M. le président. La parole est à M. Thani Mohamed Soilihi.

M. Thani Mohamed Soilihi. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, les deux textes que nous nous apprêtons à examiner en discussion commune sont le fruit de travaux menés au cours des États généraux de la justice, lancés en octobre 2021 à Poitiers par le Président de la République, et dont les conclusions, remises en juillet 2022, figurent dans le rapport Sauvé.

Ils sont, en outre, la concrétisation législative d’une grande partie des soixante mesures du plan d’action, lui-même issu de ces États généraux, que vous avez présenté en janvier dernier, monsieur le garde des sceaux. L’objectif de ce plan était de rendre la justice de notre pays plus protectrice, plus rapide et plus efficace.

Pour ce faire, le projet de loi d’orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027 prévoit d’allouer à la justice des moyens ambitieux d’ici à la fin du quinquennat : ceux-ci devraient atteindre près de 11 milliards d’euros en 2027.

Je vous prie de m’excuser, monsieur le garde des sceaux, mais je commence à être à court d’adjectifs pour saluer et caractériser l’augmentation de ces crédits ! Nous ne nous en plaindrons évidemment pas, car ces moyens financiers importants viendront renforcer les moyens humains indispensables au bon fonctionnement de cette institution et permettront de poursuivre tout à la fois le recrutement de personnels supplémentaires et la revalorisation des rémunérations et des carrières.

Ce sont donc 10 000 personnes qui seront recrutées d’ici à 2027, dont 1 500 magistrats et 1 500 greffiers. Le texte prévoit des créations de postes inédites, telles que des postes de surveillants pénitentiaires adjoints, ou encore la constitution d’équipes, composées notamment d’attachés de justice, destinées à rompre la solitude des magistrats dans leur tâche – solitude qui, on le sait, est immense.

La réforme statutaire, que nous examinerons concomitamment, vise à accompagner cette augmentation importante des effectifs de magistrats prévue par le projet de loi d’orientation et de programmation. Elle s’inspire elle aussi des recommandations formulées par le comité des États généraux de la justice et prévoit notamment d’ouvrir le corps judiciaire sur l’extérieur, d’améliorer le déroulement de carrière des magistrats et le dialogue social, de développer la responsabilisation des magistrats et de renforcer leur protection.

En outre, ces nouveaux moyens financeront la transformation numérique, ainsi que les chantiers immobiliers du ministère.

J’entends les réticences concernant la construction de 15 000 places de prison supplémentaires d’ici à 2027, mais je souligne que ces places sont nécessaires ; de plus, leur construction s’accompagne de mesures d’aménagement de peines, telles que l’extension du champ des travaux d’intérêt général ou encore de la libération sous contrainte.

Par ces textes, monsieur le garde des sceaux, vous entendez également rationaliser l’organisation judiciaire et la répartition des contentieux entre les juridictions.

À cet égard, je ne puis que me réjouir de la reprise, à titre expérimental, du tribunal des activités économiques, dont nous avions proposé la création, François Bonhomme et moi-même, dans une proposition de loi ratifiant, modifiant et complétant l’ordonnance n° 2021-1193 du 15 septembre 2021 portant modification du livre VI du code de commerce, et déposée à la fin de l’année 2021 sur le bureau du Sénat.

La commission a adopté deux amendements déposés par mon groupe visant à prévoir que le Parlement sera associé à l’évaluation de l’expérimentation des tribunaux des activités économiques et de la contribution pour la justice économique, ce dont je me félicite.

Dans ce même esprit de rationalisation, vous proposez de procéder, par voie d’ordonnance, à la réécriture à droit constant de la partie législative du code de procédure pénale. Au comité scientifique, installé en janvier dernier, et composé de professionnels du droit, chargé d’assurer le suivi des travaux de réécriture, un contrôle parlementaire sera ajouté, afin de veiller à la conformité de la refonte du code de procédure pénale aux conditions et orientations de l’habilitation.

Nous avons souvent débattu de l’idée selon laquelle les prérogatives du Parlement seraient mises à mal par le recours aux ordonnances lors de l’examen de textes d’habilitation. Soyons honnêtes, il est assez inédit qu’un gouvernement mette en place une telle concertation : nous pouvons, au moins, le souligner.

De même, notre groupe fera usage de son droit d’amendement, en espérant qu’un certain nombre de ses amendements seront adoptés.

Pour finir, j’aborderai un sujet qui me tient particulièrement à cœur. Vous me voyez venir, j’en suis certain… (Sourires sur les travées du groupe SER.) En avril dernier, le Sénat avait organisé, à la demande du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain, un débat sur l’état de la justice dans les outre-mer. J’avais regretté à cette occasion que, sur les 250 pages que comporte le rapport Sauvé, seules deux pages et demi soient consacrées aux outre-mer, alors que l’on sait que les terribles constats qu’il dresse sont d’autant plus graves dans ces territoires. En effet, entre particularismes géographiques, pauvreté, fracture numérique, barrières linguistiques, défaut d’attractivité et insécurité, les outre-mer cumulent les difficultés en matière de justice.

Je connais votre intérêt pour ces territoires éloignés et votre engagement en leur faveur, mes chers collègues – tout comme les vôtres, monsieur le garde des sceaux. Aussi, je vous serais reconnaissant de bien vouloir nous préciser comment ces recrutements massifs seront ventilés outre-mer et de nous communiquer l’état d’avancement des chantiers immobiliers.

Vous vous êtes récemment rendus aux Antilles, où vous avez annoncé que, en Guadeloupe, les travaux de rénovation de l’ancien palais, qui accueillera le conseil des prud’hommes, débuteraient en 2025. Pour la Martinique, vous avez indiqué que la livraison d’une structure d’accompagnement vers la sortie interviendrait au premier trimestre 2025.

À Mayotte, lors de votre déplacement en mars 2022, vous aviez annoncé la création d’une nouvelle cité judiciaire, d’un second centre pénitentiaire et d’un centre éducatif fermé. La réalisation de tels projets prend certes du temps, d’autant que nous faisons face à un énorme problème de foncier, mais il me semble important, compte tenu des événements qui frappent ce département, qu’un calendrier de mise en œuvre puisse être rapidement dévoilé.

En tout état de cause, et nonobstant les effets de tribune de certains, qui apparaissent finalement en décalage avec l’esprit constructif qui a présidé à l’examen de ces textes en commission, le groupe RDPI considère, pour sa part, qu’ils mettent en place une stratégie globale et à long terme pour moderniser notre système judiciaire.

Le Gouvernement a pris la mesure des défis auxquels l’institution judiciaire est confrontée, tels que la surpopulation carcérale, les délais de procédure excessifs et l’inégal accès à la justice, et prévoit des mesures et des moyens ambitieux pour les relever. C’est pourquoi notre groupe votera ces deux textes. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI.)

M. le président. La parole est à M. Jean-Pierre Sueur. (Applaudissements sur les travées du groupe SER. – Mme Esther Benbassa applaudit également.)

M. Jean-Pierre Sueur. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, voilà dix ans exactement, le Sénat votait à l’unanimité une proposition de loi que j’avais déposée visant à restaurer la compétence universelle du juge français pour les infractions et les crimes relevant de la Cour pénale internationale (CPI). Il s’agissait simplement de supprimer les quatre verrous à la compétence des juridictions françaises pour connaître des infractions prévues par le Statut de Rome.

Depuis dix ans, j’ai déposé un très grand nombre d’amendements pour faire évoluer la situation. Il y a eu quelques légères évolutions, mais sur deux points principaux, les choses n’ont pas bougé.

Le premier concerne les infractions, qui doivent être constatées dans les deux pays concernés, c’est-à-dire la France et le pays dont l’auteur des faits est ressortissant. À cet égard, certaines décisions ont été prises, y compris par la Cour de cassation, qui ont suscité une réprobation internationale, comme vous le savez. Le 12 mai dernier, la Cour de cassation a pris une position claire sur la double incrimination, et vous avez publié un communiqué à ce sujet, monsieur le garde des sceaux, le 9 février 2022.

Dans ce communiqué, que vous avez cosigné avec M. Le Drian, vous avez indiqué – de manière quelque peu surprenante – que, si la justice bougeait, le ministère serait prêt à en tirer rapidement les conséquences législatives. Cette déclaration m’a interpellé, car, habituellement, les lois sont élaborées par le Parlement, sur l’initiative du Gouvernement, avant que les juges les appliquent. Vous avez inversé les rôles, en quelque sorte.

Cependant, puisque cette décision a été prise par la Cour de cassation, personne ne comprendrait, monsieur le garde des sceaux, que ce que vous avez vous-même écrit dans ce communiqué ne soit pas mis en œuvre.

J’espère donc que le débat sur ce projet de loi, avec la contribution de nos rapporteures, nous permettra enfin de progresser sur cette question.

J’aborderai un deuxième point. Monsieur le garde des sceaux, vous connaissez notre position sur la régulation carcérale, que nous évoquons souvent. Cette question a aussi été abordée récemment par Mme la Contrôleure générale des lieux de privation de liberté. En outre, elle est au cœur du rapport Sauvé. Toutefois, malgré les observations de l’Observatoire international des prisons, il y a quelques jours, votre position sur ce sujet reste inchangée.

Nous considérons qu’il est nécessaire de prendre en compte la proposition de loi de nos collègues du groupe CRCE sur ce sujet, ainsi que les propositions formulées depuis longtemps par Dominique Raimbourg et toutes celles qui sont sur la table visant à plafonner le nombre de détenus dans certains établissements, lesquels sont en outre insalubres.

Aujourd’hui, 2 151 détenus dorment en prison sur des matelas posés à même le sol. Telle est la réalité ! Il faut en finir avec cette situation. (Mme Éliane Assassi sexclame.) Nous devons faire en sorte que ce texte sur l’indignité dans les prisons se traduise par des actions concrètes. Pour cela, il est nécessaire d’organiser les choses, de réguler et de faire face à un certain nombre de discours parfaitement démagogiques selon lesquels la sécurité consisterait à entasser des personnes dans des prisons n’importe comment et dans des conditions indignes.

M. le président. Il faut conclure !

M. Jean-Pierre Sueur. Robert Badinter a déclaré un jour que la principale cause de la récidive, c’est la condition pénitentiaire. Il existe des moyens de remédier à ce problème. Il serait incompréhensible de ne pas en discuter à l’occasion de l’examen de ce projet de loi d’orientation et de programmation. (Applaudissements sur les travées des groupes SER et CRCE.)

M. le président. La parole est à M. Gilbert Favreau. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

M. Gilbert Favreau. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, le 8 juillet 2022 – il y aura bientôt un an – le vice-président honoraire du Conseil d’État Jean-Marc Sauvé remettait au Président de la République un rapport issu du comité des États généraux de la justice. Les constats effectués dans ce rapport, je ne vous apprends rien, étaient alarmants : difficultés dans l’exécution des peines, défaillance de l’administration pénitentiaire, délais de jugements toujours plus longs, etc.

Cette situation est principalement due au manque de moyens alloués à la justice. Dès lors, les projets de loi que nous étudions aujourd’hui sont les bienvenus. Pour autant, les crédits qu’ils ouvrent, s’ils sont de bon augure, ne permettront pas, à eux seuls, de pallier les carences dénoncées dans le rapport Sauvé.

Pour ma part, j’évoquerai simplement quelques aspects du projet de loi d’orientation et de programmation.

Son article 2 prévoit une réécriture de la partie législative du code de procédure pénale. Le Gouvernement a choisi pour cela de procéder par ordonnance, ce qui suscite des interrogations, car il s’agit de revenir sur les règles particulièrement sensibles touchant aux libertés individuelles et au pouvoir coercitif de l’État, lesquelles me paraissent relever beaucoup plus du législateur que du Gouvernement.

On peut parler d’un usage abusif des ordonnances. Alors que celles-ci devaient être l’exception, elles sont devenues pratiques courantes. Ainsi, le nombre total d’ordonnances publiées a doublé entre 2007 et 2022. Il y en a eu 773 en quinze ans, contre 321 entre 1984 et 2007. Et il ne faut pas oublier le flottement jurisprudentiel qui entoure la ratification de ces ordonnances. Je ne suis donc pas favorable à la méthode qui a été retenue.

Sur le fond, ce même texte contient des mesures qui réforment profondément les règles de la procédure pénale. On est loin de la réforme à droit constant annoncée.

Tel est ainsi le cas de l’article 3, par exemple, qui prévoit des dispositions dangereuses sur les perquisitions pénales, les gardes à vue ou encore le statut du témoin assisté. On peut se poser de légitimes questions sur certaines des mesures proposées, comme l’activation à distance des appareils électroniques dans le cadre d’une enquête judiciaire. Il n’est pas conforme à nos usages de mettre en place des pratiques qui relèvent plutôt de régimes politiques totalitaires ! Nous devons donc nous interroger sérieusement sur le titre Il de ce projet de loi, tant sur la méthode qu’il prévoit que sur le fond.

Le titre III concerne la justice commerciale et les juges non professionnels.

L’article 6 prévoit la possibilité, à titre expérimental, d’inclure dans la formation de jugement du tribunal des activités économiques un magistrat du siège en qualité d’assesseur, qui serait désigné par ordonnance du président du tribunal judiciaire.

Ce recours au principe de l’échevinage dans le tribunal des activités économiques est particulièrement mal perçu par les juges consulaires, qui y voient un signe de défiance, alors que les tribunaux de commerce ont su s’organiser pour rendre une justice dont la qualité n’est pas contestée.

Le risque est grand, si cette disposition est maintenue, de provoquer une vague de démissions chez les magistrats consulaires alors que les tribunaux de commerce manquent aujourd’hui de juges. La commission des lois du Sénat l’a bien compris : elle a purement et simplement supprimé cette modification de la composition du tribunal des activités économiques.

L’article 7 permet de déroger au principe de gratuité de la justice en instaurant une cotisation financière des entreprises, à la charge du demandeur devant le tribunal des activités économiques.

Cet article, qui prévoit une mesure expérimentale dans certains tribunaux seulement, va créer une inégalité territoriale et ainsi entraîner, selon moi, une rupture d’égalité entre les justiciables. Il est également susceptible de porter atteinte à l’accès au droit pour les demandeurs de bonne foi qui devront, pour obtenir un titre de créance, payer non seulement cette contribution, mais aussi un avocat.

Surtout, le fait de créer cette contribution constitue une première atteinte, notable, au principe de la gratuité de la justice, qui est la règle dans notre pays. Cette mesure n’est donc pas souhaitable.

En résumé, la densité des observations qui sont faites à l’occasion de cette discussion générale montre, s’il en est encore besoin, l’importance et la complexité des deux textes concernés, tant sur la forme que sur le fond.

Ce texte doit donc être modifié par notre assemblée, en ayant le souci non seulement d’améliorer notre système judiciaire, mais aussi de garantir les droits et les libertés de nos concitoyens. C’est à ces conditions que je le voterai. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

M. le président. La parole est à Mme Laurence Rossignol. (Applaudissements sur les travées du groupe SER. – Mme Esther Benbassa applaudit également.)

Mme Laurence Rossignol. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, quoi de mieux qu’un projet de loi d’orientation et de programmation pour mettre le droit et le fonctionnement de la justice au service de la lutte, prioritaire, contre les violences faites aux femmes ? Car, si j’ai bien compris, il s’agit là d’une priorité du Président de la République et du Gouvernement, ainsi que de nos rapporteures.

Pourtant, quelle déception ! Ce texte ne prévoit sur ce sujet que la création de pôles spécialisés. C’est mieux que rien, certes, mais ce n’était pas la promesse du Président de la République, qui avait parlé de juridictions spécialisées.

Je comprends que beaucoup d’entre vous ne saisissent pas spontanément la différence entre des pôles et des juridictions. Il est vrai que ce n’est pas si simple.

Un pôle spécialisé est constitué de magistrats qui sortent de leur bureau, qui se parlent, qui coordonnent leurs actions et qui discutent ensemble des dossiers. Certains tribunaux en disposent déjà et les professions judiciaires en sont satisfaites. C’est mieux qu’avant, personne ne le conteste, mais ce n’est pas une juridiction spécialisée.

Une juridiction spécialisée correspond à une pratique différente. Il s’agit d’un guichet unique, avec un magistrat ayant des prérogatives à la fois civiles et pénales. C’est une véritable différence pour les justiciables.

Faute de mieux, nous nous contenterons de ces pôles spécialisés, et nous espérons les voir s’étendre. Ce serait une bonne chose, mais ce n’est pas ce que nous voulions.

La réforme que vous nous présentez, monsieur le garde des sceaux, aurait été une belle occasion de concrétiser les propositions figurant dans le rapport Vérien-Chandler, qui confirme l’état des lieux qui a été effectué lors du Grenelle contre les violences conjugales. Or aucune d’entre elles n’a été reprise.

Vous avez expliqué à l’Assemblée nationale que vous pensiez que ce texte n’était pas le bon véhicule pour traduire ces propositions. Pourtant, légiférer sur les violences faites aux femmes, ce n’est pas tout à fait la même chose que légiférer sur les violences intrafamiliales. Les féminicides – il faut dire les choses –, ce sont des femmes qui meurent – quarante-sept depuis le début de l’année ! – et des hommes qui tuent. Il ne faut donc pas toujours parler de violences intrafamiliales…

Nous légiférons n’importe comment ! Des propositions de loi sont enlisées dans les méandres de la navette parlementaire. On ne sait pas où en sont les textes, qu’il s’agisse de la proposition de loi visant à renforcer l’ordonnance de protection – le Sénat l’a déjà examinée, mais on ne sait pas si elle nous reviendra – ou du texte prévoyant des dispositions en cas d’inceste – on ignore quand il sera examiné à l’Assemblée nationale. Nous ne pouvons pas légiférer ainsi ! Pendant ce temps, les femmes se heurtent au labyrinthe judiciaire et les hommes continuent de tuer.

Il y a quinze jours à peine, un homme, qui venait de sortir de prison, a tué sa femme et ses deux enfants. Sa femme avait pourtant déposé plainte à deux reprises ! La seule chose que le procureur de la République a trouvé à dire, c’est que cet homme ne lui paraissait pas dangereux. Pourtant, il a assassiné femme et enfants. Cette situation ne peut plus durer !

Je ne comprends pas votre rapport au temps, monsieur le garde des sceaux. Le temps législatif n’est pas le temps de l’urgence. Quand il s’agit de faire travailler les gens deux ans de plus, les décrets sont pris tout de suite, mais, pour lutter contre les violences faites aux femmes, il nous faut attendre un autre projet de loi, qui viendra on ne sait pas trop quand ! (Applaudissements sur les travées des groupes SER et CRCE.)

Cette méthode n’est pas la bonne. Ce dont nous avons besoin, c’est d’une loi-cadre. Je suis désolée de constater d’ores et déjà que les femmes devront encore attendre pour que la délivrance d’une ordonnance de protection ne soit plus soumise à la double condition que des faits de violence aient été commis et qu’il existe un danger. Il n’est pas compréhensible que des femmes soient encore envoyées en prison pour non-présentation d’enfant.

Ce n’est pas sérieux de travailler ainsi, dans un pays où 142 femmes ont été tuées par la violence des hommes l’année dernière. (Applaudissements sur les travées du groupe SER, ainsi que sur des travées du groupe CRCE. – Mme Elsa Schalck applaudit également.)

M. le président. La parole est à Mme Catherine Belrhiti. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

Mme Catherine Belrhiti. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, notre institution judiciaire est au bord de la rupture. Ce constat n’est pas nouveau, mais le fait qu’il ne change pas, mandature après mandature, interpelle.

Le rapport Sauvé, remis au garde des sceaux le 8 juillet 2022 et duquel découlent ces projets de loi, pointait particulièrement deux responsables de la crise que nous traversons : la sous-dotation permanente de l’institution judiciaire, ainsi que la complexification et la multiplication du droit et des procédures.

Le premier point n’est pas de nature à faire débat : notre justice ne dispose pas des moyens adéquats pour faire face à l’ampleur de ses missions. Membre de la commission des lois, j’ai eu par deux fois l’occasion d’aller observer la réalité dans nos tribunaux, à Bordeaux et à Thionville. Chacun de ces tribunaux présente des problèmes structurels qui affectent l’efficacité de notre système judiciaire : manque de personnel, manque de moyens et défaillance, voire obsolescence, du matériel informatique. Ces défaillances font que les procédures s’étalent sur des mois.

Notre justice n’a jamais été aussi lente, le délai de jugement étant de 14 mois en première instance et de 15,8 mois en appel. Il peut atteindre 16 mois en moyenne aux prud’hommes !

Pour inverser cette tendance, le Gouvernement prévoit un budget de 9,6 milliards d’euros pour 2023, soit une hausse de 26 % par rapport à l’année 2022. L’effort mérite d’être souligné, mais les moyens sont encore loin d’être suffisants pour atteindre les objectifs les plus ambitieux fixés par le Gouvernement.

Parmi ces objectifs figure la création de 15 000 places de prisons entre 2018 et 2027, pour lutter contre la surpopulation chronique dans ces établissements. Nos maisons d’arrêt présentent un taux d’occupation moyen de 143 %. Des milliers de places supplémentaires seraient nécessaires dès aujourd’hui pour que nos détenus soient accueillis dans des conditions acceptables.

Pire encore, 27 % des personnes incarcérées sont des prévenus en attente de leur procès, qui ne peut se tenir en temps et en heure, faute de moyens.

Dans un rapport du 25 mai 2023, notre collègue député Patrick Hetzel souligne que le plan que nous examinons apparaît d’ores et déjà sous-dimensionné. Il dénonce le retard que prend l’exécution des programmes déjà lancés : seuls 35 % des 7 000 places annoncées en 2018 ont effectivement été mises en service et tout porte à croire que le délai ne sera pas tenu. Ces places sont pourtant indispensables pour que nos tribunaux puissent réellement remplir leur office et condamner nos délinquants à des peines effectives.

À Bordeaux, les magistrats m’ont fait part d’une réalité aberrante : les prévenus ne sont plus condamnés à des peines de prison ferme afin de ne pas accroître la surpopulation carcérale du centre de Gradignan !

Nos tribunaux et nos services pénitentiaires sont intimement liés. Aussi, si les uns ne disposent pas de moyens suffisants, les autres périclitent.

Ces deux projets de loi visent à rendre notre justice « plus rapide, plus claire, plus moderne », notamment en simplifiant la procédure pénale et en mettant fin à la multiplication du droit et des procédures, l’inflation législative n’étant plus à démontrer.

Ces objectifs ne suscitent, eux non plus, aucune opposition de principe, tant l’intelligibilité de la loi est un enjeu majeur pour notre démocratie. Toutefois, en tant que colégislateur, le Sénat est confronté à un problème de méthode, que la commission des lois a largement mis en exergue : une part substantielle du contenu des textes soumis à notre examen est renvoyée à la discrétion du pouvoir réglementaire. Aussi, faute de communication sur les projets de décret d’application de certaines dispositions figurant dans les projets de loi, le Sénat ne peut se prononcer en pleine connaissance de cause sur celles-ci.

Pour conclure, ces textes ne constituent malheureusement qu’une traduction approximative des recommandations évoquées précédemment.

En effet, s’ils comportent des avancées réelles, comme le recours accru aux travaux d’intérêt général et l’expérimentation, réclamée de longue date par le Sénat, des tribunaux des activités économiques, ils omettent plusieurs recommandations du rapport Sauvé comme l’extension du statut de témoin assisté et le renforcement du rôle de nos greffiers dans l’aide à la décision.

La commission des lois est parvenue à corriger certaines lacunes, en portant par exemple l’objectif de recrutement de greffiers à 1 800 postes, mais l’écueil principal de cette réforme demeure. En procédant à une refonte par ordonnances de la procédure pénale, quelle place le pouvoir exécutif laisse-t-il au législateur pour réformer des règles extrêmement sensibles, qui touchent aux libertés individuelles et aux pouvoirs coercitifs de l’État ?

Il est indispensable que le Parlement puisse contrôler le respect du champ de l’habilitation qu’il accorde au Gouvernement et qu’il dispose, surtout, du temps nécessaire pour le faire dans des conditions sereines.

Au bout du compte, ces textes ne sont que le début du long travail qui nous attend pour rebâtir une justice digne des valeurs de notre pays. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

M. le président. La parole est à M. le garde des sceaux.

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. J’interviendrai brièvement pour répondre aux interrogations légitimes qui ont été soulevées.

Au préalable, je rappelle que les États généraux de la justice ont ceci de singulier que nos compatriotes y ont été associés. Cet exercice démocratique a été une réussite, puisque plus d’un million de contributions sont remontées jusqu’à la Chancellerie.

Ensuite, si de nombreuses réformes de la justice ont été menées par les gouvernements précédents, elles ont rarement été assorties des moyens de les mettre en œuvre. Faute de moyens, ces réformes, malgré la volonté de les appliquer, ont donc fini dans les tiroirs. Ce ne sera pas le cas de celle-ci.

En outre, les États généraux constituent un véritable changement de gouvernance. En effet, les idées auraient pu émaner du ministère de la justice, puis être déclinées dans les différentes juridictions. Or ce n’est pas du tout ce que nous avons fait. Nous avons recueilli la parole de tous les acteurs, dans le cadre à la fois du comité présidé par Jean-Marc Sauvé, au sein duquel siégeaient les présidents des commissions des lois du Sénat – je le rappelle – et de l’Assemblée nationale, de hauts magistrats, des universitaires, des avocats et des représentants des forces de sécurité intérieure, et des ateliers de travail.

Dans un premier temps, je n’ai pas souhaité participer à ces États généraux, de quelque façon que ce soit, car je ne voulais pas que me soit fait un jour le reproche d’avoir engagé une réforme partisane. Au contraire, cette réforme prend en considération toutes les sensibilités.

Dans un second temps, j’ai rencontré, par vagues successives, tout l’écosystème judiciaire : magistrats, greffiers, avocats, agents administratifs, syndicats – tout le monde, sans exception.

De ces rencontres, nous avons tiré plusieurs mesures, dont beaucoup, je tiens à le rappeler, sont consensuelles.

Je répondrai à quelques propos qui ont été tenus et qui, pardonnez-moi l’expression, me chiffonnent un peu.

Madame la sénatrice Cukierman, je ne peux pas vous laisser dire qu’il n’y a pas eu de dialogue social. Nous avons consulté tout le monde !