M. le président. Il faut conclure, mon cher collègue.
M. Philippe Dominati. Je termine, monsieur le président !
Ce journal donne des notions sur le cours de l’action et conclut en ces termes : « Il nous paraît inconcevable que la privatisation puisse se faire au cours actuel ; la valeur économique de l’entreprise est largement supérieure. » Je crois que tout est dit !
M. le président. Il faut vraiment conclure, mon cher collègue !
M. Philippe Dominati. Compte tenu de la faible teneur des propos du Gouvernement, je me rallierai probablement à la motion référendaire, pour obliger l’État à écouter les citoyens. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et du groupe communiste républicain citoyen et écologiste, ainsi que sur des travées du groupe socialiste et républicain.)
M. le président. La parole est à M. Jean-Louis Tourenne. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain.)
M. Jean-Louis Tourenne. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, madame la présidente de la commission spéciale, madame, messieurs les rapporteurs, le titre était alléchant : « Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises. » Il sonne comme un magnifique slogan publicitaire, sans en tenir, tant s’en faut, les promesses.
Bâti sur les propositions du rapport Notat-Senard, il n’en retient qu’une dose homéopathique, espérant peut-être que le résultat final conservera la mémoire de la molécule première. En réalité, ce projet traduit un libéralisme exacerbé avec des effets toxiques pour les salariés, qui assurent la prospérité et la création de richesses.
Il s’agit d’un libéralisme dogmatique jusqu’à la caricature, mêlant dans un même élan les privatisations, la quasi-suppression des certifications, le refus d’un partage équitable de la richesse et le rejet d’une juste représentation des salariés dans les instances de gouvernance.
S’y ajoutent des privatisations que rien ne vient justifier et dont on peine à saisir les véritables motivations, tant les explications sont laborieuses, les artifices si alambiqués que leur auteur, lui-même, semble ne pas y croire. Martial Bourquin a développé avec la force de conviction que je lui connais l’ineptie que représentent ces privatisations.
Bernard Lalande et de nombreux sénateurs de tous horizons se sont émus du relèvement, sans ménagement ni délai, des seuils de certification légale par les commissaires aux comptes, sous prétexte d’alignement et d’économies – en réalité, celles-ci sont illusoires – pour les PME.
Pourtant, premièrement, le seuil de certification européen n’est pas prescriptif, et les seuils d’audit légal sont différents selon les pays qui ont bien intégré que « la confiance n’exclut pas le contrôle », en adaptant les seuils à la dimension de leur tissu économique et à sa territorialité.
Deuxièmement, en supprimant le commissaire aux comptes dans les holdings en cascade, qui peuvent créer de nombreuses filiales dispensées de produire des comptes certifiés, vous donnez rendez-vous à l’opacité fiscale, à l’opacité sociale, à l’opacité financière, et ce malgré les recommandations du rapport Cambourg, qui vous appelait à sécuriser l’organisation des entreprises en groupe. Ce faisant, vous ouvrez la porte aux dérives financières et aux détournements et vous la fermez devant l’obligation d’alerte.
Troisièmement, en refusant un délai d’application au 1er janvier 2022 pour permettre à la profession d’engager sa mutation, vous mettez en péril 3 000 cabinets de proximité et le probable licenciement de 7 000 employés sur tout le territoire français.
M. le ministre se gaussait d’une alliance contre nature, selon lui, entre la droite et la gauche sur ces thèmes. Il ne devrait pourtant pas s’étonner – sauf par manque d’habitude peut-être ! – que nous puissions nous rassembler pour nous porter garant des valeurs républicaines quand les intérêts vitaux de la Nation sont en jeu.
Par ailleurs, le relèvement des seuils pour les entreprises peut s’entendre, sauf que l’occasion est saisie de pénaliser plus encore les salariés et de priver nombre d’entre eux du bénéfice de la participation ou de la protection du règlement intérieur pendant cinq ans au moins, voire, parfois, pour l’éternité.
L’Allemagne, votre modèle, madame la secrétaire d’État, accorde jusqu’à 50 % des sièges aux salariés dans les conseils d’administration, mais les salariés français n’auront que la portion congrue.
L’élargissement de l’objet de l’entreprise, que l’article 1833 du code civil définit comme servant uniquement l’intérêt commun de ses salariés, est timide : vous avez refusé que les salariés soient, enfin, admis comme l’une des deux parties constituantes.
M. le ministre n’est pas avare de déclarations vertueuses sur l’éventail des salaires et sur les avantages des dirigeants, dont Tom Enders illustre le caractère inacceptable. Ces condamnations paraîtraient plus sincères s’il n’avait rejeté nos propositions de plafonnement des hauts salaires, de limitation des retraites chapeau et autres stock-options, d’interdiction de versement de dividendes financés par l’emprunt ou à la suite de licenciements.
Il est vrai que, en chemin, le Gouvernement a trouvé plus ultra que lui en matière de libéralisme. La majorité de droite n’y était pas allée de main morte : relèvement du seuil de cinquante à cent salariés, avec une véritable régression sociale ; refus de toucher à l’objet de l’entreprise sous prétexte de fragilité juridique, argument curieux qui permet d’en rester à la mouture de 1804, remaniée en 1974 ; une économie sociale brimée par une augmentation de 20 % des cotisations, alors que celles de l’économie conventionnelle seraient divisées par deux.
Ce gouvernement affirme souvent : « C’est sans précédent ! » C’est rarement une réalité, mais le fait de puiser sans vergogne, à larges mains dans les caisses de la sécurité sociale est, de fait, sans précédent : 500 millions d’euros par la suppression du forfait social, exonération sur les heures supplémentaires, etc. (Exclamations sur les travées du groupe Les Républicains.) Le budget de la sécurité sociale devait être en équilibre ; il sera déficitaire de près de 3 milliards d’euros.
Madame la secrétaire d’État, permettez-moi de vous dire que le Gouvernement et vous aviez une occasion de diffuser un message intéressant et satisfaisant aux Français, mais que vous avez fait exactement le contraire. Ne soyez donc pas étonnés que les Français ne vous suivent pas ! (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain et du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.)
M. le président. La parole est à Mme la secrétaire d’État.
Mme Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d’État. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie de cette discussion générale, qui revient sur un certain nombre de sujets, lesquels avaient déjà été assez largement débattus. En effet, ce texte a fait l’objet de trente-six heures de discussion en séance publique, et une assez grande partie des discussions s’est concentrée sur Aéroports de Paris, comme vous l’avez mentionné. Toutes les questions que vous remettez de nouveau sur la table ont donc été assez largement traitées et discernées.
Vous parlez de quatre articles sur une loi qui en compte plus de deux cents, des articles qui, je le rappelle – tel était bien mon propos introductif –, visent à donner plus de potentiel de croissance à nos entreprises, plus de pouvoir d’achat aux Français et plus de capacités d’innovation à notre pays. Ce sont les trois objectifs auxquels le Gouvernement est très attaché ; je regrette cette particulière myopie.
Je veux revenir sur certains éléments.
Monsieur Canevet, je vous rassure, il est tout à fait possible de conclure des accords d’intéressement tout au long de l’année : si vous concluez un, par exemple, au troisième trimestre, celui-ci sera applicable pour l’ensemble du deuxième semestre. Ce point a donc été traité.
Madame Lamure, s’agissant des commissaires aux comptes, nous avons amélioré le texte à l’Assemblée nationale, suivant en cela d’ailleurs un certain nombre de recommandations formulées dans le cadre de la réforme de l’audit et des propositions du Sénat.
Vous avez mentionné une entrée en vigueur différée pour la réforme outre-mer. Il s’agit pour les commissaires aux comptes d’une disposition couperet – nous avions assez largement développé cette question –, puisque, je le rappelle, les mandats sont conclus pour six ans : il faudrait donc que les entreprises soient extrêmement rapides pour pouvoir appliquer cette disposition dès le 1er janvier 2019.
Monsieur Adnot, vous avez indiqué que les seuils sociaux étaient compliqués et illisibles. Pour en avoir discuté avec nombre d’entreprises, j’ai l’impression que cela leur convient parfaitement. Leur principale préoccupation est de savoir quand la loi sera promulguée.
Monsieur Gay, nous détricotons la Caisse des dépôts et consignations, avez-vous dit. Vos propos ont sans doute dépassé votre pensée ! Nous cassons les retraites par répartition, soulignez-vous. Or je n’ai pas vu une seule disposition sur ce sujet.
M. Fabien Gay. Je n’ai pas dit cela !
Mme Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d’État. Certes, vous n’avez jamais vu, sur les ronds-points, des « gilets jaunes » revendiquer de mourir au travail. Mais ils revendiquent d’avoir du travail ! (Exclamations sur les travées du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.)
M. Fabien Gay. Ça, c’est sûr !
Mme Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d’État. Or tel est bien l’objectif qui nous motive aujourd’hui.
Je me réjouis de votre soutien sur les responsabilités sociales de l’entreprise. Je regrette que vous ne mentionniez pas les progrès qu’apporte ce texte sur la parité, la participation des salariés, l’intéressement, la participation des salariés au conseil d’administration, la transition écologique et énergétique, avec le fléchage de l’épargne des Français en la matière, et je pourrais citer encore d’autres mesures.
M. Fabien Gay. Et ADP ?
Mme Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d’État. Concernant les privatisations, nous en avons déjà largement débattu, comme je l’ai dit, je ne reviendrai donc que très rapidement sur le sujet. Je rappelle qu’Engie a été privatisée en 2003. Je n’aborderai pas longuement ce sujet, que je connais un peu…
Vous avez évoqué la question des monopoles. Après le Stade de France, lorsque le match retour a lieu à Wembley, par exemple, vous pouvez passer, suivant la ville de votre départ, par Francfort, par Paris, par Schiphol, voire, si vous venez d’un peu plus loin, par Doha. C’est bien de cela que l’on parle. Aujourd’hui, le trafic ne se fait pas d’un point à l’autre ; il se fait via des hubs.
M. Fabien Gay. Et alors ?
Mme Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d’État. C’est ainsi que se déroule l’essentiel du trafic aéroportuaire, monsieur le sénateur.
Le cahier des charges de cinquante-six pages que vous avez cité concerne les charges d’exploitation. Il est évident que le cahier des charges relatif à la cession comportera une description précise des actifs, comme cela existe dans ce genre de cas.
De manière générale, je veux dire qu’un certain nombre de sénateurs et d’élus qui siègent sur les travées de cette assemblée ont été associés à des opérations de privatisation, qui, pour certaines, comme cela a été rappelé, se sont très bien passées. Ils doivent donc se souvenir que ces dernières sont extrêmement encadrées,…
Mme Éliane Assassi. Et les autoroutes ?
Mme Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d’État. … par la Commission des participations et des transferts ou en application d’autres règles.
Il est évident que nous n’allons pas vous dire comment cela va se passer, car il y a compétition ! (Exclamations sur les travées du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.)
M. Fabien Gay. Ça y est : le mot est lâché !
Mme Laurence Cohen. Et l’expérience des autoroutes ?
Mme Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d’État. Quel est le prix de vente ? Si nous l’annoncions tout de suite, nous n’aurions aucune chance d’en obtenir un meilleur ! En effet, le prix de vente d’une entreprise dépend de la perspective que l’on a de ses revenus futurs. C’est la raison pour laquelle votre discours est vain.
Monsieur Gay, vous avez évoqué ma connaissance des entreprises. Pour avoir un peu d’expérience en matière de cessions et d’acquisitions, je puis vous dire que, lorsque vous achetez une entreprise, vous cherchez à évaluer les perspectives de gains sur le long terme. Cela s’appelle la valeur actuelle nette, et c’est l’un des éléments qui intervient dans le mécanisme de formation du prix. (M. Fabien Gay s’exclame.)
Affirmer que l’on se prive de richesses futures est faux, puisque l’on en tient compte dans le prix de vente, sauf à penser que l’entreprise aurait caché des perspectives et un potentiel de croissance qui ne seraient pas connus du marché aujourd’hui, ce qui ne me semble pas être le cas. Vous-même, monsieur Dominati, avez d’ailleurs parlé de perspectives solides.
Pour moi, ces perspectives sont correctement reflétées dans le prix de l’action. J’espère même qu’elles nous permettront de réaliser une plus-value. Cela étant, je ne puis dire aujourd’hui : c’est tout l’enjeu de l’opération que nous allons mener.
Je veux m’arrêter un instant sur la notion de « capitalisme de connivence ». Ce genre d’expression, permettez-moi d’être un peu solennelle, est irresponsable, voire inacceptable, quand bien même elle est censée faire impression sur le peuple. Ce genre de formules toutes faites, qui font plaisir à tout le monde, explique ce qui se passe aujourd’hui sur les ronds-points ! (Mme Patricia Schillinger et M. Philippe Bonnecarrère applaudissent.)
Pour ma part, je ne me permettrais pas de rebondir sur les revendications des « gilets jaunes » qui souhaitent supprimer cette assemblée, parce que je ne trouve pas que cette revendication soit raisonnable ! (Applaudissements sur les travées du groupe La République En Marche. – MM. Vincent Capo-Canellas, Jean-Paul Émorine et Bruno Sido applaudissent également. – Protestations sur les travées du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.)
Mme Cécile Cukierman. On attend de connaître le nombre de parlementaires que vous allez supprimer !
Mme Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d’État. C’est là un autre sujet, madame la sénatrice !
Dans le même ordre d’idée, monsieur Hugonet, je ne rappellerai pas ici les conditions dans lesquelles l’Assemblée nationale a adopté ce texte un samedi à six heures trente du matin ; je rappellerai simplement que les scrutins publics à l’Assemblée nationale ne permettent pas à un député de voter pour quarante autres, comme c’est le cas au Sénat. (Protestations sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Bruno Sido. C’est dommage ! (Sourires sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d’État. D’ailleurs, il est normal que tout le monde ne puisse pas siéger sur ces travées au même moment : certains parlementaires travaillent en commission, et c’est très bien, ou font d’autres choses utiles pour la Nation. (Applaudissements sur les travées du groupe La République En Marche. – Protestations sur les travées du groupe Les Républicains et du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.)
Cela s’appelle le travail parlementaire. Heureusement d’ailleurs que nous sommes là pour l’expliquer, parce que c’est avec ce genre de formule que l’on invalide le travail intense et remarquable – pardonnez-moi de le dire – du Parlement. En effet, pour le coup, on travaille bien plus que trente-cinq heures par semaine à l’Assemblée nationale et au Sénat ! (Protestations sur les travées du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.)
En outre, monsieur Hugonet, je me reconnais parfaitement dans la citation du général de Gaulle. Je note d’ailleurs qu’il avait inventé avant tout le monde le « en même temps » : voilà qui me réjouit ! (Vives exclamations.)
M. Jean-François Husson, rapporteur. Il avait tout de même plus de hauteur de vue ! (Sourires.)
M. Jean-Raymond Hugonet. C’était il y a soixante-dix ans ! Il faudrait se réveiller !
M. Fabien Gay. Et Vinci ?
Mme Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d’État. Monsieur Dominati, je ne rappellerai que la durée de la concession pour le tunnel sous la Manche est de quatre-vingt-dix-neuf ans… Vous conviendrez donc qu’une durée de soixante-dix ans n’est pas inédite.
M. Fabien Gay. Et Vinci ?
Mme Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d’État. Vous savez également que le niveau des redevances sera revu tous les ans dans le cadre d’un contrat de régulation économique, sous l’égide d’une autorité indépendante, à la suite d’ailleurs des améliorations que vous avez apportées au texte. Ce contrat sera lui-même révisé ou rediscuté tous les cinq ans.
Enfin, monsieur Tourenne, vous affirmez que l’on prive les salariés de participation dans les entreprises de plus de cinquante ETP ; en réalité, le dispositif est facultatif et reste applicable sous ce seuil. Quand une entreprise met en place un accord de participation, elle a évidemment intérêt à le maintenir, car il s’agit d’un atout pour retenir ses salariés.
C’est d’ailleurs faire peu de cas de tout le travail que nous avons accompli sur l’intéressement que de prétendre une telle chose. Nous avons d’ores et déjà envoyé nos ambassadeurs sur le terrain pour faire en sorte que les PME déploient des accords d’intéressement sur la base des informations mises en ligne sur le site de Bercy pour faciliter les démarches. (Applaudissements sur les travées du groupe La République En Marche.)
M. le président. La discussion générale est close.
Nous passons à la discussion de la motion tendant à opposer la question préalable.
Question préalable
M. le président. Je suis saisi, par M. Canevet, Mme Lamure et M. Husson, au nom de la commission spéciale, d’une motion n° 1.
Cette motion est ainsi rédigée :
En application de l’article 44, alinéa 3, du règlement, le Sénat décide qu’il n’y a pas lieu de poursuivre la délibération sur le projet de loi, adopté par l’Assemblée nationale en nouvelle lecture, relatif à la croissance et la transformation des entreprises (n° 382, 2018-2019).
Je rappelle que, en application de l’article 44, alinéa 8, du règlement du Sénat, ont seuls droit à la parole sur cette motion l’auteur de l’initiative ou son représentant, pour dix minutes, un orateur d’opinion contraire, pour dix minutes également, le président ou le rapporteur de la commission saisie au fond et le Gouvernement.
En outre, la parole peut être accordée pour explication de vote, pour une durée n’excédant pas deux minutes et demie, à un représentant de chaque groupe.
La parole est à M. le rapporteur, pour la motion. (M. Michel Canevet, rapporteur, applaudit.)
M. Jean-François Husson, rapporteur de la commission spéciale chargée d’examiner le projet de loi relatif à la croissance et la transformation des entreprises. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, pour défendre la motion que notre commission spéciale a adoptée sur l’initiative de ses trois rapporteurs, je développerai trois axes : premièrement, la plus-value apportée par le Sénat à l’occasion de l’examen de ce texte, plus-value dont nous pouvons être fiers collectivement ; deuxièmement, la situation de blocage qui résulte du texte adopté en nouvelle lecture par l’Assemblée nationale ; troisièmement, et enfin, les perspectives, les enseignements que nous pouvons tirer de ce parcours législatif.
Commençons par ce qui reste du travail sénatorial sur ce projet de loi.
M. Bruno Sido. Pas grand-chose !
M. Jean-François Husson, rapporteur. Tout n’est pas négatif dans ce texte. Le Sénat, comme toujours, s’est attaché à produire un travail de qualité. Il a pu « engranger », si j’ose dire, quelques avancées sur chacune des parties du projet de loi, mais trop souvent sur des aspects que je qualifierai de « secondaires ».
Mes collègues rapporteurs Élisabeth Lamure et Michel Canevet ont souligné ces points de satisfaction : ils concernent la dématérialisation des factures d’électricité et de gaz, les tarifs réglementés, les rattrapages de la loi Égalim s’agissant des plastiques et des produits phytopharmaceutiques, l’ouverture en soirée des commerces de détail alimentaires, ou le droit des entreprises en difficulté.
Pour ma part, j’évoquerai plusieurs modifications apportées par le Sénat sur la création des reçus d’entreposage, la réforme de l’assurance vie, les crypto-actifs, la réforme du PEA et du PEA-PME, la fiscalité des jeux, la finance solidaire, ou encore l’émission d’actions de préférence.
Je crois aussi que nous pouvons nous satisfaire d’avoir introduit des garde-fous et un cadre de régulation pour Aéroports de Paris. Le Sénat a également joué son rôle quand il a alerté le Gouvernement du risque d’inconstitutionnalité de certaines mesures, des insuffisances du texte et des nouvelles contraintes que celui-ci risque de faire peser sur les entreprises.
Venons-en à la situation de blocage consécutive au vote de l’Assemblée nationale en nouvelle lecture. Celle-ci, de son propre fait ou sur l’initiative du Gouvernement, a détricoté avec méthode quasiment tout ce que le Sénat avait fait en première lecture sur les sujets les plus importants.
Ce n’est évidemment pas une surprise s’agissant des articles que le Sénat avait supprimés, que ce soit les privatisations d’ADP et de la Française des jeux, ou l’objet social et la raison d’être des sociétés. Il s’agit là de divergences profondes et insurmontables.
En revanche, c’est plus regrettable lorsque le texte voté par le Sénat en première lecture était un texte de compromis, favorisant l’acceptabilité des dispositions proposées par le Gouvernement dans son projet initial. Or ces cas de figure sont nombreux : je pense au stage préalable à l’installation des artisans, sur lequel les propositions du Sénat ont été balayées, à la question de la réforme du contrôle légal des comptes, ou aux prêts interentreprises, par exemple.
Je pense également à l’avis conforme de la commission de surveillance dans la détermination du dividende versé par la Caisse des dépôts et consignations, ou encore à la réforme de l’épargne retraite : pour cette dernière disposition, l’Assemblée nationale est revenue sur le nouveau dispositif de déblocage anticipé visant à financer les travaux d’adaptation du domicile en cas de perte d’autonomie, dispositif que nous avions introduit dans le texte avec le soutien du ministre, d’ailleurs…
Comme l’a souligné Mme Lamure devant la commission, la question des seuils est significative de l’absence d’un véritable débat. Un échange avait été envisagé en commission mixte paritaire sur la possibilité de créer un seuil à soixante-dix salariés, tout en conservant les obligations en matière d’institutions représentatives du personnel. Mais rien n’a suivi et cette proposition est restée lettre morte. Quel dommage, madame la secrétaire d’État !
Dans cette situation, il est inutile de reprendre aujourd’hui un débat dont tout le monde a compris qu’il n’aboutirait pas. À ce stade de la navette, après engagement de la procédure accélérée, je le rappelle, nous n’obtiendrons aucune concession supplémentaire de l’Assemblée nationale. Il vaut bien mieux marquer clairement notre désaccord et éviter que la voix de notre assemblée se perde dans la répétition des mêmes arguments.
Pour autant, après ce vote, il reste beaucoup à faire. Tout d’abord pour les entreprises, auxquelles ce projet de loi était destiné, puisqu’il était question de favoriser leur croissance et leur transformation.
M. Bruno Sido. C’est raté !
M. Jean-François Husson, rapporteur. Or, de ce point de vue, nous ne sommes pas au rendez-vous de l’ambition, et ce texte suscitera sans doute autant de déceptions qu’il a suscité d’espoirs. Qu’il s’agisse des seuils, de la participation et de l’intéressement, de la simplification des procédures, de la compétitivité, ce projet de loi manque incontestablement de souffle. Et je fais devant vous le pari que certaines mesures fortes adoptées par le Sénat finiront par prospérer dans les années à venir.
M. Michel Canevet, rapporteur. C’est sûr !
M. Jean-François Husson, rapporteur. Il reste aussi beaucoup à faire en direction de l’opinion et de nos concitoyens.
Sur les mesures les plus importantes de ce texte, et malgré ce que l’on nous a présenté comme une concertation exemplaire de plus d’un an, c’est finalement le débat au Sénat en première lecture qui a été le révélateur. Qui parlait de la privatisation d’Aéroports de Paris et de la Française des jeux avant que le Sénat ne pose à la fois la question de son contenu, de son bien-fondé et surtout celle de la régulation ?
Sur ce sujet, comme sur d’autres, le débat n’est sûrement pas clos. Nous sommes d’ailleurs nombreux à considérer que les articles concernant les privatisations ont été introduits sous un prétexte fallacieux, celui du financement des aides à l’innovation. La vraie raison, c’est la volonté du Gouvernement de contenir la progression de la dette publique et d’obtenir, si possible, sa diminution d’ici la fin du quinquennat.
C’est peu de dire qu’il existe une profonde frustration de l’opinion et des sénateurs face à ce débat tronqué. C’est particulièrement dommage dans le contexte actuel de grand débat, sur fond de revendications pour une démocratie plus active.
À cet égard, je veux souligner l’erreur du Gouvernement de ne pas avoir intégré ce temps de contestation et d’expression des colères de l’opinion publique, alors qu’il était prévu que le Sénat examine le texte en ce début d’année.
Au-delà de nos opinions différentes, mais parfois aussi convergentes, il y a aussi une question de méthode et un problème lié au comportement du Gouvernement à l’égard du Parlement et de la revalorisation du rôle de ce dernier. En effet, nous avons dû batailler au Sénat pour obtenir certaines informations, et il reste encore bien trop de zones d’ombre aujourd’hui.
Nos collègues ont évoqué les lacunes du brouillon de cahier des charges d’ADP. Je prendrai deux autres exemples.
Celui des ordonnances, tout d’abord. Il y a dans ce texte, comme dans d’autres, beaucoup trop de demandes d’habilitation à légiférer par ordonnance. Grâce au travail de Michel Canevet, le Sénat a réussi à inscrire dans la loi, sur le sujet des tarifs réglementés du gaz, les dispositions relatives à l’information et à la protection des consommateurs, mesures que vous vouliez renvoyer à une ordonnance. Mais, pour le reste, j’ai dénombré pas moins de onze habilitations et vingt-sept ratifications dans le texte !
Or, je le rappelle, les ordonnances sont l’instrument par lequel l’exécutif préempte les sujets qui ne seront pas évoqués au Parlement. Les déclarations sur la coconstruction des ordonnances avec les parlementaires sont parfaitement illusoires, madame la secrétaire d’État. Elles ne remplacent aucunement le débat parlementaire, surtout quand la ratification se fait par voie d’amendement. Et elles ne permettent pas non plus d’échanger avec l’Assemblée nationale.
Je prendrai ensuite l’exemple de la Française des jeux. Pour cette opération de privatisation, nous avions dès l’examen en commission refusé de donner un chèque en blanc au Gouvernement.
Or, à ce jour, tant le périmètre des droits exclusifs confiés à l’opérateur que les contours de la régulation du secteur demeurent incertains. Je continue de penser que rien ne nous assure aujourd’hui que le Gouvernement ne favorisera pas la valorisation de l’entreprise, au détriment des impératifs de santé publique et d’addiction au jeu.
Mes chers collègues, compte tenu de l’ensemble de ces observations, votre commission spéciale vous invite à voter la motion tendant à opposer la question préalable au présent projet de loi. Pour autant, il nous semble que le Sénat aura une nouvelle fois démontré sa capacité à être un législateur minutieux, précis et vigilant au service de la qualité de la loi.
Je veux ici réaffirmer avec force l’utilité et l’intérêt du bicamérisme pour une démocratie vivante et forte, dont la France peut et doit s’enorgueillir ! (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et du groupe Union Centriste.)