M. le président. Nous passons à la discussion de la motion tendant à opposer la question préalable.
Question préalable
M. le président. Je suis saisi, par M. Ravier, d’une motion n° 2.
Cette motion est ainsi rédigée :
En application de l’article 44, alinéa 3, du Règlement, le Sénat s’oppose à l’ensemble de la proposition de loi constitutionnelle visant à protéger et à garantir le droit fondamental à l’interruption volontaire de grossesse (n° 143, 2022-2023).
La parole est à M. Stéphane Ravier, pour la motion.
M. Stéphane Ravier. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, si je vous présente cette motion de rejet, c’est pour repousser de nouveau un texte inutile et dangereux visant à constitutionnaliser le droit à l’avortement.
Je commencerai par citer un rapport sur l’inflation normative remis la semaine dernière par nos collègues Françoise Gatel et Rémy Pointereau. Même s’il concerne les normes applicables aux collectivités territoriales, leur propos peut tout à fait être élargi à notre sujet.
En effet, écrivent-ils, il existe « une croyance quasi mystique dans la norme miraculeuse, qui protégerait voire guérirait ». Et d’ajouter : « quand ils ne savent pas répondre à une question, qu’ils veulent répondre à une “émotion” ou qu’ils manquent de moyens financiers, les pouvoirs publics cèdent volontiers à la création de la norme “magique” ».
Ces remarques sur la qualité du droit trouvent une pertinence toute particulière quand il s’agit de réviser la Constitution. Ils décrivent parfaitement bien l’exercice de communication et d’agitation auquel la majorité des députés s’est soumise et que la Haute Assemblée est sommée de pratiquer à son tour.
Si tant est que cette révision soit adoptée, qu’aurez-vous changé au quotidien des femmes de France ? Rien !
Pourquoi, alors, s’opposer à ce texte, me direz-vous, mes chers collègues ? Parce que son inutilité modifie l’esprit de la Constitution : l’État de droit se transforme en tas de droits.
Mme Laurence Cohen. Oh là là…
M. Éric Kerrouche. Qu’y connaît-il à l’État de droit ?
M. Stéphane Ravier. Dès lors que le pouvoir constituant s’introduit dans la chambre à coucher, les revendications privées prennent le pas sur le bien commun. La res publica cède le pas à la res privata. La République devient la « Réprivée », c’est-à-dire l’anarchie et la fin de la société !
De surcroît, en refusant de rejeter ce texte de révision, vous multipliez les normes à valeur constitutionnelle contradictoires et renforcez les pouvoirs d’arbitrage des juges, au détriment du Parlement, donc de la démocratie.
Si je me permets de défendre ce point de vue devant vous, c’est avec d’autant plus de vigueur et d’honnêteté que je le fais sans aucun intérêt électoral, mais avec le souci de l’intérêt général.
On ne joue pas avec les textes juridiques sans conséquence politique.
La loi Veil a dépénalisé l’avortement voilà quarante-huit ans. Vous souhaitez aujourd’hui en travestir l’esprit, en l’établissant comme un objectif de société.
Contrairement à ce que vous affirmez, l’avortement n’est pas menacé en France ;…
Mme Laurence Rossignol. Il l’est, par vous !
M. Stéphane Ravier. … ce droit a même été renforcé. Le pays ne s’est pas mis en grève générale, hier, pour l’interdire !
En revanche, la natalité, elle, est réellement menacée : elle est à son niveau le plus bas depuis l’après-guerre. Si la vitalité de notre pays, la main-d’œuvre des « métiers en tension » ou les cotisants du système de retraite par répartition font défaut, c’est évidemment qu’ils se cachent parmi les dix millions d’avortements pratiqués depuis quarante-huit ans. (Exclamations sur les travées des groupes SER, CRCE et GEST.)
L’ère des conséquences est venue. Sachons tirer les enseignements qui s’imposent avec le sens des responsabilités !
M. Antoine Lefèvre. Et de la mesure !
M. Stéphane Ravier. Je vous propose donc, mes chers collègues, de couper court à cette instrumentalisation de la Constitution, en rejetant dès à présent ce texte inconséquent et idéologique présenté, dois-je le rappeler, par La France insoumise.
Mme Laurence Cohen. Pour le Front national, c’est la cerise sur le gâteau !
M. le président. La parole est à M. Xavier Iacovelli, contre la motion.
M. Xavier Iacovelli. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, nous voterons évidemment contre cette motion.
Comme le disait Victor Hugo, qui siégea ici même, la forme, c’est le fond qui remonte à la surface. Et votre prise de parole, monsieur le sénateur Ravier, est une contribution, à votre corps défendant bien sûr, en faveur d’un renforcement du droit à l’IVG – c’est précisément ce qui est proposé dans ce texte.
J’ai relu le propos que vous avez tenu dans cet hémicycle en octobre dernier dans le cadre de l’examen d’un texte analogue issu d’une démarche transpartisane, alors engagée sur l’initiative de notre collègue Mélanie Vogel. Au début, on pourrait croire qu’il s’agit pour vous de prendre position contre la constitutionnalisation du droit à l’IVG. Mais, très vite, on s’interroge : pourquoi refuser d’en discuter en déposant une question préalable ?
Pour ma part, je crois qu’il est important d’inscrire ce droit à l’IVG dans la Constitution, car – M. le garde des sceaux, notamment, l’a rappelé – il est beaucoup plus difficile de modifier la Constitution que la loi, cette dernière pouvant être défaite en quelques mois par une nouvelle majorité.
On peut certes diverger sur les moyens de renforcer ce droit ; mais pourquoi n’en discuterait-on pas ? Pourquoi, par cette question préalable, refuser le débat ?
Et voilà que le fond remonte à la surface, monsieur le sénateur : vous en venez au fait. Vous parlez d’« attaques envers la vie », de contribution à « l’hiver démographique français », et j’en passe !
Aucun pays n’est jamais à l’abri d’une majorité politique porteuse des idées que vous défendez – les Français nous en préservent… –, susceptible d’abroger les dispositions autorisant l’avortement et la contraception ou d’en restreindre considérablement l’accès.
Je veux conclure, mes chers collègues, en saluant l’ensemble de ceux qui, ici, sur toutes les travées, de gauche, de droite, du centre, se battent depuis des décennies pour protéger et renforcer ce droit des femmes à disposer de leur corps. En ce domaine, nous serons toujours ensemble face à l’extrême droite.
Pour cette raison, je vous appelle à rejeter la présente motion tendant à opposer la question préalable. (Applaudissements sur les travées des groupes RDPI, SER et GEST et sur des travées du groupe UC. – Mmes Laurence Cohen et Elsa Schalck applaudissent également.)
M. le président. Quel est l’avis de la commission ?
Mme Agnès Canayer, rapporteur. La commission des lois a émis un avis défavorable sur cette motion.
Ce débat de fond et d’importance concerne notre norme suprême, la Constitution. Des divergences existent et il faut que toutes les idées s’expriment, que toutes les convictions puissent être entendues.
Il doit donc être mené à son terme : en aucun cas nous ne saurions l’évacuer par le vote d’une telle motion.
M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. Chacun peut apprécier la nuance avec laquelle s’exprime le sénateur Ravier ; c’est même sa marque de fabrique, d’une certaine façon.
Il y a là un débat sociétal extrêmement important.
J’ai une petite divergence avec vous, madame la rapporteure : vous dites que le droit à l’avortement n’est pas menacé dans notre pays. Mais, aux États-Unis, quand il a été permis aux femmes d’avorter, personne ne pouvait imaginer qu’un jour les amis de M. Trump viendraient remettre en cause ce droit fondamental.
Au fond, constitutionnaliser ce droit, c’est assurer l’avenir. Bien sûr, la menace n’est pas immédiate ; on la trouve plutôt du côté des quelques-uns qui, n’étant en réalité pas très favorables à ce droit, l’expriment par prétérition – vous savez, monsieur le sénateur Ravier : dire les choses sans les dire tout en les disant.
Quant à votre tirade sur « l’État de droit » et « les tas de droits », elle est digne de l’Almanach Vermot…
M. Stéphane Ravier. C’est de Guy Carcassonne : rendons à César ce qui appartient à César !
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. On sait ce que vous pensez de l’État de droit : vous ne vous privez jamais de l’exprimer.
J’ajoute que votre compagnon de route – le dernier, pas l’avant-dernière – est favorable à une mise au pas du Conseil constitutionnel, qui représente justement l’État de droit ; il l’a dit tout à fait clairement durant la campagne présidentielle. (M. Stéphane Ravier le conteste.)
Je dois encore vous dire une toute dernière chose : savez-vous ce qui vient d’être mis en place en Hongrie pour les femmes qui souhaitent avorter ? On les contraint à écouter les battements de cœur du fœtus qu’elles portent en elles. Ce n’est rien d’autre qu’une torture psychologique !
M. Stéphane Ravier. Nous sommes en France !
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. Ce sont vos amis, monsieur Ravier, je vous le rappelle : M. Orbán est votre ami. (M. Stéphane Ravier proteste.)
Il n’y a pas péril en la demeure, madame la rapporteure, mais sait-on jamais ! Il vaut donc mieux que ce droit soit inscrit dans la Constitution :…
M. Stéphane Ravier. Ça changerait quoi ?
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. … ce serait un merveilleux message qui serait ainsi adressé à l’ensemble des femmes. (Applaudissements sur les travées des groupes RDPI, RDSE, GEST et SER et sur des travées du groupe CRCE. – Mme Daphné Ract-Madoux applaudit également.)
M. le président. Monsieur le garde des sceaux, dois-je comprendre que l’avis du Gouvernement est défavorable sur la motion n° 2 ?
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. Absolument, monsieur le président ! Vous aviez bien compris.
M. le président. Mes chers collègues, je vous rappelle à toutes fins utiles que, si cette proposition de loi n’était pas votée dans le temps imparti à cette niche, c’est-à-dire à vingt heures quarante-cinq, l’examen en serait suspendu et renvoyé au prochain espace réservé au groupe SER, dans plusieurs semaines.
Je mets aux voix la motion n° 2 tendant à opposer la question préalable.
Je rappelle que l’adoption de cette motion entraînerait le rejet de la proposition de loi constitutionnelle.
Je rappelle également que l’avis de la commission est défavorable, de même que celui du Gouvernement.
En application de l’article 59 du règlement, le scrutin public ordinaire est de droit.
Il va y être procédé dans les conditions fixées par l’article 56 du règlement.
Le scrutin est ouvert.
(Le scrutin a lieu.)
M. le président. Personne ne demande plus à voter ?…
Le scrutin est clos.
J’invite Mmes et MM. les secrétaires à constater le résultat du scrutin.
(Mmes et MM. les secrétaires constatent le résultat du scrutin.)
M. le président. Voici, compte tenu de l’ensemble des délégations de vote accordées par les sénateurs aux groupes politiques et notifiées à la présidence, le résultat du scrutin n° 118 :
Nombre de votants | 345 |
Nombre de suffrages exprimés | 345 |
Pour l’adoption | 1 |
Contre | 344 |
Le Sénat n’a pas adopté. (Applaudissements sur des travées des groupes SER et GEST.)
Discussion générale (suite)
M. le président. Dans la suite de la discussion générale, la parole est à Mme Esther Benbassa. (M. Daniel Breuiller et Mme Raymonde Poncet Monge applaudissent.)
Mme Esther Benbassa. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, le texte dont nous débattons aujourd’hui a été rejeté en commission mercredi dernier, trois jours après l’organisation d’une manifestation « pour la vie » à Paris. Rien de nouveau sous le soleil sénatorial : un texte similaire avait déjà été rejeté en octobre dernier.
Si le recours à l’avortement est protégé en France par la loi Veil du 17 janvier 1975, il ne bénéficie pas pour autant de la protection la plus forte qu’offre notre droit. Sanctuariser, en le faisant entrer dans la Constitution, ce droit fondamental de la femme à disposer de son corps le mettrait à l’abri des tempêtes politiques françaises.
Souvenons-nous de ce qui s’est passé dans des pays de l’est de l’Europe, comme la Pologne ou la Hongrie, et dans une grande démocratie, les États-Unis, sous la pression des conservateurs. L’Italie risque à son tour de s’engager dans cette voie de la régression.
Notre collègue Philippe Bas a proposé une nouvelle rédaction de la formule retenue par l’Assemblée nationale, en substituant à la notion de « droit d’accès à l’IVG » celle de « liberté de la femme de mettre fin à sa grossesse », liberté déjà reconnue, selon lui, par la décision du Conseil constitutionnel du 27 juin 2001.
Mais, dans ce cas, quoi de neuf ? La question se pose d’autant plus que « liberté » n’est pas « droit » ; or le recours à l’IVG doit être traité comme un droit effectif, ainsi que le préconisait un rapport d’information réalisé en 2020 par la délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes de l’Assemblée nationale.
Combien de temps encore devrons-nous nous battre pour une reconnaissance pleine et entière du droit des femmes à disposer de leur corps, à choisir leur maternité ? Les hommes choisissent bien leur paternité et jouissent bien du droit de reconnaître ou non leur enfant… Pourquoi vouloir toujours, ouvertement ou indirectement, contrôler la sexualité des femmes ?
Si cette navette parlementaire devait échouer au Sénat, il serait opportun que l’exécutif, faisant preuve de courage, se saisisse de la présente proposition de loi constitutionnelle pour en faire un projet de loi.
De surcroît, seul ce véhicule législatif permettrait d’éviter la case du référendum, très périlleuse dans le contexte politique actuel, au cas où les deux chambres se mettraient d’accord sur un texte ; à moins, bien sûr – je ne l’espère pas –, que le but inavoué de l’exécutif soit de faire traîner les choses ou de les rendre difficiles. (Applaudissements sur les travées du groupe GEST et sur des travées du groupe SER. – Mmes Laurence Cohen et Patricia Schillinger applaudissent également.)
M. le président. La parole est à M. Jean-Yves Roux. (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE.)
M. Jean-Yves Roux. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, chacun a en tête la volte-face historique de la Cour suprême américaine, qui est venue rappeler combien l’accès à l’avortement demeure très inégal et fragile dans le monde.
Nous retrouvons donc aujourd’hui un texte que notre assemblée avait – hélas ! – rejeté au mois d’octobre dernier. C’est une bonne chose qu’il nous soit soumis de nouveau, même dans une version épurée, pour ainsi dire, puisqu’il n’y est plus question de la contraception, seulement de l’IVG.
Pour autant, je regrette que, malgré cette réécriture, le texte n’ait pas été amélioré d’un point de vue formel. Un tel sujet aurait mérité de ne pas être pollué par des questions de formalisme juridique…
Si nous sommes attachés à la défense de l’IVG comme liberté pour les femmes et pour les hommes qui les accompagnent, nous sommes également attachés à notre Constitution comme texte fondamental et précieux. Chacun connaît ici la formule de Montesquieu : on ne touche à la Constitution que d’une main tremblante.
De toute évidence, le choix de placer cette disposition dans un chapitre consacré à l’autorité judiciaire ne saurait convenir. L’article 34 aurait paru plus opportun, en tout cas moins inapproprié.
J’ai également entendu certains arguments qui ne m’ont pas convaincu : « nous sommes en France et non aux États-Unis », plaident ceux qui nient la tendance mondiale et européenne à une forme de recul des droits et des libertés fondamentales des femmes. Au contraire : si d’autres reculent, soyons fiers de montrer le chemin inverse, le chemin qui refuse la régression !
Par ailleurs, avance-t-on, la constitutionnalisation serait illusoire, parce qu’elle ne résoudrait pas les problèmes d’accès à l’IVG. Évidemment ! Mais à quoi faudrait-il s’attendre ? Une telle remarque, tout compte fait, vaut pour l’ensemble des droits consacrés par le bloc de constitutionnalité.
Pensons, par exemple, aux libertés de conscience, de réunion, d’expression, de la presse. Chacune de ces libertés a été consacrée, sans que cette consécration résolve à elle seule la question de l’accès.
Les problèmes d’accès et de réalisation concrète ne sont globalement pas des problèmes constitutionnels : c’est au législateur et au pouvoir réglementaire de les régler.
Notre Constitution doit afficher des principes, des valeurs et des objectifs. Elle indique la finalité de notre droit, celle à laquelle il ne saurait déroger.
De toute évidence, la garantie donnée à la liberté des femmes d’interrompre leur grossesse trouvera sa place dans un tel corpus. Et il me semble trop précaire de se limiter à la seule interprétation jurisprudentielle du Conseil constitutionnel.
Pour reprendre les mots de notre collègue Stéphane Artano, un revirement de jurisprudence et d’interprétation serait trop simple à justifier : on nous expliquerait que l’article II de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, sur lequel le Conseil appuie sa jurisprudence, ne se réfère, au sens strict comme au sens historique, ni à l’IVG ni à la contraception.
C’est au fond ce qui est arrivé aux États-Unis et c’est ce contre quoi nous devons nous prémunir.
Pour toutes ces raisons, le groupe RDSE, dans sa majorité, votera en faveur de cette proposition de loi constitutionnelle. (Applaudissements sur les travées des groupes RDSE et GEST et sur des travées du groupe SER. – Mmes Laurence Cohen et Patricia Schillinger applaudissent également.)
M. le président. La parole est à M. Philippe Bas. (Applaudissements sur des travées du groupe Les Républicains.)
M. Philippe Bas. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, permettez-moi tout d’abord de saluer l’extrême pertinence et la vigueur de la présentation du rapport de la commission des lois par Mme Agnès Canayer. Elle justifie amplement notre refus de voter ce texte.
Je reprendrai seulement quelques-uns des arguments qu’elle a énoncés, en m’attachant au texte de cette proposition de loi constitutionnelle.
Je ne m’attarderai pas sur le fait qu’elle n’est pas rédigée en français ; j’ai cru comprendre qu’il n’y avait là qu’un détail : on peut faire des fautes de grammaire dans la Constitution, semble-t-il, sans que personne s’en émeuve. (Rires sur des travées du groupe Les Républicains.)
M. Bruno Sido. Très bien !
M. Philippe Bas. Quoi qu’il en soit, la rédaction proposée ne définit pas ce qu’est le droit à l’interruption volontaire de grossesse, le présente comme un absolu, une sorte de créance sur la société, et ne prévoit de garanties par le législateur que pour son « effectivité », qui relève plutôt de l’organisation du système de santé, et pour son « égal accès », qui est naturellement une mesure sociale tout à fait estimable, mais qui n’est pas au cœur du débat.
Ce qui est au cœur du débat, en revanche, c’est la substance de ce droit indéfini à l’interruption volontaire de grossesse que les auteurs de cette proposition de loi prétendent vouloir reconnaître.
Comme M. le garde des sceaux l’a suggéré dans son intervention, l’idée que ce droit serait illimité, le mettant à part de toutes les autres libertés constitutionnelles, n’est pas exclue par la rédaction adoptée par l’Assemblée nationale.
Et il nous semble que l’on ne peut reconnaître un droit ou une liberté sans en prévoir aussi les conditions, c’est-à-dire les limites. C’est précisément ce qui fait l’équilibre de la loi Veil : jusqu’à l’achèvement d’un certain délai, c’est la liberté de la femme qui prévaut ; après l’achèvement de ce délai, c’est la protection de l’enfant à naître, dont je m’étonne que personne n’ait parlé.
Cet équilibre fondamental, c’est celui qui, précisément, a fait accepter la loi Veil par la société française depuis près de cinquante ans ; c’est celui qui justifie que se soit nouée une forme de consensus autour du droit à l’interruption volontaire de grossesse tel qu’il a été défini par la loi Veil, nonobstant les quelques réformes qui l’ont fait évoluer au cours du temps.
La question qui se pose à nous est la suivante : est-il pertinent d’inscrire une liberté ou un droit dans la Constitution ? Je réponds que tel est déjà le cas : l’article 1er y fait figurer l’égalité devant la loi et le respect de toutes les croyances ; on y a ajouté la reconnaissance des libertés locales, via l’organisation décentralisée de la République, et l’égal accès des femmes et des hommes aux fonctions électives. On a décidé également que nul ne peut être condamné à la peine de mort.
La Constitution est donc bien un lieu qui permet d’accueillir des libertés que le pouvoir constituant, qui est souverain et auquel on ne peut assigner aucune limite, veut voir consacrer.
Je vous soumets, mes chers collègues, une contre-proposition au texte qui nous est présenté.
Cette contre-proposition vise à garantir l’équilibre de la loi Veil : elle reprend l’énoncé d’une liberté qui a été reconnue par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 27 juin 2001 et elle consolide cette liberté. Mais elle prévoit aussi que le législateur en détermine les conditions, donc les limites, comme l’a prévu la loi Veil.
Ma conviction est que l’on ne peut pas sortir de cette équation : il n’y a pas de droit absolu ; il y a une liberté déjà reconnue et que nous pouvons écrire dans la Constitution, mais à la condition que soient conciliés les droits de la femme enceinte de mettre fin à sa grossesse et la protection de l’enfant à naître après l’achèvement d’un certain délai.
Voilà, mes chers collègues, ce que je voulais vous dire.
Monsieur le garde des sceaux, vous avez dit tout à l’heure, rappelant une formule célèbre, qu’il ne fallait toucher à la Constitution que d’une main tremblante. Les vôtres, de mains, sont restées dans vos poches ! (Rires et applaudissements sur les travées des groupes SER et CRCE. – M. le garde des sceaux proteste.)
Il me semble qu’il y aurait quelque intérêt, puisque, en la matière vous savez vous montrer critique, à voir quelle rédaction le Gouvernement pourrait nous soumettre, après avis du Conseil d’État, pour engager un processus qui aurait de meilleures chances d’aboutir.
Mmes Marie-Pierre de La Gontrie et Laurence Rossignol. Très bien !
M. Philippe Bas. Vous restez sur le banc de touche, libre à vous ! C’est un confort que nous ne voulons pas vous donner durablement, car le verrou du Sénat peut être levé et vous serez alors mis face à vos responsabilités. (Applaudissements sur des travées des groupes Les Républicains, UC, RDPI, SER, CRCE et GEST.)
M. le président. La parole est à Mme Colette Mélot.
Mme Colette Mélot. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, le texte que nous examinons aujourd’hui a été adopté à l’Assemblée nationale à une très large majorité. Il vise à faire de l’IVG un droit constitutionnel. Sa rédaction était initialement identique à celle du texte rejeté par notre chambre en octobre dernier. Les députés l’ont modifiée lors de l’examen en séance publique, afin d’en favoriser l’adoption.
Le groupe Les Indépendants – République et Territoires considère que toute femme doit avoir la possibilité d’interrompre sa grossesse lorsqu’elle le décide, dans le cadre du régime établi par la loi.
Ce régime, comme bien d’autres, est le fruit d’un équilibre délicat, qui concilie, en l’espèce, la liberté de la mère, d’une part, et la sauvegarde de la dignité de la personne humaine, d’autre part.
Certaines évolutions législatives étrangères font craindre un recul des libertés. Un revirement de jurisprudence de la Cour suprême américaine a ainsi rendu aux États fédérés de ce pays le choix d’interdire ou d’autoriser l’interruption volontaire de grossesse ; il s’agit d’un retour en arrière manifeste.
Plus proche de nous, la législation a été durcie en Pologne et en Hongrie, où l’IVG a vu son accès fortement réduit – elle reste d’ailleurs interdite à Malte. Les reculs de cette liberté se traduisent par des poursuites pénales, tant pour la mère que pour le médecin. Comme nos concitoyens, ces évolutions nous inquiètent.
Dans notre pays, l’interruption volontaire de grossesse n’est pas, à l’heure actuelle, politiquement menacée. Les délais légaux ont ainsi été récemment portés de douze à quatorze semaines de grossesse. Aucun parti politique de l’arc républicain ne plaide pour la remise en cause de l’IVG.
Cependant, ce qui menace l’IVG, c’est bien davantage le manque de moyens et de médecins, qui transforme cette intervention en parcours de la combattante.
Le Gouvernement s’est dit favorable à la constitutionnalisation de l’interruption volontaire de grossesse. Si cette proposition de loi venait à être votée en termes identiques par les deux chambres, il faudrait encore la soumettre à un référendum pour que la Constitution soit modifiée.
Nous avons cru comprendre que l’idée d’organiser un tel référendum n’était pas sans susciter quelques réserves, y compris, d’ailleurs, parmi les auteurs de la proposition de loi.
Dans ces conditions, il sera difficile d’expliquer pourquoi l’Assemblée nationale et le Sénat auront débattu longuement et à plusieurs reprises d’une éventuelle constitutionnalisation sans que ces débats aient en rien amélioré l’accès de nos concitoyennes à l’IVG.
Nous l’avons dit, notre groupe est très attaché aux libertés individuelles, notamment à la liberté d’interrompre une grossesse.
Nous souhaitons également que nos concitoyennes bénéficient d’avancées concrètes. À cet égard, il nous semble nécessaire de densifier l’offre de soins sur notre territoire. Le problème des déserts médicaux est bien connu de notre assemblée ; il a de graves conséquences, notamment en matière d’accès à l’IVG.
Il conviendrait également d’améliorer, tout au long de leur parcours, l’accompagnement des femmes décidant d’avorter, notamment pour la gestion des délais. Trop de femmes sont encore contraintes de se rendre à l’étranger pour avorter.
Que ces femmes soient mineures ou non, qu’elles aient été victimes d’agression ou non, l’interruption volontaire de grossesse est toujours une épreuve. Il est de notre devoir d’accompagner au mieux les femmes qui y ont recours.
Les membres du groupe Les Indépendants – République et Territoires sont unanimement favorables à la liberté d’avorter. Certains s’interrogent sur l’intérêt de son inscription dans la Constitution. Chacun votera donc selon ses convictions. En ce qui me concerne, je ne prendrai pas part au vote, car les termes de la loi Veil me paraissent suffisamment équilibrés.