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Redressement des finances publiques
Rejet d’une proposition de loi constitutionnelle
Mme la présidente. L’ordre du jour appelle la discussion, à la demande du groupe Les Indépendants – République et Territoires, de la proposition de loi constitutionnelle visant à accélérer le redressement des finances publiques, présentée par Mme Vanina Paoli-Gagin et plusieurs de ses collègues (proposition n° 783 [2023-2024], résultat des travaux n° 112, rapport n° 111).
Discussion générale
Mme la présidente. Dans la discussion générale, la parole est à Mme Vanina Paoli-Gagin, auteur de la proposition de loi constitutionnelle. (Applaudissements sur les travées du groupe INDEP.)
Mme Vanina Paoli-Gagin, auteur de la proposition de loi constitutionnelle. Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, « on ne peut pas résoudre un problème avec le même mode de pensée que celui qui a généré le problème ». Alors que nous nous apprêtons à examiner le projet de loi de finances pour 2025, je ne crois pas inutile de rappeler cette maxime d’Einstein.
Cette année encore, nous voterons un budget en déficit, comme nous le faisons déjà depuis un demi-siècle.
Cette année encore, nous trouverons en chaque économie un sujet de débat, quand chaque dépense fera l’objet d’un consensus.
Cette année encore, nous alerterons sur la dérive de nos finances, mais, au fond, rien ne sera fait pour inverser la donne et engager pour de bon le rétablissement de nos comptes.
Au mieux, ce budget permettra d’éviter une crise financière à court terme, mais il ne contrecarrera pas sa survenue à long terme, si aucun changement systémique n’est engagé.
Je suis bien marrie de jouer ainsi les Cassandre, mais comment se satisfaire de cette triste pantomime qui, chaque année, se répète et qui, un jour, finira mal ?
À mon sens, nous faisons aujourd’hui face à une triple impasse : une impasse financière, une impasse économique et, j’ose le dire, une impasse démocratique.
Nous sommes face à une impasse financière, d’abord. Avec une dette publique qui dépasse les 110 % du PIB et un déficit durablement installé au-dessus de 5 % du PIB, nous avons renié nos engagements européens, que nous respections encore au début du siècle.
La succession des crises depuis 2020 n’explique qu’en partie cette dérive : additionnées, les dépenses exceptionnelles, engagées pendant la crise sanitaire, dans le cadre du plan de relance et durant la crise énergétique dépassent à peine les 250 milliards d’euros, soit un quart de l’augmentation de notre dette publique depuis 2017. La France est devenue le cancre de l’Union européenne, vous le savez, mes chers collègues, et emprunte désormais à un taux supérieur à celui du Portugal.
Nous faisons face à une impasse économique, ensuite, qui résulte de cette impasse financière.
Le gouvernement actuel est contraint de proposer un budget de crise, qui ne satisfait personne. Ne lui en tenons pas rigueur : il a dû composer avec la réalité.
Aujourd’hui, cette réalité déçoit tout le monde. Augmenter les impôts du pays le plus fiscalisé du monde, pour tenir un déficit à 5 % du PIB, tout en rabotant les dispositifs de soutien à l’innovation, c’est mettre notre économie sous forte pression et saper fortement le moral des troupes.
Résultat, les investissements et les recrutements sont gelés. La seule chose que les entreprises redoutent plus que les hausses d’impôt, ce sont les hausses d’impôt imprévues, qui plus est dans un contexte international marqué par une guerre concurrentielle de haute intensité.
Nous sommes face à une impasse démocratique, enfin, et cette dernière est d’une tout autre nature. Nous entamerons sous peu l’examen du projet de budget, mais nous ignorons si nous pourrons l’achever, alors même que l’Assemblée nationale n’en a même pas adopté la première partie.
Est en cause l’inflation chronique du nombre d’amendements, dans le calendrier contraint par la loi organique relative aux lois de finances (Lolf). La seule façon d’y échapper, en tant que parlementaires, c’est de renoncer à notre droit le plus souverain, à savoir le droit d’amendement.
Voilà qui explique cette impasse démocratique. Le Parlement pourrait ne plus voter le budget, ce qui est pourtant l’une de ses prérogatives essentielles. En d’autres termes, pour continuer à exercer ses missions, le Parlement devrait en quelque sorte renoncer à exercer son pouvoir.
Monsieur le garde des sceaux, vous avez beaucoup œuvré, dans vos précédentes fonctions, au renforcement des mécanismes juridiques, singulièrement organiques, pour améliorer le pilotage de nos finances publiques.
Votre rôle aujourd’hui est aussi de veiller au bon fonctionnement de nos institutions. Je me permets donc d’insister sur cette impasse démocratique. En effet, les excellents arguments juridiques que nous entendrons tout à l’heure conduiront de fait à justifier cette situation.
Face au constat de cette triple impasse, il serait irresponsable de ne rien faire. Je suis convaincue qu’il est indispensable de changer la méthode par laquelle on élabore le budget. À cet égard, je remercie mes collègues du groupe Les Indépendants d’avoir inscrit ce texte à l’ordre du jour de nos travaux.
La solution que j’ai l’honneur de vous présenter aujourd’hui vise à renforcer dans notre constitution la programmation des finances publiques. Le principe en est assez simple. Il s’agit, en matière budgétaire, de donner la primauté à la pluriannualité sur l’annualité.
Aujourd’hui, les lois de programmation des finances publiques, prévues par la Constitution, fixent une trajectoire budgétaire que le Gouvernement et le Parlement ont tout loisir, chaque année, de ne pas respecter.
Je propose d’inverser la logique, en interdisant l’adoption d’une loi de finances annuelle qui ne respecterait pas la loi de programmation. Cette super loi de programmation pourrait s’intituler « loi portant cadre financier pluriannuel ».
Nous connaissons assez bien une telle dénomination, elle fait référence au cadre financier pluriannuel européen, lequel fixe pour l’Union européenne des plafonds de dépenses et prévoit des mécanismes d’ajustement annuels. La crise sanitaire l’a montré : un consensus politique permet tout à fait de s’affranchir de ce cadre.
Renforcer la programmation des finances publiques, c’est surtout une mesure de bon sens – et nos concitoyens ont fortement besoin de bon sens. Il s’agit de graver l’engagement au moment où l’ambition est la plus élevée. Le rapporteur général nous le démontre régulièrement : chaque année, les lois de finances s’écartent un peu plus de la trajectoire prévue en loi de programmation.
L’adoption d’une telle loi-cadre aurait trois principaux effets. Le premier effet serait de contraindre les écarts par rapport à la trajectoire prévue. Le deuxième effet, qui découle du premier, serait de restreindre les débats annuels au périmètre fixé par la loi-cadre. Le troisième effet, exigence qui résulte des deux premiers, serait d’améliorer les prévisions macroéconomiques.
Ces effets ne sont pas nécessairement souhaitables per se, mais ils ont leur vertu pour faire face à la triple impasse que j’ai décrite. Ce sont davantage des expédients que des objectifs.
En commission, plusieurs questions ont été soulevées, auxquelles je tiens à apporter quelques éléments de réponse.
Quid des marges de manœuvre prévues par le texte ? Je le répète, tout cadre implique une forme de rigidité. La condamner, c’est refuser le principe même d’un cadre. Nous assumons clairement le fait d’appeler à davantage de rigidité.
Il faut bien sûr pouvoir ajuster le cadre à une situation exceptionnelle et imprévue. Lors de mes échanges avec des économistes, de hauts fonctionnaires et des professeurs de droit public, la question est apparue comme centrale.
Le principal problème, c’est de décider qui peut déterminer, et par quel processus, qu’une situation doit être qualifiée d’exceptionnelle et, par conséquent, qu’elle appelle des mesures dérogatoires.
Faut-il s’en remettre à des experts, à des organismes indépendants, comme le Haut Conseil des finances publiques ? L’hypothèse est séduisante, mais elle pose un sérieux problème de légitimité démocratique. C’est pourquoi j’ai privilégié l’option d’un consensus politique, en retenant le mécanisme d’un vote à la majorité qualifiée.
En 2020, au plus fort de la crise sanitaire, les budgets rectificatifs ont bien été adoptés en commission mixte paritaire. C’est donc bien par un consensus politique que la situation économique a été reconnue comme exceptionnelle et que des mesures exceptionnelles ont été prises pour y répondre.
Il a également été dit que ce texte conduirait à renforcer le prétendu « gouvernement des juges », en conférant au Conseil constitutionnel la faculté de juger la conformité des lois de finances annuelles à la loi-cadre.
Mes chers collègues, le Conseil constitutionnel contrôle déjà la constitutionnalité des lois de finances ! Son rôle ne changerait donc pas. En revanche, son jugement serait éclairé par l’avis et l’expertise du Haut Conseil des finances publiques. C’est tout l’intérêt d’inscrire cet organisme dans la loi fondamentale.
Enfin, monsieur le rapporteur, monsieur le rapporteur pour avis, vous avez soulevé des points d’indétermination du texte qui, je l’avoue, n’avaient pas été relevés auparavant. Je tiens donc à saluer votre travail rigoureux d’analyse et d’investigation sur cette proposition.
Je regrette toutefois vivement que vous n’ayez pas voulu amender le texte. Lors de nos échanges, vous avez évoqué plusieurs pistes pertinentes, mais n’en avez approfondi aucune. La vérité, c’est que vous rejetez le principe même de ce texte, car, là où il y a une volonté, il y a toujours un chemin. (Sourires.)
Je n’ai pas la prétention d’apporter aujourd’hui un remède miracle contre le mal, non plus chronique, mais structurel, dont souffre la France.
D’ailleurs, je m’en suis remise aux travaux déjà accomplis par ceux qui nous ont précédés. Ma proposition de loi constitutionnelle reprend ainsi la rédaction et l’architecture du projet de loi constitutionnelle de 2011, qui n’est pas allé à son terme.
Ne rien faire ou faire comme si, un beau jour, bientôt, comme dans un conte de fées, la tendance lourde qui conduit à la dégradation de nos comptes publics allait soudainement s’inverser, par un heureux retournement de tendance, me semble irresponsable.
Renoncer à un pilotage sur le long terme, c’est accepter d’être gouverné par le court terme, c’est préférer pour nos concitoyens la fragilité à la robustesse. Sans inverser le rapport entre annualité et pluriannualité, nous finirons toujours par être rattrapés par nos propres démons, que nous devons aujourd’hui regarder en face. (Applaudissements sur les travées du groupe INDEP.)
Mme la présidente. La parole est à M. le rapporteur. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Stéphane Le Rudulier, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d’administration générale. Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, cette proposition de loi constitutionnelle soulève un débat essentiel et porte sur un sujet hautement sensible dans la conjoncture actuelle. La question est de savoir si la révision constitutionnelle constitue un outil indispensable au redressement de nos finances publiques.
Certes, on ne peut que s’alarmer, comme l’auteur de ce texte, de leur situation extrêmement dégradée. Le déficit pour 2024, je le rappelle, est estimé à 6,1 % du PIB, et la dette cumulée atteint 113 % du PIB.
Mais cette situation résulte surtout d’un double échec : un échec politique, d’abord, et l’auteur de ce texte a bien rappelé l’absence de volonté de prendre des mesures concrètes afin de redresser nos finances publiques ; un échec juridique, ensuite, puisque cette proposition de loi constitutionnelle s’inspire grandement d’un projet de loi constitutionnelle de 2011.
Ce projet de loi avait été déposé dans un contexte dont chacun se souvient, en pleine crise des dettes souveraines. Son adoption n’a pas eu d’effet, le Conseil constitutionnel ayant indiqué qu’il n’était pas nécessaire de modifier la Constitution pour transposer les exigences du Pacte européen et de stabilité de 2012.
Alors, face à la dégradation actuelle, est-il pertinent de modifier la Constitution ?
Cette proposition de loi constitutionnelle vise en fait trois objectifs.
Le premier est de créer une nouvelle catégorie de lois portant cadre financier pluriannuel. Ces textes se substitueraient aux lois de programmation annuelles, la différence, notable, étant que leurs dispositions s’imposeraient ensuite aux lois de finances annuelles, ainsi qu’aux lois de financement de la sécurité sociale. Le deuxième objectif est d’instaurer un monopole des lois de finances sur les dispositions fiscales. Le troisième est de consacrer dans la Constitution le rôle du Haut Conseil des finances publiques tout en élargissant ses prérogatives.
Le premier objectif, donc, est de créer des lois portant cadre financier pluriannuel. Ces textes porteraient sur la durée de la législature et ils présenteraient un degré de précision assez important, dans leurs critères, autour de quatre missions principales.
Premièrement, la terminologie employée est éclairante puisqu’elle reprend la notion de cadre financier pluriannuel utilisée pour le budget de l’Union européenne, qui doit respecter des plafonds fixés pour une période de sept ans. Le droit de l’Union européenne a sans aucun doute été une source d’inspiration pour l’auteur.
Cette comparaison, toutefois, doit être manipulée avec la plus grande prudence, puisqu’il y a une différence de nature et de forme entre l’Union européenne et ses pays membres. L’Union européenne n’est pas un État souverain et ne joue pas un rôle majeur dans le fonctionnement des services publics.
Deuxièmement, cette proposition de loi constitutionnelle induit une profonde remise en cause du principe de l’annualité budgétaire, qui constitue un grand acquis du parlementarisme, consacré par notre ordre juridique constitutionnel depuis la Constitution de 1791. Ce principe permet le consentement à l’impôt et l’exercice d’un contrôle régulier de la dépense. De fait, cette proposition de loi constitutionnelle remet en cause la garantie des droits budgétaires du Parlement.
Troisièmement, ces lois portant cadre financier pluriannuel pourraient être adoptées en ayant recours à l’article 49.3 de la Constitution, puisque ce seraient des lois ordinaires. Comment peut-on imaginer une situation dans laquelle une trajectoire budgétaire – le budget de l’État – pourrait être fixée pour cinq ans sans avoir été votée par l’Assemblée nationale ?
De surcroît, la procédure proposée pour la modification de ces lois portant cadre financier pluriannuel est extrêmement rigide : il faudrait réunir le Parlement en Congrès et obtenir la majorité qualifiée des trois cinquièmes. Cela romprait le parallélisme des formes puisque ces lois, ordinaires, seraient adoptées à la majorité simple. D’un point de vue philosophique, la majorité des trois cinquièmes est destinée à imposer des exigences dont la portée excède des engagements partisans. Or le budget, par essence, est un acte politique.
Quatrièmement, le texte comporte des risques de remise en cause de la libre administration des collectivités territoriales et de leur autonomie financière. En effet, les lois-cadres comporteraient des dispositions relatives à la trajectoire des prélèvements obligatoires, qui incluent évidemment les impôts locaux, et à la stratégie d’investissement public, portée, on le sait, à plus de 50 % par les collectivités territoriales.
Cinquièmement, graver dans le marbre constitutionnel des critères de finances publiques pourrait engendrer des risques de contradiction avec le cadre européen. Ce dernier est assez mouvant en la matière, quand notre loi fondamentale a vocation à demeurer stable. Ainsi, nous devrions effectuer une révision constitutionnelle à chaque modification du cadre budgétaire européen afin d’harmoniser les critères.
Sixièmement, il est délicat de donner une portée contraignante à une norme de déficit, ou à tout autre critère comportant une dimension prévisionnelle. Comment le Conseil constitutionnel pourrait-il censurer une loi de finances sur la base d’un indicateur prévisionnel ?
Se pose également un problème de périmètre : le Conseil constitutionnel pourrait-il censurer une loi de finances qui porte sur le fonctionnement de l’État, sur la base d’un indicateur relatif à l’ensemble de la sphère publique ?
Le deuxième objectif du texte est l’institution d’un monopole des lois de finances sur les dispositions fiscales. Actuellement, ces dispositions relèvent du domaine partagé entre lois de finances ou lois ordinaires.
Cantonner les mesures fiscales aux lois de finances pourrait paraître tout à fait pertinent d’un point de vue doctrinal, afin de garantir la cohérence de la politique budgétaire. Du reste, ce principe est déjà respecté, puisque seules deux ou trois mesures fiscales sont adoptées en dehors des textes financiers chaque année. Pour autant, je pense qu’il faut laisser une certaine souplesse aux législateurs. Cela peut être utile. Cette proposition de loi porte atteinte de façon importante à l’initiative parlementaire, déjà fortement contrainte par l’article 40 de la Constitution.
La proposition de loi constitutionnelle prévoit également la constitutionnalisation et l’élargissement des prérogatives du Haut Conseil des finances publiques. Cette instance, créée en 2013, fonctionne parfaitement. Une telle évolution n’apparaît donc pas nécessaire, d’autant que le Haut Conseil est une émanation de la Cour des comptes, qui figure elle-même dans la Constitution. Enfin, les auditions nous l’ont montré, le Haut Conseil n’a ni les moyens financiers ni les moyens humains de faire face à un élargissement de ses prérogatives. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme la présidente. La parole est à M. le rapporteur pour avis.
M. Stéphane Sautarel, rapporteur pour avis de la commission des finances. Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, notre commission des finances s’est saisie pour avis de cette proposition de loi, dont le contenu rejoint parfaitement nos préoccupations et concerne l’objet principal de notre travail.
J’ai conduit des auditions conjointement avec le rapporteur au fond, Stéphane Le Rudulier, et le rapport qu’il vient de faire reflète très bien les conclusions que j’ai moi-même tirées de nos travaux.
Depuis 1975, pas un seul budget n’a été voté à l’équilibre en France. La dégradation des comptes s’accélère, voire se banalise : depuis vingt ans, le déficit public n’a été inférieur à 3 % du PIB qu’à trois reprises. Chaque crise a fait franchir un nouveau palier à l’endettement public, qui ne parvient jamais à diminuer durablement : alors qu’il représentait 20 % à 40 % du PIB jusqu’au début des années 1990, 60 % après la récession de 1993, 80 % après la crise financière de 2009, il dépasse les 100 % depuis la crise de 2020.
Reconnaissons-le, cette situation reflète un manque de volonté politique, surtout lorsque cette évolution perdure en sortie de crise ! En 2008, les lois de programmation des finances publiques ont été instituées afin d’infléchir cette tendance, mais les trajectoires qu’elles ont tracées n’ont pas été suivies.
Face à l’échec des outils existants, je salue l’initiative de Vanina Paoli-Gagin, qui nous amène à poser la question du redressement des finances publiques.
La charge de la dette sera dans quelques années le premier poste de dépenses de l’État. Elle ampute ses marges de manœuvre et sa capacité à financer les transitions écologique, numérique ou démographique.
Notre collègue nous propose d’instituer, pour la durée d’une législature, une loi portant cadre financier pluriannuel visant l’équilibre budgétaire et dont les dispositions s’imposeraient ensuite aux lois de finances annuelles, ainsi qu’aux lois de financement de la sécurité sociale.
Sans reprendre toutes les analyses du rapporteur au fond, que je partage dans l’ensemble, je souligne que notre pays dispose déjà d’une Constitution financière, en quelque sorte : la loi organique relative aux lois de finances. Cette loi organique est même issue d’une initiative parlementaire, alors que, auparavant, les règles budgétaires étaient encadrées par une simple ordonnance. Elle a prouvé depuis vingt ans sa capacité à s’adapter aux crises successives comme aux évolutions des règles européennes.
Je crains qu’une inscription dans la Constitution de principes aussi précis que ceux qui sont proposés dans ce texte pour les lois-cadres ne casse cet outil important qu’est la Lolf, d’autant que le contexte a changé depuis 2011 et que nous avons désormais transposé le traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de l’Union économique et monétaire (TSCG). Il serait plus difficile d’adapter la Constitution, texte plus rigide, aux évolutions des règles européennes.
En outre, en faisant statuer le Conseil constitutionnel sur le respect par la loi de finances de la trajectoire des prélèvements obligatoires, par exemple, ou de la stratégie d’investissements publics fixées par la loi-cadre, nous donnerions au juge de la Constitution le rôle d’un juge financier, voire d’un juge d’opportunité de la politique budgétaire. Ce n’est pas son rôle.
Je comprends la volonté de faire peser une sorte de contrainte sur les lois de finances, mais les années récentes ont montré la nécessité, dans certaines circonstances, de changer de cap budgétaire en urgence. D’ailleurs, nos voisins allemands, qui disposent d’un cadre plus rigide, s’interrogent sur l’opportunité de le faire évoluer.
La procédure proposée ici aurait-elle permis d’ouvrir des crédits en moins d’une semaine au mois de mars 2020 ? Je ne le pense pas. À l’inverse, une loi-cadre votée en période d’euphorie pourrait acter des plafonds de dépenses excessifs. C’est précisément le cas de la dernière loi de programmation des finances publiques, ce qui nous oblige à inscrire dans le projet de loi de finances pour 2025 des dépenses assez nettement inférieures à ce qui était prévu dans ce texte.
Disons-le : les règles juridiques ne peuvent pas remplacer la volonté politique. Ce débat nous permet de réaffirmer notre volonté de parvenir à infléchir la courbe du déficit et de l’endettement, mais la commission des finances ne vous propose pas d’adopter cette proposition de loi. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme la présidente. La parole est à M. le garde des sceaux, ministre de la justice.
M. Didier Migaud, garde des sceaux, ministre de la justice. Madame la présidente, mesdames, messieurs les sénateurs, personne ne l’ignore, notre pays traverse un épisode budgétaire préoccupant. Le Premier ministre a rappelé que la réduction du déficit public constitue une priorité absolue pour le Gouvernement. C’est l’objectif du projet de loi de finances pour 2025, que votre assemblée examinera bientôt. C’est dans ce contexte particulier que vous débattez de la proposition de loi constitutionnelle visant à accélérer le redressement des finances publiques.
Ce texte ambitieux vise à modifier en profondeur les bases constitutionnelles de notre droit financier. Il prévoit de remplacer les actuelles lois de programmation des finances publiques par des lois portant cadre financier pluriannuel à caractère contraignant.
Ces lois détermineraient pour une législature des plafonds de charge des administrations, des trajectoires de prélèvements obligatoires, des objectifs de solde public annuel et une stratégie d’investissement. Elles s’imposeraient aux lois de finances et aux lois de financement de la sécurité sociale, qui devraient, sous peine d’inconstitutionnalité, en respecter les orientations. Et ces lois-cadres, dont la procédure d’adoption serait proche de celle des lois de finances actuelles, ne pourraient être modifiées qu’à la majorité des trois cinquièmes des membres du Parlement réunis en Congrès.
Cette proposition de loi constitutionnelle interdit également l’adoption définitive d’un projet de loi de finances ou d’un projet de loi de financement de la sécurité sociale en l’absence de loi portant cadre financier pluriannuel. Elle renforce aussi les lois de finances en leur réservant le monopole des dispositions fiscales. Elle constitutionnalise les prérogatives du Haut Conseil des finances publiques et lui donne pour mission d’effectuer des prévisions économiques indépendantes. Elle impose un contrôle du Conseil constitutionnel sur tous les projets de loi financiers.
Mme la sénatrice Vanina Paoli-Gagin, auteur de ce texte, souhaite ainsi répondre à l’urgence du long terme en donnant enfin, en matière budgétaire, la primauté à la pluriannualité sur l’annualité.
L’idée d’inscrire les choix budgétaires dans le temps long, et donc dans des normes d’application pluriannuelles, n’est pas nouvelle. Elle figure dans de nombreuses réflexions, auxquelles j’ai pu moi-même participer au titre de précédentes fonctions, sur les moyens de concilier le principe d’annualité budgétaire avec la nécessaire prise en compte du temps long.
Avant même l’apparition des lois de programmation, la pratique des débats d’orientation budgétaire permettait au Parlement de débattre des perspectives économiques et budgétaires des trois années suivantes et de fixer des objectifs d’évolution des dépenses. Nous avions voulu, avec Alain Lambert, conserver ce moment, utile à l’information du Parlement en matière budgétaire : il est désormais consacré par l’article 48 de la Lolf, qui prévoit la tenue d’un débat d’orientation des finances publiques en juillet devant les deux assemblées.
Le pacte de stabilité et de croissance (PSC) adopté en 1997 inscrit également les prévisions budgétaires dans un cadre pluriannuel, notamment au moyen du programme de stabilité transmis chaque année par le Gouvernement au Parlement et à la Commission européenne.
Mais l’outil de programmation pluriannuelle le plus abouti a vu le jour avec la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, qui a introduit à l’article 34 de la Constitution les lois de programmation des finances publiques. Ces textes, en effet, définissent les orientations pluriannuelles des finances publiques, dans le respect de l’objectif d’équilibre des comptes des administrations publiques. Cette formulation a fait l’objet, à l’époque, de nombreux échanges… Je m’en souviens bien et puis vous dire qu’elle est le fruit d’un compromis qui avait fini par s’imposer.
Les lois de programmation définissent une trajectoire pluriannuelle, fixent des objectifs d’évolution du solde public et de la dette publique, en décrivant les perspectives relatives aux recettes et aux dépenses pour l’ensemble des administrations publiques, notamment des plafonds de crédits par mission du budget de l’État.
L’importance de ces lois s’est encore accrue à la suite de l’adoption du TSCG, signé le 2 mars 2012 et mis en œuvre par la loi organique du 17 décembre 2012 relative à la programmation et à la gouvernance des finances publiques.
Cette loi organique a confié aux lois de programmation pluriannuelle des finances publiques le soin de fixer une trajectoire pluriannuelle. Elle a également créé le Haut Conseil des finances publiques, que j’ai eu l’honneur de présider, et qui veille au respect du principe de sincérité budgétaire consacré par l’article 32 de la Lolf.
Placé auprès de la Cour des comptes, sans en être une émanation, le Haut Conseil des finances publiques se prononce sur les prévisions macroéconomiques des projets de loi de finances et il est chargé d’alerter publiquement le Parlement et le Gouvernement en cas d’écart avec la trajectoire fixée en loi d’orientation.
Sur un plan juridique, donc, les lois de programmation des finances publiques sont aujourd’hui des instruments reconnus, à la fois utiles et nécessaires.
Certes, ce sont aussi des instruments qui présentent certaines limites. En effet, par un saisissant paradoxe, les lois de programmation, qui ont vocation à traduire une vision de long terme, sont souvent celles qui sont le plus rapidement dépassées. Force est de le constater, les objectifs de déficit public inscrits dans les lois de programmation sont rarement atteints.
Pourtant, comme cela est dit dans le rapport public thématique de la Cour des comptes intitulé Les finances publiques : pour une réforme du cadre organique et de la gouvernance publié en novembre 2020, « l’affirmation du temps long comme horizon [est] indispensable à la conduite des politiques publiques et à la bonne gouvernance des finances publiques ». C’est incontestable.
Mais la prise en compte du temps long dans l’élaboration de la délibération démocratique, en particulier dans le domaine budgétaire, est particulièrement complexe. Elle doit en particulier être conciliée avec le principe de l’annualité budgétaire, ancré dans notre tradition politique et que je crois indispensable.
Héritage de la révolution, ce principe permet à notre droit financier de se conformer aux exigences d’un régime démocratique représentatif. Le vote annuel des textes financiers garantit le respect des prérogatives du Parlement et l’effectivité de son contrôle. Et l’annualité permet d’ajuster les finances publiques à l’évolution de la croissance.
Le Conseil constitutionnel a fait du principe d’annualité budgétaire un principe constitutionnel, qui découle des articles 34 et 47 de la Constitution. La nécessité de projeter la trajectoire financière dans un temps long, ou au moins sur le moyen terme, doit donc être conciliée avec ce principe. Cela pose inévitablement la question du rapport qui doit exister entre la loi de finances et la loi de programmation.
En l’état du droit, le constituant a préféré faire des lois de programmation des instruments de pilotage et ne pas contraindre le Parlement dans le vote des lois de finances.
Il faut dire que l’exercice est délicat. Les trajectoires fixées par les lois de programmation sont soumises par la suite à des contingences, notamment sociales, économiques, voire sanitaires récemment, qui ne peuvent être prises en compte au moment de leur élaboration, car elles ne sont pas toujours connues. Ainsi, la trajectoire prévue par une loi de programmation est davantage une information sur la stratégie prévue à un moment donné par le pouvoir politique qu’une prévision de ce qui sera assurément et concrètement réalisé. Cette trajectoire constitue néanmoins un engagement qui lie politiquement le Gouvernement, en particulier aux yeux de nos partenaires européens.
Faut-il pour autant donner à ces instruments de programmation un caractère obligatoire et contraignant, comme le prévoit la présente proposition de loi constitutionnelle ? C’est ce qu’avait proposé le Président Nicolas Sarkozy dans le projet de loi constitutionnelle relatif à l’équilibre des finances publiques déposé à l’Assemblée nationale le 16 mars 2011, que les deux assemblées ont voté dans les mêmes termes, mais qui n’a finalement pas été soumis au référendum ou au Parlement réuni en Congrès.
Aujourd’hui, cette idée connaît un regain d’intérêt, alors que la situation de nos finances publiques est plus que préoccupante : la dette publique, vous l’avez rappelé, s’élève à plus de 3 000 milliards d’euros, soit plus de 110 % de notre PIB. Cette idée est séduisante en apparence, mais je ne peux pas y être favorable, et ce pour deux raisons.
Premièrement, je pense qu’il ne faut pas minorer les inconvénients d’un système qui contraindrait juridiquement le Parlement et le Gouvernement dans leurs choix politiques. Ces dernières années l’ont démontré avec une vigueur particulière, sur le plan tant national qu’international : en dépit de toutes les prévisions et de tous les engagements, la politique financière reste tributaire des soubresauts de notre époque. Crises financières, pandémies, catastrophes naturelles ou encore guerres sont autant d’aléas que les politiques publiques doivent être capables d’appréhender.
Le caractère non contraignant des lois de programmation des finances publiques offre une souplesse nécessaire au Parlement et au Gouvernement pour répondre rapidement à des situations d’urgence ou mettre en œuvre des politiques contracycliques, comme durant l’année 2020.
Les solutions proposées dans cette proposition de loi constitutionnelle me paraissent affecter directement la capacité d’adaptation des pouvoirs publics. En définissant des indicateurs pour la durée de la législature, la loi-cadre se révélerait fortement contraignante, notamment vis-à-vis de la politique budgétaire, qui reste utile en cas de ralentissement économique comme de récession.
Par exemple, avec un plafond de charge fixé pour une législature, aucune réorientation ne serait possible sauf à convoquer le Congrès. La fixation de l’objectif de solde public pour une législature, alors que celui-ci dépend pour beaucoup de la croissance, pourrait avoir un impact récessif. D’ailleurs, le nombre d’indicateurs susceptibles d’être modifiés au regard des aléas socio-économiques souligne par lui-même que le niveau constitutionnel n’est pas adapté pour un tel texte.
De plus, il ne paraîtrait pas acceptable, en particulier pour nos concitoyens, que la représentation nationale se trouve privée de sa capacité de réaction parce qu’un texte programmatique aurait été voté des mois, voire des années plus tôt.
La procédure d’adoption des lois-cadres, et des textes financiers à leur suite, elle-même rigide, ne permettrait pas de faire face à des situations d’urgence. Que serait-il passé en mars 2020 si une loi-cadre nous avait empêchés de tirer parti de la décision européenne de suspendre l’application des règles du pacte de stabilité et de croissance ? Nous n’aurions pas pu prendre en urgence des mesures de soutien de l’économie et du secteur de la santé.
Enfin, la procédure de révision par les trois cinquièmes des membres du Parlement est particulièrement contraignante, sans que cela constitue une garantie de sérieux budgétaire.
Je souscris pleinement, vous le savez, à l’objectif d’une plus grande maîtrise de nos finances publiques. Je porte même une appréciation sévère sur la façon dont nous les gérons. Mais le dispositif juridique ne doit pas être un carcan pour le pouvoir politique, qui doit garder la capacité de mener la politique budgétaire qu’il a déterminée et pouvoir réagir très rapidement si la situation l’impose. Les choix budgétaires demeurent avant tout des choix de nature politique, qui ne doivent pas être contraints par des outils juridiques excessivement rigides.
Deuxièmement, je ne peux pas être favorable à ce texte pour une raison de principe, que j’ai déjà exprimée par le passé : une norme, quelle qu’elle soit, restera toujours inefficace sans réelle volonté politique de rétablir nos comptes publics. La Lolf en est le meilleur exemple. De bons instruments juridiques ne peuvent suffire à faire baisser le niveau de déficit public et à assainir nos finances publiques : cela se saurait ! Il ne suffit malheureusement pas de changer les textes pour changer la réalité.
Permettez-moi de prendre l’exemple de deux de nos voisins les plus proches. L’Allemagne n’a pas attendu l’entrée en vigueur de l’interdiction constitutionnelle de voter un budget en déséquilibre, en 2016, pour redresser ses comptes publics. D’ailleurs, depuis qu’elle s’en est dotée, elle peut trouver le moyen de la contourner. L’Italie, malgré l’adoption d’une règle d’or budgétaire en 2012, affiche aujourd’hui une dette équivalente à 140 % de son PIB. Cherchez l’erreur ! Il ne suffit pas de modifier les textes pour changer la réalité.
Mesdames, messieurs les sénateurs, c’est d’une culture de la pluriannualité dont nous avons besoin. Ce besoin, j’ai pu largement le rappeler dans le cadre de mes précédentes fonctions. En ce sens, je ne peux que saluer le vote de la loi organique du 28 décembre 2021, qui a précisé et modifié la Lolf et développe cette culture. Depuis l’année dernière, les projets annuels de performance doivent être assortis d’une trajectoire triennale.
Si je suis favorable au renforcement du rôle du Haut Conseil des finances publiques, je ne suis pas sûr que son inscription dans la Constitution puisse avoir un quelconque effet positif sur le rétablissement de nos finances publiques.
Ayant eu l’honneur de présider cette instance, je connais la qualité de ses travaux et de ses contributions au débat public. Le Haut Conseil des finances publiques serait-il plus entendu s’il était constitutionnalisé ? Honnêtement, je ne le pense pas.
Depuis sa création en 2014, il a déjà permis, par son influence et son expertise, de faire converger les prévisions du Gouvernement et celles du consensus économique, en particulier pour les prévisions de croissance, sans qu’il soit nécessaire de lui donner un cadre plus élevé dans la hiérarchie des normes. Son rôle pourrait toutefois, je le répète, être renforcé.
Je suis persuadé que le redressement des comptes publics doit avant tout procéder de la volonté des acteurs politiques. Il nous appartient collectivement, membres du Gouvernement et du Parlement, de nous saisir de cette question cruciale.
Les outils sont là. Il suffit de s’en saisir pour insuffler au sein des administrations une culture de la performance et de la responsabilisation des gestionnaires publics.
Vous l’aurez compris, plutôt qu’à un nouveau big-bang budgétaire, ou plus exactement de son cadre juridique, j’appelle bien plus volontiers à continuer les efforts qui ont été déployés dans le sillage de la Lolf et qui, pour beaucoup, restent à poursuivre, et à revenir à l’esprit de cette loi organique.
La Lolf est fondée sur une philosophie simple : promouvoir l’efficacité de l’action publique, afin que chaque euro dépensé soit un euro bien employé. Permettez-moi de dire que nous avons des marges de progrès considérables pour que cela corresponde à une réalité. (M. le rapporteur de la commission des lois sourit.)
À l’heure où les marges de manœuvre budgétaires semblent de plus en plus réduites, cet objectif me semble plus que jamais d’actualité. Nous devons nous efforcer de l’atteindre, bien sûr, sous le contrôle du Parlement.
Vous le savez, mesdames, messieurs les sénateurs, j’ai toujours été attaché au renforcement des prérogatives du Parlement en matière budgétaire et les fonctions que j’exerce aujourd’hui ne m’ont pas fait changer d’avis.
Le rôle du Parlement dans le rétablissement de nos comptes publics me semble incontournable. Il possède à cet égard de puissants moyens d’information et de contrôle de l’action du Gouvernement, qui ne demandent qu’à être davantage utilisés.
Je suis convaincu que nous pouvons faire œuvre utile pour améliorer notre procédure d’adoption des lois de finances. Nous sommes d’ailleurs le seul pays au monde à consacrer autant de temps à l’examen de notre loi de finances initiale.
En revanche, nous passons très peu de temps sur le contrôle de son exécution. Lorsque les gels et les coups de rabot se multiplient, la réalité d’une politique budgétaire s’apprécie davantage dans l’exécution que dans l’affichage d’une loi de finances.
Pour toutes ces raisons, et tout en saluant le travail ambitieux réalisé par Mme la sénatrice Paoli-Gagin, j’émets sur cette proposition de loi constitutionnelle un avis défavorable.