M. le président. La parole est à M. Stéphane Sautarel. (Applaudissements sur des travées du groupe Les Républicains.)
M. Stéphane Sautarel. Madame la ministre, nous pourrions revenir sur les nombreuses étapes qui, depuis 1982, ont rythmé les relations financières entre l'État et les collectivités dans leur diversité. Notre pays, malgré ces évolutions, reste très jacobin ; il est même, depuis 2017, plus centralisateur que jamais, à contre-courant de l'histoire et de l'efficacité de l'action publique.
Nous pourrions évoquer tous les chiffres, nous opposer des ratios, des indicateurs, des références, rappeler notamment le triste épisode qui fit subir aux collectivités, entre 2013 et 2017, une baisse aveugle d'un tiers de la DGF – plus de 11 milliards d'euros ! –, une somme qui arrangerait bien aujourd'hui les comptes de nos collectivités. (Mme la ministre acquiesce.)
Sachant que, dans le contexte actuel, il est impossible de dégager une véritable ambition décentralisatrice (Mme la ministre acquiesce.) , qui serait pourtant seule à même d'inspirer une réforme profonde, je préfère ici parler du réel, du terrain. Les collectivités territoriales – la commune et le département au premier chef – sont des acteurs du quotidien, qui offrent un service public de proximité et assument les investissements qui font, encore, tenir le pays. C'est notre bien commun à tous et une promesse faite à chacun.
Le véritable enjeu est donc de renouer le pacte de confiance entre l'État et les collectivités territoriales. Si ce pacte est actuellement très largement affaibli, c'est parce que l'État, d'une part, s'enferme dans une vision court-termiste pour boucler son budget, comme un ménage dépensier en difficulté tente de boucler ses fins de mois, d'autre part, impose des contraintes à son voisin, alors que celui-ci ne cesse de faire des efforts pour offrir un visage encore présentable !
Je souhaite donc vous soumettre trois attentes urgentes, madame la ministre, en espérant que vous partagez ces préoccupations. Vous me direz ce qu'il en est.
Premièrement, comme en 2025, il faudrait ne pas aller au-delà de 2 milliards d'euros de ponctions, tout en limitant au maximum la contribution des communes, dans l'attente d'une vraie réforme systémique.
Deuxièmement, il faudrait répondre, enfin, aux besoins à la fois structurels et urgents des départements.
Troisièmement, il faudrait conserver non seulement le cadre actuel du Dilico, tout en allégeant les normes, afin de conserver notre trajectoire jusqu'en 2029, mais aussi le périmètre des aides à l'investissement au sein de la DETR, aides auxquelles nous sommes tous très attachés .
M. le président. La parole est à Mme la ministre.
Mme Françoise Gatel, ministre de l'aménagement du territoire et de la décentralisation. Monsieur le sénateur Sautarel, je reconnais dans vos suggestions la sagesse et la précision bien connues du Sénat, mais je relève aussi que vous préféreriez que je réponde par « oui » ou par « non » à chacune d'entre elles. Dès lors, je crains de vous décevoir en me refusant à cette approche binaire et en vous répondant qu'il appartiendra au Sénat, suivant la formule citée par Mme Lavarde, de débattre et de voter.
Je dis une nouvelle fois très sincèrement ce que vous savez pertinemment : la cohésion sociale dépend avant tout de l'engagement des collectivités et des élus locaux – nous l'avons vu dans toutes les crises. Je ne dirai jamais le contraire. En même temps, nous savons tous aussi que l'État est très engagé en faveur de la justice et de la sécurité.
Je suis d'accord avec vous : nous avons besoin de visibilité. Je l'ai dit tout à l'heure : l'annualité budgétaire génère une incapacité à travailler, alors même que les collectivités, en particulier les départements, ont des charges fixes très lourdes et des recettes aléatoires. La recentralisation actuelle résulte, entre autres choses, du recours accru à des dotations financières et à des compensations plutôt qu'à des recettes propres aux collectivités, ce qui suscite bien des incertitudes ; je suis la première à le reconnaître. Lorsque vous laissez aux collectivités un levier fiscal, en revanche, tout dépend de leur capacité à lever l'impôt et du rendement de celui-ci ; il y a donc un effort de péréquation à mener.
Le Dilico, fruit d'un effort de coconstruction entrepris l'an dernier par le Sénat et le Gouvernement, connaît cette année sa saison 2, si je puis dire, via la copie que nous soumettons au Parlement. J'ai bien conscience des débats qu'il suscite et des questions que vous posez. Il nous appartiendra d'avoir ensemble un dialogue franc, sans oublier le montant de l'endettement – vous le connaissez mieux que quiconque – et l'ampleur de l'effort de redressement que nous devons consentir. À l'intérieur de ce cadre, nous pouvons faire bouger les choses, mais l'objectif doit être préservé.
Sur l'allégement des normes, j'ai comme vous une obsession : la norme doit être utile et pertinente ; en revanche, elle ne doit pas être superfétatoire et empêcher d'agir.
Je proposerai donc dans les prochains jours au Premier ministre d'organiser, autour du Conseil national d'évaluation des normes,…
M. le président. Il faut conclure, madame la ministre !
Mme Françoise Gatel, ministre. … un travail rigoureux et pérenne d'évaluation des normes existantes, car il nous faut agir tant sur le stock que sur le flux pour retrouver des capacités.
M. le président. La parole est à M. Laurent Somon. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Laurent Somon. Madame la ministre, le Dilico, adopté dans la dernière loi de finances sur l'initiative du Sénat, a un effet de bord très net : il pénalise les intercommunalités les plus intégrées, c'est-à-dire celles dont le coefficient d'intégration fiscale (CIF) est supérieur à 60 %, qui sont pourtant celles qui ont fait l'effort majeur de mutualiser leurs services pour maîtriser leurs charges.
Le cas d'Amiens Métropole est typique de cette situation. Avec un CIF au-delà de 60 %, elle compte parmi les 72 EPCI (établissements publics de coopération intercommunale), sur 1 254 en France, qui ont poussé à leur terme la logique historique du bloc communal : intégrer, mutualiser, rationaliser. Pourtant, elle se voit imposer au titre du Dilico une contribution dépassant 3,4 millions d'euros, soit plus de 2 % de ses recettes de fonctionnement, et ce du seul fait qu'elle contribue à la compensation des intercommunalités qui bénéficient de plafonnements ou d'exonérations.
En d'autres termes, on impose aujourd'hui plus lourdement ceux qui ont déjà fait l'effort de réduire leurs coûts de fonctionnement, alors que le législateur considérait explicitement qu'un CIF de 60 % était un niveau d'intégration exceptionnel et souhaitable.
Nous proposerons donc lors de l'examen du projet de loi de finances pour 2026, à enveloppe constante, d'intégrer dans le Dilico 1 une modulation favorable à ces intercommunalités, à savoir un coefficient réducteur spécifique aux EPCI dont le CIF dépasse 60 %, sur le modèle de celui dont bénéficie déjà la métropole de Lyon. L'idée est simple : récompenser l'intégration réelle plutôt que la sanctionner.
Nous ne doutons pas de la nécessité de partager l'effort pour réduire les déficits, mais cela doit se faire de manière juste et égale.
Madame la ministre, êtes-vous prête à envisager l'introduction, dès cette année, d'un coefficient réducteur spécifique pour les EPCI très fortement intégrés, afin d'alléger leur contribution au titre du Dilico 1 et de rétablir, pour les années qui viennent, une cohérence économique dans le financement du bloc communal ?
M. le président. La parole est à Mme la ministre.
Mme Françoise Gatel, ministre de l'aménagement du territoire et de la décentralisation. Monsieur le sénateur, votre question s'apparente davantage à une suggestion, elle-même amenée à se traduire dans un amendement au projet de loi de finances…
De manière générale, sans fuir votre question, je rappellerai l'objet initial du Dilico : limiter la dépense des collectivités ; nous souhaitons que l'effort de compensation par l'État soit poursuivi à hauteur de l'engagement pris par lui l'année dernière. Il appartiendra au Sénat de débattre de cette proposition d'aménagement du Dilico 2 et de ses conditions économiques, notamment de restitution.
Vous comprendrez donc que je ne peux pas répondre par « oui » ou par « non » à votre question, parce que c'est ici que se tiendra le débat budgétaire sur les collectivités. Nous discuterons alors ensemble et nous verrons à quoi nous aboutirons.
En tout cas, soyez assuré, même si cela ne suffit pas à votre bonheur, que j'ai bien entendu votre question, monsieur le sénateur.
M. le président. La parole est à M. Laurent Somon, pour la réplique.
M. Laurent Somon. Pour rebondir sur les propos de ma collègue Marie-Carole Ciuntu, je souligne combien il importe de récompenser les vertueux qui ont déjà fait des efforts de maîtrise de leurs dépenses de fonctionnement, en tenant bien compte du caractère communal ou intercommunal de cette gestion.
Conclusion du débat
M. le président. La parole est à M. Claude Raynal, au nom de la commission des finances. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)
M. Claude Raynal, président de la commission des finances. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, nous arrivons au terme de ce débat sur la situation des finances locales. Tous les groupes de notre assemblée, ainsi que les représentants de la commission et le Gouvernement, ont pu défendre leur point de vue. Je crois pouvoir dire, une nouvelle fois, que l'exercice est utile et que toutes les opinions ont pu s'exprimer dans le respect des convictions de chacun.
Que retenir de ce débat sur les finances locales ?
D'abord, l'on note que la copie proposée par le Gouvernement pour le budget 2026 paraît manifestement déséquilibrée pour les collectivités territoriales.
Certes, je peux me réjouir avec vous que ce projet de loi de finances acte la difficile situation financière de nos départements ; il serait compliqué d'y échapper. En choisissant d'abonder le fonds de sauvegarde des départements, à hauteur de 300 millions d'euros, le Gouvernement s'efforce de corriger les effets néfastes que sa politique budgétaire a pu entraîner, en particulier pour les départements dont la situation financière est la plus fragile. Bien entendu – le rapporteur général l'a dit –, nous examinerons si ce montant est suffisant.
Cependant, même si l'on prend en compte cette mesure favorable, l'addition reste corsée. Ce sont près de 4 milliards d'euros qui sont aujourd'hui demandés aux collectivités, soit le double de l'effort exigé l'an passé. Si l'on y ajoute – vous n'ignorez pas cet enjeu – l'ensemble des baisses de crédits de soutien à l'investissement, on arrive plutôt à 6 milliards d'euros ; si l'on prend aussi en compte la participation annuelle des collectivités à la Caisse nationale de retraites des agents des collectivités locales (CNRACL), on dépasse 7 milliards d'euros !
La proposition du Gouvernement comprend notamment deux dispositifs structurants : nous avons largement abordé le dispositif de lissage conjoncturel des recettes fiscales des collectivités territoriales, ou Dilico, qui serait porté à 2 milliards d'euros dans ce budget et dont les conditions de remboursement apparaissent rédhibitoires – il faut bien le dire –, mais ne négligeons pas pour autant la baisse prévue de la compensation par le prélèvement sur recettes sur les valeurs locatives des établissements industriels, nouveauté dont l'impact budgétaire est estimé à 1,2 milliard d'euros.
Cette dernière mesure incarne à mes yeux l'inconséquence de la politique menée et défendue par les gouvernements successifs en matière de finances publiques locales. Constatant le coût démesuré d'un allégement des impôts de production, décidé voici quelques années sans être financé, le Gouvernement s'efforce évidemment aujourd'hui de faire machine arrière. Il le fait de façon brutale, au détriment des EPCI. Une baisse de 25 % de l'enveloppe du prélèvement sur recettes entraînerait, pour 81 % d'entre eux, la perception d'un produit inférieur à ce qu'ils avaient perçu en 2021.
De plus, la mesure affecte en premier lieu des territoires industriels marqués par des difficultés sociales et sanitaires, dont les revenus par habitant sont – vous le savez, madame la ministre – inférieurs à la moyenne nationale.
Plus largement, pourquoi débattons-nous aujourd'hui de la juste contribution des collectivités territoriales au redressement des comptes publics ? D'où vient le déficit public auquel nous sommes confrontés ?
À mes yeux, la situation actuelle traduit avant tout l'échec d'une politique, celle de la dernière mandature, qui a consisté à réduire les impôts sans s'astreindre à une réduction parallèle des dépenses, et ce en l'absence de ce qui était souhaité, mais ne s'est pas produit : une augmentation significative de la croissance.
Ainsi, la suppression de la taxe d'habitation sur les résidences principales et, surtout, la poursuite de cette politique en période de crise figurent parmi les décisions qui ont le plus grevé nos finances publiques. Cette réforme, que personne n'avait demandée – on en discutait, mais personne ne l'avait réclamée, en tout cas pas la population –, a réduit drastiquement les recettes de l'État, de quelque 20 milliards d'euros au total.
Il en va de même de la suppression de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE) : en rompant de la sorte le lien entre la fiscalité et l'aménagement du territoire, on a aussi contribué à diminuer les recettes publiques de 4 milliards d'euros en 2023. Ce n'est pas faute d'avoir tenté, depuis 2020, de vous prévenir des conséquences dommageables de ces décisions !
Sur ce sujet, le projet de loi de finances pour 2026 marque une nouvelle volte-face : le Gouvernement prévoit désormais d'anticiper la trajectoire de sa suppression, pour un coût d'un peu plus d'un milliard d'euros en 2026.
Le Gouvernement réussit ainsi l'exploit de dégrader un peu plus encore le solde des finances publiques par une mesure que seul le président du Medef semble encore demander, et encore, seulement parce qu'il considérait, quand la décision a été prise, que passer de 4 milliards d'euros à 1 milliard d'euros ne servait strictement à rien. Je le confirme : cela ne sert strictement à rien !
Que ce soit pour les collectivités territoriales ou les acteurs économiques de notre pays, la principale conséquence de la politique économique de cette mandature, faite de virements et de revirements, aura été de rompre la confiance dans la parole de ce gouvernement et de désorienter les collectivités et les entreprises qui investissent et créent la richesse.
Mes chers collègues, à nous de remettre les choses en place, notamment en fixant à un juste niveau une éventuelle participation des collectivités à l'effort général ! (Applaudissements sur les travées du groupe SER. – M. Daniel Chasseing applaudit également.)
M. le président. Mes chers collègues, nous en avons terminé avec le débat sur le rapport sur la situation des finances publiques locales remis en application de l'article 52 de la loi organique relative aux lois de finances.
Mes chers collègues, nous allons interrompre nos travaux pour quelques instants.
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à seize heures cinq, est reprise à seize heures dix.)
M. le président. La séance est reprise.
3
l'avenir de la décentralisation
Débat organisé à la demande du groupe Les Républicains
M. le président. L'ordre du jour appelle le débat, organisé à la demande du groupe Les Républicains, sur le thème : « L'avenir de la décentralisation ».
Je vous rappelle que, dans ce débat, le Gouvernement aura la faculté, s'il le juge nécessaire, de prendre la parole immédiatement après chaque orateur pour une durée de deux minutes ; l'orateur disposera alors à son tour du droit de répartie, pour une minute.
Madame la ministre, vous pourrez donc, si vous le souhaitez, répondre après chaque orateur, une fois que celui-ci aura retrouvé une place dans l'hémicycle.
Dans le débat, la parole est à Mme Agnès Canayer, pour le groupe auteur de la demande. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – M. Jean-Baptiste Lemoyne applaudit également.)
Mme Agnès Canayer, pour le groupe Les Républicains. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, il y a moins d'un mois, à cette même tribune, le Premier ministre annonçait son intention de mener un énième « grand acte de décentralisation », qui serait engagé dans les trois mois.
Même si le timing de cette annonce soulève certaines interrogations, nous ne doutons nullement que poursuivre et approfondir la décentralisation soit un impératif.
Bien qu'il soit plébiscité par les Français, l'échelon local souffre. Il est pourtant le terreau de notre démocratie !
Au fil des années, malgré la succession rapprochée des « actes » de décentralisation, les élus locaux font tous le même constat : ils ont perdu leurs marges d'action, tant dans la prise de décision que dans le financement des politiques locales. (M. Jean-Baptiste Lemoyne acquiesce.)
On trouve là l'une des causes de la crise de l'engagement local, dont nous discutions dans cet hémicycle il y a moins de deux semaines, à l'occasion de l'examen de la proposition de loi portant création d'un statut de l'élu local.
Évidemment, notre assemblée n'a pas attendu cette annonce du Premier ministre. Bien au contraire – vous le savez particulièrement bien, madame la ministre, pour y avoir largement contribué vous-même –, le Sénat mène depuis des années…
M. Jean-Baptiste Lemoyne. Avec brio !
Mme Agnès Canayer. … des travaux riches et transpartisans sur la décentralisation, la déconcentration et la différenciation, et ce avant même que ces notions ne deviennent les « 3 D » de la loi 21 février 2022 relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l'action publique locale, dite 3DS.
Comment ne pas mentionner ici les cinquante propositions du Sénat « pour le plein exercice des libertés locales », présentées le 2 juillet 2020 par le président Larcher et nos anciens collègues Philippe Bas et Jean-Marie Bockel ?
Toujours d'actualité, ce rapport ambitieux, qui associait les différentes sensibilités politiques de notre assemblée, illustre l'existence d'une voie vers une décentralisation qui allie renforcement des collectivités et cohérence de l'action de l'État.
Ces travaux ont été enrichis le 6 juillet 2023 par le rapport du groupe de travail du Sénat sur la décentralisation et ses quinze propositions « pour rendre aux élus locaux leur pouvoir d'agir », prolongé par le dépôt de trois propositions de loi – respectivement constitutionnelle, organique et ordinaire.
C'est dans la continuité de ces contributions que le groupe Les Républicains souhaite, aujourd'hui, débattre de l'avenir de la décentralisation.
Évidemment, nous n'aurons pas la possibilité de faire un tour complet du sujet. Je me contenterai donc, en guise de propos introductif, de présenter quelques grands axes qui doivent guider l'orientation de tout futur acte de décentralisation.
Avant toute chose, madame la ministre, il faudra se garder de la tentation d'orchestrer un big-bang territorial. De prime abord, cela peut sembler séduisant aux puristes qui souhaiteraient construire, depuis Paris, une architecture territoriale comme on dessine un jardin à la française. Toutefois, une telle approche méconnaîtrait les particularités des territoires, leur histoire et l'intelligence locale de ceux qui les font vivre. Les années passées à gommer les irritants de la loi NOTRe (loi du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République) et l'héritage controversé de la carte des régions en attestent.
Bien au contraire, toute décentralisation doit se faire dans le cadre d'un partenariat renouvelé avec les collectivités locales, afin de répondre à leurs besoins sans créer de nouvelles difficultés. Il convient donc d'acter un changement de philosophie.
Évidemment, cela n'est qu'un début et, même sans big-bang, beaucoup reste à faire si nous souhaitons donner un sens à l'article 1er de notre Constitution, selon lequel l'« organisation [de la République] est décentralisée ».
Cela implique de renforcer le principe de subsidiarité et les compétences réglementaires des collectivités, afin de lever les entraves juridiques à une action plus proche du terrain et à la conduite par les élus de projets très attendus par leurs électeurs.
Cela implique aussi de donner aux collectivités plus de flexibilité en matière d'expérimentation et de différenciation.
En l'état actuel du droit, l'exercice différencié des compétences est limité et l'expérimentation locale demeure trop étroitement encadrée.
Nous avons déjà proposé des pistes d'évolution, notamment via la proposition de loi de Rémy Pointereau visant à renforcer et sécuriser le pouvoir préfectoral de dérogation afin d'adapter les normes aux territoires.
Ces initiatives demeurent contraintes par un cadre constitutionnel strict, qu'il faudra amender afin de permettre aux territoires de se différencier durablement sans multiplier les régimes d'exception.
Sans attendre une hypothétique révision constitutionnelle, des ajustements pourraient rendre aux élus des marges de manœuvre et leur offrir un surcroît de flexibilité dans l'exercice de certaines compétences clés, par exemple en matière de logement, de construction ou de tourisme.
Madame la ministre, les élus locaux réclament avant tout du pragmatisme et de la souplesse. Pour cela, une méthode s'impose : ils doivent être associés aux réformes qui les concernent.
La question de l'autonomie financière des collectivités locales, consacrée à l'article 72-2 de la Constitution, est cruciale. Nous venons d'en débattre très largement. Là aussi, la réalité diverge de la théorie. La réalité, c'est que le modèle fiscal local n'a cessé d'être grignoté. La notion de « ressources propres », telle qu'elle est interprétée dans le droit en vigueur, n'a tout simplement pas permis de freiner la confiscation croissante des marges de manœuvre fiscales. En la matière, nous venons de le voir, une plus grande clarté est donc nécessaire.
Je ne m'étendrai pas plus sur ce sujet financier, même s'il est central et que beaucoup de propositions du Sénat pourraient être évoquées. Parler de décentralisation sans évoquer l'autonomie fiscale et financière des collectivités territoriales, c'est comme parler du Sénat sans évoquer les territoires ! (Sourires.)
Des progrès réels en l'espèce nécessiteraient non seulement la mobilisation du législateur, mais aussi une action volontariste de l'exécutif.
Pour plus de décentralisation et de différenciation, il faut surtout une meilleure déconcentration. Cela passe par un changement de paradigme du rôle de l'État. À cet égard, la loi 3DS a été une déception. Beaucoup reste à faire.
Il faut en particulier renforcer la place des préfets de département comme acteurs de référence de l'action déconcentrée de l'État et consolider leur rôle de conseil et d'appui aux collectivités locales. Le décret du 30 juillet 2025, qui renforce leur pouvoir, va dans le bon sens. Plus que des censeurs lointains, les préfets doivent être des partenaires, des conseillers de l'action des collectivités locales. C'est tout l'intérêt du couple maire-préfet.
En parallèle, des efforts considérables de simplification normative doivent également être conduits par tous afin de faciliter et de sécuriser juridiquement l'action des élus locaux, notamment dans les plus petites communes, qui n'ont pas les moyens de se doter d'un juriste ou des services d'un cabinet externe.
Force est de constater que les études d'impact des textes législatifs relatifs aux collectivités restent encore trop souvent insuffisantes. Le Conseil constitutionnel n'opère d'ailleurs qu'un contrôle limité. Il est donc indispensable que l'exécutif s'empare de cette obligation afin d'éviter ou de limiter les normes déconnectées de la réalité locale. Potentiellement, le cadre constitutionnel pourrait aussi être ajusté afin de donner plus de substance à cette règle.
Sur ce sujet également, le Sénat a engagé des travaux. Cependant, à l'instar de beaucoup d'autres, ceux-ci restent aujourd'hui au milieu du gué, faute d'avoir été repris, notamment par l'Assemblée nationale.
Tels sont, en quelques mots, certains des grands axes des travaux réalisés ces dernières années par notre assemblée, qui assure la représentation des collectivités territoriales de la République. Nous invitons vivement le Gouvernement à s'en saisir s'il souhaite qu'un nouvel acte de décentralisation ne soit pas un simple coup d'épée dans l'eau.
Je suis certaine que les prochains orateurs présenteront d'autres pistes, d'autres réflexions, qui viendront alimenter notre discussion. Tel est le sens du débat dont le groupe Les Républicains a souhaité l'organisation. Nous espérons qu'il sera fécond et qu'il permettra, demain, les avancées tant attendues par les élus locaux et les Français. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – M. Jean-Baptiste Lemoyne applaudit également.)
M. le président. La parole est à Mme la ministre.
Mme Françoise Gatel, ministre de l'aménagement du territoire et de la décentralisation. Madame la sénatrice Canayer, vous l'avez dit, on ne peut pas inventer la décentralisation boulevard Saint-Germain. Il s'agit d'ailleurs non pas d'inventer la décentralisation, mais de mettre en œuvre ce que le Sénat appelle de ses vœux : une méthode qui garantisse l'efficacité de l'action publique jusqu'au dernier kilomètre, en prenant en compte le fait que la France est une nation une et indivisible, mais constituée de territoires divers et variés, où la norme doit être adaptée.
Comme vous, j'en appelle au pragmatisme. Je souhaite que l'on s'inspire des nombreux travaux qui ont déjà été réalisés, non seulement par le Sénat, où une réflexion de très grande qualité a été menée – chacun le sait –, mais aussi par Éric Woerth et d'autres encore.
En tout cas, madame la sénatrice, je vous le dis aussi franchement que je le pense : je ne crois pas aux Grands Soirs, parce que les lendemains sont des petits matins blêmes. (Sourires.) Sincèrement, je pense que nous avons subi trop de grandes lois de réforme territoriale. Je songe à la loi NOTRe, à la réforme des régions, ces lois qui ont été conçues d'une manière uniforme, un peu sous forme d'équations, et qui mesuraient l'efficacité de l'action publique en s'appuyant sur des seuils et le nombre d'habitants. Nous en corrigeons aujourd'hui encore les irritants.
Soyons donc pragmatiques. L'objectif est l'efficacité de l'action publique jusqu'au dernier kilomètre. Il faut que l'État – et cela n'a jamais été fait – définisse avec vous, mesdames, messieurs les sénateurs, et avec les associations d'élus ce qui relève de sa compétence. L'État doit se dé si tendre, s'occuper de ce qu'il sait faire, puis laisser les collectivités agir.
M. Jean-Baptiste Lemoyne. Tout à fait !
Mme Françoise Gatel, ministre. Cela va de pair, vous l'avez dit, avec la simplification et la déconcentration – nous aurons l'occasion d'y revenir –, mais aussi avec une réforme des finances locales. L'autonomie fiscale, voire l'autonomie financière, sont des sujets qui méritent également d'être débattus.
En tout cas, je vous remercie, madame la sénatrice Canayer, car je pense que vous avez bien posé le problème. Je ne peux qu'acquiescer à un certain nombre de vos suggestions.
M. le président. Dans la suite du débat, la parole est à Mme Annick Girardin. (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE.)
Mme Annick Girardin. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, depuis plus de quarante ans, on cherche, avec la décentralisation, à rapprocher la décision publique du citoyen, sans rompre avec la cohérence nationale. Le débat organisé aujourd'hui fait écho à l'objectif du Premier ministre de lancer un « grand acte de décentralisation » pour clarifier les compétences et éviter la dilution des responsabilités.
Ces réflexions, le groupe du RDSE les mène au Sénat depuis des décennies. Pour rappel, en 2019, nous avons œuvré en faveur de la mise en place d'une véritable ingénierie territoriale et pris l'initiative de proposer la création de l'Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT), laquelle est d'ailleurs aujourd'hui affaiblie par une diminution des postes, soit l'inverse de ce qui est attendu par les territoires.
Dix ans après la loi NOTRe, Maryse Carrère a remis un rapport d'information intitulé Pour une intercommunalité de la confiance, au service des territoires et relayé les souhaits des élus : ils aspirent à un apaisement législatif et à une consolidation des équilibres existants. Par ailleurs, ils déplorent la multitude des contraintes et les complexités normatives excessives, qui ne tiennent pas compte des particularités et des spécificités de leurs territoires.
La proposition de loi de Jean-Yves Roux visant à permettre une gestion différenciée des compétences « eau » et « assainissement » et celle de Guylène Pantel et Rémy Pointereau visant à sécuriser le pouvoir préfectoral de dérogation afin d'adapter les normes aux territoires illustrent cette nécessaire adaptation au terrain.
Fort de son héritage, le groupe du RDSE défend depuis toujours la capacité à agir de nos territoires. Il plaide pour une simplification ancrée dans le réel face à un empilement de dispositifs à périmètre variable, qui étouffe nos collectivités et rend notre action commune illisible pour nos concitoyens.
Le Sénat et les élus de la Nation peuvent compter sur nous pour œuvrer en faveur de l'efficacité publique et de la proximité. Attention toutefois à ne pas ajouter une vague de plus, que l'organisation actuelle ne pourrait en l'état absorber.
Madame la ministre, mes chers collègues, puisque nous débattons aujourd'hui de l'avenir de la décentralisation, permettez-moi d'ouvrir une perspective plus lointaine, car c'est le rôle prospectif du Sénat, et d'évoquer une France repensée dans sa propre organisation au regard des défis nationaux et territoriaux qui s'annoncent.
Pendant une année, j'ai été placée au rang d'observatrice. J'ai mis à profit ce temps pour écouter et comprendre les attentes dans l'Hexagone comme en outre-mer. Elles sont claires : nos concitoyens ont besoin de proximité, d'efficacité et de sens, d'une présence tangible dans leur vie quotidienne en matière de santé, d'éducation, de mobilité, de services publics essentiels, entre autres.
Venant de Saint-Pierre-et-Miquelon, au cœur du bassin nord-américain, j'ai naturellement baigné dans un environnement fédéral. En étudiant de manière approfondie les organisations institutionnelles à l'échelon européen, une question s'est imposée à moi : et si la France de demain s'inspirait du modèle fédéraliste ?
C'est non pas une provocation, mais la conviction qu'un nouveau souffle est nécessaire pour notre modèle. Il s'agit non pas d'opposer Paris aux territoires, mais de redonner à chacun sa juste place dans une nouvelle construction nationale qui doit avoir deux objectifs : renforcer ce qui fait Nation et conforter nos territoires dans leur liberté.
Dans cette configuration, nous devons nous interroger sur ce qui relève de l'État. Celui-ci doit non seulement exercer ce l'on appelle aujourd'hui les compétences régaliennes, mais également être le garant de ce qui fait l'unité et la solidarité dans notre pays et être le porteur de ce qui constitue notre souveraineté et notre rayonnement.
Des entités fortes et responsables, disposant d'une plus grande liberté d'organisation au sein de leur territoire, verraient ainsi leurs compétences renforcées constitutionnellement, conformément au principe de subsidiarité. Ces entités, je les appelle les provinces, non par nostalgie, mais parce que ce mot est porteur d'une identité forte, de cultures, d'une histoire, de géographies.
Une France provinciale accorderait à chaque territoire son autonomie budgétaire et fiscale, tout en instaurant un mécanisme de solidarité nationale, la péréquation. Chaque province pourrait choisir son organisation, décider de conserver ou non le département, de fusionner ses communes et, pourquoi pas, de se doter d'un exécutif élu directement, capable d'assurer la coordination des services publics et de redonner visibilité et efficacité à l'action locale.
Nous pouvons nous inspirer de ce que nous avons déjà su faire dans les territoires ultramarins, qui sont de parfaits exemples de différenciation territoriale. Saint-Pierre-et-Miquelon, la Guadeloupe, la Guyane ou encore la Polynésie française, entre autres, montrent que la diversité statutaire n'empêche ni la cohésion ni la solidarité.
Cette provincialisation, dans ses délimitations, doit aussi tenir compte des défis de demain : ressources, forces économiques, zones vivables, équilibres écologiques et humains. Il nous faut penser à un maillage cohérent, durable, respectueux des identités et des transitions à venir.
Mes chers collègues, bien entendu, rien ne sera acté aujourd'hui. La France provinciale n'est pas une rupture, au contraire ; elle est peut-être une fidélité à notre histoire d'équilibre, aux territoires, aux libertés, une fidélité à notre volonté de bâtir une République vivante, incarnée et proche. Ainsi retrouvera-t-elle du souffle et la confiance de nos concitoyens.
Je vous poserai une seule question, madame la ministre : le Gouvernement mène-t-il des travaux en ce sens et a-t-il ouvert des pistes de réflexion ?