M. Laurent Duplomb. Exactement !
M. Bruno Retailleau. Les Français n’en peuvent plus, de cela ! Ce qu’il faut, c’est un effort de recherche massif au niveau européen, une taxe écologique aux frontières de l’Europe – c’est ce que nous allons proposer –, la confiance dans les territoires. C’est fondamental !
Un mot sur un sujet que vous avez évoqué, monsieur le Premier ministre, car les territoires ont eux aussi droit à la vérité. Vous avez été maire ; c’est donc paradoxal, mais les propos que vous avez tenus sur les territoires sont trop statistiques. Je ne m’y reconnais pas. Et, vraiment, dussé-je le compromettre, mais très momentanément, vous devriez passer quelques jours aux côtés du président Gérard Larcher. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et sur des travées du groupe Union Centriste.)
Vous dites que jamais les moyens mobilisés pour les collectivités n’ont été aussi importants, que jamais celles-ci n’ont bénéficié d’autant d’agents. Mais, monsieur le Premier ministre, jamais les maires n’ont été si découragés ! Comment l’expliquez-vous ? (Mêmes mouvements.) Jamais les collectivités n’ont, pour les compétences qui leur ont été attribuées, disposé de si peu de moyens !
Jamais en France il n’y a eu de révision si autoritaire des structures territoriales : le grand remembrement !
Je reprends à mon compte le terme d’« éloignement », que vous avez utilisé. Nous avons créé la société territoriale de l’éloignement. Je voudrais vous montrer comment le malaise social, territorial et démocratique s’est finalement noué.
Le lieu, c’est le lien ! Je sais que, pour un « progressiste », l’enracinement est un obstacle au changement. Mais le lieu, c’est l’enracinement où l’on va créer du lien dans une communauté humaine ! Chacun le sait confusément, et on le sait vraiment quand on a été élu local. Mais nous avons créé une société de l’éloignement, avec des régions toujours plus grandes, des cantons toujours plus grands, des communes toujours plus grandes, des intercommunalités toujours plus grandes. (Bravo ! et applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et du groupe Union Centriste.)
D’ailleurs, mes chers collègues – que nous soyons de droite ou de gauche, nous pouvons nous rejoindre sur ce point, puisque nous sommes le Sénat de la République –, nous avons tellement étiré le lien géographique que nous avons brisé le lien civique ! Nous avons voulu la loi du nombre au lieu de la loi humaine. Je me souviens d’un extrait de La France contre les robots, très bon ouvrage dont je vous recommande la lecture, dans lequel Georges Bernanos écrivait : « Un monde dominé par la Force est un monde abominable, mais le monde dominé par le Nombre est ignoble. » Nous y sommes. La loi du nombre n’est pas la loi des hommes. Entre la distance et la confiance, la relation est inversement proportionnelle. À distance, vous perdez la confiance ; à proximité, vous la gagnez ! C’est ce qui explique que les maires, plus que les sénateurs, plus que le Premier ministre, plus que le Président de la République, aient encore la confiance des Français ! (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et du groupe Union Centriste, ainsi que sur des travées du groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen.)
Il va falloir en tirer les conséquences, des conséquences radicales sur la décentralisation, sur les compétences, sur les niveaux de subsidiarité, mais aussi sur l’action de l’État. Cassez-nous ces grandes administrations régionales reconcentrées sur les administrations centrales ; je connais parfaitement ce sujet, dont je pourrais vous parler pendant des heures ! Amenez l’action de l’État dans la proximité, dans les départements ! Ne pensez pas décentralisation sans penser action territoriale de l’État !
Monsieur le Premier ministre, je vais conclure pour abréger vos souffrances. (Sourires sur les travées du groupe Les Républicains.) Dans quelques jours, le Président de la République prendra vraisemblablement la parole. Parlera-t-il bien ? Sans doute. Nous lui reconnaissons un talent oratoire. Parlera-t-il longtemps ? Peut-être… (Sourires sur les travées du groupe Les Républicains.) Nous lui reconnaissons une forme de résistance. Mais parlera-t-il clair ? Parlera-t-il vrai ? (Marques de scepticisme sur de nombreuses travées.) Sans courage de dire, il n’y a pas de courage de faire. Je pense que les Français en ont marre des subtilités, des habiletés, des ruses, du « en même temps », d’une « pensée complexe ». Ce qu’ils veulent, c’est non pas de la complexité, mais de la clarté à l’égard d’une vision de l’avenir, et de la simplicité dans les convictions !
Vous avez parlé d’« espérance ». Je vous propose de fermer vite le grand débat pour ouvrir un vrai chemin, celui de l’espérance pour la France, celui de la vérité pour tous les Français ! Je vous l’assure, si vous avez cette audace, vous trouverez ici, auprès de nos collègues siégeant sur toutes les travées…
M. le président. Il faut conclure, mon cher collègue.
M. Bruno Retailleau. … et auprès du président du Sénat (Sourires.), l’appui nécessaire pour relever notre pays ! Redonnons cette confiance et cette espérance à nos concitoyens, au nom de la République et au nom de la France ! (Mmes et MM. les sénateurs du groupe Les Républicains se lèvent et applaudissent vivement. – Plusieurs sénateurs du groupe Union Centriste applaudissent également.)
M. le président. La parole est à M. François Patriat, pour le groupe La République En Marche. (Applaudissements sur les travées du groupe La République En Marche.)
M. François Patriat. Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, mesdames, messieurs les ministres, j’imagine la difficulté qui est la mienne à intervenir après deux orateurs de talent pour faire entendre une musique différente de celle de la majorité sénatoriale. Je m’en tiendrai à mon rôle avec courage et humilité.
La France qui critique, la France qui dénigre, ce n’est pas celle qui prend son destin en main. La France qui débat, c’est la République qui avance.
Jamais les Français ne se sont autant pris à discuter, à argumenter, à échanger, à débattre, à se rassembler autour du bien commun. Oui, mes chers collègues, les citoyens français font honneur à notre pays lorsqu’ils se saisissent de leur avenir ! En apportant leur pierre à l’édifice de notre idéal républicain, ils ont prouvé à tous leur volonté de ne pas baisser les bras.
Ce n’est pas une surprise : les Français sont coutumiers du fait. Ils ne se dérobent pas devant l’Histoire. Ils n’évitent pas le débat. Partout, ils se rencontrent. Partout, ils s’en emparent.
Le grand débat, n’en déplaise à certains, a été utile et fécond.
M. Rachid Temal. Douze milliards d’euros…
M. François Patriat. Il a donné les moyens aux Français de s’exprimer sur la situation du pays, sur les grands enjeux de notre avenir, comme sur les difficultés du quotidien. Le grand débat est un succès de participation ; vous l’avez rappelé. C’est aussi un succès de propositions.
Les Français se sont exprimés en toute liberté. Ils se sont largement mobilisés. Nombreux sont ceux qui doutaient de l’utilité de cet exercice et de l’appétence qu’il suscitait chez les Français. Comme le succès est maintenant reconnu, les mêmes doutent de sa portée. Ce sont les mêmes qui parlent aujourd’hui de « faux débats » et de « déballages » et qui n’ont pas été capables par le passé d’entendre et de répondre à ces attentes.
M. Jean-Pierre Sueur. Où te situais-tu « par le passé » ?
M. François Patriat. Moi, j’ai fait mon mea culpa, monsieur Sueur. (Rires sur les travées du groupe socialiste et républicain.)
Chacun a son analyse de la crise que nous vivons. Certains pensent que le malaise exprimé, la défiance à l’égard de toute forme de pouvoir et le procès en illégitimité des dirigeants sont dus à la politique de l’actuel gouvernement. Ceux-là font preuve d’une amnésie, d’une hypocrisie et d’une cécité qui laissent bien peu de place à la modestie et au devoir de responsabilité, alors que cette crise – chacun le reconnaît – vient de loin.
D’autres, comme nous, pensent que la France a besoin d’être réparée, de retrouver son dynamisme, sa capacité d’innovation renouvelée, un esprit de concorde et un espoir nouveau. Nous aussi, nous voyons que des Français souffrent. Nous entendons leurs attentes, parfois leur désespoir, leur incompréhension. Nous percevons aussi les injustices.
Le Gouvernement y a d’ores et déjà répondu, par avance et pour partie. (Exclamations ironiques sur de nombreuses travées.)
Mme Éliane Assassi. Ah bon ?
M. François Grosdidier. Tout a été bien fait !
M. François Patriat. Dois-je rappeler les mesures économiques, sociales et environnementales qui ont été prises depuis deux ans ?
M. Rachid Temal. L’ISF, les APL… (Sourires sur les travées du groupe socialiste et républicain.)
Mme Patricia Schillinger. Oh, ça va !
M. François Patriat. Elles viennent pour partie répondre aux doléances exprimées. Certains feignent de les ignorer aujourd’hui, alors même qu’ils en connaissent l’importance.
J’en veux pour preuve le rapport de l’OCDE,…
Mme Pascale Gruny. Un rapport ? C’est tout ce que vous avez comme preuve ?
M. François Patriat. … qui indique que les mesures et les lois votées sur l’initiative du Gouvernement sont « porteuses d’avenir », apporteront des bénéfices et produiront demain plus de PIB et plus de pouvoir d’achat. (Exclamations sur les travées du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.) C’est l’OCDE qui le dit, pas un simple sénateur !
Quelles sont les principales attentes évoquées à l’occasion de ce grand débat ?
Monsieur le Premier ministre, vous l’avez dit hier, les Français attendent de la justice, une plus grande défense de l’intérêt général et de l’efficacité ; j’y souscris totalement. Ils souhaitent une juste affectation de l’argent public, une juste contrepartie de leurs efforts envers la collectivité. Ils comprennent que chacun doit œuvrer dans le sens de l’intérêt général, à commencer par ceux qui ont un devoir d’exemplarité, c’est-à-dire nous-mêmes. L’intérêt général n’est pas la somme d’intérêts particuliers ; il doit guider l’action de chacun.
C’est l’efficacité de l’action publique qui est en jeu. Je pense notamment à la lutte contre les inégalités scolaires, au taux de chômage, encore trop élevé, ou à la désertification médicale, pour prendre quelques exemples.
Ce sont les promesses non tenues qui alimentent une rancœur exprimée en grogne permanente, explosant parfois en bouffées de colère. C’est une revendication quotidienne. Nous devons y répondre. C’est pourquoi le Gouvernement tient ses engagements.
Si nous devons faire davantage, beaucoup a déjà été fait ; je l’ai souligné. S’il y a une impatience quant aux résultats, chacun ici sait bien que les meilleures réformes et les meilleures lois n’agissent pas dans l’instant, comme le feraient croire les incantations de magiciens sans scrupules.
Pour retrouver la confiance, il faut apporter des réponses aux trois exigences qui émergent des consultations : la justice fiscale, la justice sociale et la justice territoriale.
La demande de justice fiscale est un sentiment normal face à un système complexe et parfois illisible. C’est pourquoi le Gouvernement et sa majorité se sont engagés sur des mesures fortes : la suppression de la taxe d’habitation, qui représente plus de 20 milliards d’euros. La justice fiscale, c’est aussi la taxe GAFA, sur les géants du numérique. (M. Gérard Longuet ironise.) C’est également la suppression des cotisations sociales salariales d’un montant de 4 milliards d’euros.
Pourtant, la classe moyenne nous dit : « C’est nous qui payons pour tout le monde. » Elle s’interroge : « Où va donc l’impôt ? » C’est en l’orientant vers elle que l’action de l’État prendra tout son sens.
La France est le pays qui redistribue le plus, et les Français ne le ressentent pas. D’où vient cette incompréhension ? Il faudra aussi y apporter des réponses.
Le Gouvernement entend baisser les impôts. Il le fait déjà. Pour qui ? Pour les entreprises, pour créer de l’emploi ; pour les ménages, pour le pouvoir d’achat. Cessons de penser que l’on peut toujours dépenser plus sans jamais économiser ; oui, monsieur Retailleau, vous avez raison de le dire !
Les Français ont aussi exprimé une demande forte de justice sociale.
M. Rachid Temal. D’où la suppression de l’ISF ? (Sourires sur les travées du groupe socialiste et républicain.)
M. François Patriat. Le Gouvernement a lancé le plan pauvreté, pour un milliard d’euros.
Cette exigence se retrouve aussi à travers l’investissement dans l’apprentissage, la formation et l’insertion.
Et ne l’oublions pas, lutter contre la pauvreté, c’est d’abord lutter contre le chômage. C’est l’action première que mène le Gouvernement depuis deux ans.
Enfin, les Français réclament avec force l’urgence d’une justice territoriale. Nous sommes, au Sénat, les premiers observateurs de la montée de nouvelles inégalités et d’une fracture entre la France rurale et la France urbaine, source de marginalisation et d’isolement. Là, nous devons aller plus loin, monsieur le Premier ministre.
Une première étape a été franchie avec des dotations de fonctionnement stabilisées, des dotations d’investissement augmentées et des clés données aux administrations pour adapter leur action aux territoires.
M. Rachid Temal. Mais pas aux élus !
M. François Patriat. Il faut redéfinir le lien entre les communes et l’intercommunalité et rouvrir intelligemment le chantier de la loi du 7 août 2015 portant sur la nouvelle organisation territoriale de la République, la loi NOTRe.
Monsieur le Premier ministre, nous avons entendu l’engagement et la fermeté du Gouvernement pour répondre à ces urgences. Nous devons poursuivre les réformes pour que l’action aboutisse.
Oui à la baisse des impôts ! Oui à la proximité des services publics !
M. Rachid Temal. « En même temps » !
M. François Patriat. Oui à l’urgence de santé ! Mais oui aussi à la baisse de la dépense publique !
Mme Sophie Primas. Extraordinaire !
M. François Patriat. Oui aussi à une société du travail, un travail qui paie mieux !
M. Rachid Temal. C’est la lettre au père Noël !
M. François Patriat. C’est l’objectif fondamental.
Mais comment interpréter – vous l’avez dit, monsieur le Premier ministre – des injonctions contradictoires ? Plus de proximité, et moins d’élus ; des économies sur la défense et le logement, alors que l’urgence sécuritaire et le besoin de logements n’ont jamais été aussi flagrants et primordiaux.
Si les Français ressentent que les injustices se creusent, il faut mieux indiquer le sens des mesures qui sont prises pour y remédier.
Monsieur le Premier ministre, nous avons perçu votre capacité d’écoute et votre détermination à répondre aux attentes des Français. Dès que le chef de l’État se sera exprimé, nous serons à vos côtés pour mettre ces nouvelles orientations en action. Progresser, ce n’est pas s’entêter ; ce n’est pas critiquer. Progresser, c’est écouter, comprendre et agir. (Applaudissements sur les travées du groupe La République En Marche, ainsi que sur des travées du groupe Les Indépendants – République et Territoires, du groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen et du groupe Union Centriste.)
M. le président. La parole est à Mme Éliane Assassi, pour le groupe communiste républicain citoyen et écologiste. (Applaudissements sur des travées du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.)
Mme Éliane Assassi. Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, mes chers collègues, la première année du quinquennat d’Emmanuel Macron, marquée, au-delà du « tout pour la finance », par le choix d’un libéralisme sans frein, de la casse du droit du travail à la sélection renforcée pour entrer à l’université en passant par la déstructuration de la SNCF, semblait, coup après coup, consolider un grand fatalisme, une sensation que, dans un paysage politique explosé, la résistance ne pouvait pas s’organiser. La voie semblait libre pour les apprentis sorciers du CAC40, ces partisans d’un nouveau monde sans droits, sauf pour les plus forts.
Mais l’attitude jupitérienne du Président de la République, son arrogance et son jusqu’au-boutisme libéral, symbolisé par la suppression de l’ISF, ont provoqué l’explosion de la colère populaire qui s’exprime depuis maintenant cinq mois.
Les discours sans fin, les « en même temps » permanents et les petites phrases méprisantes à l’égard du peuple ont accompagné cette politique de démolition méthodique des derniers vestiges du modèle social français issu du programme du Conseil national de la Résistance.
Depuis des décennies, la solidarité recule en France. Les droits les plus fondamentaux, pourtant reconnus par la Constitution, comme le droit au travail, le droit au logement, le droit à la santé, à l’éducation ou à une retraite digne, sont aujourd’hui bafoués.
Des décennies de renoncement ont amené à la profonde crise économique et sociale, mais aussi démocratique, que connaît notre pays, comme l’ensemble du monde occidental.
La clé du renoncement, l’alpha et l’oméga du libéralisme, c’est la primauté de l’argent sur l’être humain.
Élu Président de la République, Emmanuel Macron a prôné un « nouveau monde », qui, bien vite, est apparu pour ce qu’il est : un régime libéral à l’autoritarisme croissant, usant et abusant de « coups de com’ » pour masquer les grands bonds en arrière sur le plan social et économique.
La colère est venue. Elle a éclaté. Depuis vingt et une semaines, la France vit au rythme du mouvement social et citoyen le plus long de son histoire. La longueur de cette secousse souligne la profondeur de la souffrance.
Vous avez peiné, monsieur le Premier ministre, à juguler la violence qui, inévitablement, accompagne ces colères. Aux actes illégaux de quelques-uns, que nous avons condamnés avec force, vous avez répondu par une répression systématique et démesurée du mouvement.
Jamais vous n’évoquez ces centaines de blessés, ces dizaines de mutilés et d’éborgnés. « Est-ce ainsi que les hommes vivent ? » écrivait le poète. Est-ce ainsi que ceux qui relèvent la tête, ceux qui osent dire « non » doivent être considérés ? Cette violence, vous ne l’avez pas évoquée, même d’un souffle, ni au Grand Palais ni ici, à mille lieues des ronds-points.
Ce grand débat, monsieur le Premier ministre, n’est pas celui de nos concitoyens.
Tous les chiffres le montrent. Sur 45 millions d’électeurs inscrits, auxquels s’ajoutent des millions de jeunes en mesure de comprendre et d’agir, comme ils le font sur le climat, seuls 500 000 personnes, soit 1 % à peine du corps électoral, ont élaboré des contributions, ce chiffre étant lui-même fortement contesté. Et 1,5 million de personnes auraient participé à des débats, ce chiffre n’étant pas contrôlable. Quant aux conférences régionales, huit à neuf Français sur dix tirés au sort ont refusé d’y participer.
Pourtant, ce grand débat aurait pu rassembler et être autre chose qu’une tentative de contournement de la colère populaire. Mais Emmanuel Macron a dès le départ écarté les thèmes de justice sociale et de justice fiscale qui fondaient la mobilisation : pas question de rétablir l’ISF ; pas question d’augmenter le SMIC ; pas question d’imaginer une nouvelle démocratie symbolisée par le référendum d’initiative citoyenne, le RIC. D’ailleurs, monsieur le Premier ministre, votre réaction au RIC ou au référendum d’initiative partagée apparaît surtout comme symptomatique d’une crainte de l’expression populaire.
Je ne suis pas née de la dernière pluie, mais quand même… (Marques d’ironie sur les travées du groupe Les Républicains.) L’opération à laquelle nous assistons – faire passer ce grand débat pour l’expression du peuple – est sidérante. « Plus c’est gros, plus ça passe » pourrait être votre adage et celui de M. Macron.
M. Roland Courteau. Bravo !
Mme Éliane Assassi. La France qui souffre, la grande majorité de la population, n’a pas été représentée, ou si peu. Ce sont les diplômés, les classes les plus favorisées et les plus âgés qui ont participé, alors que les jeunes étaient carrément absents.
La belle photographie que vous voulez nous vendre comme une reproduction parfaite pour légitimer votre fuite en avant libérale est totalement faussée. La preuve : alors que 77 % des Français demandent le rétablissement de l’ISF, 10,3 % des contributeurs au grand débat y seraient favorables ; 90 % des sondés souhaitent un abaissement de la TVA sur les produits de première nécessité contre 13 % seulement des contributeurs ; plus de 80 % des Français sont favorables au RIC contre 5,8 % des contributeurs. Quel décalage ! Ces chiffres montrent bien que ce grand débat tourne à la grande entourloupe.
Mme Laurence Cohen. Très bien !
Mme Éliane Assassi. Emmanuel Macron et vous-même prenez un grand risque. Non seulement vous tentez une grossière manipulation pour justifier le non-reniement et un entêtement dangereux, mais vous masquez la poursuite des coups bas contre les intérêts populaires, semaine après semaine, mois après mois.
Quelle hypocrisie à parler d’écoute alors que vous vous obstinez à brader au privé Aéroport de Paris, ADP, et la Française des jeux ! Écoutez le peuple, et une bonne fois pour toutes !
Si vous avez un doute sur ADP, acceptez le référendum ! Pourquoi quelques conseillers financiers ou grands argentiers auraient-ils raison face à la volonté de millions de femmes et d’hommes ? Avec les 240 premiers parlementaires signataires de la proposition de loi référendaire, je mets au défi Emmanuel Macron de lancer une telle consultation populaire.
De même, vous affirmez avec des trémolos dans la voix la nécessité de rapprocher les services publics de la population. Mais, monsieur le Premier ministre, vous venez de déposer un projet de démolition du statut de la fonction publique en confirmant la suppression de 120 000 fonctionnaires. (Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain citoyen et écologiste et du groupe socialiste et républicain.) Et vous asphyxiez toujours et encore les collectivités locales. C’est la même logique avec votre annonce d’une augmentation de 5,6 % de l’électricité dès cet été.
Monsieur le Premier ministre, le piège s’est refermé sur vous. (M. le ministre d’État, ministre de la transition écologique et solidaire fait un signe de dénégation.) Si, si ! Pour appliquer le programme d’Emmanuel Macron, vous ne pouvez pas répondre aux attentes populaires, tout simplement parce que votre logiciel politique est incompatible avec les espoirs de nos concitoyens.
J’en veux pour preuve que la petite musique de la nécessaire réduction des dépenses publiques est déjà là. Mais jamais vous n’évoquez la scandaleuse évasion fiscale et l’enrichissement sans fin des détenteurs de capitaux. C’est logique : vous êtes là pour les servir ; ce sont vos soutiens indéfectibles.
Vous maquillez le désir de justice fiscale en volonté de baisse des impôts et avant tout pour les plus riches et les entreprises. Quant à la justice sociale, salaires ou retraites, seule votre règle d’or, celle de l’austérité, prévaut.
Monsieur le Premier ministre, avec Emmanuel Macron, vous prenez le risque de multiplier la colère. Ces derniers mois montrent que l’histoire n’est pas écrite. Vous prenez le risque non seulement de décevoir, mais aussi de susciter le désarroi ; pire, de susciter la haine !
L’Histoire aurait pu retenir le souvenir d’un pouvoir qui aurait choisi l’écoute et la raison. Malheureusement, tout montre que vous vous apprêtez à faire le choix de l’entêtement, celui des privilèges au détriment de l’humain, de cette humanité qui a forgé dans les épreuves l’histoire de notre pays.
M. le président. Il faut conclure, ma chère collègue.
Mme Éliane Assassi. Mais n’oubliez pas qu’une idée devient une force lorsqu’elle s’empare des masses. Et, aujourd’hui, les masses ont beaucoup d’idées ! (Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain citoyen et écologiste et sur des travées du groupe socialiste et républicain.)
M. le président. La parole est à M. Patrick Kanner, pour le groupe socialiste et républicain. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain.)
M. Patrick Kanner. Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, mes chers collègues, notre pays a connu ces derniers mois deux phénomènes inédits : d’abord, les « gilets jaunes » ; puis, le grand débat. Ces deux moments sont liés entre eux et indissociables : sans les « gilets jaunes », qu’il ne faut pas mépriser, il n’y aurait pas eu de dialogue avec les Français.
Je veux d’abord saluer ce moment qu’a été le grand débat. Un risque a été pris de qualifier de « grand » un débat qui n’avait pas encore eu lieu. Mais il faut reconnaître aux Français leur goût de la démocratie, leur plaisir à débattre, leur volonté de se faire entendre. Nous regrettons suffisamment l’abstention aux élections pour ne pas saluer cette envie de proposer dans le cadre du grand débat.
Nous-mêmes, socialistes, partageons ce sens démocratique du débat. C’est pour cette raison que nous avons participé dans nos territoires aux réunions qui s’organisaient. C’est dans cette même philosophie que nous avons répondu aux invitations officielles du Président de la République lors de sa tournée médiatique en seize dates. C’est aussi dans cet état d’esprit que nos sénatrices et sénateurs représentant les Français établis hors de France ont organisé partout dans le monde une consultation auprès de nos concitoyens, recueillant plus de 16 500 réponses remises au Gouvernement, et dont les premiers éléments font ressortir des préoccupations similaires à celles exprimées dans les débats de l’Hexagone.
Seulement, monsieur le Premier ministre, ce débat aurait pu ne jamais avoir lieu. Si vous l’avez organisé, c’est sous la contrainte ; il faut bien le rappeler.
Sans les « gilets jaunes », il n’y aurait pas eu davantage les mesures annoncées le 10 décembre. Sans cette poussée de fièvre des Français, la taxe carbone serait toujours en place.
M. Roland Courteau. Eh oui !
M. Patrick Kanner. Les retraités qui touchent moins de 2 000 euros paieraient encore la CSG au prix fort.
M. Rachid Temal. Exactement !
M. Patrick Kanner. Des centaines de milliers de Français n’auraient pas bénéficié du coup de pouce à la prime d’activité.
M. Martial Bourquin. Très bien !
M. Patrick Kanner. Tous ces changements dans votre politique étaient pourtant réclamés depuis des mois sur les travées de gauche et par de nombreux syndicats. Ces mesures, bien qu’insuffisantes, notamment parce que vous n’êtes pas revenu sur la désindexation des pensions de retraite, auraient pu intervenir plus tôt, évitant alors la paralysie du pays un an et demi seulement après votre arrivée au pouvoir. (Très bien ! et applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain.) Il aura fallu que les Français vous les arrachent.
Nous sommes donc à un moment charnière aujourd’hui. Les 10 milliards d’euros du mois de décembre, d’ailleurs essentiellement financés par la solidarité nationale et très peu par les employeurs, ont permis de traiter quelques symptômes sans guérir le pays de toutes les injustices de votre politique. Le grand débat a fait office de palliatif au manque d’écoute de ce début de quinquennat – vous le reconnaissez d’ailleurs vous-même – sans mettre un terme à la fièvre et à la colère d’une France abandonnée. Cette France attend désormais des réponses. Allez-vous la décevoir ?
Car le constat du grand débat est posé. Notre pays subit une fracture sociale à cause de la crise du pouvoir d’achat et de la diminution des services publics. Ce que vous refusez d’entendre, c’est la demande des Français d’avoir accès à des services publics performants, partout sur le territoire. Ce besoin est renforcé par les fractures dans l’emploi, liées au chômage notamment. Le tout aggravé par des fractures territoriales du fait des différences géographiques, qui se creusent, et du sentiment d’éloignement, qui s’accroît. Ces évolutions de la société en viennent à isoler encore plus les familles monoparentales, les personnes seules ou âgées et les Français qui sont éloignés des grands centres urbains.
Face à ce constat, la question peut être résumée ainsi : comment redonner confiance aux Français alors que votre politique a perdu toute crédibilité ? Nous vous avions fait une proposition pour y répondre : organiser une grande conférence sociale, environnementale et territoriale pour traiter et trier ce qui est remonté du terrain avant de décider.
Monsieur le Premier ministre, cette conférence s’impose, d’autant que l’absence de règles du jeu au départ du grand débat obère les résultats et montre un grand décalage avec l’objectif initial. D’ailleurs, les seules règles du jeu que nous connaissons sont celles d’Emmanuel Macron, qui est en même temps le sélectionneur, l’arbitre, le gardien de but, l’avant-centre et le commentateur. (Sourires sur les travées du groupe socialiste et républicain.)
C’est une raison supplémentaire qui devrait vous pousser dans les bras des corps intermédiaires pour mieux agir, ce que nous ne voyons toujours pas.
Écoutez-nous, monsieur le Premier ministre ; personne dans cet hémicycle n’a intérêt à ce que vos conclusions provoquent une nouvelle crise sociale, en confondant ce que vous souhaitez décider et ce qui est réellement remonté des Français. Écoutez-nous, car, comme sur la privatisation d’ADP, vous ne pouvez pas toujours avoir raison tout seul, tout le temps et contre tout le monde !