M. le président. La parole est à M. Daniel Fargeot, pour la réplique.
M. Daniel Fargeot. Comme vous l’avez dit, l’État doit se détendre et conserver à l’esprit un principe simple : faire preuve de bon sens et de pragmatisme. Là où il y a une volonté, il y a un chemin. (Exclamations amusées sur les travées du groupe SER.)
M. le président. La parole est à Mme Marie-Pierre Bessin-Guérin.
Mme Marie-Pierre Bessin-Guérin. « Faites-nous confiance ! »
Voilà le cri du cœur de la maire de La Meilleraye-de-Bretagne, commune de 1 500 habitants, que j’étais avant d’être élue au Sénat. Ce cri du cœur n’est pas seulement le mien ; nous le savons tous ici, nombre d’élus locaux le poussent également.
Pour étayer mon propos, je vous ferai part d’un exemple personnel. Il y a quelques années, il m’a été demandé de réaliser des travaux sur l’une des voies de ma commune. En plus d’être coûteux, ceux-ci posaient un problème majeur en matière de sécurité routière. En tant que maire, j’ai proposé, avec les habitants, un autre chemin plus sécurisé, qui n’aurait nécessité que de petits aménagements à la marge. Il aura fallu une mobilisation de près de deux ans pour que notre voix soit entendue et que cette solution bien plus pragmatique soit finalement retenue. Nous aurions gagné bien du temps si nous avions été écoutés dès le départ…
Cet exemple illustre le quotidien de nombreux élus locaux en France. Il montre aussi à quel point il est impératif de remettre la confiance au cœur de notre relation avec les territoires. L’avenir de la décentralisation passe avant tout par la confiance : confiance dans les élus locaux, qui sont mobilisés en permanence ; confiance dans les instances de proximité, qui relaient avec force la voix des territoires.
Depuis plus d’une quarantaine d’années, plusieurs vagues de décentralisation se sont succédé. Elles répondaient toutes à des objectifs nobles, mais force est de constater qu’elles s’articulent mal entre elles. Le cadre juridique actuel manque de cohérence, mais aussi de souplesse. Il en résulte un manque de lisibilité, tant pour les élus locaux que pour nos concitoyens. Réformer ce cadre de façon globale s’impose aujourd’hui comme une évidence.
D’un point de vue constitutionnel tout d’abord, il s’agit notamment de sanctuariser les principes de subsidiarité et de différenciation territoriale. L’unité de la République, le lien avec les citoyens, passent autant par le respect des spécificités locales que par une action publique plus efficace et proche du terrain. C’est ce que permettent ces principes.
Se pose aussi, bien évidemment, la question de la répartition des compétences. Dans bien des domaines, elle doit être simplifiée et rationalisée. Il est essentiel aussi de renforcer les leviers de coopération entre les collectivités territoriales. À mon sens, la commune doit être au cœur de l’organisation territoriale française. Quant à l’échelon départemental, il reste indéniablement pertinent, en particulier dans les territoires les plus ruraux.
À cet égard, le groupe Les Indépendants – République et Territoires soutient l’idée d’une large réforme de la décentralisation pour une gouvernance fondée sur la proximité. Faut-il rappeler ici la crise des vocations, enjeu parfaitement cerné par les auteurs de la proposition de loi portant création d’un statut de l’élu local ?
Les chiffres parlent d’eux-mêmes. En 2025, plus de 6 % des maires élus en 2020 ont déjà démissionné de leur mandat. Le nombre de démissions volontaires a été multiplié par quatre par rapport à la précédente mandature.
Je donnerai un exemple concret : lorsque je suis devenue sénatrice il y a quelques semaines, j’ai dû renoncer à mon mandat de maire. Aucun candidat ne s’est présenté pour me succéder. Et pour cause, les multiples difficultés et obstacles inhérents à la fonction de maire rebutent de nombreuses personnes. C’est un véritable gâchis pour notre République, mes chers collègues.
Vous le voyez, vous le savez, il y a urgence. Les élus de proximité sont ceux qui font le lien entre la République et les citoyens. Il faut leur donner les moyens d’agir.
J’en viens à présent à l’épineux sujet des finances publiques locales. Celui-ci – je tiens à le souligner – doit être au cœur des réflexions sur l’avenir de la décentralisation. Non, le budget des collectivités territoriales n’est pas une variable d’ajustement. Lorsque je vois se profiler à l’horizon la baisse de la dotation d’équipement des territoires ruraux (DETR), à laquelle je suis fermement opposée, je m’inquiète.
Au-delà, il doit être mis fin définitivement à certaines pratiques. Chaque compétence dévolue à une collectivité doit donner lieu à une compensation financière adéquate. De la même façon, il est essentiel que le décideur soit celui qui paie et qu’une commune n’ait plus à l’avenir à financer des initiatives décidées par un autre échelon sans son accord.
Enfin, en matière de budget, la prévisibilité doit être le maître mot. Les collectivités locales doivent pouvoir se projeter et anticiper. Certaines communes attendent parfois des mois durant le versement de sommes pourtant déjà votées par un autre échelon. Oui, il faut donner aux collectivités les moyens d’agir, ce qui passe par une transformation de notre mode de fonctionnement actuel.
En définitive, je le rappelle encore, l’avenir de la décentralisation se résume à un maître mot : confiance. Faisons confiance aux élus de proximité, car ce sont bien eux qui incarnent et font vivre notre République au plus près de nos concitoyens dans nos territoires. Notre République s’honorerait à leur accorder la juste place qu’ils méritent et à leur donner les marges de manœuvre nécessaires pour exercer pleinement leurs prérogatives au service des Français.
M. le président. Il faut conclure, ma chère collègue.
Mme Marie-Pierre Bessin-Guérin. Madame la ministre, comment le Gouvernement compte-t-il accompagner les élus locaux, dont le travail est indispensable à notre pacte républicain ? (Applaudissements sur les travées du groupe INDEP.)
M. le président. La parole est à Mme la ministre.
Mme Françoise Gatel, ministre de l’aménagement du territoire et de la décentralisation. Madame la sénatrice Marie-Pierre Bessin-Guérin, je suis très heureuse de vous saluer quelques jours après votre arrivée au Sénat. Je répondrai point par point aux sujets que vous avez évoqués.
Je crois beaucoup à la proximité. Je le dis sans plaisanter : puisque nous défendons le circuit court dans le domaine de l’alimentation, j’aimerais qu’il en soit de même en matière d’action publique. Ce circuit est efficace et permet d’identifier le responsable. Selon le principe de subsidiarité, le niveau le mieux placé peut prendre la compétence et s’allier avec d’autres territoires.
Par ailleurs, madame la sénatrice, vous avez raison d’évoquer la question de l’engagement des élus locaux. Le Sénat a beaucoup travaillé sur la facilitation et la sécurisation de l’engagement. C’est en effet ici qu’est née une proposition de loi transpartisane, qui poursuit sa route aujourd’hui et que nous espérons voir adoptée le plus rapidement possible.
M. François Bonhomme. Il y a intérêt !
Mme Françoise Gatel, ministre. Notre intérêt commun est d’œuvrer pour les maires !
Sur les finances publiques, je tiens à apporter une correction et à vous rassurer, madame la sénatrice. L’enveloppe de la DETR ne diminue pas en 2026 dans le fonds d’investissement pour les territoires (FIT) ou en dehors de lui. Il est important de le redire.
En vous écoutant, j’ai constaté que vous avez déjà une forte culture sénatoriale, car vous prononcez des phrases que l’on entend souvent ici, par exemple « Qui décide paie ». En d’autres termes, celui qui fixe la norme doit l’assumer ; inversement, celui qui paie doit être associé à la décision. Comme l’a souligné le sénateur Fargeot précédemment, les élus locaux ne sont pas les commis de l’État ; ce sont des gens responsables qui doivent être associés aux décisions.
C’est en ne l’oubliant pas que nous retrouverons le chemin de la confiance de nos concitoyens et, surtout, de l’efficacité.
M. le président. La parole est à M. Jean-Claude Anglars. (Applaudissements sur les travées de groupe Les Républicains, ainsi que sur des travées du groupe UC.)
M. Jean-Claude Anglars. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, dès sa nomination, le Premier ministre a souhaité ouvrir des consultations rapides pour « présenter un nouvel acte de décentralisation, de clarification et de liberté locale ».
En France, la décentralisation définit la relation entre l’État et les collectivités territoriales. Elle repose sur plusieurs principes clés : répartition des compétences, libre administration, responsabilité des élus locaux, fiscalité directe locale.
À l’heure où le Parlement examine le projet de loi de finances, par lequel l’État souhaite une forte contribution des collectivités locales au redressement des comptes publics, il est bon de rappeler un fondement élémentaire : les collectivités locales disposent, certes, de concours financiers ponctuels de l’État, mais surtout d’un pacte qu’il est indécent de renier, les compensations des transferts de compétences ; de plus, elles disposent de ressources propres.
La suppression de la taxe d’habitation, échelonnée de 2018 à 2023, est une mesure confiscatoire pour les collectivités territoriales. Il faudra avoir le courage de procéder à son évaluation, car, en définitive, elle constitue une atteinte à la libre administration locale et creuse la dette de la nation.
L’acte III de la décentralisation a été mis en œuvre à marche forcée à partir de 2015. Alors qu’il visait à réorganiser et à clarifier les compétences des collectivités territoriales, les transferts de compétences obligatoires entraînent des dysfonctionnements et l’on observe la création d’hyperstructures qui éloignent les centres de décisions.
Notre assemblée n’a cessé de tenter de clarifier le partage des compétences en faisant inébranlablement du principe de subsidiarité sa boussole. Chaque compétence doit être exercée par l’échelon territorial le plus à même d’agir, ce qui dépend des territoires, admettons-le. La subsidiarité, corrélée aux libertés locales et aux principes de différenciation et d’expérimentation, doit reconnaître à tout échelon la capacité de pouvoir exercer une compétence, totale ou partielle.
C’est le sens de la proposition de loi visant à assouplir la gestion des compétences « eau » et « assainissement », d’initiative sénatoriale, promulguée le 11 avril dernier, qui a pour objectif de laisser le choix du transfert aux élus. Il s’agit de prôner une intercommunalité choisie plutôt que subie. En effet, le socle de la République, c’est la commune, dont la clause de compétence générale doit conférer aux maires le pouvoir de décider pour tout ce qui concerne leur commune.
M. Laurent Burgoa. Très bien !
M. Jean-Claude Anglars. Par ailleurs, la possibilité d’expérimentation offerte par la loi du 21 février 2022 relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l’action publique locale (3DS), en permettant de s’emparer de nouvelles compétences sur une base volontaire, rouvre le champ des possibles pour le partage de compétences. Ainsi, depuis le 1er janvier 2024, les départements ou régions volontaires peuvent reprendre la gestion de routes nationales non concédées. C’est le cas de la RN 88 : le département de l’Aveyron a fait le choix volontariste d’en obtenir le transfert afin de conduire de manière déterminée sa mise en deux fois deux voies. Cet exemple illustre ce qu’aspire à être la décentralisation : une réponse sur mesure, adaptée aux besoins locaux.
La décentralisation ne se décrète pas, elle se construit. Plus qu’un nouvel acte de décentralisation imposé, les élus attendent désormais plus de liberté d’agir. Sur ce sujet, le Sénat sera un partenaire exigeant, relayant la voix des élus locaux – comme vous le savez, madame la ministre. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Laurent Burgoa. Bravo !
M. le président. La parole est à Mme la ministre.
Mme Françoise Gatel, ministre de l’aménagement du territoire et de la décentralisation. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je constate cet après-midi la puissance de l’Aveyron, qui prend décidément de la hauteur, si je puis dire ! (Sourires.)
Permettez-moi d’apporter quelques éléments très concrets en complément de ce qui a été dit.
Monsieur le sénateur, vous évoquez le transfert de compétences. Pour l’instant, nous avons surtout procédé à des transferts d’exécution de compétences prévus par la loi. (M. Jean-Baptiste Lemoyne acquiesce.) Au moment du transfert de l’exécution de l’État à la collectivité territoriale, une évaluation a été réalisée, mais il n’existe pas de clause de revoyure. La confiance passe à mon sens par la contractualisation et par une clause de revoyure, qui permet à chacun de vérifier la justesse et la pertinence des dispositifs mis en œuvre.
La liberté des territoires et des collectivités territoriales va de pair avec la responsabilité, je vous l’accorde, monsieur le sénateur ; je suis responsable, donc je suis libre ; je suis libre, donc je suis responsable – dans le cadre d’une nation une et indivisible.
J’en viens aux différences territoriales. Nous savons que certaines compétences ne peuvent pas s’exercer seules. Je prendrai un exemple bien connu, celui du tourisme.
M. Jean-Baptiste Lemoyne. Ah, très bien !
Mme Françoise Gatel, ministre. Le département et la région considèrent tous deux que cette compétence est de leur ressort, alors que tout dépend des territoires. À Honfleur ou à Deauville, c’est la commune elle-même qui exerce cette compétence, car elle incarne la destination touristique. Je pense, pour que les choses soient claires, qu’il faut désigner un chef de file…
M. Jean-Baptiste Lemoyne. C’est dommage, cela commençait bien…
Mme Françoise Gatel, ministre. … qui doit avoir la capacité de s’organiser avec la collectivité qui est la plus à même d’agir, exactement comme nous l’avons fait pour l’eau et l’assainissement. Voilà d’ailleurs un bon exemple d’intercommunalité utile et pertinente, dès lors qu’elle répond aux besoins, sans que soit imposée une structure qui ne fonctionne pas.
La loi 3DS permet de mener des expérimentations. Je crois que si nous procédions davantage à des expérimentations avant de décider, de manière définitive, que ce qui est voté ici ou ailleurs fonctionnera nécessairement partout, nous réduirions nombre d’irritants. Mme Canayer l’a bien dit, il nous faut modifier l’article 72-2 de la Constitution, pour que l’expérimentation puisse conduire à une véritable différenciation. C’est un enjeu essentiel, afin de ne pas imposer à certaines collectivités territoriales ce que d’autres auraient choisi.
M. le président. La parole est à M. Jean-Baptiste Lemoyne.
M. Jean-Baptiste Lemoyne. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, ce débat sur l’avenir de la décentralisation vient à point nommé. Le Premier ministre a annoncé vouloir un grand acte de décentralisation et a demandé leur contribution au Sénat et aux associations d’élus locaux.
Avant tout nouvel acte de décentralisation, il est impératif de faire le bilan des précédents, les actes I, II et III. Permettez-moi cette précaution méthodologique, car l’enfer peut être pavé de bonnes intentions. (Mme la ministre acquiesce.)
Certains objectifs annoncés – une meilleure lisibilité des politiques conduites, une meilleure identification du « qui fait quoi »… – peuvent sembler séduisants au premier abord, mais pourraient en fait se révéler des irritants.
J’entends ainsi parler d’une rationalisation des actions en matière de tourisme, de culture ou de sport. Ce sont justement des compétences où les interventions conjointes des communes, intercommunalités, départements et régions s’additionnent fort heureusement. Madame la ministre, ériger dans ces domaines un monopole d’intervention ou un chef de filat pour une collectivité territoriale au détriment des autres serait en réalité soustraire des moyens à des politiques qui contribuent à la vitalité et à l’attractivité de tous nos territoires – ruraux comme urbains, hexagonaux comme ultramarins. D’ailleurs, rappelons-le, il ne s’agit pas là d’une demande des collectivités. Pour la compétence tourisme, elles l’ont signifié avec force lors du congrès de la Fédération nationale des organismes institutionnels de tourisme (ADN Tourisme), qui réunit les offices de tourisme, les comités départementaux du tourisme et les comités régionaux du tourisme. J’espère que ces voix du terrain seront entendues.
Revenons au bilan des actes I, II et III de la décentralisation. Interrogez un maire, un président d’établissement public de coopération intercommunale (EPCI), un président de conseil départemental ou de conseil régional, ils vous diront tous que le système est au bout du rouleau. Ayons donc le courage de regarder ce qui a marché et ce qui n’a pas marché.
On peut objectivement saluer l’acte I, voulu par Gaston Defferre, car il a permis de libérer les énergies et mis fin à la tutelle de l’État sur les collectivités. En revanche, la prétendue « stricte » – les guillemets s’imposent – compensation des charges résultant du transfert de compétences s’est révélée une matrice destructrice, hélas !
J’en viens à l’acte II, décidé par les gouvernements successifs de Jean-Pierre Raffarin. L’intention était sûrement louable, mais la loi relative aux libertés et responsabilités locales a conduit, elle aussi, à des transferts de charges mal compensés. Force est de constater que ce texte, adopté grâce au 49.3, est mal né et a mal vieilli. Les départements, à qui l’on a alors attribué la gestion du revenu minimum d’insertion (RMI), sont aujourd’hui asphyxiés par son successeur, le revenu de solidarité active (RSA). Dans l’Yonne, le RSA coûte 60 millions d’euros : l’État n’en donne royalement que 27 millions ! Je pourrais aussi vous parler longuement de l’aide sociale à l’enfance (ASE) et des services départementaux d’incendie et de secours (Sdis), mais nous y serions encore demain matin…
Le Sénat a d’ailleurs été la vigie de l’autonomie financière des collectivités. Imaginez-vous qu’à l’époque le Gouvernement voulait faire rentrer les dotations dans les ressources propres des collectivités ! Hommage soit rendu à Daniel Hoeffel qui, sur ces travées, a veillé à ce que cela ne se produise pas. Déjà, en ouverture des travaux sur ce sujet, le président du Sénat Christian Poncelet soulignait « l’absolue nécessité de veiller à ne pas transformer les élus locaux en gestionnaires démotivés de ressources au sein desquelles les dotations préétablies occuperaient une part trop nettement prépondérante. » Cela ressemble, hélas ! au quotidien des élus locaux…
Pierre Mauroy, qui présida en 2000 une commission pour l’avenir de la décentralisation, déclarait : « Un élu vote l’impôt. Sinon, c’est lui retirer sa liberté. » Oui, des libertés ont été retirées aux collectivités. Avouons-le, tous les gouvernements, depuis quarante ans, ont péché.
Avec la suppression de pans entiers de fiscalité locale, les collectivités territoriales collectionnent les dotations de compensation ou les prélèvements sur recettes, qui deviennent véritablement illisibles. Pour couronner le tout, un acte III, avec deux textes fameux, la loi NOTRe et la loi Maptam (loi de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles), n’a pas laissé que de bons souvenirs aux élus locaux, qui doivent désormais vivre avec des cantons et des régions de taille XXL. Tout cela a fait dire au Président de la République, lors d’une allocution devant les maires prononcée au mois de novembre 2023, que la décentralisation était « cul par-dessus tête ».
Il faut donc tout repenser. L’avenir de la décentralisation passe par un profond changement de paradigme. Il faut tout revoir, de la cave au grenier, pour plusieurs raisons.
Première raison : dans ce monde caractérisé par des révolutions technologiques, des ruptures et des instabilités géopolitiques, l’État doit se concentrer sur l’essentiel et mettre le paquet sur le régalien, la jeunesse et l’innovation. Les territoires peuvent parfaitement prendre en charge des fonctions essentielles du quotidien. Pourquoi ne pas faire passer les agences régionales de santé (ARS) et les sujets de santé dans le giron des régions ? Je lance le débat.
Deuxième raison : nos concitoyens ont trop souvent le sentiment que le contrôle de leur vie, de leur pays, leur échappe. Redonner du pouvoir aux collectivités, c’est aussi redonner aux citoyens prise sur le cours des choses. Voyez la vitalité démocratique de nos voisins suisses au sein de leurs cantons !
Troisième raison : nos concitoyens ont besoin de réenracinement et de territoires qui gardent leur identité, quand la mondialisation uniformise tout. Il est d’ailleurs regrettable que certains voient encore dans les langues et cultures régionales une menace, alors qu’elles sont nos racines et qu’elles appartiennent au patrimoine de la France.
Vers quelle nouvelle organisation territoriale nous diriger ? Nos outre-mer peuvent utilement montrer le chemin. Ils sont à l’avant-garde de formules sur mesure. Faisons du sur-mesure partout ! Redonnons la main et la parole au terrain, aux collectivités territoriales, pour que celles-ci puissent décider elles-mêmes de leur organisation et des compétences qu’elles souhaitent assumer ! Voilà la subsidiarité, du bas vers le haut et non du haut vers le bas, en commençant par la cellule de base qu’est la commune.
Jean-Louis Borloo tiendra une causerie dans quelques instants, ici au Sénat, sur le fédéralisme à la française. Le principe fédératif de Proudhon peut nous orienter vers des recettes pour repenser l’articulation entre les collectivités et l’État, au bénéfice du citoyen. Pour que cela fonctionne, il faut que les collectivités retrouvent du pouvoir normatif, du pouvoir fiscal, du pouvoir de faire. Le temps n’est donc plus aux ajustements à la marge ni aux rustines, il est à une forme de révolution territoriale.
C’est cela qui permettra, pour reprendre les mots du penseur régionaliste et personnaliste Alexandre Marc, qu’« au sein de l’Europe, la France renouvelée reprenne la route royale de la nation créatrice et libératrice. » (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI.)
M. le président. La parole est à Mme la ministre.
Mme Françoise Gatel, ministre de l’aménagement du territoire et de la décentralisation. Je reconnais bien là votre envie de convaincre, monsieur Lemoyne !
J’ai pris un exemple qui vous parle particulièrement, celui du tourisme. Si nous souhaitons une clarification des compétences, il faut à un moment désigner clairement qui est responsable, tout en permettant que, sur les territoires, les organisations soient spécifiques. Nous l’avons vu, par exemple, avec la gestion de l’eau et de l’assainissement : les territoires s’organisent comme ils l’entendent, mais un responsable est identifié.
Je rappelle que les communes disposent de la compétence générale, comme vous le savez. Elles conservent donc la capacité d’intervenir sur l’ensemble des champs, néanmoins il me semble nécessaire de clarifier le paysage. Quoi qu’il en soit, je constate que nous en débattrons longuement et que les points de vue seront variés.
La décentralisation va de pair avec la déconcentration, c’est-à-dire qu’il faut donner à l’État territorial la capacité d’apporter des solutions et une certaine liberté dans l’application des normes. Cela est en cours et, vous l’avez souligné, c’est une profonde révolution. Le préfet pourra ainsi constater qu’une norme est inadaptée à une collectivité et, à l’échelon local, être en mesure de décider.
Donner du pouvoir normatif aux élus locaux, je partage ce projet. Toutefois, vous le savez bien, il existe un enjeu de responsabilité et de judiciarisation. Certaines collectivités, notamment parmi les plus petites, ne souhaitent pas disposer de ce pouvoir normatif, car elles ne sont pas en mesure d’assumer les risques qui y sont associés. Cela signifie que la loi doit sans doute être moins bavarde : elle doit fixer un cadre normatif clair tout en laissant la possibilité aux collectivités qui le peuvent d’adapter ce cadre à leur réalité.
J’en viens au financement. Il y a un débat sur l’autonomie financière et fiscale. Je ne crois pas que, dans un pays où les collectivités exercent des compétences aussi importantes que l’éducation, on puisse se passer totalement de dotations. Les grands pays fédéraux, comme l’Allemagne, fonctionnent avec un système de dotations régionales ajustées au niveau des compétences exercées. À ces dotations provenant d’impôts nationaux partagés s’ajoute un levier fiscal, faute de quoi il n’y aurait pas d’égalité dans la qualité du service rendu.
Je prendrai un dernier exemple : celui du coût de la scolarisation d’un élève dans une école élémentaire. À l’échelon départemental, ce coût a été défini afin d’assurer un financement équitable.
M. le président. Il faut conclure, madame la ministre.
Mme Françoise Gatel, ministre. Nous établissons un coût et nous le reconnaissons. Je pense donc qu’il est nécessaire de maintenir un équilibre entre dotation et levier fiscal.
M. le président. La parole est à M. Pierre-Alain Roiron. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)
M. Pierre-Alain Roiron. Madame la ministre, mes chers collègues, parler de l’avenir de la décentralisation suppose d’abord de dresser un constat lucide sur le présent. Quarante ans après les lois de décentralisation, nous sommes au seuil d’un nouveau modèle à inventer. Hélas, ce qui devait être un partage du pouvoir s’est peu à peu transformé en dilution progressive de celui-ci.
Aujourd’hui, alors que le Premier ministre annonce un grand acte de décentralisation, le projet de loi de finances pour 2026 dessine une trajectoire incompatible avec cette perspective. Rappelons que l’article 72-2 de notre Constitution garantit aux collectivités des « ressources dont elles peuvent disposer librement ». La décentralisation repose sur un triptyque indissociable : compétences, moyens, autonomie fiscale. Toutefois, cette autonomie s’étiole, notamment depuis la suppression de la taxe professionnelle en 2010 et de la taxe d’habitation en 2018. Cela crée une dépendance croissante aux dotations de l’État, laquelle fragilise la prévisibilité nécessaire à tout investissement de long terme.
Pierre Mauroy, Premier ministre au moment du vote de la loi relative à la répartition de compétences entre les communes, les départements, les régions et l’État, dite Defferre, avait déjà cette formule prémonitoire : « Aucun nouvel acte de la décentralisation ne pourra désormais se passer d’une réforme en profondeur de l’État central lui-même. »
M. Patrick Kanner. Très bien !
M. Pierre-Alain Roiron. Réformer l’État en profondeur, c’est aussi et d’abord accepter que l’uniformité des règles ne garantisse plus l’égalité entre les territoires. Le droit à la différenciation territoriale, que notre famille politique défend, doit être pleinement consacré, de même que l’affirmation du pouvoir réglementaire des collectivités territoriales. C’est l’aboutissement logique du processus de décentralisation.
Il va sans dire qu’une telle réforme institutionnelle appelle une réelle traduction financière. L’autonomie budgétaire et fiscale demeure la condition sine qua non d’une décentralisation véritable et pérenne. Cependant, au-delà de la question financière, c’est toute l’architecture de nos compétences qu’il faut repenser. Trop de doublons subsistent entre l’État et les collectivités, entre les différents échelons territoriaux, créant confusion, inefficacité et pertes financières.
Comment justifier que l’État finance et définisse les normes ayant trait à l’apprentissage et à la formation professionnelle, tandis que les régions gèrent l’orientation et le développement territorial ? Ce chevauchement, constant depuis la loi du 5 septembre 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel, illustre parfaitement cette dilution du pouvoir que nous dénonçons. En matière de politique du logement social, c’est la même incohérence : l’État fixe les quotas, les intercommunalités planifient, les départements financent. Cette fragmentation engendre lenteurs et inefficacité, pendant que des familles attendent un toit.
Nous appelons à un réexamen systématique de la répartition des compétences, guidé par un principe simple : une compétence, un échelon, des moyens adaptés. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)