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Avenir de la décentralisation

Débat organisé à la demande du groupe Les Républicains

M. le président. L’ordre du jour appelle le débat, organisé à la demande du groupe Les Républicains, sur le thème : « L’avenir de la décentralisation ».

Je vous rappelle que, dans ce débat, le Gouvernement aura la faculté, s’il le juge nécessaire, de prendre la parole immédiatement après chaque orateur pour une durée de deux minutes ; l’orateur disposera alors à son tour du droit de repartie, pour une minute.

Madame la ministre, vous pourrez donc, si vous le souhaitez, répondre après chaque orateur, une fois que celui-ci aura retrouvé une place dans l’hémicycle.

Dans le débat, la parole est à Mme Agnès Canayer, pour le groupe auteur de la demande. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – M. Jean-Baptiste Lemoyne applaudit également.)

Mme Agnès Canayer, pour le groupe Les Républicains. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, il y a moins d’un mois, à cette même tribune, le Premier ministre annonçait son intention de mener un énième « grand acte de décentralisation », qui serait engagé dans les trois mois.

Même si le timing de cette annonce soulève certaines interrogations, nous ne doutons nullement que poursuivre et approfondir la décentralisation soit un impératif.

Bien qu’il soit plébiscité par les Français, l’échelon local souffre. Il est pourtant le terreau de notre démocratie.

Au fil des années, malgré la succession rapprochée des actes de décentralisation, les élus locaux font tous le même constat : ils ont perdu leurs marges d’action, tant dans la prise de décision que dans le financement des politiques locales. (M. Jean-Baptiste Lemoyne acquiesce.)

On trouve là l’une des causes de la crise de l’engagement local, dont nous discutions dans cet hémicycle il y a moins de deux semaines, à l’occasion de l’examen de la proposition de loi portant création d’un statut de l’élu local.

Évidemment, notre assemblée n’a pas attendu cette annonce du Premier ministre. Bien au contraire – vous le savez particulièrement bien, madame la ministre, pour y avoir largement contribué vous-même –, le Sénat mène depuis des années…

Mme Agnès Canayer. … des travaux riches et transpartisans sur la décentralisation, la déconcentration et la différenciation, et ce avant même que ces notions ne deviennent les « 3 D » de la loi du 21 février 2022 relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l’action publique locale, dite 3DS.

Comment ne pas mentionner ici les cinquante propositions du Sénat « pour le plein exercice des libertés locales », présentées le 2 juillet 2020 par le président Larcher et nos anciens collègues Philippe Bas et Jean-Marie Bockel ?

Toujours d’actualité, ce rapport ambitieux, qui associait les différentes sensibilités politiques de notre assemblée, illustre l’existence d’une voie vers une décentralisation qui allie renforcement des collectivités et cohérence de l’action de l’État.

Ces travaux ont été enrichis le 6 juillet 2023 par le rapport du groupe de travail du Sénat sur la décentralisation et ses quinze propositions « pour rendre aux élus locaux leur pouvoir d’agir », prolongé par le dépôt de trois propositions de loi – respectivement constitutionnelle, organique et ordinaire.

C’est dans la continuité de ces contributions que le groupe Les Républicains souhaite, aujourd’hui, débattre de l’avenir de la décentralisation.

Évidemment, nous n’aurons pas la possibilité de faire un tour complet du sujet. Je me contenterai donc, en guise de propos introductif, de présenter quelques grands axes qui doivent guider l’orientation de tout futur acte de décentralisation.

Avant toute chose, madame la ministre, il faudra se garder de la tentation d’orchestrer un big-bang territorial. De prime abord, cela peut sembler séduisant aux puristes qui souhaiteraient construire, depuis Paris, une architecture territoriale comme on dessine un jardin à la française. Toutefois, une telle approche méconnaîtrait les particularités des territoires, leur histoire et l’intelligence locale de ceux qui les font vivre. Les années passées à gommer les irritants de la loi NOTRe (loi du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République) et l’héritage controversé de la carte des régions en attestent.

Bien au contraire, toute décentralisation doit se faire dans le cadre d’un partenariat renouvelé avec les collectivités locales, afin de répondre à leurs besoins sans créer de nouvelles difficultés. Il convient donc d’acter un changement de philosophie.

Évidemment, cela n’est qu’un début et, même sans big-bang, beaucoup reste à faire si nous souhaitons donner un sens à l’article 1er de notre Constitution, selon lequel l’« organisation [de la République] est décentralisée ».

Cela implique de renforcer le principe de subsidiarité et les compétences réglementaires des collectivités, afin de lever les entraves juridiques à une action plus proche du terrain et à la conduite par les élus de projets très attendus par leurs électeurs.

Cela implique aussi de donner aux collectivités plus de flexibilité en matière d’expérimentation et de différenciation.

En l’état actuel du droit, l’exercice différencié des compétences est limité et l’expérimentation locale demeure trop étroitement encadrée.

Nous avons déjà proposé des pistes d’évolution, notamment via la proposition de loi de Rémy Pointereau visant à renforcer et sécuriser le pouvoir préfectoral de dérogation afin d’adapter les normes aux territoires.

Ces initiatives demeurent contraintes par un cadre constitutionnel strict, qu’il faudra amender afin de permettre aux territoires de se différencier durablement sans multiplier les régimes d’exception.

Sans attendre une hypothétique révision constitutionnelle, des ajustements pourraient rendre aux élus des marges de manœuvre et leur offrir un surcroît de flexibilité dans l’exercice de certaines compétences clés, par exemple en matière de logement, de construction ou de tourisme.

Madame la ministre, les élus locaux réclament avant tout du pragmatisme et de la souplesse. Pour cela, une méthode s’impose : ils doivent être associés aux réformes qui les concernent.

La question de l’autonomie financière des collectivités locales, consacrée à l’article 72-2 de la Constitution, est cruciale. Nous venons d’en discuter très largement dans le cadre du débat précédent. Là aussi, la réalité diverge de la théorie. La réalité, c’est que le modèle fiscal local n’a cessé d’être grignoté. La notion de « ressources propres », telle qu’elle est interprétée dans le droit en vigueur, n’a tout simplement pas permis de freiner la confiscation croissante des marges de manœuvre fiscales. En la matière, nous venons de le voir, une plus grande clarté est donc nécessaire.

Je ne m’étendrai pas plus sur ce sujet financier, même s’il est central et que beaucoup de propositions du Sénat pourraient être évoquées. Parler de décentralisation sans évoquer l’autonomie fiscale et financière des collectivités territoriales, c’est comme parler du Sénat sans évoquer les territoires ! (Sourires.)

Des progrès réels en l’espèce nécessiteraient non seulement la mobilisation du législateur, mais aussi une action volontariste de l’exécutif.

Pour plus de décentralisation et de différenciation, il faut surtout une meilleure déconcentration. Cela passe par un changement de paradigme du rôle de l’État. À cet égard, la loi 3DS a été une déception. Beaucoup reste à faire.

Il faut en particulier renforcer la place des préfets de département comme acteurs de référence de l’action déconcentrée de l’État et consolider leur rôle de conseil et d’appui aux collectivités locales. Le décret du 30 juillet 2025, qui renforce leur pouvoir, va dans le bon sens. Plus que des censeurs lointains, les préfets doivent être des partenaires, des conseillers de l’action des collectivités locales. C’est tout l’intérêt du couple maire-préfet.

En parallèle, des efforts considérables de simplification normative doivent également être conduits par tous afin de faciliter et de sécuriser juridiquement l’action des élus locaux, notamment dans les plus petites communes, qui n’ont pas les moyens de se doter d’un juriste ou des services d’un cabinet externe.

Force est de constater que les études d’impact des textes législatifs relatifs aux collectivités restent encore trop souvent insuffisantes. Le Conseil constitutionnel n’opère d’ailleurs qu’un contrôle limité. Il est donc indispensable que l’exécutif s’empare de cette obligation afin d’éviter ou de limiter les normes déconnectées de la réalité locale. Potentiellement, le cadre constitutionnel pourrait aussi être ajusté afin de donner plus de substance à cette règle.

Sur ce sujet également, le Sénat a engagé des travaux. Cependant, à l’instar de beaucoup d’autres, ceux-ci restent aujourd’hui au milieu du gué, faute d’avoir été repris, notamment par l’Assemblée nationale.

Tels sont, en quelques mots, certains des grands axes des travaux réalisés ces dernières années par notre assemblée, qui assure la représentation des collectivités territoriales de la République. Nous invitons vivement le Gouvernement à s’en saisir s’il souhaite qu’un nouvel acte de décentralisation ne soit pas un simple coup d’épée dans l’eau.

Je suis certaine que les prochains orateurs présenteront d’autres pistes, d’autres réflexions, qui viendront alimenter notre discussion. Tel est le sens du débat dont le groupe Les Républicains a souhaité l’organisation. Nous espérons qu’il sera fécond et qu’il permettra, demain, les avancées tant attendues par les élus locaux et les Français. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – M. Jean-Baptiste Lemoyne applaudit également.)

M. le président. La parole est à Mme la ministre.

Mme Françoise Gatel, ministre de laménagement du territoire et de la décentralisation. Madame la sénatrice Canayer, vous l’avez dit, on ne peut pas inventer la décentralisation boulevard Saint-Germain. Il s’agit d’ailleurs non pas d’inventer la décentralisation, mais de mettre en œuvre ce que le Sénat appelle de ses vœux : une méthode qui garantisse l’efficacité de l’action publique jusqu’au dernier kilomètre, en prenant en compte le fait que la France est une nation une et indivisible, mais constituée de territoires divers et variés, où la norme doit être adaptée.

Comme vous, j’en appelle au pragmatisme. Je souhaite que l’on s’inspire des nombreux travaux qui ont déjà été réalisés, non seulement par le Sénat, où une réflexion de très grande qualité a été menée – chacun le sait –, mais aussi par Éric Woerth et d’autres encore.

En tout cas, madame la sénatrice, je vous le dis aussi franchement que je le pense : je ne crois pas aux Grands Soirs, parce que les lendemains sont des petits matins blêmes. (Sourires.) Sincèrement, je pense que nous avons subi trop de grandes lois de réforme territoriale. Je songe à la loi NOTRe, à la réforme des régions, ces lois qui ont été conçues d’une manière uniforme, un peu sous forme d’équations, et qui mesuraient l’efficacité de l’action publique en s’appuyant sur des seuils et le nombre d’habitants. Nous en corrigeons aujourd’hui encore les irritants.

Soyons donc pragmatiques. L’objectif est l’efficacité de l’action publique jusqu’au dernier kilomètre. Il faut que l’État – et cela n’a jamais été fait – définisse avec vous, mesdames, messieurs les sénateurs, et avec les associations d’élus ce qui relève de sa compétence. L’État doit se détendre, s’occuper de ce qu’il sait faire, puis laisser les collectivités agir.

Mme Françoise Gatel, ministre. Cela va de pair, vous l’avez dit, avec la simplification et la déconcentration – nous aurons l’occasion d’y revenir –, mais aussi avec une réforme des finances locales. L’autonomie fiscale, voire l’autonomie financière, sont des sujets qui méritent également d’être débattus.

En tout cas, je vous remercie, madame la sénatrice Canayer, car je pense que vous avez bien posé le problème. Je ne peux qu’acquiescer à un certain nombre de vos suggestions.

M. le président. Dans la suite du débat, la parole est à Mme Annick Girardin. (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE.)

Mme Annick Girardin. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, depuis plus de quarante ans, on cherche, avec la décentralisation, à rapprocher la décision publique du citoyen, sans rompre avec la cohérence nationale. Le débat organisé aujourd’hui fait écho à l’objectif du Premier ministre de lancer un « grand acte de décentralisation » pour clarifier les compétences et éviter la dilution des responsabilités.

Ces réflexions, le groupe du RDSE les mène au Sénat depuis des décennies. Pour rappel, en 2019, nous avons œuvré en faveur de la mise en place d’une véritable ingénierie territoriale et pris l’initiative de proposer la création de l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT), laquelle est d’ailleurs aujourd’hui affaiblie par une diminution des postes, soit l’inverse de ce qui est attendu par les territoires.

Dix ans après la loi NOTRe, Maryse Carrère a remis un rapport d’information intitulé Pour une intercommunalité de la confiance, au service des territoires et relayé les souhaits des élus : ils aspirent à un apaisement législatif et à une consolidation des équilibres existants. Par ailleurs, ils déplorent la multitude des contraintes et les complexités normatives excessives, qui ne tiennent pas compte des particularités et des spécificités de leurs territoires.

La proposition de loi de Jean-Yves Roux visant à permettre une gestion différenciée des compétences « eau » et « assainissement » et celle de Guylène Pantel et Rémy Pointereau visant à sécuriser le pouvoir préfectoral de dérogation afin d’adapter les normes aux territoires illustrent cette nécessaire adaptation au terrain.

Fort de son héritage, le groupe du RDSE défend depuis toujours la capacité à agir de nos territoires. Il plaide pour une simplification ancrée dans le réel face à un empilement de dispositifs à périmètre variable, qui étouffe nos collectivités et rend notre action commune illisible pour nos concitoyens.

Le Sénat et les élus de la Nation peuvent compter sur nous pour œuvrer en faveur de l’efficacité publique et de la proximité. Attention toutefois à ne pas ajouter une vague de plus, que l’organisation actuelle ne pourrait en l’état absorber.

Madame la ministre, mes chers collègues, puisque nous débattons aujourd’hui de l’avenir de la décentralisation, permettez-moi d’ouvrir une perspective plus lointaine, car c’est le rôle prospectif du Sénat, et d’évoquer une France repensée dans sa propre organisation au regard des défis nationaux et territoriaux qui s’annoncent.

Pendant une année, j’ai été placée au rang d’observatrice. J’ai mis à profit ce temps pour écouter et comprendre les attentes dans l’Hexagone comme en outre-mer. Elles sont claires : nos concitoyens ont besoin de proximité, d’efficacité et de sens, d’une présence tangible dans leur vie quotidienne en matière de santé, d’éducation, de mobilité, de services publics essentiels, entre autres.

Venant de Saint-Pierre-et-Miquelon, au cœur du bassin nord-américain, j’ai naturellement baigné dans un environnement fédéral. En étudiant de manière approfondie les organisations institutionnelles à l’échelon européen, une question s’est imposée à moi : et si la France de demain s’inspirait du modèle fédéraliste ?

C’est non pas une provocation, mais la conviction qu’un nouveau souffle est nécessaire pour notre modèle. Il s’agit non pas d’opposer Paris aux territoires, mais de redonner à chacun sa juste place dans une nouvelle construction nationale qui doit avoir deux objectifs : renforcer ce qui fait nation et conforter nos territoires dans leur liberté.

Dans cette configuration, nous devons nous interroger sur ce qui relève de l’État. Celui-ci doit non seulement exercer ce que l’on appelle aujourd’hui les compétences régaliennes, mais également être le garant de ce qui fait l’unité et la solidarité dans notre pays et être le porteur de ce qui constitue notre souveraineté et notre rayonnement.

Des entités fortes et responsables, disposant d’une plus grande liberté d’organisation au sein de leur territoire, verraient ainsi leurs compétences renforcées constitutionnellement, conformément au principe de subsidiarité. Ces entités, je les appelle les provinces, non par nostalgie, mais parce que ce mot est porteur d’une identité forte, de cultures, d’une histoire, de géographies.

Une France provinciale accorderait à chaque territoire son autonomie budgétaire et fiscale, tout en instaurant un mécanisme de solidarité nationale, la péréquation. Chaque province pourrait choisir son organisation, décider de conserver ou non le département, de fusionner ses communes et, pourquoi pas, de se doter d’un exécutif élu directement, capable d’assurer la coordination des services publics et de redonner visibilité et efficacité à l’action locale.

Nous pouvons nous inspirer de ce que nous avons déjà su faire dans les territoires ultramarins, qui sont de parfaits exemples de différenciation territoriale. Saint-Pierre-et-Miquelon, la Guadeloupe, la Guyane ou encore la Polynésie française, entre autres, montrent que la diversité statutaire n’empêche ni la cohésion ni la solidarité.

Cette provincialisation, dans ses délimitations, doit aussi tenir compte des défis de demain : ressources, forces économiques, zones vivables, équilibres écologiques et humains. Il nous faut penser à un maillage cohérent, durable, respectueux des identités et des transitions à venir.

Mes chers collègues, bien entendu, rien ne sera acté aujourd’hui. La France provinciale n’est pas une rupture, au contraire ; elle est peut-être une fidélité à notre histoire d’équilibre, aux territoires, aux libertés, une fidélité à notre volonté de bâtir une République vivante, incarnée et proche. Ainsi retrouvera-t-elle du souffle et la confiance de nos concitoyens.

Je vous poserai une seule question, madame la ministre : le Gouvernement mène-t-il des travaux en ce sens et a-t-il ouvert des pistes de réflexion ?

M. le président. La parole est à Mme la ministre.

Mme Françoise Gatel, ministre de laménagement du territoire et de la décentralisation. Je partage votre analyse, madame la sénatrice : peut-être vivons-nous une période de transition vers une organisation institutionnelle et territoriale appelée à s’adapter au monde d’aujourd’hui et de demain.

Nous avons beaucoup employé le mot « territoire », qui est un peu clinique. Lorsque l’on parle d’un territoire, il n’est pas question de la province que vous avez évoquée, on ne la sent pas. Le mot ne laisse pas entrevoir d’éléments géographiques, culturels et historiques, alors que nous savons que les territoires peuvent fabriquer des alliances à partir de dispositions géographiques – nous l’avons vu pour l’eau et l’assainissement –, mais aussi d’enjeux culturels.

Comme vous, madame la sénatrice, je pense que donner de la liberté d’agir aux territoires et instaurer de la différenciation ne signifie pas rompre avec l’unité de la République. J’affirme ici que la République française est une et indivisible. Elle s’incarne autour de la promesse républicaine, qui est une promesse d’égalité de droits, quel que soit l’endroit où l’on habite et quelle que soit sa classe sociale.

Pour que cette promesse républicaine soit tenue, il faut mettre en place des moyens différents, vous avez parfaitement raison. Les dispositions spécifiques qui existent dans les territoires d’outre-mer sont l’exemple même d’une adhésion à la République, malgré des organisations différentes. Au-delà de l’outre-mer, nous avons reconnu et en quelque sorte sanctuarisé la différenciation, puisque nous appliquons des dispositions différentes pour les communes du littoral et pour les communes de montagne.

Il nous faut donc d’abord entamer ce travail qui n’a été fait lors d’aucune réforme territoriale : définir le rôle et la mission de l’État, au-delà de ses fonctions régaliennes. Il faut aussi réfléchir à un mécanisme de péréquation pour permettre aux territoires plus pauvres d’assumer eux aussi leurs compétences.

Comment travailler sur ce sujet ? Encore une fois, il ne s’agit pas de rester enfermé boulevard Saint-Germain. Nous avons vu comment les dernières lois territoriales, notamment la loi NOTRe, en fonctionnant mécaniquement, ont engendré dans les territoires des inadaptations qui nous coûtent cher.

Dès sa prise de fonctions, le Premier ministre a écrit à l’ensemble des élus locaux, notamment aux maires, pour les inviter à lui faire part de leurs suggestions.

M. le président. Veuillez conclure, madame la ministre.

Mme Françoise Gatel, ministre. Quand il a parlé de décentralisation, il a demandé aux présidents de l’Assemblée nationale et du Sénat, aux présidents des délégations aux collectivités territoriales et à la décentralisation des deux chambres, à l’ensemble des exécutifs, de lui transmettre leurs suggestions avant le 31 octobre. C’est donc avec vous, je l’espère, mesdames, messieurs les sénateurs, que nous construirons une nouvelle promesse républicaine fondée sur le souci d’efficacité.

M. le président. La parole est à M. Daniel Fargeot. (Applaudissements sur les travées du groupe UC.)

M. Daniel Fargeot. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, le Premier ministre a voulu mettre la décentralisation au menu du dîner politique. J’ai cependant la douce impression qu’il nous l’a servie comme un digestif, après un budget indigeste, dont les dispositions vont dans le sens exactement inverse de la décentralisation, notamment pour les collectivités : suppression d’un quart de la compensation de la taxe foncière sur les propriétés bâties et de la cotisation foncière des entreprises (CFE) des industries ; pérennisation du Dilico (dispositif de lissage conjoncturel des recettes fiscales des collectivités) aggravé, Bercy sacrifiant encore une fois les bons élèves sur l’autel de la rigueur. Où est donc la volonté réelle de décentraliser ?

Pourtant, la décentralisation est la solution évidente à la crise profonde que nous vivons : crise de gouvernance, crise de confiance, crise financière. Nous avons atteint le paroxysme d’un système dans lequel l’État central s’occupe de tout, perd la main sur tout et oublie l’essentiel. La preuve : plus personne ne se comprend, pas même dans la cuisine de Matignon.

Une véritable décentralisation, c’est celle qui donne la main et les moyens, pas seulement des missions. Encore faut-il savoir de quoi l’on parle : décentraliser quoi et, surtout, décentraliser qui, puisque la responsabilité est au cœur du sujet ?

Depuis quarante ans, on confond faire confiance et se désengager. Nos chefs étoilés – les gouvernants – disent : « Je fais confiance aux territoires. » En cuisine, les commis – les territoires – répondent : « Je fais ce que je peux avec ce qu’il me reste. » La décentralisation doit être un transfert de confiance et non un transfert de charges.

Cette confiance suppose de la clarté : des compétences nettes, des moyens adaptés et, surtout, la fin du fameux « coco » : coconstruction, cofinancement, cogestion, « co-confusion ». Si, au passage, on supprimait le Dili-co, nous nous serions compris. (Sourires.)

Aujourd’hui, tout le monde rend des comptes à tout le monde, sauf aux électeurs. La France est devenue la championne du monde de la désorganisation systémique, prisonnière d’un modèle jacobin dotée des apparats d’une décentralisation. Cela ne fonctionne plus !

L’enlisement est devenu la norme si bien que, quand on veut véritablement faire avancer un projet, on invente une loi d’exception, comme pour Notre-Dame de Paris. C’est devenu le génie français : créer un régime dérogatoire pour chaque idée, faute d’une vision d’ensemble.

Madame la ministre, il est temps de remettre de l’ordre pour obtenir un plat de résistance consistant. Tocqueville l’analysait déjà : la décentralisation est non pas un transfert, mais un retour de responsabilité. Elle rapproche l’État du citoyen et fait vivre la démocratie.

Pourtant, on nous sert souvent une décentralisation managériale réduite à un pilotage par tableur Excel, avec des élus sous tutelle. Je n’y crois pas. Les territoires ne sont pas les filiales de l’État, les maires ne sont pas des sous-traitants de la République : ils en sont les premiers responsables. Encore faut-il, pour exercer leurs responsabilités, qu’ils puissent actionner de véritables leviers : la fiscalité locale, l’autonomie de décision, la souplesse normative.

Pour ce faire, un État et des territoires forts passent par une vague de déconcentration ; l’une ne va pas sans l’autre. D’ailleurs, le couple maire-préfet reste l’un des rares qui fonctionnent encore. C’est cette articulation qu’il faut renforcer, plutôt que de multiplier les agences et autres comités.

Jean-Louis Borloo en appelle à une « République fédérale à la française ». Une « République des responsabilités locales assumées » serait la cerise sur le gâteau. Remettons de la cohérence et de la responsabilité.

Enfin, le véritable enjeu est de rendre à chaque échelon les responsabilités qui lui reviennent, afin de redonner aux élus le goût de l’action publique et du sens à ce qu’ils font : à l’État, la stratégie et le régalien ; aux collectivités, la proximité, l’action et la redevabilité devant leurs électeurs.

Si la République veut rester indivisible, c’est bien parce que la responsabilité, elle, ne se divise pas. Bon appétit ! (Applaudissements sur les travées du groupe UC. – M. Henri Cabanel applaudit également.)

M. le président. La parole est à Mme la ministre.

Mme Françoise Gatel, ministre de laménagement du territoire et de la décentralisation. Monsieur le sénateur Fargeot, je vous remercie de cette intervention gourmande. (Sourires.)

Vous avez raison, les élus locaux ne sont pas des commis de l’État. Il fut un temps où, chacun le sait, il existait de grands commis et où l’on considérait que la France marchait relativement bien. Cette opinion a changé. Je vous le redis avec beaucoup de conviction : l’action publique relève de l’État et des collectivités. À chacun sa responsabilité – j’aime ce mot – et à chacun ses compétences.

Vous avez raison, s’agissant par exemple des départements : on ne leur a pas transféré des compétences, on les a chargés de les mettre en œuvre comme l’État l’a dit, avec les moyens que ce dernier leur a donnés.

Ce qu’il nous faut, c’est transférer aux collectivités des responsabilités en leur donnant la capacité d’agir, de trouver des solutions. Cela suppose d’organiser la chaîne de l’ordonnancement – c’est le « qui fait quoi » dont parle le Premier ministre – et la chaîne du commandement. Le responsable organise et décide, mais il rend également des comptes.

Enfin, monsieur le sénateur, je suis heureuse de vous entendre parler de différenciation. Je me souviens de débats ici même, lors desquels on assimilait égalité et uniformité. Toutefois, l’uniformité n’a jamais été la garante de l’égalité ; elle est au contraire la garante de l’inégalité. Il existe une égalité de droits avec une différence de moyens. Travaillons donc pour corriger ces différences.

En matière de déconcentration, il y a un patron dans les départements, c’est le préfet. À lui d’harmoniser les choses.

Enfin, vous avez parlé de « qui fait quoi et avec quoi » et de financement. Une partie du budget des collectivités provient de dotations, l’autre doit sans doute reposer sur un levier fiscal, qu’il faut définir en fonction des compétences transférées.

Travaillons avec gourmandise sur ce chantier, car nous sommes tous d’accord sur l’objectif. Faisons face aux difficultés qui surgiront sans aucun doute, agissons en confiance pour débloquer les articulations qui ne manqueront pas à un moment de se gripper.