M. le président. La parole est à Mme Catherine Morin-Desailly.
Mme Catherine Morin-Desailly. Madame Lienemann, ma collègue Chantal Jouanno et moi-même avions déposé il y a quelques années une proposition de résolution européenne visant à accorder l’asile politique à Edward Snowden, laquelle avait été adoptée dans cet hémicycle. Le Sénat a donc déjà pris une initiative en ce sens.
M. Pierre Ouzoulias. Très bien !
Mme Catherine Morin-Desailly. Cela étant dit, nous voterons bien entendu la présente proposition de loi, dont Anne-Catherine Loisier et moi-même sommes cosignataires.
Il ne faut toutefois pas se mettre le doigt dans l’œil et se faire d’illusions. Nous allons certes adopter des mesures, mais, structurellement, c’est bien à l’échelon européen que nous pourrons agir. Encore faut-il avoir une vision claire de ce que l’on veut faire.
Monsieur le secrétaire d’État, vous faites depuis peu partie du Gouvernement, vous dites qu’il est important de superviser les plateformes : êtes-vous prêt à mener le combat pour rouvrir la directive e-commerce ? Cela me paraît être le b.a.-ba pour commencer.
Êtes-vous également prêt à revoir les règles de concurrence, afin qu’il soit possible de prendre des mesures ex ante, et non pas ex post, quand des abus de position dominante sont constatés ? Je rappelle que le Sénat a voté à l’unanimité deux propositions de résolution européenne, sur lesquelles le Gouvernement peut s’appuyer.
Êtes-vous aussi prêt à mener une politique industrielle offensive dans des secteurs clés stratégiques, porteurs de données sensibles ? Je pense à la santé, à l’énergie, aux mobilités, mais aussi à la cryptographie, sachant que cette technologie sera demain le fer-de-lance d’une nouvelle vague d’uberisation, encore plus grave, car elle touchera le secteur prudentiel et le secteur bancaire et nous affaiblira encore davantage.
Êtes-vous enfin prêt à conduire une réflexion sur les outils technologiques stratégiques ? Pour ma part, je m’interroge sur l’absence de vision de la France, dont vous n’êtes pas le seul responsable, bien sûr, monsieur le secrétaire d’État. C’est également le fait d’autres acteurs avant vous, depuis des années. Le fait que la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) ait été obligée de passer un contrat avec Palantir technologies, la start-up cofinancée par la CIA, à défaut d’une d’option hexagonale, montre bien que nous n’avons pas de stratégie industrielle. C’est assez grave.
J’aimerais également avoir votre point de vue sur l’absence de patriotisme national dans le domaine. Je suis très surprise que le Président de la République ait confié la présidence de la French Tech à John Chambers, ancien président de Cisco, ce qui le conduit à représenter la France à l’étranger, jusqu’en Chine. Est-ce raisonnable ?
Tous ces abandons progressifs de souveraineté sont des signaux négatifs envoyés à la communauté française et à l’Union européenne.
Mme Marie-Noëlle Lienemann. Très bien !
M. le président. La parole est à M. Pierre Ouzoulias, pour explication de vote.
M. Pierre Ouzoulias. Je tiens à remercier vivement Mme Primas et ses collègues de cette proposition de loi, qui arrive au bon moment, après la commission d’enquête du Sénat sur la souveraineté numérique, laquelle a démontré, comme l’a indiqué Mme Morin-Desailly, l’absence de stratégie globale de l’État pour réguler les Gafam.
Vous nous avez dit à l’instant, monsieur le secrétaire d’État, que plusieurs organismes avaient commis des infractions. Je suppose, et j’espère, que des amendes leur ont été infligées. Vous nous avez dit aussi, lors de la discussion générale, que les Gafam avaient dû payer 8 milliards d’euros d’amendes en deux ans, encore plus aux États-Unis, au Proche-Orient et en Asie. Ces montants à l’échelon mondial sont stupéfiants et montrent bien que, aujourd’hui, les amendes ne sont plus suffisantes pour réguler ces plateformes, dont le budget est équivalent à celui d’États importants. On le voit, nos moyens de rétorsion sont faibles.
Ce que je salue de façon très forte et solennelle dans cette proposition de loi, c’est la tentative de toucher au fondement même de la logique économique des Gafam, c’est-à-dire l’économie de l’attention. Cela me paraît beaucoup plus efficace que les amendes. En faisant comprendre aux utilisateurs comment ces sociétés parviennent à attirer les clients et leurs données, on permet une prise de conscience, notamment des jeunes générations, ce qui est fondamental. Les jeunes n’ont toujours pas compris en effet que lorsqu’un logiciel est gratuit, c’est parce que ces sociétés vendent ensuite leurs données. À cet égard, cette proposition de loi a d’importantes vertus pédagogiques.
Il est important, monsieur le secrétaire d’État, que le Gouvernement partage notre constat sur l’économie de l’attention, notre décryptage de la manière dont les Gafam ont acquis une puissance considérable et qu’il reconnaisse qu’il y a là un enjeu essentiel pour notre souveraineté et notre émancipation globale.
M. le président. La parole est à M. le secrétaire d’État.
M. Cédric O, secrétaire d’État. Je répondrai en détail à certains points et reviendrai sur quelques généralités.
Je répondrai d’abord à Mme Morin-Desailly et à M. Ouzoulias : les positions du Gouvernement sont claires. Je vous en ai fait part au moment de l’examen de la proposition de loi Avia – vous étiez présents –, lors duquel nous avons longuement évoqué la question de l’interopérabilité. Je suis tout à fait disposé à vous les réexpliquer, mais il est faux de dire que le Gouvernement n’a aucune vision claire de ce qu’il veut faire. Nos stratégies peuvent différer, en particulier sur le point de savoir s’il faut commencer à l’échelon français ou européen, si ce que nous faisons est suffisant ou non, mais il est faux d’affirmer que nous n’avons pas de vision.
Permettez une petite pique, madame Morin-Desailly. On me dit qu’il faut que la France avance sur ces questions, qu’il ne faut pas attendre que les choses se fassent à l’échelon européen. Or le président Retailleau, dans cet hémicycle, m’a soutenu exactement le contraire ! J’ai relu le compte rendu de son intervention lors de l’examen de la proposition de loi Avia : il considérait alors qu’il était très prématuré de prendre des initiatives dans le domaine numérique à l’échelon français dès lors que la Commission européenne en prenait à son niveau. Différents points de vue s’expriment donc…
Pour ma part, je considère qu’il y a une différence de nature entre la proposition de loi Avia et celle que nous examinons aujourd’hui. La première, qui vise à lutter contre les contenus haineux sur internet, était quasiment vitale, au sens propre du terme, …
Mme Catherine Morin-Desailly. Elle est vitale pour l’économie !
M. Cédric O, secrétaire d’État. … car de tels contenus ont conduit des jeunes filles à se suicider. La seconde, qui porte sur des questions de régulation économique, est certes très importante, mais elle n’est pas vitale, madame Morin-Desailly.
Monsieur Ouzoulias, je pense que nous nous rejoignons, et je vous l’ai déjà dit, sur la question des amendes, lesquelles ont en effet une portée limitée et sont inopérantes dans un monde où le cash-flow disponible des plateformes, pour parler en bon français, est très important. La preuve en est que des amendes de 8, 10 ou 15 millions d’euros n’ont pas suffi.
Ce qu’il faut, c’est mettre en place une régulation structurante, qui soit intrusive dans le business model de ces entreprises. Nous sommes d’accord. Pour notre part, nous considérons que ce sujet relève de prime abord de l’échelon européen, qui est le bon niveau d’action pour avancer.
La présidente Morin-Desailly a évoqué la négociation sur le Digital Services Act. Nous voulons profiter du dynamisme et de la volonté des commissaires européens Margrethe Vestager et Thierry Breton pour faire avancer des mesures très agressives en matière de lutte contre les concentrations, mais également de régulation des contenus.
Nous l’avons toujours dit, nous ne sommes pas opposés à la réouverture de la directive e-commerce. Je comprends de mes discussions avec Margrethe Vestager et Thierry Breton qu’il y a sur ce sujet des positions différentes en Europe. Ce qui compte, c’est que les plateformes soient plus responsables. L’urgence pour la France est d’être efficace, peu importe que des mesures soient prises dans le Digital Services Act, dans un texte spécifique ou dans des textes verticaux. Je le répète, mon objectif est d’être efficace.
Mme Catherine Morin-Desailly a posé une question offensive : quelle politique mettre en œuvre pour faire émerger nos propres champions et être au bon niveau ? Je pense que peu de gouvernements en ont fait autant pour les start-up et l’écosystème numérique que le nôtre. Si vous en doutez, je vous invite à interroger les principaux concernés. Nous avons mis en œuvre des réformes générales, mais pour faire émerger des champions nationaux, une réforme de la fiscalité du capital est impérative. Jamais l’État ne pourra mettre autant d’argent sur la table que les Gafam. Dans un monde d’investissements privés, il nous faut favoriser de tels investissements.
Enfin, madame Morin-Desailly, on vous a mal renseignée. John Chambers n’est pas président de la French Tech et ne l’a jamais été. Il n’y a d’ailleurs pas de président de cette mission, qui est un service de l’État. John Chambers est ambassadeur, chargé d’attirer les investisseurs étrangers en France. Il me semble que nous ne sommes pas le premier gouvernement à nous appuyer sur des personnes respectées dans le domaine de l’économie pour ce faire. Je n’ai jamais entendu qui que ce soit, un quelconque sénateur ou député, s’offusquer parce qu’on attirait des investisseurs étrangers en France. Si l’ancien président de Cisco nous ouvre son carnet d’adresses afin de favoriser les investissements dans les entreprises et les territoires français, il y a tout lieu de s’en féliciter. Je le répète : John Chambers n’est pas président. Il ne prend donc aucune part aux décisions sur les politiques que nous menons. Il nous aide simplement à favoriser les investissements en France.
Je reviens sur les moyens de faire émerger nos propres industries numériques en Europe. Le Gouvernement est très mobilisé sur cette question, à un point qui n’a jamais été atteint, je pense. Il est de même très mobilisé dans le domaine de la recherche. Le projet de loi de programmation pluriannuelle de la recherche sera prochainement examiné. L’agenda de Lisbonne prévoyait que l’Union européenne devait consacrer 3 % de son PIB à la recherche et au développement en 2010. Nous vous proposerons d’inscrire cet objectif dans la loi de programmation, ce que n’a jamais fait un gouvernement auparavant.
En conclusion, dire du Gouvernement qu’il n’a ni vision ni ambition, c’est lui faire un mauvais procès. Au contraire, nous avons à cœur depuis trois ans de recréer de la puissance dans les domaines de l’industrie et de la recherche. C’est là un vaste sujet, j’en conviens.
M. le président. La parole est à Mme Sophie Primas.
Mme Sophie Primas. Monsieur le secrétaire d’État, comme vous l’avez sans doute compris dès la discussion générale, nous ne sommes pas très surpris par votre opposition à ce texte.
Pour autant, elle nous semble incohérente au regard des mesures que vous soutenez par ailleurs. Je pense notamment à la taxe GAFA, que j’ai évoquée, à la proposition de loi visant à lutter contre les contenus haineux sur internet, ainsi qu’à d’autres textes. Nous sommes peut-être incohérents – cela étant, je vais lever dans quelques instants l’incohérence que vous avez cru percevoir dans nos propos –, mais je trouve qu’il y a aussi une forme d’incohérence de votre part.
Nous avons adopté la taxe GAFA. Peut-être les menaces de rétorsions économiques étaient-elles suffisamment puissantes pour que l’on appuie sur le bouton « stop » ou, à tout le moins, que l’on mette cette mesure en attente… C’est peut-être aussi ce qui explique votre opposition au texte que nous examinons aujourd’hui. Simplement, au regard du volontarisme que vous affichez – vous venez encore d’évoquer la place qui doit, selon vous, être celle de la France dans le combat à l’échelon européen –, elle nous paraît quelque peu incohérente.
J’ai lu voilà quelques instants l’entretien que vous avez accordé au journal La Tribune, en guise sans doute de réponse au texte que nous y avions publié hier. Croyez bien que nous entendons votre volontarisme. Nous sommes vraiment très surpris que vous ne nous tendiez pas la main sur cette proposition de loi.
Vous avez tout de même indiqué que si les choses n’allaient pas dans le bon sens ou n’avançaient pas suffisamment vite, vous pourriez revenir vers nous dans quelques semaines ou quelques mois. Sachez que, dans ce cas, vous seriez évidemment extrêmement bien accueilli au Sénat.
Afin de lever une ambiguïté, je précise que l’opposition de Bruno Retailleau à la proposition de loi Avia tenait à sa conviction que certaines dispositions attentaient aux droits et libertés individuels et contrevenaient au droit européen.
M. Pierre Ouzoulias. Bien sûr !
Mme Sophie Primas. Ce n’est donc pas tout à fait la position que vous lui prêtiez tout à l’heure, monsieur le secrétaire d’État.
M. Pierre Ouzoulias. Cela n’a rien à voir !
Mme Sophie Primas. Je remercie tous mes collègues d’avoir été des supports politiques et techniques très importants pour ce qui concerne l’ensemble de la proposition de loi. Je salue évidemment les rapporteurs, dont le travail a été profond, ardu et très engagé.
Je remercie également la présidente de la commission de la culture, Catherine Morin-Desailly, à la fois de son soutien et de tout le travail qu’elle réalise sur le numérique, dossier sur lequel sa compétence est parfaitement reconnue.
Je remercie les membres de la commission d’enquête sur la souveraineté numérique, dont les travaux nous ont inspirés. Je souligne les discussions très intéressantes et approfondies que nous avons eues avec les régulateurs, qu’il s’agisse de l’Autorité de la concurrence, de l’Arcep ou de la DGCCRF. Nous avons beaucoup échangé avec eux sur le sujet.
Je remercie le Conseil d’État de ses conseils et remarques, qui nous ont permis de consolider le texte.
M. Pierre Ouzoulias. Très utile, le Conseil d’État !
Mme Sophie Primas. En effet, mon cher collègue.
Je remercie enfin l’administrateur de la commission des affaires économiques qui a travaillé à nos côtés, un fonctionnaire de très grande qualité, comme nous en avons beaucoup au Sénat. (Applaudissements.)
M. le président. Ma chère collègue, je m’associe à vos remerciements pour saluer l’ensemble des personnels du Sénat, dont la compétence et la qualité sont précieuses pour nos travaux.
Personne ne demande la parole ?…
Je mets aux voix, dans le texte de la commission, modifié, l’ensemble de la proposition de loi.
J’ai été saisi d’une demande de scrutin public émanant de la commission.
Il va être procédé au scrutin dans les conditions fixées par l’article 56 du règlement.
Le scrutin est ouvert.
(Le scrutin a lieu.)
M. le président. Personne ne demande plus à voter ?…
Le scrutin est clos.
J’invite Mmes et MM. les secrétaires à constater le résultat du scrutin.
(Mmes et MM. les secrétaires constatent le résultat du scrutin.)
M. le président. Voici, compte tenu de l’ensemble des délégations de vote accordées par les sénateurs aux groupes politiques et notifiées à la présidence, le résultat du scrutin n° 91 :
Nombre de votants | 342 |
Nombre de suffrages exprimés | 342 |
Pour l’adoption | 342 |
Le Sénat a adopté à l’unanimité. (Applaudissements.)
5
Ordre du jour
M. le président. Voici quel sera l’ordre du jour de la prochaine séance publique, précédemment fixée à demain, jeudi 20 février 2020 :
À quatorze heures trente :
Débat sur l’action du Gouvernement en faveur de l’agriculture ;
Débat sur la politique spatiale de l’Union européenne.
Personne ne demande la parole ?…
La séance est levée.
(La séance est levée à dix-neuf heures quinze.)
nomination de membres d’une mission d’information
Aucune opposition ne s’étant manifestée dans le délai d’une heure prévu par l’article 8 du règlement, la liste des candidatures préalablement publiée est ratifiée.
Mission d’information sur le thème « Quel rôle, quelle place, quelles compétences des départements dans les régions fusionnées, aujourd’hui et demain ? » (vingt et un membres)
MM. Arnaud Bazin, Bernard Bonne, Jean-Marc Boyer, Max Brisson, Mme Cécile Cukierman, MM. Bernard Delcros, Hervé Gillé, Éric Gold, Mme Laurence Harribey, M. Benoît Huré, Mme Corinne Imbert, MM. Patrice Joly, Guy-Dominique Kennel, Pierre Louault, Didier Marie, Pierre Médevielle, Franck Menonville, Mme Frédérique Puissat, MM. Didier Rambaud, André Reichardt et Mme Patricia Schillinger.
Pour la Directrice des comptes rendus du Sénat,
ÉTIENNE BOULENGER
Chef de publication