M. le président. La parole est à Mme la ministre.
Mme Françoise Gatel, ministre de l'aménagement du territoire et de la décentralisation. Je partage votre analyse, madame la sénatrice : peut-être vivons-nous une période de transition vers une organisation institutionnelle et territoriale appelée à s'adapter au monde d'aujourd'hui et de demain.
Nous avons beaucoup employé le mot « territoire », qui est un peu clinique. Lorsque l'on parle d'un territoire, il n'est pas question de la province que vous avez évoquée, on ne la sent pas. Le mot ne laisse pas entrevoir d'éléments géographiques, culturels et historiques, alors que nous savons que les territoires peuvent fabriquer des alliances à partir de dispositions géographiques – nous l'avons vu pour l'eau et l'assainissement –, mais aussi d'enjeux culturels.
Comme vous, madame la sénatrice, je pense que donner de la liberté d'agir aux territoires et instaurer de la différenciation ne signifie pas rompre avec l'unité de la République. J'affirme ici que la République française est une et indivisible. Elle s'incarne autour de la promesse républicaine, qui est une promesse d'égalité de droits, quel que soit l'endroit où l'on habite et quelle que soit sa classe sociale.
Pour que cette promesse républicaine soit tenue, il faut mettre en place des moyens différents, vous avez parfaitement raison. Les dispositions spécifiques qui existent dans les territoires d'outre-mer sont l'exemple même d'une adhésion à la République, malgré des organisations différentes. Au-delà de l'outre-mer, nous avons reconnu et en quelque sorte sanctuarisé la différenciation, puisque nous appliquons des dispositions différentes pour les communes du littoral et pour les communes de montagne.
Il nous faut donc d'abord entamer ce travail qui n'a été fait lors d'aucune réforme territoriale : définir le rôle et la mission de l'État, au-delà de ses fonctions régaliennes. Il faut aussi réfléchir à un mécanisme de péréquation pour permettre aux territoires plus pauvres d'assumer eux aussi leurs compétences.
Comment travailler sur ce sujet ? Encore une fois, il ne s'agit pas de rester enfermés boulevard Saint-Germain. Nous avons vu comment les dernières lois territoriales, notamment la loi NOTRe, en fonctionnant mécaniquement, ont engendré dans les territoires des inadaptations qui nous coûtent cher.
Dès sa prise de fonctions, le Premier ministre a écrit à l'ensemble des élus locaux, notamment aux maires, pour les inviter à lui faire part de leurs suggestions.
M. le président. Veuillez conclure, madame la ministre.
Mme Françoise Gatel, ministre. Quand il a parlé de décentralisation, il a demandé aux présidents de l'Assemblée nationale et du Sénat, aux présidents des délégations aux collectivités territoriales et à la décentralisation des deux chambres, à l'ensemble des exécutifs, de lui transmettre leurs suggestions avant le 31 octobre. C'est donc avec vous, je l'espère, mesdames, messieurs les sénateurs, que nous construirons une nouvelle promesse républicaine fondée sur le souci d'efficacité.
M. le président. La parole est à M. Daniel Fargeot. (Applaudissements sur les travées du groupe UC.)
M. Daniel Fargeot. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, le Premier ministre a voulu mettre la décentralisation au menu du dîner politique. J'ai cependant la douce impression qu'il nous l'a servie comme un digestif, après un budget indigeste dont les dispositions vont exactement dans le sens inverse de la décentralisation, notamment pour les collectivités : suppression d'un quart de la compensation de la taxe foncière sur les propriétés bâties et de la cotisation foncière des entreprises (CFE) des industries ; pérennisation du Dilico, le dispositif de lissage conjoncturel des recettes fiscales des collectivités, aggravé, Bercy sacrifiant encore une fois les bons élèves sur l'autel de la rigueur. Où est donc la volonté réelle de décentraliser ?
Pourtant, la décentralisation est la solution évidente à la crise profonde que nous vivons : crise de gouvernance, crise de confiance, crise financière. Nous avons atteint le paroxysme d'un système dans lequel l'État central s'occupe de tout, perd la main sur tout et oublie l'essentiel. La preuve : plus personne ne se comprend, pas même dans la cuisine de Matignon.
Une véritable décentralisation, c'est celle qui donne la main et les moyens, pas seulement des missions. Encore faut-il savoir de quoi l'on parle : décentraliser quoi et, surtout, décentraliser qui, puisque la responsabilité est au cœur du sujet ?
Depuis quarante ans, on confond faire confiance et se désengager. Nos chefs étoilés – les gouvernants – disent : « Je fais confiance aux territoires. » En cuisine, les commis – les territoires – répondent : « Je fais ce que je peux avec ce qu'il me reste. » La décentralisation doit être un transfert de confiance et non un transfert de charges.
Cette confiance suppose de la clarté : des compétences nettes, des moyens adaptés et, surtout, la fin du fameux « coco » : coconstruction, cofinancement, cogestion, « co-confusion ». Si, au passage, on supprimait le Dili-co, nous nous serions compris. (Sourires.)
Aujourd'hui, tout le monde rend des comptes à tout le monde, sauf aux électeurs. La France est devenue la championne du monde de la désorganisation systémique, prisonnière d'un modèle jacobin dotée des apparats d'une décentralisation. Cela ne fonctionne plus !
L'enlisement est devenu la norme si bien que, quand on veut véritablement faire avancer un projet, on invente une loi d'exception, comme pour Notre-Dame de Paris. C'est devenu le génie français : créer un régime dérogatoire pour chaque idée, faute d'une vision d'ensemble.
Madame la ministre, il est temps de remettre de l'ordre pour obtenir un plat de résistance consistant. Tocqueville l'analysait déjà : la décentralisation est non pas un transfert, mais un retour de responsabilité. Elle rapproche l'État du citoyen et fait vivre la démocratie.
Pourtant, on nous sert souvent une décentralisation managériale réduite à un pilotage par tableur Excel, avec des élus sous tutelle. Je n'y crois pas. Les territoires ne sont pas les filiales de l'État, les maires ne sont pas des sous-traitants de la République : ils en sont les premiers responsables. Encore faut-il, pour exercer leurs responsabilités, qu'ils puissent actionner de véritables leviers : la fiscalité locale, l'autonomie de décision, la souplesse normative.
Pour ce faire, un État et des territoires forts passent par une vague de déconcentration ; l'une ne va pas sans l'autre. D'ailleurs, le couple maire-préfet reste l'un des rares qui fonctionnent encore. C'est cette articulation qu'il faut renforcer, plutôt que de multiplier les agences et autres comités.
Jean-Louis Borloo en appelle à une « République fédérale à la française ». Une « République des responsabilités locales assumées » serait la cerise sur le gâteau. Remettons de la cohérence et de la responsabilité.
Enfin, le véritable enjeu est de rendre à chaque échelon les responsabilités qui lui reviennent, afin de redonner aux élus le goût de l'action publique et du sens à ce qu'ils font : à l'État, la stratégie et le régalien ; aux collectivités, la proximité, l'action et la redevabilité devant leurs électeurs.
Si la République veut rester indivisible, c'est bien parce que la responsabilité, elle, ne se divise pas. Bon appétit ! (Applaudissements sur les travées du groupe UC. – M. Henri Cabanel applaudit également.)
M. le président. La parole est à Mme la ministre.
Mme Françoise Gatel, ministre de l'aménagement du territoire et de la décentralisation. Monsieur le sénateur Fargeot, je vous remercie de cette intervention gourmande. (Sourires.)
Vous avez raison, les élus locaux ne sont pas des commis de l'État. Il fut un temps où, chacun le sait, il existait de grands commis et où l'on considérait que la France marchait relativement bien. Cette opinion a changé. Je vous le redis avec beaucoup de conviction : l'action publique relève de l'État et des collectivités. À chacun sa responsabilité – j'aime ce mot – et à chacun ses compétences.
Vous avez raison, s'agissant par exemple des départements : on ne leur a pas transféré des compétences, on les a chargés de les mettre en œuvre comme l'État l'a dit, avec les moyens que ce dernier leur a donnés.
Ce qu'il nous faut, c'est transférer aux collectivités des responsabilités en leur donnant la capacité d'agir, de trouver des solutions. Cela suppose d'organiser la chaîne de l'ordonnancement – c'est le « qui fait quoi » dont parle le Premier ministre – et la chaîne du commandement. Le responsable organise et décide, mais il rend également des comptes.
Enfin, monsieur le sénateur, je suis heureuse de vous entendre parler de différenciation. Je me souviens de débats ici, lors desquels on assimilait égalité et uniformité. Toutefois, l'uniformité n'a jamais été la garante de l'égalité ; elle est au contraire la garante de l'inégalité. Il existe une égalité de droits avec une différence de moyens. Travaillons donc pour corriger ces différences.
En matière de déconcentration, il y a un patron dans les départements, c'est le préfet. À lui d'harmoniser les choses.
Enfin, vous avez parlé de « qui fait quoi et avec quoi » et de financement. Une partie du budget des collectivités provient de dotations, l'autre doit sans doute reposer sur un levier fiscal, qu'il faut définir en fonction des compétences transférées.
Travaillons avec gourmandise sur ce chantier, car nous sommes tous d'accord sur l'objectif. Faisons face aux difficultés qui surgiront sans aucun doute, agissons en confiance pour débloquer les articulations qui ne manqueront pas à un moment de se gripper.
M. le président. La parole est à M. Daniel Fargeot, pour la réplique.
M. Daniel Fargeot. Comme vous l'avez dit, l'État doit se détendre et conserver à l'esprit un principe simple : faire preuve de bon sens et de pragmatisme. Là où il y a une volonté, il y a un chemin. (Exclamations amusées sur les travées du groupe SER.)
M. le président. La parole est à Mme Marie-Pierre Bessin-Guérin.
Mme Marie-Pierre Bessin-Guérin. « Faites-nous confiance ! »
Tel est le cri du cœur de la maire de La Meilleraye-de-Bretagne, commune de 1 500 habitants, que j'étais avant d'être élue au Sénat. Ce cri du cœur n'est pas que le mien ; nous le savons tous ici, nombre d'élus locaux le poussent également.
Pour étayer mon propos, je vous ferai part d'un exemple personnel. Il y a quelques années, il m'a été demandé de réaliser des travaux sur l'une des voies de ma commune. En plus d'être coûteux, ceux-ci posaient un problème majeur en matière de sécurité routière. En tant que maire, j'ai proposé, avec les habitants, un autre chemin plus sécurisé, qui n'aurait nécessité que de petits aménagements à la marge. Il aura fallu une mobilisation de près de deux ans pour que notre voix soit entendue et que cette solution bien plus pragmatique soit finalement retenue. Nous aurions gagné bien du temps si nous avions été écoutés dès le départ…
Cet exemple illustre le quotidien de nombreux élus locaux en France. Il montre aussi à quel point il est impératif de remettre la confiance au cœur de notre relation avec les territoires. L'avenir de la décentralisation passe avant tout par la confiance : confiance dans les élus locaux, qui sont mobilisés en permanence ; confiance dans les instances de proximité, qui portent avec force la voix des territoires.
Depuis plus d'une quarantaine d'années, plusieurs vagues de décentralisation se sont succédé. Elles répondaient toutes à des objectifs nobles, mais force est de constater qu'elles s'articulent mal entre elles. Le cadre juridique actuel manque de cohérence, mais aussi de souplesse. Il en résulte un manque de lisibilité, tant pour les élus locaux que pour nos concitoyens. Réformer ce cadre de façon globale s'impose aujourd'hui comme une évidence.
D'un point de vue constitutionnel tout d'abord, il s'agit notamment de sanctuariser les principes de subsidiarité et de différenciation territoriale. L'unité de la République, le lien avec les citoyens, passent autant par le respect des spécificités locales que par une action publique plus efficace et proche du terrain. C'est ce que permettent ces principes.
Se pose aussi, bien évidemment, la question de la répartition des compétences. Dans bien des domaines, elle doit être simplifiée et rationalisée. Il est essentiel aussi de renforcer les leviers de coopération entre les collectivités territoriales. À mon sens, la commune doit être au cœur de l'organisation territoriale française. Quant à l'échelon départemental, il reste indéniablement pertinent, en particulier dans les territoires les plus ruraux.
À cet égard, le groupe Les Indépendants – République et Territoires soutient l'idée d'une large réforme de la décentralisation pour une gouvernance fondée sur la proximité. Faut-il rappeler ici la crise des vocations, enjeu parfaitement cerné par les auteurs de la proposition de loi portant création d'un statut de l'élu local ?
Les chiffres parlent d'eux-mêmes. En 2025, plus de 6 % des maires élus en 2020 ont déjà démissionné de leur mandat. Le nombre de démissions volontaires a été multiplié par quatre par rapport à la précédente mandature.
Je donnerai un exemple concret : lorsque je suis devenue sénatrice il y a quelques semaines, j'ai dû renoncer à mon mandat de maire. Aucun candidat ne s'est présenté pour me succéder. Et pour cause, les multiples difficultés et obstacles inhérents à la fonction de maire rebutent de nombreuses personnes. C'est un véritable gâchis pour notre République, mes chers collègues.
Vous le voyez, vous le savez, il y a urgence. Les élus de proximité sont ceux qui font le lien entre la République et les citoyens. Il faut leur donner les moyens d'agir.
J'en viens à présent à l'épineux sujet des finances publiques locales. Celui-ci – je tiens à le souligner – doit être au cœur des réflexions sur l'avenir de la décentralisation. Non, le budget des collectivités territoriales n'est pas une variable d'ajustement. Lorsque je vois se profiler à l'horizon la baisse de la dotation d'équipement des territoires ruraux (DETR), à laquelle je suis fermement opposée, je m'inquiète.
Au-delà, il doit être mis fin définitivement à certaines pratiques. Chaque compétence dévolue à une collectivité doit donner lieu à une compensation financière adéquate. De la même façon, il est essentiel que le décideur soit celui qui paie et qu'une commune n'ait plus à l'avenir à financer des initiatives décidées par un autre échelon sans son accord.
Enfin, en matière de budget, la prévisibilité doit être le maître mot. Les collectivités locales doivent pouvoir se projeter et anticiper. Certaines communes attendent parfois des mois durant le versement de sommes pourtant déjà votées par un autre échelon. Oui, il faut donner aux collectivités les moyens d'agir, ce qui passe par une transformation de notre mode de fonctionnement actuel.
En définitive, je le rappelle encore, l'avenir de la décentralisation se résume à un maître mot : confiance. Faisons confiance aux élus de proximité, car ce sont bien eux qui incarnent et font vivre notre République au plus près de nos concitoyens dans nos territoires. Notre République s'honorerait à leur accorder la juste place qu'ils méritent et à leur donner les marges de manœuvre nécessaires pour exercer pleinement leurs prérogatives au service des Français.
M. le président. Il faut conclure, ma chère collègue.
Mme Marie-Pierre Bessin-Guérin. Madame la ministre, comment le Gouvernement compte-t-il accompagner les élus locaux, dont le travail est indispensable à notre pacte républicain ? (Applaudissements sur les travées du groupe INDEP.)
M. le président. La parole est à Mme la ministre.
Mme Françoise Gatel, ministre. Madame la sénatrice Marie-Pierre Bessin-Guérin, je suis très heureuse de vous saluer quelques jours après votre arrivée au Sénat. Je répondrai point par point aux sujets que vous avez évoqués.
Je crois beaucoup à la proximité. Je le dis sans plaisanter : puisque nous défendons le circuit court dans le domaine de l'alimentation, j'aimerais qu'il en soit de même en matière d'action publique. Ce circuit est efficace et permet d'identifier le responsable. Selon le principe de subsidiarité, le niveau le mieux placé peut prendre la compétence et s'allier avec d'autres territoires.
Par ailleurs, vous avez raison, madame la sénatrice, d'évoquer la question de l'engagement des élus locaux. Le Sénat a beaucoup travaillé sur la facilitation et la sécurisation de l'engagement. C'est en effet ici qu'est née une proposition de loi transpartisane, qui poursuit sa route aujourd'hui et que nous espérons voir adoptée le plus rapidement possible.
M. François Bonhomme. Il y a intérêt !
Mme Françoise Gatel, ministre. Notre intérêt commun est d'œuvrer pour les maires !
Sur les finances publiques, je tiens à apporter une correction et à vous rassurer, madame la sénatrice. L'enveloppe de la DETR ne diminue pas en 2026 dans le fonds d'investissement pour les territoires (FIT) ou en dehors de lui. Il est important de le redire.
En vous écoutant, j'ai constaté que vous avez déjà une forte culture sénatoriale, car vous prononcez des phrases que l'on entend souvent ici, par exemple « Qui décide paie ». En d'autres termes, celui qui fixe la norme doit l'assumer ; inversement, celui qui paie doit être associé à la décision. Comme l'a souligné le sénateur Fargeot précédemment, les élus locaux ne sont pas les commis de l'État ; ce sont des gens responsables qui doivent être associés aux décisions.
C'est en ne l'oubliant pas que nous retrouverons le chemin de la confiance de nos concitoyens et, surtout, de l'efficacité.
M. le président. La parole est à M. Jean-Claude Anglars. (Applaudissements sur les travées de groupe Les Républicains, ainsi que sur des travées du groupe UC.)
M. Jean-Claude Anglars. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, dès sa nomination, le Premier ministre a souhaité ouvrir des consultations rapides pour « présenter un nouvel acte de décentralisation, de clarification et de liberté locale ».
En France, la décentralisation définit la relation entre l'État et les collectivités territoriales. Elle repose sur plusieurs principes clés : répartition des compétences, libre administration, responsabilité des élus locaux, fiscalité directe locale.
À l'heure où le Parlement examine le projet de loi de finances, par lequel l'État souhaite une forte contribution des collectivités locales au redressement des comptes publics, il est bon de rappeler un fondement élémentaire : les collectivités locales disposent, certes, de concours financiers ponctuels de l'État, mais surtout d'un pacte qu'il est indécent de renier, les compensations des transferts de compétences ; de plus, elles disposent de ressources propres.
La suppression de la taxe d'habitation, échelonnée de 2018 à 2023, est une mesure confiscatoire pour les collectivités territoriales. Il faudra avoir le courage de procéder à son évaluation, car en définitive, elle constitue une atteinte à la libre administration locale et creuse la dette de la nation.
L'acte III de la décentralisation a été mis en œuvre à marche forcée à partir de 2015. Alors qu'il visait à réorganiser et à clarifier les compétences des collectivités territoriales, les transferts de compétences obligatoires entraînent des dysfonctionnements et l'on observe la création d'hyperstructures qui éloignent les centres de décisions.
Notre assemblée n'a cessé de tenter de clarifier le partage des compétences en faisant inébranlablement du principe de subsidiarité sa boussole. Chaque compétence doit être exercée par l'échelon territorial le plus à même d'agir, ce qui dépend des territoires, admettons-le. La subsidiarité, corrélée aux libertés locales et aux principes de différenciation et d'expérimentation, doit reconnaître à tout échelon la capacité de pouvoir exercer une compétence, totale ou partielle.
C'est le sens de la proposition de loi visant à assouplir la gestion des compétences « eau » et « assainissement », d'initiative sénatoriale, promulguée le 11 avril dernier, qui a pour objectif de laisser le choix du transfert aux élus. Il s'agit de prôner une intercommunalité choisie plutôt que subie. En effet, le socle de la République, c'est la commune, dont la clause de compétence générale doit conférer aux maires le pouvoir de décider pour tout ce qui concerne leur commune.
M. Laurent Burgoa. Très bien !
M. Jean-Claude Anglars. Par ailleurs, la possibilité d'expérimentation offerte par la loi du 21 février 2022 relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l'action publique locale (3DS), en permettant de s'emparer de nouvelles compétences sur une base volontaire, rouvre le champ des possibles pour le partage de compétences. Ainsi, depuis le 1er janvier 2024, les départements ou régions volontaires peuvent reprendre la gestion de routes nationales non concédées. C'est le cas de la RN 88 : le département de l'Aveyron a fait le choix volontariste d'en obtenir le transfert afin de conduire de manière déterminée sa mise en deux fois deux voies. Cet exemple illustre ce qu'aspire à être la décentralisation : une réponse sur mesure, adaptée aux besoins locaux.
La décentralisation ne se décrète pas, elle se construit. Plus qu'un nouvel acte de décentralisation imposé, les élus attendent désormais plus de liberté à agir. Sur ce sujet, le Sénat sera un partenaire exigeant, relayant la voix des élus locaux – comme vous le savez, madame la ministre. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Laurent Burgoa. Bravo !
M. le président. La parole est à Mme la ministre.
Mme Françoise Gatel, ministre de l'aménagement du territoire et de la décentralisation. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je constate cet après-midi la puissance de l'Aveyron, qui prend décidément de la hauteur, si je puis dire ! (Sourires.)
Permettez-moi d'apporter quelques éléments très concrets en complément de ce qui a été dit.
Monsieur le sénateur, vous évoquez le transfert de compétences. Pour l'instant, nous avons surtout procédé à des transferts d'exécution de compétences prévus par la loi. (M. Jean-Baptiste Lemoyne acquiesce.) Au moment du transfert de l'exécution de l'État à la collectivité territoriale, une évaluation a été réalisée, mais il n'existe pas de clause de revoyure. La confiance passe à mon sens par la contractualisation et par une clause de revoyure, qui permet à chacun de vérifier la justesse et la pertinence des dispositifs mis en œuvre.
La liberté des territoires et des collectivités territoriales va de pair avec la responsabilité, je vous l'accorde, monsieur le sénateur ; je suis responsable, donc je suis libre ; je suis libre, donc je suis responsable – dans le cadre d'une Nation une et indivisible.
J'en viens aux différences territoriales. Nous savons que certaines compétences ne peuvent pas s'exercer seules. Je prendrai un exemple bien connu, celui du tourisme.
M. Jean-Baptiste Lemoyne. Ah, très bien !
Mme Françoise Gatel, ministre. Le département et la région considèrent tous deux que cette compétence est de son ressort, alors que tout dépend des territoires. À Honfleur ou à Deauville, c'est la commune elle-même qui exerce cette compétence, car elle incarne la destination touristique. Je pense, pour que les choses soient claires, qu'il faut désigner un chef de file…
M. Jean-Baptiste Lemoyne. C'est dommage, cela commençait bien…
Mme Françoise Gatel, ministre. … qui doit avoir la capacité de s'organiser avec la collectivité qui est la plus à même d'agir, exactement comme nous l'avons fait pour l'eau et l'assainissement. Voilà d'ailleurs un bon exemple d'intercommunalité utile et pertinente, dès lors qu'elle répond aux besoins, sans que l'on impose une structure qui ne fonctionne pas.
La loi 3DS permet de mener des expérimentations. Je crois que si nous procédions davantage à des expérimentations avant de décider, de manière définitive, que ce qui est voté ici ou ailleurs fonctionnera nécessairement partout, nous réduirions nombre d'irritants. Mme Canayer l'a bien dit, il nous faut modifier l'article 72 de la Constitution, pour que l'expérimentation puisse conduire à une véritable différenciation. C'est un enjeu essentiel, afin de ne pas imposer à certaines collectivités territoriales ce que d'autres auraient choisi.
M. le président. La parole est à M. Jean-Baptiste Lemoyne.
M. Jean-Baptiste Lemoyne. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, ce débat sur l'avenir de la décentralisation vient à point nommé. Le Premier ministre a annoncé vouloir un grand acte de décentralisation et a demandé leur contribution au Sénat et aux associations d'élus locaux.
Avant tout nouvel acte de décentralisation, il est impératif de faire le bilan des précédents, les actes I, II et III. Permettez-moi cette précaution méthodologique, car l'enfer peut être pavé de bonnes intentions. (Mme la ministre acquiesce.)
Certains objectifs annoncés – une meilleure lisibilité des politiques conduites, une meilleure identification du « qui fait quoi »… – peuvent sembler séduisants au premier abord, mais pourraient en fait se révéler des irritants.
J'entends ainsi parler d'une rationalisation des actions en matière de tourisme, de culture ou de sport. Ce sont justement des compétences où les interventions conjointes des communes, intercommunalités, départements et régions s'additionnent fort heureusement. Madame la ministre, ériger dans ces domaines un monopole d'intervention ou un chef de filat pour une collectivité territoriale au détriment des autres serait en réalité soustraire des moyens à des politiques qui contribuent à la vitalité et à l'attractivité de tous nos territoires – ruraux comme urbains, hexagonaux comme ultramarins. D'ailleurs, rappelons-le, il ne s'agit pas là d'une demande des collectivités. Pour la compétence tourisme, elles l'ont signifié avec force lors du congrès de la Fédération nationale des organismes institutionnels de tourisme (ADN Tourisme), qui réunit les offices de tourisme, les comités départementaux du tourisme et les comités régionaux du tourisme. J'espère que ces voix du terrain seront entendues.
Revenons au bilan des actes I, II et III de la décentralisation. Interrogez un maire, un président d'établissement public de coopération intercommunale (EPCI), un président de conseil départemental ou de conseil régional, ils vous diront tous que le système est au bout du rouleau. Ayons donc le courage de regarder ce qui a marché et ce qui n'a pas marché.
On peut objectivement saluer l'acte I, voulu par Gaston Defferre, car il a permis de libérer les énergies et mis fin à la tutelle de l'État sur les collectivités. En revanche, la prétendue « stricte » – les guillemets s'imposent – compensation des charges résultant du transfert de compétences s'est révélée une matrice destructrice, hélas !
J'en viens à l'acte II, décidé par les gouvernements successifs de Jean-Pierre Raffarin. L'intention était sûrement louable, mais la loi relative aux libertés et responsabilités locales a conduit, elle aussi, à des transferts de charges mal compensés. Force est de constater que ce texte, adopté grâce au 49.3, est mal né et a mal vieilli. Les départements, à qui l'on a alors attribué la gestion du revenu minimum d'insertion (RMI), sont aujourd'hui asphyxiés par son successeur, le revenu de solidarité active (RSA). Dans l'Yonne, le RSA coûte 60 millions d'euros : l'État n'en donne royalement que 27 millions ! Je pourrais aussi vous parler longuement de l'aide sociale à l'enfance (ASE) et des services départementaux d'incendie et de secours (Sdis), mais nous y serions encore demain matin…
Le Sénat a d'ailleurs été la vigie de l'autonomie financière des collectivités. Imaginez-vous qu'à l'époque le Gouvernement voulait faire rentrer les dotations dans les ressources propres des collectivités ! Hommage soit rendu à Daniel Hoeffel qui, sur ces travées, a veillé à ce que cela ne se produise pas. Déjà, en ouverture des travaux sur ce sujet, le président du Sénat Christian Poncelet soulignait « l'absolue nécessité de veiller à ne pas transformer les élus locaux en gestionnaires démotivés de ressources au sein desquelles les dotations préétablies occuperaient une part trop nettement prépondérante. » Cela ressemble, hélas ! Au quotidien des élus locaux...
Pierre Mauroy, qui présida en 2000 une commission pour l'avenir de la décentralisation, déclarait : « Un élu vote l'impôt. Sinon, c'est lui retirer sa liberté. » Oui, des libertés ont été retirées aux collectivités. Avouons-le, tous les gouvernements, depuis quarante ans, ont péché.
Avec la suppression de pans entiers de fiscalité locale, les collectivités territoriales collectionnent les dotations de compensation ou les prélèvements sur recettes, qui deviennent véritablement illisibles. Pour couronner le tout, un acte III, avec deux textes fameux, la loi NOTRe et la loi Maptam (loi de modernisation de l'action publique territoriale et d'affirmation des métropoles), n'a pas laissé que de bons souvenirs aux élus locaux, qui doivent désormais vivre avec des cantons et des régions de taille XXL. Tout cela a fait dire au Président de la République, lors d'une allocution devant les maires prononcée au mois de novembre 2023, que la décentralisation était « cul par-dessus tête ».
Il faut donc tout repenser. L'avenir de la décentralisation passe par un profond changement de paradigme. Il faut tout revoir, de la cave au grenier, pour plusieurs raisons.
Première raison : dans ce monde caractérisé par des révolutions technologiques, des ruptures et des instabilités géopolitiques, l'État doit se concentrer sur l'essentiel et mettre le paquet sur le régalien, la jeunesse et l'innovation. Les territoires peuvent parfaitement prendre en charge des fonctions essentielles du quotidien. Pourquoi ne pas faire passer les agences régionales de santé (ARS) et les sujets de santé dans le giron des régions ? Je lance le débat.
Deuxième raison : nos concitoyens ont trop souvent le sentiment que le contrôle de leur vie, de leur pays, leur échappe. Redonner du pouvoir aux collectivités, c'est aussi redonner aux citoyens prise sur le cours des choses. Voyez la vitalité démocratique de nos voisins suisses au sein de leurs cantons !
Troisième raison : nos concitoyens besoin de réenracinement et de territoires qui gardent leur identité, quand la mondialisation uniformise tout. Il est d'ailleurs regrettable que certains voient encore dans les langues et cultures régionales une menace, alors qu'elles sont nos racines et qu'elles appartiennent au patrimoine de la France.
Vers quelle nouvelle organisation territoriale nous diriger ? Nos outre-mer peuvent utilement montrer le chemin. Ils sont à l'avant-garde de formules sur mesure. Faisons du sur-mesure partout ! Redonnons la main et la parole au terrain, aux collectivités territoriales, pour que celles-ci puissent décider elles-mêmes de leur organisation et des compétences qu'elles souhaitent assumer ! Voilà la subsidiarité, du bas vers le haut et non du haut vers le bas, en commençant par la cellule de base qu'est la commune.
Jean-Louis Borloo tiendra une causerie dans quelques instants, ici au Sénat, sur le fédéralisme à la française. Le principe fédératif de Proudhon peut nous orienter vers des recettes pour repenser l'articulation entre les collectivités et l'État, au bénéfice du citoyen. Pour que cela fonctionne, il faut que les collectivités retrouvent du pouvoir normatif, du pouvoir fiscal, du pouvoir de faire. Le temps n'est donc plus aux ajustements à la marge ni aux rustines, il est à une forme de révolution territoriale.
C'est cela qui permettra, pour reprendre les mots du penseur régionaliste et personnaliste Alexandre Marc, qu'« au sein de l'Europe, la France renouvelée reprenne la route royale de la nation créatrice et libératrice. » (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI.)