M. le président. La parole est à M. Martin Lévrier.
M. Martin Lévrier. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, nous ne saurions débattre d’une proposition de loi relative aux droits sociaux des travailleurs numériques sans rappeler le contexte dans lequel ces derniers évoluent.
Les travailleurs des plateformes représentent 200 000 personnes en France, soit 0,8 % des actifs occupés. Parmi ceux-ci, nous pouvons distinguer trois catégories de travailleurs : ceux qui sont salariés et utilisent les plateformes afin de compléter leurs revenus, ceux qui sont travailleurs indépendants et utilisent les plateformes comme forme d’activité exclusive et ceux qui sont hautement qualifiés et souhaitent bénéficier de davantage de flexibilité en se tournant vers un intermédiaire numérique, comme les free-lances.
La première de ces catégories est couverte par la protection sociale des salariés. En revanche, les deux autres font l’objet de débats.
Actuellement, la loi prévoit des droits individuels, tels que la prise en charge, plafonnée par décret, de la cotisation du travailleur pour une assurance couvrant le risque d’accidents du travail, un droit d’accès à la formation professionnelle continue et le bénéfice de la validation des acquis de l’expérience, et des droits collectifs, tels que la protection des travailleurs participant à des mouvements en vue de la défense de leurs revendications professionnelles ou encore la faculté pour les travailleurs visés de constituer une organisation syndicale.
En outre, le Gouvernement a souhaité approfondir cette démarche de régulation de la relation entre plateformes numériques et travailleurs indépendants au travers du projet de loi d’orientation des mobilités, notamment à l’article 20 de celui-ci.
Déposée le 28 novembre 2019 par des sénateurs du groupe socialiste et républicain, la présente proposition de loi part du postulat que les plateformes de mise en relation par voie électronique précarisent les travailleurs et « utilisent des algorithmes favorisant l’effacement des avancées sociales du siècle dernier », menaçant ainsi la « citoyenneté sociale » et la « solidarité nationale ».
Afin de réguler la relation entre les travailleurs numériques et les plateformes, les auteurs de cette proposition de loi proposent d’obliger les travailleurs qui recourent à une ou plusieurs plateformes de mise en relation par voie électronique sans en être salariés à être des entrepreneurs salariés ou associés d’une coopérative d’activité et d’emploi. Ainsi leur activité s’inscrirait dans le cadre juridique existant, à l’instar du statut d’entrepreneur salarié en CDI.
Si l’objectif est louable, de nombreuses réserves ont émergé en commission des affaires sociales, pour plusieurs motifs, auxquels nous souscrivons.
Il est difficile de contraindre l’ensemble de ces travailleurs à créer des coopératives d’activités et d’emplois, en raison souvent de leurs aspirations, tournées vers une recherche de liberté, d’indépendance et d’autonomie.
La diversité des plateformes n’est pas prise en compte. En effet, la notion de « plateforme » recouvre une grande diversité d’acteurs. Les conditions des travailleurs sont aussi diverses que les plateformes elles-mêmes et ne sont pas forcément plus mauvaises que celles des salariés d’une CAE.
Par ailleurs, comme je l’ai expliqué précédemment, la loi d’orientation des mobilités, promulguée le 24 décembre 2019, autorise, à travers son article 20 et dans un délai d’un an, le Gouvernement à prendre par voie d’ordonnance des mesures pour déterminer les modalités de représentation des travailleurs indépendants utilisant une plateforme de mise en relation par voie électronique.
Enfin, la commission des affaires sociales a lancé, en septembre 2019, une mission d’information sur le droit social applicable aux travailleurs indépendants économiquement dépendants. Il est essentiel, selon nous, d’attendre les conclusions de ce rapport.
Vous l’aurez compris, mes chers collègues, les réponses proposées dans cette proposition de loi ne sont pas à la hauteur des vastes problèmes posés par le développement de l’économie des plateformes. Pour cette raison, le groupe La République En Marche votera contre ce texte.
M. le président. La parole est à M. Olivier Jacquin.
M. Olivier Jacquin. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, je tiens avant toute chose à remercier la rapporteure, Nadine Grelet-Certenais, et notre collègue Monique Lubin de leur travail.
Pour commencer, madame la ministre, je veux vous remercier de m’avoir reçu avec Kevin, un jeune de 20 ans qui ne comprenait pas le système, qui s’était révolté et mis en grève. Il était accompagné de Jérôme Pimot, du CLAP (Collectif des livreurs autonomes de Paris), qui est présent dans les tribunes de notre hémicycle et que je salue.
Malheureusement, votre intervention m’oblige à constater que vous n’avez pas compris le sens de cette visite. Lorsque je vous entends dire que la responsabilité sociale des plateformes numériques s’améliore, je doute que nous parlions de la même chose… Les protections contre les accidents sont encore tout à fait partielles, les algorithmes sont modifiés pour éviter une déconnexion, des primes à la course suivante sont mises en place pour maintenir une pression sur les livreurs, lesquels sont encore parfois des mineurs et des sans-papiers. Et je ne parle pas des accidents !
Votre solution des chartes n’est pas satisfaisante, comme on vient de l’entendre en creux chez presque tous les orateurs qui se sont exprimés. Nous sommes heureusement dans un État de droit et, à ce sujet, le Conseil constitutionnel nous a donné raison par deux fois : vos chartes sont un cheval de Troie dans notre modèle social.
Vous affirmez par ailleurs que notre proposition ne correspond pas à l’aspiration de ces travailleurs. De fait, il est évident que, pour un jeune de 20 ans qui n’a jamais été malade, les cotisations santé et retraite – l’horizon semble lointain – paraissent trop élevées.
Chers collègues, nous ne disons pas que notre proposition est la solution unique et miracle. Comme certains l’ont dit, elle permet d’ouvrir le débat à des alternatives diverses, visant à mieux protéger les travailleurs plutôt qu’à tenter de protéger les plateformes. C’est le sens de notre solution des coopératives d’activité et d’emploi, dites « CAE ».
Vos différentes interventions me donnent le sentiment qu’il y a, à leur sujet, une incompréhension. Quand vous entendez « coopératives », il me semble que vous pensez aux modèles anciens, comme ceux que l’on trouve dans la coopération agricole – je suis bien placé pour en parler – ou les géniales mais exigeantes SCOP (sociétés coopératives et participatives), par exemple. Le statut d’entrepreneur salarié associé d’une CAE est très différent. Il est méconnu, car il n’existe que depuis 2014. Il a été conçu comme une alternative à l’auto-entrepreneuriat. Je comprends donc que certains prennent leurs distances à l’égard de cette proposition.
Ce statut hybride entre salarié et indépendant permet aux salariés de se regrouper et, ainsi, de peser face aux plateformes, mais aussi de mutualiser certaines charges fixes.
Je vous invite à découvrir le rapport Giusti-Thévenoud, paru aujourd’hui même sous l’égide de la Fondation Jean-Jaurès – le journal Libération en fait état –, qui évoque cette solution de la coopérative.
Les coopératives doivent atteindre une taille critique pour être efficaces. Il faut encore affiner, approfondir cette question, notamment durant la navette.
De même, si l’amendement que nous proposons était adopté, il permettrait de distinguer différents types de plateformes. Nous ne sommes pas contre les plateformes ni contre l’économie numérique. On y trouve le meilleur, mais aussi le pire, et c’est bien ce dernier que nous voulons combattre.
Je tiens enfin à saluer les différentes interventions. Tous les orateurs ont constaté le problème et personne n’a prétendu que la vie était belle – sinon Mme la ministre – et que les choses pouvaient continuer ainsi. Il me semble que tous les intervenants considèrent que les chartes sont insatisfaisantes. Comme l’a souligné le Conseil constitutionnel, il s’agit d’un bricolage juridique…
J’adresse un salut particulier à Catherine Fournier, coresponsable de cette mission d’information. Je remercie nos collègues du groupe CRCE d’avoir annoncé qu’ils voteraient notre amendement. Si aucun de nos deux textes n’est parfait, ils constituent des propositions intéressantes. Nous devons continuer d’avancer ensemble pour améliorer la situation de ces travailleurs exploités, pour leur dire et leur faire comprendre que nous les entendons et que nous les défendons. Je veux saluer ici tous ces travailleurs qui se mobilisent individuellement : ce sont de véritables lanceurs d’alerte, respect !
Le débat que nous tenons aujourd’hui est une étape importante et nécessaire dans la construction de la protection sociale à la française du XXIe siècle, forte de son histoire, solide sur ses fondamentaux et adaptée aux évolutions du monde.
En adoptant cette proposition de loi, vous permettrez à nos collègues députés de se saisir de ce débat et d’entamer la construction de cet édifice. Comme l’écrivait Goethe : « On peut aussi construire quelque chose de beau avec les pierres qui entravent le chemin ». (Applaudissements sur les travées du groupe SOCR.)
M. le président. La discussion générale est close.
La commission n’ayant pas élaboré de texte, nous passons à la discussion de l’article unique de la proposition de loi initiale.
proposition de loi visant à rétablir les droits sociaux des travailleurs numériques
Article unique
Le titre IV du livre III de la septième partie du code du travail est ainsi rédigé :
« TITRE IV
« TRAVAILLEURS UTILISANT UNE PLATEFORME DE MISE EN RELATION PAR VOIE ÉLECTRONIQUE
« Art. L. 7341-1. – Les travailleurs recourant pour l’exercice de leur activité professionnelle à une ou plusieurs plateformes de mise en relation par voie électronique définies à l’article 242 bis du code général des impôts, sans en être salariés, doivent être entrepreneurs salariés ou associés d’une coopérative d’activité et d’emploi telle que définie à l’article 26-41 de la loi n° 47-1775 du 10 septembre 1947 portant statut de la coopération. »
M. le président. L’amendement n° 1 rectifié bis, présenté par Mmes Lubin et Grelet-Certenais, MM. Jacquin, Kanner, Jacques Bigot et Daudigny, Mmes Féret et Jasmin, M. Jomier, Mmes Meunier et Rossignol, M. Tourenne, Mme Van Heghe et les membres du groupe socialiste et républicain, est ainsi libellé :
Alinéa 4
Après le mot :
doivent
insérer les mots :
, si l’une au moins des plateformes détermine les caractéristiques de la prestation de service fournie ou du bien vendu ou fixe son prix,
La parole est à Mme Monique Lubin.
Mme Monique Lubin. Cet amendement vise à restreindre l’application des dispositions de la proposition de loi aux seules plateformes qui déterminent les caractéristiques de la prestation ou fixent son prix.
Nous ne voulons pas contraindre les plateformes qui se contentent de mettre en relation des personnes ou dont l’objet, par exemple, est de présenter certains travaux artistiques et qui ne relèvent absolument pas d’un lien de subordination.
M. le président. Quel est l’avis de la commission ?
Mme Nadine Grelet-Certenais, rapporteure. La commission est défavorable à cet amendement.
M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?
Mme Muriel Pénicaud, ministre. Il faut avancer sur l’instauration d’un protocole social adapté aux travailleurs des plateformes, mais il ne s’agit pas du bon texte pour ce faire : le Gouvernement est défavorable à cet amendement.
M. le président. La parole est à Mme la rapporteure.
Mme Nadine Grelet-Certenais, rapporteure. À titre personnel, je voterai cet amendement.
M. le président. Je mets aux voix l’amendement n° 1 rectifié bis.
(L’amendement est adopté.)
Vote sur l’ensemble
M. le président. Avant de mettre aux voix l’article unique, modifié, constituant ensemble de la proposition de loi, je donne la parole à Mme Monique Lubin, pour explication de vote.
Mme Monique Lubin. Je tiens à remercier Nadine Grelet-Certenais et Olivier Jacquin de leur travail. Je salue également tous ceux qui ont participé, depuis plusieurs mois, aux auditions et au colloque que nous avons organisés. Je voudrais enfin remercier tous ceux qui ont permis à ce débat d’arriver à son terme et l’ensemble des groupes politiques.
J’ai bien entendu les remarques des différents intervenants, notamment de nos collègues du CRCE qui s’étaient, avant nous, penchés sur cette question et qui vont continuer de le faire. J’ai également relevé que la commission des affaires sociales commençait à travailler sur ce thème.
Nous ne nous faisons pas beaucoup d’illusions sur l’issue de ce vote. Le débat, qui vient de débuter au Parlement, va continuer grâce aux autres groupes qui s’intéressent aussi à cette question. L’essentiel est de parvenir à quelque chose de concret.
Madame la ministre, dans votre bouche et dans celle de certains orateurs, j’ai cru comprendre que le sort de ces travailleurs n’était peut-être pas si dramatique. Nous persistons à dire qu’il s’agit d’un dévoiement du droit du travail, d’un retour en arrière de près d’un siècle.
Si nous ne nous emparons pas tous ensemble de ce sujet, nous mettrons encore plus en difficulté des travailleurs déjà précaires. Nous ne pouvons laisser perdurer des agissements qui ne sont pas tolérables dans la société d’aujourd’hui. (Applaudissements sur les travées du groupe SOCR.)
M. le président. La parole est à M. Jean-Marc Gabouty, pour explication de vote.
M. Jean-Marc Gabouty. J’ai déjà expliqué les raisons pour lesquelles je ne voterai pas ce texte, mais je ne voudrais ni sous-estimer l’importance du sujet ni marginaliser l’initiative de nos collègues. Je crois en effet qu’il faut approfondir ce texte, notamment au regard du droit du travail et des questions de concurrence déloyale que peuvent induire les pratiques de certaines plateformes.
Je comprends également le sens de votre amendement. Toutefois, imaginez dans quelle situation se retrouverait un travailleur indépendant qui réaliserait 10 % de son chiffre d’affaires avec une des plateformes concernées et 90 % avec d’autres…
Cette question mérite d’être approfondie. Le sujet n’est pas simple, et il est urgent de s’y atteler tant ces activités se développent de manière importante et relativement anarchique.
M. le président. La parole est à Mme Catherine Fournier, pour explication de vote.
Mme Catherine Fournier. Madame Lubin, ne réduisez pas, ne simplifiez pas le débat.
Nous nous sommes appropriés ce sujet et nous avons bien compris le phénomène de paupérisation des employés de ces plateformes. Je me souviens de ce que disait un Président de la République : « Vous n’avez pas le monopole du cœur ! »
Nous allons, nous aussi, travailler sur ce sujet avec la commission des affaires sociales. Nous ne voterons pas ce texte pour la seule raison qu’il nous semble incomplet, non parce que le sujet ou le public concerné ne nous intéressent pas. Ne vous méprenez pas sur le sens des propos que j’ai pu tenir.
M. le président. La parole est à M. Michel Forissier, pour explication de vote.
M. Michel Forissier. Je voudrais préciser la position du groupe Les Républicains qu’il serait trop facile de caricaturer.
Depuis que j’ai pris ce problème à bras-le-corps, je ne cesse de répéter qu’il ne sert à rien de bricoler, de bidouiller des textes qui ne permettront pas de répondre à l’ensemble des problématiques rencontrées.
Comme vous l’avez justement souligné, madame Lubin, un travail est engagé. Je souhaite que tous les groupes politiques y participent. Il doit s’agir d’un travail collectif.
Nous avons toujours affirmé que les modes d’exploitation ne devaient pas fixer la loi et que les principes de notre modèle social, déclinés dans le code du travail, devaient être respectés, quelle que soit l’avancée technologique en question. Ce n’est pas le moyen qui justifie la fin, ce n’est pas à une avancée technologique de bouleverser les principes fondamentaux sur lesquels repose l’équilibre de notre société.
M. le président. Personne ne demande plus la parole ?…
Je mets aux voix l’article unique, modifié, constituant l’ensemble de la proposition de loi.
J’ai été saisi d’une demande de scrutin public émanant du groupe Les Républicains.
Il va être procédé au scrutin dans les conditions fixées par l’article 56 du règlement.
Le scrutin est ouvert.
(Le scrutin a lieu.)
M. le président. Personne ne demande plus à voter ?…
Le scrutin est clos.
J’invite Mmes et MM. les secrétaires à constater le résultat du scrutin.
(Mmes et MM. les secrétaires constatent le résultat du scrutin.)
M. le président. Voici, compte tenu de l’ensemble des délégations de vote accordées par les sénateurs aux groupes politiques et notifiées à la présidence, le résultat du scrutin n° 65 :
Nombre de votants | 340 |
Nombre de suffrages exprimés | 340 |
Pour l’adoption | 70 |
Contre | 270 |
Le Sénat n’a pas adopté.
La parole est à M. le président de la commission.
M. Alain Milon, président de la commission des affaires sociales. Je voudrais saluer le travail de Mme la rapporteure sur ce sujet.
En juillet dernier, le bureau de la commission des affaires sociales a demandé un travail à Michel Forissier, à Catherine Fournier et à Frédérique Puissat, qui sera rendu le 26 mars prochain. Nous travaillerons avec Mme la ministre à l’élaboration d’un texte qui assurera la protection de tous.
M. Jean-François Husson. Très bien ! On remet les choses dans l’ordre !
M. le président. La parole est à Mme la ministre.
Mme Muriel Pénicaud, ministre. Le Sénat et le Gouvernement sont d’accord pour dire qu’il faut avancer sur ce sujet. Je ne doute pas que l’Assemblée nationale partage également cet avis. Nous avancerons, je l’espère, tous ensemble.
Mme Éliane Assassi. Nous voilà rassurés…
6
Ordre du jour
M. le président. Voici quel sera l’ordre du jour de la prochaine séance publique, précédemment fixée à demain, jeudi 16 janvier 2020, de quatorze heures trente à dix-huit heures trente :
Proposition de loi visant à créer un droit à l’erreur des collectivités locales dans leurs relations avec les administrations et les organismes de sécurité sociale, présentée par M. Hervé Maurey, Mme Sylvie Vermeillet et plusieurs de leurs collègues (texte de la commission n° 234, 2019-2020) ;
Proposition de loi relative à la déclaration de naissance auprès de l’officier d’état civil du lieu de résidence des parents, présentée par M. Hervé Marseille et plusieurs de ses collègues (texte de la commission n° 236, 2019-2020).
Personne ne demande la parole ?…
La séance est levée.
(La séance est levée à vingt heures trente.)
Pour la Directrice des comptes rendus du Sénat,
ÉTIENNE BOULENGER
Chef de publication