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Souhaits de bienvenue à une délégation parlementaire
M. le président. Monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, en votre nom, j’ai le plaisir de saluer la présence, dans la tribune d’honneur, d’une délégation du Sénat du Royaume hachémite de Jordanie, conduite par son président M. Fayçal Al-Fayez et composée de quatre sénateurs du groupe d’amitié présidé par Mme Haifa Najjar. (Mmes et MM. les sénateurs, ainsi que M. le secrétaire d’État, se lèvent.) La délégation est accompagnée par notre collègue Cyril Pellevat, président du groupe d’amitié France-Jordanie.
La délégation est en France jusqu’au 19 décembre pour une visite d’étude consacrée notamment aux questions d’éducation et de santé.
Elle a été reçue hier en audience par le président Gérard Larcher et s’est entretenue ce matin avec la secrétaire d’État auprès de la ministre des armées.
Elle rencontrera en fin de journée les sénateurs de la commission des affaires sociales présidée par notre collègue Alain Milon.
Le Sénat français entretient d’excellents rapports de confiance et d’amitié avec le Sénat jordanien. Ces rapports ont vocation à s’intensifier dans le cadre de notre relation bilatérale qui s’est développée autour de deux priorités : la sécurité et l’économie.
Mes chers collègues, permettez-moi de souhaiter, en votre nom à tous, à nos homologues du Sénat jordanien la plus cordiale bienvenue, ainsi qu’un excellent et fructueux séjour. (Applaudissements.)
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Lutte contre les contenus haineux sur internet
Suite de la discussion en procédure accélérée et adoption d’une proposition de loi dans le texte de la commission modifié
M. le président. Nous reprenons l’examen de la proposition de loi, adoptée par l’Assemblée nationale après engagement de la procédure accélérée, visant à lutter contre les contenus haineux sur internet.
Dans la suite de la discussion générale, la parole est à M. le rapporteur.
M. Christophe-André Frassa, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d’administration générale. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, la commission des lois a examiné la proposition de loi visant à lutter contre les contenus haineux sur internet le 11 décembre dernier. Tous ici sur ces travées nous partageons l’objectif visé : lutter contre la haine en ligne.
Pour ce faire, il faut agir d’abord contre ceux qui tiennent des propos haineux et spécialement contre les professionnels de la haine. En la matière, hélas, c’est moins de lois nouvelles que de moyens que nos services ont besoin.
Il faut agir également sur les intermédiaires techniques, comme le propose ce texte ; cela reste légitime et nécessaire. Certains de ces hébergeurs, dont le modèle économique est fondé sur l’« économie de l’attention », tendent en effet à valoriser la diffusion des contenus les plus clivants, et renforcent la diffusion massive, virale, des messages de haine. Trop longtemps repoussée, leur régulation doit enfin devenir réalité.
C’est donc dans un esprit constructif que nous avons abordé l’examen de ce texte au Sénat, en tentant de tenir une délicate ligne de crête entre, d’une part, la protection des victimes de haine et, d’autre part, la protection de la liberté d’expression, telle qu’elle est assurée dans notre pays.
J’émettrai quelques regrets sur la méthode, cependant : sur un sujet aussi sensible, alors que la démarche s’inscrit clairement dans le cadre d’un plan gouvernemental global de lutte contre les discriminations, nous regrettons vivement le choix qui a été fait de recourir à une proposition de loi plutôt qu’à un projet de loi, privant de nouveau le Parlement d’une étude d’impact.
Nuit aussi à la clarté de nos débats l’existence de trois autres textes adoptés ou en voie de l’être : la directive Services de médias audiovisuels, le règlement européen sur les contenus terroristes et le projet de loi de réforme de l’audiovisuel risquent en effet d’interférer avec certaines dispositions de la présente proposition de loi, voire d’en imposer la réécriture à brève échéance.
J’en viens aux modifications adoptées par la commission des lois.
Nous avons tout d’abord considéré que l’article 1er comportait un dispositif pénal inabouti et déséquilibré au détriment de la liberté d’expression.
En exigeant des opérateurs de plateformes qu’ils apprécient le caractère manifestement illicite des messages haineux signalés dans un délai particulièrement bref, ce dispositif encourage mécaniquement les plateformes à retirer, par excès de prudence, des contenus pourtant licites.
En effet, cet exercice de qualification juridique est difficile pour certaines infractions contextuelles, et ce d’autant plus que les plateformes auraient été sous la menace de sanctions pénales lourdes en cas d’erreur.
D’autres effets pervers sont également à redouter, comme la multiplication du recours à des filtres automatisés et l’instrumentalisation des signalements par des groupes organisés de pression ou d’influence, à savoir les fameux « raids numériques », contre des contenus licites, mais polémiques.
De plus, il pourrait être difficile, voire impossible d’établir la priorité, dans un délai couperet uniforme de vingt-quatre heures, des contenus les plus nocifs qui ont un caractère d’évidence et doivent être retirés encore plus rapidement, comme ceux qui touchent au terrorisme et à la pédopornographie, par rapport à d’autres infractions moins graves ou plus longues à qualifier, car elles sont contextuelles.
Tout aussi problématiques sont le contournement du juge et l’abandon de la police de la liberté d’expression sur internet aux grandes plateformes étrangères.
Le dispositif pénal envisagé semble pour sa part difficilement applicable.
Le simple non-retrait suffit-il pour caractériser automatiquement l’infraction, ou est-il nécessaire pour l’autorité chargée de la poursuite de caractériser une absence de diligences normales de l’opérateur, ce qui est beaucoup plus complexe ?
À ces difficultés déjà sérieuses s’en est ajoutée une dernière, et non des moindres : la Commission européenne a transmis au Gouvernement des observations longues et très critiques, alertant sur la violation probable de la directive e-commerce et de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Selon elle, le texte viole plusieurs principes majeurs du droit européen : le principe du pays d’origine ; la responsabilité atténuée des hébergeurs ; l’interdiction d’instaurer une surveillance généralisée des réseaux. Rappelant l’existence de plusieurs initiatives législatives européennes en cours, la Commission a invité formellement la France à surseoir à l’adoption de ce texte.
Faute d’offre alternative crédible, la commission des lois a procédé à la suppression de cette nouvelle sanction pénale inapplicable et contraire au droit européen.
Certaines dispositions intéressantes ont, pour leur part, été conservées, améliorées et intégrées au régime général prévu par la loi pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN) : ajout des injures publiques à caractère discriminatoire et du négationnisme aux contenus devant faire l’objet d’un dispositif technique de notification ; simplification des notifications prévues ; reconnaissance de l’action des associations de protection de l’enfance.
Le cœur de ce texte, comme vous l’avez indiqué, monsieur le secrétaire d’État, reste l’imposition d’obligations de moyens sous la supervision d’un régulateur habilité à prononcer des sanctions dissuasives. C’est la solution la plus pertinente pour contraindre les grandes plateformes à une lutte plus efficace contre les discours de haine véhiculés sur les réseaux. Nous l’avons donc approuvée ; nous l’avons même renforcée.
La commission des lois a tenu compte des observations de la Commission européenne pour rendre ce dispositif plus respectueux du droit européen en proportionnant les obligations à la charge des plateformes au risque d’atteinte à la dignité humaine et en écartant toute obligation générale de surveillance des réseaux.
Pour améliorer la rédaction de certaines des obligations de moyens mises à la charge des plateformes, la commission des lois a également prévu l’absence d’information systématique des auteurs de contenus au stade de la simple notification par un tiers, et ce pour éviter les spams et les raids numériques contre les auteurs de contenus licites, mais polémiques. Par ailleurs, à titre exceptionnel, nous avons envisagé la possibilité, dans certains cas, de ne pas informer l’auteur de contenus retirés, notamment pour préserver les enquêtes en cours. Enfin, nous proposons la suppression de l’obligation générale faite aux plateformes d’empêcher la réapparition de tout contenu illicite contraire au droit européen.
La commission a aussi approuvé plusieurs clarifications procédurales concernant les pouvoirs de régulation et de sanction attribués au CSA. Je souhaite vous faire part, à cet égard, de ma vive inquiétude, car le régulateur risque de manquer de moyens et de compétences techniques pour expertiser efficacement les plateformes.
La commission des lois a, en outre, souhaité compléter le texte pour mieux s’attaquer à la viralité, qui est le cœur du problème de la haine sur internet.
Avec la proposition de loi telle qu’elle nous a été transmise par l’Assemblée nationale, une plateforme qui retirerait un contenu haineux vu 8 millions de fois au bout de 23 heures et 59 minutes après une notification respecterait parfaitement l’obligation de résultat que tendait à instaurer l’article 1er… Selon nous, il faut non pas viser une obligation illusoire de retrait exhaustif de tous les contenus en vingt-quatre heures, mais bien renforcer l’efficacité de la lutte contre les plus viraux et les plus nocifs de ces contenus.
Dans ce but, la commission des lois a ajusté la liste des acteurs soumis aux obligations de moyens renforcées de lutte contre les contenus haineux, pour permettre au CSA d’attraire dans le champ de sa régulation des plateformes moins grandes, mais très virales. Elle a aussi encouragé les plateformes, sous le contrôle du CSA, à prévoir des dispositifs techniques de désactivation rapide de certaines fonctionnalités de rediffusion massive des contenus.
La commission a également adopté un amendement d’appel visant à mieux associer les régies publicitaires à la lutte contre le financement de sites facilitant la diffusion en ligne des discours de haine par un renforcement des obligations de transparence à leur charge. Nous y reviendrons.
Enfin, comme le recommandait la commission d’enquête du Sénat sur la souveraineté numérique, nous avons souhaité encourager l’interopérabilité pour permettre aux victimes de haine de se réfugier sur d’autres plateformes ayant des politiques de modération différentes, tout en pouvant continuer à échanger avec les contacts qu’elles avaient noués jusqu’ici.
Ce travail important a été conduit dans un esprit de collaboration entre tous les commissaires, esprit qui se prolonge à travers les amendements de séance, dont plusieurs sont particulièrement intéressants et ont reçu un avis favorable de la commission des lois.
Sous réserve de l’approbation des modifications qu’elle a introduites, la commission des lois vous invite donc, mes chers collègues, à adopter la proposition de loi. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. le président. La parole est à M. le rapporteur pour avis.
M. Yves Bouloux, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, la commission des affaires économiques s’est saisie pour avis de la proposition de loi que nous examinons aujourd’hui, car celle-ci modifie la loi pour la confiance dans l’économie numérique de 2004, dite LCEN, dont nous avions été saisis au fond. Même si son objectif relève de la protection des libertés fondamentales, elle affecte donc un secteur qui est aujourd’hui au cœur de la compétence de la commission.
Quelques considérations sur la méthode, d’abord. Nous regrettons que, malgré une longue gestation, le Gouvernement ait, de nouveau, choisi une proposition de loi plutôt qu’un projet de loi. Cette voie prive le Parlement d’une étude d’impact qui, en l’espèce, était plus que nécessaire.
Nous regrettons également que, malgré nos demandes, nous n’ayons pu prendre connaissance des observations de la Commission européenne que par voie de presse. Tout le monde en disposait, sauf les rapporteurs du Sénat ! Et je passe sur les réponses écrites envoyées moins d’une semaine avant le passage en commission, alors que le questionnaire avait été adressé près de deux mois auparavant…
J’en viens au fond. Cette proposition de loi s’attaque indéniablement à une question légitime. Si le phénomène est encore peu documenté, chaque utilisateur des réseaux sociaux peut aujourd’hui constater que les propos haineux répréhensibles s’y répandent quotidiennement.
Néanmoins, la réponse apportée à cette question est apparue inaboutie. C’est pourquoi nous soutenons le texte issu des délibérations de la commission des lois, qui permet de rendre le dispositif davantage susceptible d’atteindre son objectif, à savoir lutter contre les contenus haineux illicites en ligne, tout en limitant le risque d’atteinte à la liberté d’expression.
Les trois commissions saisies ont travaillé en bonne intelligence, avec un seul but : améliorer ce texte pour le rendre plus efficace.
La commission des affaires économiques a concentré son analyse sur le dispositif de régulation administrative confié au Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA). À nos yeux, il est intéressant pour plusieurs raisons.
D’abord, il paraît plus efficace et moins attentatoire aux libertés que les dispositions figurant initialement à l’article 1er de la proposition de loi. Il s’agit de prévoir des obligations de moyens, dont la portée est déterminée par un régulateur, lequel est en mesure de sanctionner sévèrement les acteurs qui ne joueraient pas le jeu.
La commission des affaires économiques a donc souhaité, en bonne entente avec la commission des lois, renforcer ce mécanisme. C’est pourquoi elle a proposé un amendement qui, dans le droit fil des conclusions de la « mission Facebook », permet au CSA d’imposer des obligations à des plateformes de moindre importance, mais sur lesquelles la tenue de propos haineux illicites serait régulièrement constatée. C’est aussi la raison pour laquelle nous avons souhaité permettre au CSA d’encourager le partage d’informations entre plateformes. Cela nous paraît être le levier essentiel d’une meilleure coopération entre ces dernières et donc d’une lutte plus efficace contre la diffusion de propos punis par la loi.
Nous avons également souhaité intégrer au texte un principe de proportionnalité, afin de nous assurer que les obligations de moyens mises à la charge des plateformes seront soutenables par les acteurs économiques, adaptées aux différents modèles que l’on peut trouver sur le marché, et qu’elles prendront en compte la viralité du contenu.
Par ailleurs, la commission s’est particulièrement intéressée à ce dispositif en ce qu’il semble poser le premier jalon d’un nouveau modèle de régulation de l’économie numérique. Notre assemblée l’a affirmé à plusieurs reprises, la directive e-commerce n’est pas l’alpha et l’oméga de l’économie numérique. Une régulation intelligente, agile et qui s’applique en priorité aux géants du numérique peut venir la compléter, même si, en l’état du droit européen, la ligne de crête est étroite.
La proposition de loi visant à garantir le libre choix du consommateur dans le cyberespace, déposée par notre commission et cosignée par plus de la moitié des membres de notre assemblée, permettra de poursuivre ces travaux tendant à établir un nouveau modèle de régulation de l’économie numérique. Comme avec le texte qui nous occupe aujourd’hui, il est proposé d’agir d’abord à l’échelon national, dans l’attente d’une réponse pérenne à l’échelle européenne. Madame la garde des sceaux, monsieur le secrétaire d’État, nous espérons que le Gouvernement montrera autant d’allant sur ce sujet tout aussi fondamental. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. le président. La parole est à Mme la rapporteure pour avis.
Mme Catherine Morin-Desailly, présidente de la commission de la culture, de l’éducation et de la communication, rapporteure pour avis. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, le moins que l’on puisse dire est que le texte que nous examinons aujourd’hui suscite de réelles interrogations et une grande perplexité sur toutes les travées de notre hémicycle.
Très clairement, cette impression ne vient pas d’une méconnaissance du problème, bien au contraire. Les élus que nous sommes sont aussi parfois exposés à la haine en ligne. Nous n’ignorons pas les aspects destructeurs des campagnes de calomnie et de propos odieux sur internet. À ce titre, je suis solidaire de notre collègue députée Laetitia Avia qui en a été la victime.
Dans ce contexte, pourquoi sommes-nous collectivement si réticents au dispositif qui nous est soumis ?
Au Sénat, nous savons écouter. Or les retours que nous avons des tribunaux, des associations de défense des libertés, des meilleurs spécialistes, bref, de presque tout le monde, sont partagés : il y a ceux qui pensent que cette proposition de loi n’aurait aucune utilité, et ceux qui l’estiment dangereuse. Il faut l’admettre, on a connu des accueils plus enthousiastes !
Au Sénat, dans nos commissions et groupes, nous avons des principes avec lesquels nous ne transigerons pas, et qui nous conduisent à une approche prudente, circonspecte, de l’article 1er et du retrait en vingt-quatre heures. J’avoue être franchement hostile à l’idée de confier aux Gafam le droit de juger ce qui est licite ou illicite. Ces plateformes qui nous abusent fiscalement, pillent allègrement nos données personnelles pour les revendre et contribuent à manipuler les scrutins se verraient confier un rôle de censeur… Non seulement elles façonnent toujours plus nos comportements et sont des menaces avérées pour nos démocraties, mais elles pourraient en plus exercer une police de la pensée et de l’expression…
Cela étant, nous avons la conviction, et de très longue date, au Sénat, qu’il est nécessaire d’avancer sur la régulation du monde numérique. C’est pourquoi nous avons regardé avec attention les autres dispositions du texte, qui précèdent la future loi audiovisuelle.
Sur le fond, la commission de la culture s’est saisie des articles 4, relatif à la régulation du CSA, ainsi que 6 bis et 6 ter, consacrés à l’éducation au numérique.
Sur ce dernier sujet, c’est le Sénat qui a introduit en 2009 la nécessité pour l’école d’informer les élèves sur les risques liés aux usages des services de communication au public en ligne. Depuis, le code de l’éducation s’est enrichi de très nombreuses dispositions relatives à la sensibilisation à propos d’internet, parfois redondantes. Ce qu’il faut, en fait, c’est rapidement donner à l’école les moyens financiers et humains de remplir ce rôle. Cela passe avant tout par la formation initiale et continue des enseignants, comme nous l’avons signalé encore lors des débats sur la loi pour une école de la confiance.
En ce qui concerne la régulation, la commission de la culture a adopté plusieurs amendements visant à mieux préciser l’action du CSA. Force est cependant de constater, une nouvelle fois, que nous avons délibérément choisi de remettre une fraction essentielle de notre souveraineté entre les mains d’acteurs mondialisés réticents à toute forme de régulation, et même de discussion, avec des autorités démocratiquement élues, comme l’illustrent jusqu’à la caricature les développements sur les droits voisins des éditeurs et des agences de presse.
Ces acteurs ne se contentent pas d’être puissants, riches, et souvent méprisants : ils ont conçu un écosystème qui encourage, diffuse, promeut la haine. J’en veux pour preuve les travaux de la sociologue turque Zeynep Tufekci, auxquels je vous renvoie : elle a montré que les algorithmes d’une plateforme comme YouTube, c’est-à-dire Google, nourris de milliards de données personnelles collectées sans que l’utilisateur s’en rende compte, produisaient des résultats qui échappent maintenant à notre compréhension, nous rapprochant toujours plus du monstre de Frankenstein. Ils ont donc tendance à proposer des contenus toujours plus odieux, haineux, « de plus en plus hardcore ». Selon cette sociologue, « YouTube est certainement aujourd’hui l’un des plus puissants outils de radicalisation de ce XXIe siècle », avec une seule justification : cela fonctionne ! La morale la plus élémentaire passe donc derrière l’exigence de sur-rentabilité. C’est sur ce modèle économique délétère que nous devons vraiment travailler. La meilleure réponse est aujourd’hui de soutenir, comme le propose l’entrepreneur Tariq Krim, le mouvement sur les technologies éthiques.
Il s’agit d’un nouveau terrain de croissance industrielle pour l’Europe dans lequel nous aurions tout intérêt à nous investir. Il est soutenu par des entrepreneurs qui réfléchissent à d’autres façons non aliénantes de concevoir la technologie et qui prônent l’arrêt de certaines pratiques toxiques. Ce faisant, ils sont complètement en phase avec la philosophie de notre règlement général sur la protection des données (RGPD).
Relevons aussi une évolution nécessaire du droit de la concurrence et de la directive e-commerce. Je reconnais la difficulté de l’exercice, monsieur le secrétaire d’État, mais ce n’est pas en répétant comme un mantra « c’est difficile » pour justifier de solutions attentistes et inefficaces que nous allons avancer. Cette directive, qui organise notre vie numérique depuis bientôt vingt ans, n’a plus d’autre rôle aujourd’hui que de protéger les monopoles de quelques géants anglo-saxons qui ont actuellement droit de vie et de mort sur nombre de nos entreprises. Il est grand temps de reconnaître qu’elle a échoué à transformer l’Europe en puissance numérique.
J’espère que nos discussions de ce jour nous permettront d’y voir plus clair sur les conséquences de ce texte. Personnellement, j’aurais aimé que, sur un sujet aussi complexe, aussi grave, nous prenions le temps d’une vraie navette parlementaire. Je m’en suis d’ailleurs émue lors de la dernière conférence des présidents. Nous aurions eu besoin de vraiment travailler en profondeur sur la réécriture de l’article 1er. Monsieur le secrétaire d’État, je sais que vous n’étiez pas insensible à nos arguments, car vous savez bien qu’il n’y a pas de solution évidente de prime abord. Il nous aurait fallu plus du temps pour éviter de produire un texte bâclé à la va-vite. (Applaudissements sur les travées des groupes UC et Les Républicains.)
M. le président. La parole est à M. Pierre Ouzoulias.
M. Pierre Ouzoulias. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, lors de la discussion de la proposition de loi et de la proposition de loi organique relatives à la lutte contre la manipulation de l’information, dans cet hémicycle, en juillet dernier, la commission de la culture et la commission des lois avaient proposé l’adoption de motions tendant à opposer la question préalable. Fait rarissime pour une assemblée qui ne refuse jamais de travailler sur un texte, nous avions adopté ces motions, mes chers collègues, à la quasi-unanimité. Nous voulions ainsi alerter le Gouvernement sur la méthode et sur le fond.
Pour satisfaire une exigence présidentielle, madame la garde des sceaux, monsieur le secrétaire d’État, vous aviez choisi la voie d’une proposition de loi inaboutie, dépourvue d’étude d’impact, et discutée dans le cadre de la procédure accélérée.
Sur le fond, ensuite, dans une harmonie qui aurait dû inciter à la prudence, des collègues éclairés avaient expliqué au membre du Gouvernement présent que les dispositions de ce texte risquaient fort d’être inapplicables. Il ne les avait pas entendus et je vous montrerai, par l’exemple, que leurs craintes étaient fondées.
Aujourd’hui, sans avoir rien appris de ce naufrage, vous récidivez, et vous nous soumettez, dans les mêmes conditions, sans étude d’impact, sans analyse juridique, en recourant à la procédure accélérée, une proposition de loi que vous reprenez à votre compte, alors qu’elle suscite les plus vives réserves de tous les acteurs du numérique, du Conseil national du numérique, du Conseil d’État et même de la Commission européenne, dont vous nous expliquez qu’elle n’est pas défavorable au texte, tout en refusant, en même temps, de nous transmettre son avis. Votre aveuglement vous conduit à la situation cocasse de recevoir des leçons de la République tchèque en matière de défense de la liberté d’expression.
Je loue le travail acharné de notre rapporteur, M. Frassa, (M. Bruno Retailleau applaudit.), qui a tenté de rendre conforme un texte de circonstance aux exigences du droit français et européen, et de le transformer en une proposition de loi un peu plus respectueuse des principes constitutionnels relatifs à la liberté d’expression. Cet effort désespéré lui vaudrait sans conteste la médaille de sauvetage, si elle n’était destinée qu’aux seuls Bretons. Néanmoins, plusieurs de vos amendements laissent à penser que sa ténacité restera vaine et que vous imposerez votre rédaction initiale à l’Assemblée nationale.
Pour éviter cet échouage, il eût été de bonne méthode de réaliser préalablement un bilan de l’application de la loi relative à la lutte contre la manipulation de l’information, promulguée voilà bientôt un an. Elle exigeait des opérateurs de plateforme de prendre des mesures pour assurer la transparence de leurs algorithmes, de publier un bilan annuel de leur lutte contre la diffusion des fausses informations, de désigner un représentant légal exerçant les fonctions d’interlocuteur référent sur le territoire français et de communiquer des statistiques sur les résultats des traitements algorithmiques de recommandation et de classement. Le CSA a reçu pour mission de suivre le respect de ces obligations. Un an après le vote de la loi, il a toujours les plus grandes difficultés à obtenir des opérateurs les informations exigées.
Cette même loi a créé une action judiciaire en référé pour interrompre rapidement la diffusion d’une information fausse lors d’une campagne électorale. Le Sénat quasi unanime avait exprimé ses plus vives réserves sur l’efficience de ce dispositif. Nous ne disposons pas d’un bilan d’application de cette loi, mais il semblerait que le seul recours dont ait eu à connaître le tribunal de grande instance de Paris soit le mien !
Je me permets de l’évoquer rapidement dans cette discussion, parce que le jugement rendu, en référé, montre combien la loi est inapplicable et comment les opérateurs peuvent aisément se soustraire à tout contrôle. Le 1er mai dernier, le ministre de l’intérieur a publié sur Tweeter le message suivant : « Ici à la Pitié-Salpêtrière, on a attaqué un hôpital. On a agressé son personnel soignant. Et on a blessé un policier mobilisé pour le protéger ». Plus tard, il reconnaissait lui-même que le mot « attaqué » était inapproprié et le tribunal, dans une litote, a considéré que le message « appara[issait] exagéré en ce qu’il évoqu[ait] le terme d’attaque et de blessure ». Néanmoins, il a considéré que chaque électeur avait la possibilité de se faire une opinion plus juste en lisant les articles de la presse écrite et, surtout, qu’il n’est pas possible de déterminer si la promotion de cette information a été assurée par des outils automatisés. Enfin, la société Twitter France a fait valoir son défaut de qualité à agir en précisant que la société Twitter International Company, de droit irlandais, est seule responsable du traitement des données. Aujourd’hui, cette information fausse est toujours disponible et le message a été lu plusieurs milliers de fois.
On pressent bien que l’intérêt de la plateforme qui le diffuse tient davantage au débit qu’à la vérité. Elle participe, comme ses homologues, de cette économie de l’attention que vous refusez de réguler, par faiblesse ou connivence.
Cette proposition de loi s’intéresse aux conséquences d’un modèle économique que plusieurs d’entre nous, au sein de cette assemblée, vous proposent de juguler, notamment en imposant des dispositifs d’interopérabilité et de transparence des algorithmes. En acceptant les amendements qui les visent, vous manifesteriez, monsieur le secrétaire d’État, votre intention d’agir sur les causes. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)