Mme Éliane Assassi. Parmi les principes qui s’imposent au législateur, l’accessibilité et l’intelligibilité de la loi ont valeur constitutionnelle.
L’organisation territoriale française a déjà été rendue hautement complexe par les réformes qui ont modifié les niveaux de compétences ou qui ont renforcé les intercommunalités. Ce texte, dans lequel le Gouvernement propose que la loi puisse ne pas s’appliquer partout en France, en fonction des collectivités, ajouterait indéniablement de la complexité à un droit déjà peu lisible. Il créerait, en outre, une insécurité juridique sans commune mesure pour les citoyens et pour les élus locaux.
Une telle complexification irait à rebours de tout apaisement de la crise démocratique qui touche la France. La participation aux élections locales semble, en effet, évoluer en parallèle des mouvements de décentralisation.
Or la différenciation rendrait illisible les enjeux politiques locaux, dans la droite ligne du mécanisme qui a consacré l’échec de la décentralisation, et dont la création de la Collectivité européenne d’Alsace (CEA) constitue l’exemple le plus flagrant : elle a perdu le nom de département, tout en gardant le statut de département, mais en ayant des compétences que n’ont pas les autres départements. Le schéma territorial en ressort émietté et le décideur introuvable. Le Gouvernement a saisi l’opportunité de « faire de la décentralisation » par les élus et pour les élus, ce qui ne manquera pas d’aggraver l’éloignement des citoyens de la vie locale : alors que, en 1986 le taux d’abstention aux élections régionales était de 25 %, il atteignait les 50 %, en 2015.
Une autre raison pour laquelle nous refusons de laisser prospérer un tel projet tient à ce qu’il vient nourrir des antagonismes que nous estimons néfastes pour notre République. De nouvelles réflexions émergent autour du concept pluriel des « territoires », qui sert à opposer les territoires locaux à celui de l’État mais également les collectivités entre elles. Une telle vision ne peut que renforcer les particularismes locaux et les desiderata identitaires.
Les enjeux politiques, de plus en plus complexes, favorisent une incompréhension générale, qui offre aux mouvements régionalistes un terrain fertile où se développer, en mettant en avant des arguments identitaires dans lesquels les électeurs se reconnaîtront d’autant plus facilement.
Le fait de différencier les compétences et l’application des lois accrédite également ces mouvements. Attribuer une dérogation ou une compétence spéciale à une collectivité revient, en effet, à reconnaître son exceptionnalité et à renforcer un sentiment d’identité particulière. Le statut spécifique attribué à la Corse, en 1991, par exemple, n’a fait qu’exacerber le régionalisme corse.
Ce cercle vicieux favorise, en outre, la surenchère entre collectivités : à la suite de la création de la CEA, la Moselle veut devenir un « eurodépartement ». Pourtant, ce n’est pas l’identité d’une collectivité qui la rend plus à même de gérer telle ou telle compétence.
Enfin, le droit à la différenciation territoriale représente une rupture singulière, qui ne pourra que creuser les inégalités entre les territoires et a fortiori entre les citoyens. En effet, exercer une compétence nécessite d’en avoir les moyens. Or seules les collectivités les plus dotées se lanceront sans inquiétude dans de tels combats, pour en tirer avantage aux dépens des collectivités plus pauvres. Les oppositions en sortiront renforcées, que ce soit entre territoires urbains et ruraux, villes riches et villes pauvres, métropole et périphérie.
Mes chers collègues, nous ne sommes plus dans un débat où s’affronteraient Jacobins et Girondins. J’en veux pour preuve qu’aucun Girondin n’a jamais interrogé l’unité de la loi. Le président Macron n’est ni l’un ni l’autre ; il est profondément européen, non pas comme je le suis, mais dans un sens libéral. Il défend une organisation de grandes collectivités autonomes, formées autour de métropoles assez puissantes et indépendantes pour se positionner sur le marché de la mondialisation.
Le texte qui nous est présenté peut sembler n’être qu’un petit pas dans cette voie. Cependant, les petits pas nous éloigneront l’un après l’autre des principes que nous voulons défendre pour notre pays.
C’est la raison pour laquelle le groupe communiste républicain citoyen et écologiste souhaite ne pas poursuivre la délibération sur ce projet de loi organique. (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE.)
M. le président. La parole est à Mme Catherine Belrhiti, contre la motion. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et sur des travées du groupe UC.)
Mme Catherine Belrhiti. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, si j’interviens aujourd’hui devant vous pour m’exprimer contre la motion déposée par Mme Assassi et les membres du groupe CRCE, ce n’est certainement pas pour saluer l’ambition et l’ampleur de la réforme du droit des collectivités territoriales traduites dans le texte que nous présente le Gouvernement.
En effet, comme le relèvent très justement mes collègues Mathieu Darnaud et Françoise Gatel, corapporteurs de la commission des lois, ce texte se contente « d’ajustements essentiellement techniques, qui ne sont pas de nature à consacrer un véritable droit à la différenciation ».
Nous sommes donc loin du « grand soir » de la différenciation, ainsi que des propositions gouvernementales d’évolution de la Constitution, contrairement à ce qu’ont laissé entendre nos collègues du groupe CRCE dans l’objet de leur motion. Ce n’est d’ailleurs pas une mauvaise chose, compte tenu des problématiques soulevées, à l’époque, par certaines des orientations territoriales envisagées dans le projet de révision constitutionnelle.
Les ambitions affichées du Gouvernement seraient, de toute manière, impossibles à concrétiser par la loi organique. En effet, l’encadrement des expérimentations, tel qu’il figure au quatrième alinéa de l’article 72 de la Constitution, impose sur ces questions des limites à la créativité de l’exécutif.
Pourtant, le mot d’ordre de « différenciation » a son importance : à une époque où l’échelon local et la proximité sont plus pertinents que jamais dans l’action publique, ce terme résonne chez nos concitoyens et leurs élus locaux. On devine dans le texte d’aujourd’hui un premier pas dans cette direction, dans l’attente d’une loi 3D – ou 4D, entend-on dire aussi maintenant – dont la genèse a été jusqu’ici assez difficile.
En l’occurrence, il est question, en plus d’un certain nombre de mesures purement procédurales et de contrôle parlementaire, de rendre plus flexible l’issue des expérimentations, en autorisant la pérennisation locale des dispositions expérimentales, ou leur extension à une partie seulement des autres collectivités.
Je comprends la nature des questions juridiques soulevées par Mme Assassi, qui nous dit qu’une telle disposition constituerait une brèche dans les principes d’égalité entre les collectivités, d’une part, et entre les citoyens, d’autre part.
En examinant la question sur le plan juridique, je considère néanmoins que les inquiétudes sur la constitutionnalité des modifications qui nous sont présentées restent globalement infondées.
En effet, la Constitution n’impose pas l’absolue identité des règles applicables aux collectivités. J’en veux pour preuve que l’existence de différences, de nature constitutionnelle pour certaines, ou infraconstitutionnelle pour d’autres, est déjà une réalité. Or ces différences ne portent guère de risques pour l’unité nationale de notre pays. Des territoires aussi variés que la Polynésie, la métropole de Lyon ou encore l’Alsace-Moselle – Moselle que je représente au Sénat – possèdent déjà certaines spécificités, sans que cela semble annoncer la fédéralisation de la France.
Par ailleurs, comme je le mentionnais, il semblerait que la transition du véhicule constitutionnel au véhicule organique, pour les mesures proposées par le Gouvernement, se soit également accompagnée d’une diminution sensible de leur ambition. Le Conseil d’État, dans son avis du 16 juillet dernier, n’a pas soulevé de difficultés particulières à ce sujet.
Enfin, je me dois aussi de relever que la commission des lois a effectué un travail de consolidation juridique de nature à garantir la constitutionnalité des dispositions de l’article 6 du texte : les expérimentations devront nécessairement intervenir « dans le respect du principe d’égalité ».
La question politique demeure donc de savoir s’il faut de la différenciation territoriale. La commission et mon groupe y apportent une réponse globalement favorable ; avec pour réserve que cette différenciation devra être soigneusement discutée et calibrée. Une révision du dispositif des expérimentations de l’article 72 de la Constitution, même d’envergure limitée, est un petit pas dans la bonne direction.
Dans ses cinquante propositions pour le plein exercice des libertés locales, la Haute Assemblée a déjà posé des jalons. De nombreux travaux restent à mener pour trouver les bons équilibres, par exemple en ce qui concerne l’outre-mer, comme le démontrait, dans son dernier rapport, notre ancien collègue président de la délégation sénatoriale aux outre-mer, M. Michel Magras.
Pour toutes ces raisons, le groupe Les Républicains est en désaccord avec la motion des membres du groupe CRCE, et votera contre. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. le président. Quel est l’avis de la commission ?
Mme Françoise Gatel, corapporteur. Madame la présidente Assassi, j’ai écouté avec attention votre intervention et je voudrais faire deux observations.
Tout d’abord, ce projet de loi organique s’inscrit dans le cadre constitutionnel actuel, qui respecte le principe d’égalité des collectivités territoriales ; qui nous a déjà permis d’adopter des dispositions pour certaines communes, dans le cadre de la loi Montagne ou de la loi Littoral ; et qui autorise également la cohabitation d’intercommunalités de catégories différentes exerçant des compétences différentes.
Ensuite, le projet de loi organique que présente Mme la ministre contient des dispositions de simplification qui nous paraissent tout à fait pertinentes.
Pour ces raisons, la commission émettra un avis défavorable.
M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?
Mme Jacqueline Gourault, ministre. Mesdames, messieurs les sénateurs, je tiens d’abord à vous dire que, moi aussi, j’aurais aimé que le projet de révision constitutionnelle aille à son terme ! Il aurait permis de simplifier encore davantage la procédure et d’aller plus loin dans la différenciation.
Pour autant, je ne crois pas qu’il fallait ne rien faire et rester les bras ballants. Par conséquent, madame la présidente Assassi, ce texte n’est ni un subterfuge ni une manipulation, c’est un moyen de donner du souffle, pour reprendre le terme employé par Mme Gatel, pour avancer dans le cadre du droit constitutionnel constant.
En effet, aucune modification de la Constitution n’est nécessaire pour adopter les dispositions que contient ce projet de loi organique, dont je rappelle qu’il devra être soumis à l’examen du Conseil constitutionnel. Voilà une garantie importante.
Le Conseil d’État l’a énoncé à deux reprises, ces dernières années, dans son avis du 7 décembre 2017, et dans son étude sur les expérimentations, publiée en octobre 2019 : la différenciation est possible à cadre constitutionnel constant et se fonde sur la jurisprudence du Conseil constitutionnel, plus précisément la décision du 6 mai 1991, aux termes de laquelle « le principe d’égalité devant la loi ne s’oppose ni à ce que législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général, pourvu que, dans l’un et l’autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l’objet de la loi qui l’établit ».
Il en résulte donc que les règles régissant l’exercice des compétences locales peuvent être différentes selon les territoires, sous réserve qu’elles soient justifiées par des différences de situation entre ces territoires.
C’est la raison pour laquelle le Conseil d’État a permis que nous prévoyions que les mesures prises à titre expérimental puissent être maintenues dans tout ou partie des collectivités expérimentatrices, et étendues à d’autres.
Quant à vos craintes que ce projet de loi organique mette à mal l’égalité entre les territoires et l’unicité de la République, je veux faire preuve de la plus grande clarté.
D’abord, il est important de distinguer l’égalité « formelle », à laquelle vous faites référence, de l’égalité « réelle ». Ces dernières années, l’égalité formelle de traitement entre les territoires n’a pas contribué à résorber les fractures territoriales. Au contraire, ces dernières se traduisent très concrètement par de très fortes assignations à résidence et d’insupportables inégalités de destins, ce qui in fine remet fortement en cause notre modèle social.
Dès la première Conférence des territoires, qui s’est tenue au Sénat, en juillet 2017, le Président de la République avait prévenu : « L’égalité, qui crée de l’uniformité, n’assure plus l’égalité des chances sur la totalité de notre territoire, aujourd’hui. »
Voilà pourquoi l’égalité devant la loi doit parfois être contrebalancée par un principe d’équité. En effet, qui comprendrait qu’on traite exactement de la même manière un quartier politique de la ville ou un quartier d’affaires ? Un territoire urbain ou un territoire rural ? Un territoire de montagne ou un territoire littoral ? Les revendications sur ces sujets se font souvent entendre dans la Haute Assemblée.
Les politiques publiques sont déjà différenciées et les territoires souhaitent que le Gouvernement accentue cette tendance, de sorte que nous ne pouvons pas rater cette étape.
En tant que ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, je veillerai à garantir l’équilibre, l’équité et l’unité de notre pays. Le texte que nous examinons aujourd’hui est une chance pour les territoires qui souffrent de la fracture territoriale.
Le Gouvernement ne peut qu’émettre un avis défavorable sur cette motion. (M. Alain Richard applaudit.)
Mme Françoise Gatel, corapporteur. Très bien !
M. le président. Je mets aux voix la motion n° 3 rectifié, tendant à opposer la question préalable.
Je rappelle que l’adoption de cette motion entraînerait le rejet du projet de loi organique.
En application de l’article 59 du règlement, le scrutin public ordinaire est de droit.
Il va y être procédé dans les conditions fixées par l’article 56 du règlement.
Le scrutin est ouvert.
(Le scrutin a lieu.)
M. le président. Personne ne demande plus à voter ?…
Le scrutin est clos.
J’invite Mmes et MM. les secrétaires à constater le résultat du scrutin.
(Mmes et MM. les secrétaires constatent le résultat du scrutin.)
M. le président. Voici, compte tenu de l’ensemble des délégations de vote accordées par les sénateurs aux groupes politiques et notifiées à la présidence, le résultat du scrutin n° 13 :
Nombre de votants | 343 |
Nombre de suffrages exprimés | 278 |
Pour l’adoption | 15 |
Contre | 263 |
Le Sénat n’a pas adopté.
Discussion générale (suite)
M. le président. Dans la suite de la discussion générale, la parole est à M. Alain Marc. (Applaudissements sur les travées du groupe INDEP.)
M. Alain Marc. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, les expérimentations constituent un outil essentiel pour adapter notre droit aux réalités locales.
Le projet de loi organique que nous examinons a pour objectif de simplifier leur recours et de prévoir explicitement de nouvelles voies d’action dès lors qu’elles arrivent à leur terme.
Le droit français a progressivement fait une place assez large aux expérimentations. C’est ainsi qu’en 2003, après la révision constitutionnelle, le législateur a permis aux collectivités territoriales de déroger, à titre expérimental et pour un objet et une durée limités – une durée de cinq ans, renouvelable une fois, pour une durée maximale de trois ans – aux dispositions législatives ou réglementaires qui régissent l’exercice de leurs compétences.
Cette forme d’expérimentation locale est inscrite au quatrième alinéa de l’article 72 de la Constitution. Les modalités de ces expérimentations ont été précisées par la loi organique du 1er août 2003 relative à l’expérimentation par les collectivités territoriales, dont les dispositions ont été codifiées dans le code général des collectivités territoriales.
Toutefois, on peut déplorer que cette forme d’expérimentation n’ait pas prospéré, puisque seules quatre expérimentations ont été menées sur son fondement : l’expérimentation concernant la répartition des fonds non affectés de la taxe d’apprentissage, qui a été abandonnée à la suite de la réforme de l’apprentissage, et celles qui concernaient le revenu de solidarité active (RSA), la tarification sociale de l’eau et l’accès à l’apprentissage jusqu’à l’âge de 30 ans, généralisées avant même leur évaluation.
Le faible nombre d’expérimentations menées sur le fondement de l’article 72 de la Constitution ne doit pas nous inciter à penser que les collectivités territoriales sont réservées à l’idée d’utiliser la méthode expérimentale, puisque des collectivités se sont souvent engagées dans des expérimentations menées sur le fondement de l’article 37-1 de la Constitution. En effet, dans le cadre de la « mission flash » de 2018 intitulée « Expérimentation et différenciation territoriale » et conduite dans la perspective de la révision constitutionnelle, nos collègues députés Jean-René Cazeneuve et Arnaud Viala ont estimé que vingt-huit expérimentations mises en œuvre sur le fondement de cet article concernaient les collectivités territoriales.
Le faible recours aux expérimentations locales s’explique plutôt par un cadre excessivement contraignant. C’est d’ailleurs ce qu’a relevé le Conseil d’État dans une étude sur les expérimentations publiée en octobre dernier, dans laquelle il formule notamment deux reproches. Premièrement, la procédure est trop lourde ; deuxièmement, les issues de l’expérimentation sont binaires : généralisation à l’ensemble des collectivités ou abandon.
Aussi, je me réjouis que la commission des lois ait clarifié les issues possibles au terme de l’expérimentation et en ait renforcé l’évaluation, consubstantielle à la méthode expérimentale.
Ainsi, alors que le Gouvernement avait indiqué souhaiter se concentrer sur l’évaluation finale des expérimentations, la commission a consacré, conformément aux recommandations du Conseil d’État, trois moments d’évaluation au cours d’une expérimentation : l’évaluation finale, déjà prévue dans le projet de loi organique ; une évaluation intermédiaire afin, le cas échéant, d’adapter la mise en œuvre de l’expérimentation ; et un rapport annuel, qui listerait, d’une part, les collectivités ayant décidé au cours de l’année écoulée de participer aux expérimentations en cours, et, d’autre part, les demandes d’expérimentations adressées par les collectivités au Gouvernement.
Par ailleurs, je rejoins la position de la commission, qui a souhaité, d’une part, préciser que la pérennisation sur une partie seulement du territoire se fera dans le respect du principe d’égalité, conformément au cadre constitutionnel en vigueur, et, d’autre part, maintenir l’abandon parmi les issues possibles de l’expérimentation mentionnées à l’article L.O. 1113-6 du code général des collectivités territoriales.
Madame la ministre, chers collègues, ce texte permet de procéder à une simplification, certes timide, du recours aux expérimentations locales et prévoit de nouvelles issues au terme de celles-ci. Par conséquent, bien que nous ayons du mal à comprendre ce que représente ce texte – peut-être ne constitue-t-il qu’une mise en bouche pour le projet de loi décentralisation, différenciation et déconcentration, dit « 3D », dans lequel nous avons placé beaucoup d’espoirs au cours de la campagne des élections sénatoriales qui viennent d’avoir lieu –, le groupe Les Indépendants, partageant l’objectif de ce projet de loi organique, votera le texte tel que modifié en commission. (Bravo ! et applaudissements sur les travées du groupe INDEP, ainsi que sur des travées du groupe UC.)
M. le président. La parole est à M. Guy Benarroche.
M. Guy Benarroche. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, voilà près de vingt ans que le droit à l’expérimentation s’exerce en France, avec un bilan mitigé.
Le projet de loi organique discuté aujourd’hui s’appuie sur le rapport rendu par le Conseil d’État à la suite d’une commande du Premier ministre datant de janvier 2019 et l’on entend traduire, au travers de ce texte, certaines des préconisations de ce rapport, mais pas toutes.
Ainsi, l’une des principales recommandations consistait à alléger les contraintes de procédure qui freinent la participation des collectivités territoriales aux expérimentations. Nous partageons le constat ; la procédure à suivre pour participer à ce type d’expérimentation, qui comprend sept étapes, est trop lourde et elle dissuade les collectivités territoriales. Elle n’est pas en adéquation avec les pratiques en matière de politique locale et les élus attendent plus de facilité et de souplesse dans la mise en œuvre des expérimentations.
Le principe même de celles-ci repose sur la méthode expérimentale théorisée par les sciences empiriques, en particulier par les travaux de Claude Bernard, notamment dans son Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, publiée en 1865 : la science progresse par essais et par erreurs, par conjonctures et par réfutations. Le concept est donc ancien, mais les pratiques sont encore très récentes, même si elles se sont développées au cours des dernières années, de même que la pratique du retour d’expérience.
Pour encourager les collectivités à recourir davantage à l’expérimentation, l’assouplissement de la procédure permettant d’y participer ne suffira pas ; nous devons également accroître les moyens des collectivités afin de sécuriser, en amont, la méthodologie utilisée et de permettre une meilleure capitalisation des expériences menées.
Sur ces points, il est regrettable que le Gouvernement n’ait pas suivi les recommandations du Conseil d’État, préférant notamment renoncer à la transmission obligatoire au Parlement, par l’exécutif, de rapports annuels d’évaluation, qui sont pourtant la clé de voûte du dispositif d’expérimentation, car cela permet de comprendre, de mesurer et d’ajuster les politiques publiques. Heureusement, la commission des lois a amélioré, au travers des amendements des corapporteurs, le projet initial du Gouvernement sur ce point.
Autre écueil de ce texte : l’absence de prise en compte du cadre méthodologique utilisé par les collectivités. Nombre d’expérimentations souffrent encore de carences méthodologiques : objectifs contradictoires, faible association des citoyens et des publics concernés par l’expérimentation ou encore absence d’outils d’évaluation.
Certaines actions sont également présentées à tort comme des expérimentations, faute de cadre méthodologique et d’évaluation, et ressemblent plus à des manœuvres visant à faire accepter une décision déjà prise plutôt qu’à une vérification de la pertinence d’une réforme envisagée. Soyons collectivement responsables et rigoureux sur le cadre proposé pour mener ces expérimentations et ne dévoyons pas l’outil.
D’autres recommandations du rapport ont été occultées alors qu’elles contribueraient à la qualité et à la fiabilité des expérimentations, notamment le renforcement du besoin d’ingénierie et d’accompagnement par l’État, l’amélioration des modalités d’évaluation ou encore la capitalisation des expérimentations menées.
Enfin, ne l’oublions pas – le Conseil d’État vient de nous le rappeler –, le « recours accru aux expérimentations […] est aussi un symptôme de la complexité et de la rigidité de notre système normatif. » Dans la mesure où les lois et règlements sont trop nombreux et trop complexes et qu’ils laissent peu de place au pouvoir réglementaire local, nous pouvons assouplir le processus du recours aux expérimentations, mais nous devons aussi veiller à simplifier le cadre normatif et à accélérer les étapes de la décentralisation, afin de redonner plus de pouvoir aux collectivités locales.
M. le président. La parole est à M. Alain Richard.
M. Alain Richard. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, nous partons ici de la révision constitutionnelle de 2003, qui a représenté un progrès et une consolidation de notre système de décentralisation ; le moment ne me semble donc pas mal choisi pour la saluer.
Cependant, le quatrième alinéa de l’article 72 de la Constitution, sur lequel nous travaillons, a été conçu pour expérimenter et non pour différencier ; c’est en réalité le support d’une politique d’innovation, d’essai, et les collectivités qui forment le groupe expérimentateur constituent, au fond, un groupe témoin et non un prototype visant à créer des différences sur le territoire.
Au travers de cette révision constitutionnelle et de la loi organique qui a appliqué celle-ci, on a prévu, par prudence, une procédure préalable assez rigoureuse d’autorisation de l’expérimentation. Cette précaution était justifiée par un principe énoncé dans la Constitution, sur lequel nous nous rejoignons tous, je crois : l’expérimentation pouvant éventuellement se conclure par des formes de différenciation doit respecter – les termes sont importants – « les conditions essentielles d’exercice d’une liberté publique ou d’un droit constitutionnellement garanti ». Il s’agit donc non d’un contrôle ou d’un cadre formel, mais d’une exigence réelle : le respect des « conditions essentielles » des principes qui fondent la République une et indivisible ; Mme Assassi l’a bien exprimé, dans un texte dont je salue la qualité juridique.
Sur ces principes, nous nous rassemblons, et cela me conduit à vouloir conserver une expression mesurée sur l’étendue que peut avoir in fine la différenciation : celle-ci doit toujours respecter les principes fondamentaux de la République et du service public.
Le présent projet de loi organique définit un cadre élargi en facilitant le lancement de la procédure d’expérimentation, en rationalisant l’évaluation – on examine attentivement et de façon contradictoire, débattue, le résultat de l’expérimentation – et, ensuite, on peut conclure. La principale nouveauté consiste en ce que la conclusion de l’expérimentation, la décision prise à son issue, en tout cas dans le domaine de l’exercice, par les collectivités territoriales, de leurs compétences, pourra être soit l’abandon, soit la généralisation, soit, désormais, l’application à celles des collectivités qui seraient intéressées et éventuellement à de nouvelles.
Je souhaite souligner un point important, rappelé par Mme la ministre précédemment, lors de son intervention relative à la motion tendant à opposer la question préalable : il faudra au moins un critère de pertinence dans le choix des collectivités auxquelles s’appliquera la différenciation. Cela ne peut se faire – pardonnez-moi l’expression – à la tête du client. Mme le corapporteur l’a indiqué, s’il existe une loi du 3 janvier 1986 relative à l’aménagement, la protection et la mise en valeur du littoral, dite « Littoral » c’est bien à cause de conditions géographiques spécifiques qui la justifient, et il ne serait pas justifié que l’on appliquât les mêmes normes à d’autres territoires. Cela n’est écrit nulle part dans le texte dont nous discutons, mais cela doit être clairement entendu entre tous ceux qui légifèrent. Lorsqu’il y aura différenciation, ce sera sur le fondement de différences objectives, non subjectives.