effet sur un scrutin n’est qu’incertain. Faut-il, dans une société démocratique, permettre des mesures de censure vis-à-vis d’un tel contenu aussi peu attentatoire ?
Autre difficulté, quelle légitimité a le juge des référés à définir, en quarante-huit heures, la nature authentique, inexacte ou trompeuse d’une information ? Je vous rappelle que, traditionnellement, le juge des référés est le juge de l’évidence, de l’illégalité manifeste. Or la définition de la fausse information n’a rien d’évident ! Pour preuve, l’Assemblée nationale a eu les plus grandes difficultés pour donner une définition aux fausses informations.
Au reste, cette définition pose elle-même problème. Dans quelle mesure la disposition actuelle de la proposition de loi permet-elle de protéger la satire ou la parodie, qui peuvent être par nature trompeuses, sans pour autant démontrer une quelconque intention de nuire ? Les seules modalités de diffusion – « artificielle ou automatisée et massive » – ne peuvent suffire à établir une intention malveillante, alors même que, chaque jour, des contenus, souvent humoristiques, sont reproduits, partagés et diffusés de manière « artificielle » et massive via les réseaux sociaux.
Plus inquiétant encore, le texte adopté par l’Assemblée nationale vise non pas les seules fausses informations diffusées dans l’intention d’altérer la sincérité d’un scrutin, mais, plus généralement, toutes les allégations inexactes ou trompeuses d’un fait « de nature à altérer la sincérité du scrutin à venir ».
Ainsi, la seule diffusion massive et virale d’une information trompeuse susceptible d’avoir des conséquences sur une élection, même si cette diffusion n’a pas été réalisée dans ce but, est susceptible de faire l’objet d’un déréférencement, d’un retrait, voire d’un blocage, « sans préjudice de la réparation du dommage subi ». Or, comment le juge des référés pourrait-il, en quarante-huit heures, établir a priori l’altération d’un scrutin qui n’a pas encore eu lieu ?
Autre élément d’inquiétude, les propositions de loi apparaissent rompre, sans aucune raison impérieuse, avec la tradition juridique française de liberté d’expression accrue pendant les périodes électorales. En effet, le juge judiciaire, comme le juge électoral, a toujours laissé une large place à la polémique politique.
Pourquoi revenir sur cet espace de liberté ? Pourquoi, d’ailleurs, faudrait-il encadrer le débat électoral plus strictement que le débat sur les questions de santé ou d’économie ? Les fausses informations en matière de santé ne sont-elles pas plus graves ?
Le risque d’instrumentalisation à des fins dilatoires d’un tel dispositif est évidemment très grand. Ces propositions de loi pourraient ainsi permettre à n’importe quel parti d’empêcher, à tort ou à raison, la publication d’informations dérangeantes en période électorale, alors même qu’il est légitime pour le citoyen d’être informé, même et surtout en période électorale.
Il n’y a aucune limitation à la liste des personnes pouvant introduire un référé : toute personne ayant intérêt à agir pourra instrumentaliser cette procédure ! La rapidité avec laquelle le juge des référés devra statuer pourrait d’ailleurs engendrer des décisions contestables, avec un risque de jurisprudences contraires entre le juge judiciaire et le juge de l’élection.
Pour toutes ces raisons, la commission des lois a considéré que ces propositions posaient un problème de principe. Elle a jugé nécessaire de s’abstenir de légiférer plutôt que de risquer de nuire à la diffusion de contenus légitimes.
En conclusion, sur ma proposition et celle du groupe socialiste et républicain, la commission des lois a décidé de présenter une motion tendant à opposer la question préalable à la proposition de loi organique et de soutenir la motion de la commission de la culture sur la proposition de loi ordinaire. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et du groupe Union Centriste. – Mme Sylvie Robert et M. David Assouline applaudissent également.)
M. le président. Nous passons à la discussion de la motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité sur la proposition de loi.
Exception d’irrecevabilité sur la proposition de loi
M. le président. Je suis saisi, par MM. Kanner et Assouline, Mme S. Robert, M. Durain, Mme de la Gontrie et les membres du groupe socialiste et républicain, d’une motion n° 2.
Cette motion est ainsi rédigée :
En application de l’article 44, alinéa 2, du règlement, le Sénat déclare irrecevable la proposition de loi, adoptée par l’Assemblée nationale, relative à la lutte contre la manipulation de l’information (n° 623, 2017-2018).
Je rappelle que, en application de l’article 44, alinéa 8, du règlement du Sénat, ont seuls droit à la parole sur cette motion l’auteur de l’initiative ou son représentant, pour dix minutes, un orateur d’opinion contraire, pour dix minutes également, le président ou le rapporteur de la commission saisie au fond et le Gouvernement.
En outre, la parole peut être accordée pour explication de vote, pour une durée n’excédant pas deux minutes et demie, à un représentant de chaque groupe.
La parole est à Mme Sylvie Robert, pour la motion.
Mme Sylvie Robert. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ». C’est par ces mots que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 proclame solennellement la liberté d’opinion et d’expression.
C’est aussi par ces mots que cette même déclaration concrétise l’essence même des Lumières, fruit d’un combat philosophique et politique séculaire, à savoir le droit de penser de manière indépendante et d’agir selon sa propre conscience.
Toutefois, dès l’origine, la liberté d’expression n’est pas définie comme un droit absolu, fidèlement à la lettre de l’article IV de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ». Il s’ensuit que, en cas d’abus ou d’atteinte avérée à l’ordre public ou à l’encontre d’un tiers, chacun peut être amené à répondre de ses propos. En d’autres termes, les libertés d’opinion et d’expression sont intrinsèquement fondées sur l’éthique de la responsabilité.
C’est ainsi que l’ensemble de notre droit positif interne repose sur cet équilibre entre consécration de la liberté d’expression et répression de ses abus. Nous sommes donc éloignés d’une logique de sacralisation extrême qui prédomine dans certains pays, notamment aux États-Unis.
C’est pourquoi, madame la ministre, nous, sénateurs socialistes et républicains, avons décidé de déposer une motion visant à opposer l’exception d’irrecevabilité à la présente proposition de loi. Nous estimons en effet qu’elle rompt en de multiples endroits l’équilibre précédemment mentionné et que, en ce sens, un certain nombre de ses dispositions apparaissent contraires à des principes pourtant constitutionnellement garantis.
Premièrement, plusieurs mesures de cette proposition de loi se révèlent manifestement une entrave disproportionnée à la liberté d’expression et d’information.
Il convient de rappeler que le Conseil constitutionnel a souligné, dans une jurisprudence constante, que la liberté d’expression et de communication est d’autant plus précieuse que son exercice est une condition de la démocratie et l’une des garanties du respect des autres droits et libertés.
Par conséquent, elle est une forme de droit premier, à la fois individuel et collectif, qui conditionne la nature d’un régime politique, caractérise son degré démocratique et assure l’effectivité d’autres droits dérivés ou, tout du moins, de droits dont l’exercice dépend de celui de la liberté d’expression et de communication, à l’image de la liberté de la presse. Elle est donc un droit éminemment ordonnateur.
Or la définition de la fausse information proposée au sein de l’article 1er semble peu aboutie : « Toute allégation ou imputation d’un fait inexacte ou trompeuse ».
Outre que cette définition ne prend nullement en considération le caractère d’intentionnalité, son champ particulièrement vaste et imprécis met potentiellement en cause pléthore de contenus émanant de publications aux tonalités différentes, parfois de nature parodique ou satirique – je pense bien sûr au Canard enchaîné, à Charlie Hebdo ou à d’autres quotidiens ou hebdomadaires.
Sans préjuger de l’utilisation qui pourrait en être faite, cette proposition de loi est porteuse en elle-même d’un risque de censure, qui menace la liberté d’expression, d’information et de la presse. En la matière, je crois qu’il faut faire preuve de prudence et ne pas insulter l’avenir. Si le débat relatif à la manipulation de l’information mérite vraiment d’être posé, les solutions à apporter sont constitutionnellement chancelantes, du point de vue du droit fondamental que constitue la liberté d’expression et de communication.
Par ailleurs, ce texte paraît porter atteinte au principe constitutionnel de la liberté du commerce et de l’industrie, ainsi qu’à celui de la liberté d’entreprendre, et ce pour des motifs divers.
Tout d’abord, par l’obligation de transparence imposée aux plateformes en période d’élection. Dans son avis, le Conseil d’État a mis en exergue que seul le rattachement de cette obligation à une raison d’intérêt général impérieuse et inédite, s’attachant à préserver l’information éclairée des citoyens en période électorale, était de nature à la justifier.
Si les députés ont pris soin d’introduire cette précision, l’absence de définition de la notion d’information éclairée, combinée à celle de fausse information, pour le moins contestable, ne motive aucunement l’application de cette obligation, que la Cour de justice de l’Union européenne a déjà condamnée à plusieurs reprises.
Ensuite, par la situation de concurrence déloyale induite, dès lors que certains médias peuvent se retrouver privés d’une exposition juste et équitable. Cela pourrait être le cas pour des sites ou des pages supprimés à la suite de l’intervention du juge des référés, pour des services audiovisuels qui verraient leur convention unilatéralement résiliée par le Conseil supérieur de l’audiovisuel, même hors période électorale, ou qui verraient leur distribution ou diffusion suspendue par le CSA pendant la période électorale.
Surtout, il faut noter une disparité de traitement flagrante entre les services conventionnés, seuls inclus dans le champ d’application de la proposition de loi, et ceux qui sont autorisés, c’est-à-dire diffusés par voie hertzienne, qui se situeraient hors du périmètre du texte de loi. Autrement dit, la mise en œuvre des articles du titre II entraînerait une rupture d’égalité manifeste en termes de libre concurrence, autre principe constitutionnel, sur lequel l’Union européenne et la Cour de justice de l’Union européenne sont très vigilantes.
De plus, la faculté de résiliation unilatérale de la convention par le CSA, ouverte par l’article 6 de la proposition de loi, pose des questions importantes.
En premier lieu, le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 10 juin 2009 sur la loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet, a censuré des dispositions qui visaient à conférer à une autorité administrative indépendante des pouvoirs de sanction inadaptés et excessifs.
Postulant qu’une autorité administrative indépendante n’était pas une juridiction et que les pouvoirs de sanction octroyés par le projet de loi pouvaient conduire à restreindre le droit de s’exprimer et de communiquer librement, le Conseil avait conclu que, eu égard à la nature de la liberté garantie par l’article XI de la Déclaration de 1789, le législateur ne pouvait, quelles que soient les garanties encadrant le prononcé des sanctions, confier de tels pouvoirs à une autorité administrative.
Le parallèle est évident avec la présente proposition de loi, que ce soit au niveau de la liberté concernée ou du pouvoir de sanction confié au CSA.
De surcroît, dans son avis, le Conseil d’État a mis en lumière que le fait de sanctionner une personne morale en raison des seuls agissements commis par d’autres personnes morales, qui peuvent être sans lien direct avec elle – ce serait par exemple le cas de filières de l’actionnaire de la société –, apparaît difficilement conciliable avec les principes constitutionnels de responsabilité personnelle et de proportionnalité des peines, garantis par les articles VIII et IX de la Déclaration de 1789.
Enfin, d’autres points juridiquement douteux et singulièrement flous laissent à penser que, en tant que législateurs, nous ferions preuve d’incompétence négative. En effet, le Conseil constitutionnel est attentif à ce que le législateur ne reporte pas sur une autorité administrative ou juridictionnelle le soin de fixer des règles ou des principes, dont la détermination n’a été confiée qu’à la loi en vertu de l’article 34 de la Constitution.
À cet égard, cet article a été élargi au secteur des médias lors de la réforme de 2008, grâce à un amendement des sénateurs socialistes, dont notre collègue David Assouline était le premier signataire. Désormais, le législateur a compétence pour établir les règles afférentes à la liberté, au pluralisme et à l’indépendance des médias.
En outre, l’incompétence négative est caractérisée quand le législateur adopte une loi trop imprécise ou ambiguë ou qu’il renvoie au pouvoir réglementaire de façon trop générale ou imprécise. Or, comme il a été démontré précédemment, le cœur même de ce texte, à savoir la définition de la fausse information, est explicitement imprécis et tend à mettre dans la difficulté le juge qui devrait l’interpréter.
Aussi, étant donné cette imprécision générale et constante, de nombreux contentieux risquent d’éclore et beaucoup d’inconnues demeurent.
Comment le juge des référés pourrait-il se prononcer sur des faits de nature à influencer un scrutin non encore advenu ? Comment effectuer un contrôle a priori sur un événement, dont l’aboutissement est par définition incertain ? Que signifie précisément et concrètement un service audiovisuel sous influence d’un État étranger ? Cette notion juridique est inexistante dans notre droit positif. Il eût été primordial de l’encadrer et de déterminer des critères qui permettent de l’appréhender. Malheureusement, il n’en est rien, et le risque d’incompétence négative est donc bel et bien réel.
En conclusion, mes chers collègues, j’aimerais seulement insister sur le danger qu’il y a à légiférer, sans prendre le temps nécessaire, sur un sujet aussi épineux, complexe juridiquement et aux implications si multiples.
« Pour agir avec prudence, il faut savoir écouter », disait Sophocle. Les doutes, pour ne pas dire la perplexité, sont unanimement partagés sur les travées de cette assemblée. J’espère, madame la ministre, que vous saurez nous écouter, à un moment où, une nouvelle fois, les médias, la liberté de la presse, ainsi que la liberté d’information et d’expression, qui sont intrinsèquement liés, sont fragilisés, voire attaqués.
Nous avons plus que jamais besoin que ces libertés soient strictement respectées, car elles sont les lettres de dignité de notre démocratie et les remparts contre toutes les vagues autocratiques que le monde d’aujourd’hui voit malheureusement déferler. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain et du groupe communiste républicain citoyen et écologiste. – Mme Mireille Jouve applaudit également.)
Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteur. Le groupe socialiste et républicain a déposé une motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité sur la proposition de loi qui nous occupe aujourd’hui. Les auteurs de cette motion estiment que les dispositions du texte violent en particulier les articles X et XI de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, relatifs à la liberté d’expression.
La commission de la culture, comme la commission des lois, a souligné dans son rapport les risques d’inconstitutionnalité, qui pèsent effectivement sur la proposition de loi, en particulier ses articles 1er et 6 qui semblent poser des difficultés.
Le moment venu, une saisine du Conseil constitutionnel permettra au juge de trancher. De ce point de vue, la motion présentée par nos collègues permet de souligner l’attention du Sénat au respect de la Constitution, et je les en remercie.
Cependant, à l’occasion de l’examen devant nos deux commissions, il est apparu que les groupes politiques ont préféré dénoncer la philosophie et la méthode d’ensemble sur ces textes. Les groupes Les Républicains, socialiste et républicain et Union Centriste ont d’ailleurs déposé une motion tendant à opposer la question préalable. Même le groupe du RDSE, traditionnellement très attaché au débat, a choisi de s’abstenir sur le vote de la motion, que je défendrai tout à l’heure au nom de la commission de la culture.
Nous avons là une quasi-unanimité – elle est rare parmi nous ! –, non seulement sur le constat, mais également sur la méthode. J’aurai l’occasion d’y revenir plus tard.
Dans ce contexte, cette nouvelle motion déposée par le groupe socialiste et républicain paraît superfétatoire. Si nous avons bien relevé les risques d’inconstitutionnalité dans la proposition de loi, ils ne sont pas manifestes au point de justifier, à eux seuls, le rejet du texte. C’est pour cette raison que nous avons, de manière très collégiale, retenu la motion tendant à opposer la question préalable pour bien marquer la position très ferme du Sénat.
Par ailleurs, en application de l’article 44, alinéa 2, de notre règlement, l’adoption de cette motion d’irrecevabilité interromprait là nos débats, sans permettre la tenue de la discussion générale, ce que je trouverais très regrettable.
En conséquence, la commission de la culture a émis un avis défavorable sur cette exception d’irrecevabilité. (Applaudissements sur les travées du groupe Union Centriste et du groupe Les Républicains.)
M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?
Mme Françoise Nyssen, ministre. Madame Robert, vous avez balayé de nombreux sujets, mais vos critiques relatives à la constitutionnalité de ces textes ne résistent pas à une analyse sérieuse.
Je rappelle tout d’abord que les deux propositions de loi ont été soumises pour avis au Conseil d’État, qui a procédé à un examen approfondi et a validé toutes leurs dispositions. Cet avis a notamment permis de s’assurer que la proposition de loi est parfaitement conforme à la Constitution, ainsi qu’à tous les textes internationaux et européens applicables.
Vous mettez en avant les libertés d’expression, d’opinion et de la presse, mais ce sont justement ces grandes libertés constitutionnelles que nous cherchons à défendre : lorsque, pour des enjeux économiques ou géopolitiques, de fausses informations sont massivement diffusées, afin de manipuler l’opinion publique, détourner et influencer le vote de nos concitoyens, il n’y a plus de liberté !
Par ailleurs, je suis surprise que vous vous défendiez la liberté d’entreprendre des GAFA, c’est-à-dire les entreprises comme Google, Amazon, Facebook ou Apple, et que vous vous opposiez à la légitime transparence des contenus sponsorisés sur internet.
Je le répète, ce texte n’est ni contraire au droit international ni inconstitutionnel. Je souhaite le rejet de l’exception d’irrecevabilité, qui ne se justifie pas et qui, de surcroît, nous priverait de la discussion générale sur ce sujet majeur. (M. André Gattolin applaudit.)
M. le président. Je mets aux voix la motion n° 2, tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité.
Je rappelle que l’adoption de cette motion entraînerait le rejet de la proposition de loi.
Je rappelle également que la commission et le Gouvernement ont émis un avis défavorable.
(La motion n’est pas adoptée.)
M. le président. Nous passons à la discussion de la motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité sur la proposition de loi organique.
Exception d’irrecevabilité sur la proposition de loi organique
M. le président. Je suis saisi, par MM. Kanner, Durain et Assouline, Mmes S. Robert, de la Gontrie et les membres du groupe socialiste et républicain, d’une motion n° 2.
Cette motion est ainsi rédigée :
En application de l’article 44, alinéa 2, du règlement, le Sénat déclare irrecevable la proposition de loi organique, adoptée par l’Assemblée nationale, relative à la lutte contre la manipulation de l’information (n° 629, 2017-2018).
Je rappelle que, en application de l’article 44, alinéa 8, du règlement du Sénat, ont seuls droit à la parole sur cette motion l’auteur de l’initiative ou son représentant, pour dix minutes, un orateur d’opinion contraire, pour dix minutes également, le président ou le rapporteur de la commission saisie au fond et le Gouvernement.
En outre, la parole peut être accordée pour explication de vote, pour une durée n’excédant pas deux minutes et demie, à un représentant de chaque groupe.
La parole est à Mme Marie-Pierre de la Gontrie, pour la motion.
Mme Marie-Pierre de la Gontrie. Monsieur le président, madame la ministre, monsieur le président de la commission des lois, madame la présidente de la commission de la culture, mes chers collègues, me voilà placée dans un exercice assez étrange, j’allais dire inédit : défendre une exception d’irrecevabilité dont le principe est partagé par la présidente de la commission de la culture et d’autres collègues, mais sur laquelle tant la commission que le Gouvernement émettront un avis défavorable.
Connaissant déjà l’avis des uns et des autres, je ne puis qu’être extrêmement modeste et humble. Néanmoins, je vais essayer de vous convaincre. Plusieurs groupes considèrent qu’il y a un réel problème de constitutionnalité, mais ne souhaitent pas voter l’exception d’irrecevabilité en raison des règles d’organisation de nos débats. Vous avouerez que l’exercice devient très ingrat pour moi, et je vous remercie, par conséquent, de m’encourager.
Le groupe socialiste et républicain a présenté une exception d’irrecevabilité sur chacun des deux textes qui nous sont soumis. Les motifs que nous soulevons ont été parfaitement développés par notre collègue Sylvie Robert. Nous considérons que ces textes sont de nature à porter atteinte aux principes constitutionnels que sont la liberté d’opinion et la liberté d’expression.
C’est notre responsabilité de législateur que de préserver la nature libérale de notre droit, de protéger les valeurs constitutionnelles, de garantir à la presse sa liberté, au-delà des contingences politiques et des tentations hégémoniques, de la préserver de toute tentative d’intimidation et d’interdire à quiconque, jamais, quelles que soient les circonstances, de prétendre qu’elle n’avait ni à enquêter ni à dénoncer.
Tel est le sens de notre engagement. C’est pour cette raison, mes chers collègues, que nous vous proposons d’adopter cette motion.
La liberté d’opinion et la liberté d’expression sont protégées par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen – je n’y reviendrai pas, puisque les articles ont été cités précédemment et que chacun les connaît. Pourtant, les textes qui nous sont soumis aujourd’hui les menacent. Nous devons en être parfaitement conscients.
Madame la ministre, tout à l’heure, vous avez voulu nous rassurer, en précisant que ces textes ne pouvaient pas être dangereux, puisqu’ils étaient d’origine parlementaire – c’était l’un de vos trois arguments. Nous pouvons tout de même sourire ! Chacun a en mémoire l’engagement, très vibrant, du Président de la République, qui, constatant, non sans raison, la façon dont les rumeurs et les fausses informations – ou les vraies… – avaient pu circuler pendant sa campagne électorale, estimait qu’il y avait lieu de légiférer.
De ce fait, ne nous y trompons pas, les textes qui nous sont soumis n’ont qu’un objectif : préserver, si tant est que ce soit possible, ce qui ne semble pas l’être finalement, l’élection présidentielle.
Parlementaire récemment élue, j’adorerais que mes collègues députés fassent preuve d’autonomie dans leurs initiatives, mais, concernant ces textes, ce point n’apparaît pas tout à fait clairement, disons-le ainsi… En fait, il est évident que, pour des raisons diverses, le choix a été fait, de ce côté-là de la Seine, de privilégier la forme d’une proposition de loi, plutôt que celle d’un projet de loi.
Il nous semble que ces textes sont dangereux. D’ailleurs, l’actualité récente – l’histoire est parfois ironique ou cruelle – nous rappelle qu’il est possible qu’un homme se réclamant de la présidence de la République parvienne à déroger aux règles fondamentales de fonctionnement des services républicains de sécurité.
Elle nous rappelle aussi qu’une enquête journalistique qui révèle ces faits et rend compte de leurs conséquences peut être considérée par le Président de la République comme émanant d’« une presse qui ne cherche plus la vérité », d’un « pouvoir médiatique qui veut devenir un pouvoir judiciaire » ou d’un pouvoir qui aurait « la tentation de sortir de son lit »… Qui veut-on impressionner, lorsque l’on tient ce type de propos ? Quel organe de presse encourage-t-on à ne pas prendre le risque de publier des enquêtes ?
Nous devons toujours renoncer à l’inertie lorsqu’une liberté démocratique est en jeu. C’est bien le cas aujourd’hui. Oui, nous considérons qu’une information d’intérêt général a vocation à être rendue publique immédiatement dans la presse.
Cette loi a pour objectif, vertueux, de définir la fausse information et de la combattre, pour répondre à ce que le Président de la République, le 3 janvier dernier, a appelé « des bobards inventés pour salir les hommes politiques et la démocratie ».
La dangerosité passe d’abord par les mots. Or il était tellement simple de définir une fausse information que le Parlement s’y est repris à trois fois : la proposition de loi initiale a été, comme vous l’avez si joliment dit, madame la ministre, enrichie en commission – en clair, réécrite intégralement –, puis le texte a été, de nouveau, réécrit intégralement en séance, pour aboutir à des formules tout à fait alambiquées, au point qu’elles en deviennent dangereuses juridiquement.
Le texte vise également à permettre au ministère public, aux candidats et aux partis de saisir le juge des référés dans les trois mois qui précèdent un scrutin, afin de faire cesser ces fameuses fausses informations, qui seraient de nature à en altérer la sincérité.
Il faudra que l’on m’explique comment cela peut fonctionner. Je suis avocate de métier et je ne vois pas comment un juge pourra apprécier en quarante-huit heures – un exploit ! –, si une information, qui ne serait pas exacte, est de nature à altérer la sincérité d’un scrutin qui n’aura pas encore eu lieu. Cela revient à établir qu’une information qui n’existe pas est de nature à altérer le résultat d’un scrutin qui n’a pas eu lieu !
Il faut savoir que, dans ce domaine, normalement, le juge des référés se déclare incompétent, car il est le juge de l’évidence et renvoie au juge de l’élection la capacité de se prononcer sur l’altération du scrutin. Il est vrai que, dans un cas particulier, celui de l’élection présidentielle, un recours ne peut pas être utilement formé, puisque le juge de cette élection n’a pas la capacité d’annuler cette dernière.
Pour cette raison, j’ai la conviction que ce texte n’est en réalité construit que pour protéger les modalités de l’élection présidentielle, qui, sur cet aspect-là seulement, bien évidemment, a laissé un souvenir cuisant au Président de la République.
Il existe néanmoins un effet pervers : l’action judiciaire serait vraisemblablement infructueuse, ce qui du coup renforcerait les convictions de la personne poursuivie. Il faut aussi relever les risques de censure et d’autocensure, qui se développeront pour éviter les contentieux.
Les pouvoirs donnés au Conseil supérieur de l’audiovisuel posent également question, cela a été rappelé tout à l’heure de manière très précise par notre collègue Sylvie Robert. Nous nous élevons contre ces dispositions.
Ce texte a vocation à s’appliquer en période électorale, comme si, d’ailleurs, le problème des fake news ne se posait qu’à cette période-là, ce qui est en soi un véritable sujet de réflexion. Or les périodes électorales sont des moments où la démocratie s’exprime avec le plus d’intensité et revêt des symboles lourds, comme le rappelle régulièrement le Conseil constitutionnel.
Le groupe socialiste et républicain estime que nous ne pouvons pas prendre de risques sur un sujet aussi important que les droits fondamentaux des citoyens et de la presse. Il considère que ce texte est inconstitutionnel en raison des dangers pesant sur la liberté d’expression et sur la liberté d’opinion.
Encore une fois, l’actualité récente nous invite à la plus grande vigilance ; elle nous a brutalement rappelé l’importance des médias dans le processus démocratique et le fait que, sur ce point, tous ne semblent pas partager cette opinion… Cette actualité nous fait également comprendre que le risque d’une vérité instaurée, officielle ou même sous-entendue par l’État n’est pas acceptable. Les médias doivent rester libres d’investiguer, d’écrire et de publier. C’est la base même de la liberté d’expression.
Comme nous le voyons ces derniers jours, les médias font des révélations, que certains ne pouvaient imaginer, mais qui sont capitales pour la démocratie. La presse est un contre-pouvoir. Et Montesquieu, qui est très souvent cité depuis quelques jours – non à propos de ce texte, mais pour des raisons tenant à l’actualité – rappelait dans De l’Esprit des lois : « Pour que l’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir ».
Cette phrase doit être méditée encore aujourd’hui, et je vous invite, mes chers collègues à voter, avec le groupe socialiste et républicain, cette motion d’irrecevabilité. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain.)