Mme la présidente. La parole est à M. le ministre délégué.

M. David Amiel, ministre délégué auprès de la ministre de laction et des comptes publics, chargé de la fonction publique et de la réforme de lÉtat. Monsieur le sénateur, je partage votre constat, que j’ai en effet partiellement anticipé dans mon intervention. Vous avez raison, la question de la dépense publique devrait être au cœur de nos débats budgétaires.

À cet égard, le Gouvernement a proposé, dans le cadre du projet de loi de finances initial pour 2026, un effort de réduction des dépenses de l’État d’une ampleur inédite en valeur. Ce dernier sera certes extrêmement contraignant pour les ministères, mais il était très important de montrer l’exemple.

Au cours des vingt-cinq à trente dernières années, les principaux postes de dépense publique ayant augmenté considérablement sont les dépenses de retraite, d’une part, et les dépenses d’assurance maladie, d’autre part. (Mme Émilienne Poumirol sexclame.) Cela s’explique assez aisément par le vieillissement de la population.

Si nous voulons maîtriser dans la durée la trajectoire de ces dépenses, nous devons nous attaquer à des dépenses moins prioritaires.

En matière d’assurance maladie, les débats budgétaires autour de la prévention et de la lutte contre la fraude devraient ainsi nous conduire à concentrer les moyens vers les besoins les plus importants, à savoir la modernisation de l’hôpital, la présence médicale sur le terrain ou encore le développement des infirmières en pratique avancée.

Il faut aussi réduire un certain nombre d’autres dépenses médicales. Même si certaines des mesures proposées sont contestées, il est utile d’avoir cette discussion.

Les retraites font également débat depuis de nombreuses années. Il est évident que, à l’avenir, il faudra travailler plus longtemps.

Mme Émilienne Poumirol. Jusqu’à 68 ans ?

M. David Amiel, ministre délégué. Si la dernière réforme est en voie de suspension, c’est en raison de l’absence de consensus politique au Parlement. (M. Pascal Savoldelli ironise.)

J’ai cependant espoir que la conférence qui a été lancée ce matin avec les partenaires sociaux permettra, dans la perspective de la prochaine élection présidentielle, de dégager de grands scénarios sur lesquels les Français pourront se prononcer.

Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Baptiste Blanc. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains et INDEP.)

M. Jean-Baptiste Blanc. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, voilà un an, les auteurs du rapport Bozio-Wasmer soulignaient que la politique de réduction des cotisations menée depuis les années 1980 avait fait naître un « mur de charges ».

Les dispositifs dégressifs concentrés sur les bas salaires ont conduit à des taux marginaux implicites de 51 %, freinant la progression salariale des classes intermédiaires.

L’empilement ultérieur du revenu de solidarité active (RSA), de la prime d’activité et des aides au logement a accentué ce phénomène. En plus d’être trop concentrés, les allègements de charges ne montent pas assez haut dans l’échelle des salaires.

L’article 18 de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2025 réforme les allègements généraux de cotisations patronales de sécurité sociale à compter du 1er janvier 2026. Si ces modifications constituent une avancée en matière de simplification, elles restent très modestes en matière de politique salariale : la majeure partie des allègements, par ailleurs plafonnés à trois Smic, est concentrée sur les rémunérations situées autour du Smic, sans véritable incitation à augmenter les salaires intermédiaires.

Monsieur le ministre, la lutte contre la « smicardisation » et les trappes à bas salaires étant une priorité, ma question est la suivante : le Gouvernement entend-il aller plus loin dans la réforme des allègements généraux en rehaussant les cotisations concentrées au niveau du Smic jusqu’à 3,5 Smic ? C’est en effet ainsi que nous pourrons soutenir les salaires intermédiaires et améliorer la compétitivité des entreprises sur les niveaux de rémunération les plus exposés.

Mme la présidente. La parole est à M. le ministre délégué.

M. David Amiel, ministre délégué auprès de la ministre de laction et des comptes publics, chargé de la fonction publique et de la réforme de lÉtat. Monsieur le sénateur, je vous remercie de faire référence au rapport qui avait été commandé par le Gouvernement à Antoine Bozio et à Étienne Wasmer.

Ce document nous enseigne notamment que les allègements de charges ont permis de créer massivement des emplois et que leur suppression – l’idée surgit parfois dans le débat public – entraînerait une remontée spectaculaire du taux de chômage.

Par ailleurs, on parle souvent des allègements de charges comme d’une dépense publique. Mais, en réalité, il s’agit d’une sorte d’artefact comptable : si le dispositif était présenté différemment, si l’on établissait un barème des taux de cotisation, on aurait simplement le sentiment que les taux sont plus faibles sur les bas salaires et plus élevés sur les hauts salaires.

Il y a donc là parfois une confusion dans le débat public, qui pose d’ailleurs la question d’une réforme systémique des allègements de charges. Certains, à gauche, réfléchissent à la pertinence de rendre ou non les cotisations salariales progressives. Il s’agit d’une piste intéressante, qui pose cependant des difficultés constitutionnelles. Il est important que ce débat ait lieu, du côté tant patronal que salarial.

Enfin, vous avez raison de dire, monsieur le sénateur, que la massification des allègements de charges au niveau du Smic a pu susciter des trappes à bas salaires. Ces allègements ont créé de nombreux emplois, dans un pays où le Smic était plus élevé qu’ailleurs, et c’est tant mieux, évidemment, pour le pouvoir d’achat des travailleurs.

Toutefois, il est difficile de sortir de ces niveaux de rémunération. Le projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2026 prévoit donc, en effet, une mesure visant à réviser la courbe des allègements de charges et à lutter notamment contre ces effets d’enfermement.

Au-delà, la question doit être traitée, vous l’aurez compris, de manière systémique, dans le cadre d’une réflexion globale sur le pouvoir d’achat, sur la prime d’activité et sur le financement de notre protection sociale.

Mme la présidente. La parole est à M. Bernard Buis.

M. Bernard Buis. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, le débat que vous proposez me permet d’aborder une question non pas nouvelle, mais très actuelle, et pourtant relativement absente des débats budgétaires : celle de la taxation des robots et des applications numériques, y compris l’intelligence artificielle (IA) générative.

Benoît Hamon, alors candidat à l’élection présidentielle, en parlait déjà en 2017. Il proposait de taxer la richesse créée par les robots dans les entreprises françaises, afin de financer notre modèle de protection sociale et de mettre en place sa proposition de revenu universel.

Au-delà du fait d’être favorable ou non au revenu universel, c’est bien la question d’une nouvelle recette dans un marché du travail bouleversé par l’automatisation qui me préoccupe.

Mes chers collègues, pourquoi un salarié paierait-il des cotisations sociales quand un robot qui le remplace n’en paie aucune ? Est-ce justifié, alors qu’un robot nécessitera lui aussi des soins, au travers de mises à jour au cours de son existence ?

Ainsi que le suggérait Michel-Édouard Leclerc en mai dernier, lors d’une interview sur BFM TV, « quand l’IA, quand les ChatGPT ou Mistral remplacent des avocats, des juristes, des professions libérales ou des journalistes, on pourrait imaginer que ces applis paient une part des charges sociales. »

À l’inverse, on peut aussi considérer qu’une nouvelle taxation de ce type pourrait freiner l’innovation source de croissance, selon les principes économiques défendus hier par Joseph Schumpeter et aujourd’hui par Philippe Aghion. Il s’agit ici non pas de freiner l’innovation, mais de répondre à une question d’éthique et de rapport au travail : quelle relation voulons-nous entre l’humanité et les objets technologiques que nous créons et qui, nous l’observons déjà, transformeront nos vies ?

Monsieur le ministre, que pensez-vous de la mise en place d’une telle taxe, dont l’assiette reste à définir ? Grâce à elle, nous pourrions préserver notre modèle social, voire augmenter les revenus du travail humain, sans pour autant nous exonérer d’une réforme de notre système de retraite. La réflexion sur ce sujet ne devrait-elle pas être envisagée par ailleurs à l’échelle européenne, afin de prévenir tout risque d’exil fiscal ?

Je précise que mon intervention est le fruit non pas d’une intelligence artificielle, mais d’un travail participatif mené avec un collaborateur en chair et en os. (Sourires.)

Mme la présidente. La parole est à M. le ministre délégué.

M. David Amiel, ministre délégué auprès de la ministre de laction et des comptes publics, chargé de la fonction publique et de la réforme de lÉtat. Monsieur le sénateur, vous avez très bien posé les termes d’un débat qui fait rage également parmi les économistes : celui de l’impact sur l’emploi de l’intelligence artificielle et des transformations technologiques.

De la littérature scientifique, je comprends qu’aucun consensus ne se dégage au sujet de l’intelligence artificielle. En ce qui concerne les robots – ceux que l’on voit par exemple dans les usines –, en revanche, les travaux de Philippe Aghion notamment montrent que leur généralisation va de pair avec l’augmentation du nombre des emplois : les robots permettent en effet aux industries de rester compétitives, notamment par rapport aux pays dans lesquels le coût des salaires est faible.

Ce constat vaut par exemple pour l’Allemagne, dont le taux de robotisation des entreprises a été historiquement bien plus élevé que celui de la France et qui affiche néanmoins un taux d’emploi manufacturier bien supérieur au nôtre.

Il faut donc mener la réflexion que vous avez évoquée sur l’assiette du financement de la protection sociale, sans toutefois taxer trop lourdement le capital productif. C’est en effet ce dernier qui tire la productivité, l’innovation, à laquelle vous faisiez référence, ainsi que les salaires.

Je pense que nous devons nous intéresser plutôt aux rentes, au capital qui ne génère pas de croissance. C’est un travail fin, qu’il convient de mener au niveau européen.

L’Union européenne a ainsi mis en place un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) – cela constitue d’ailleurs une grande victoire pour la France. Il s’agit de taxer les importations polluantes en provenance de pays étrangers, ce qui permettra de dégager des ressources au niveau européen.

Se pose aussi évidemment la question de la fiscalité des géants du numérique. La France, qui a mis en place une taxe sur les Gafam, est en avance sur ce point. Il convient de mener une réflexion sur cette question à l’échelon européen.

Tels sont les grands débats qui se dessinent, mais il ne s’agit que d’éléments de prospective, car, pour en revenir à l’intelligence artificielle, nous n’assistons qu’à ses balbutiements. L’irruption de celle-ci nous obligera, à n’en pas douter, à refondre notre fiscalité, tout comme nous devrons également le faire d’ailleurs en raison de la transition écologique.

Nous n’avons pas fait cette distinction jusqu’ici, mais il est évident qu’il faut encourager le « capital vert » au détriment du « capital brun ». Voilà qui doit constituer une piste de réflexion pour ce qui concerne la refonte de la fiscalité du capital.

Mme la présidente. La parole est à Mme Isabelle Briquet. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)

Mme Isabelle Briquet. Depuis plusieurs années, le Gouvernement a choisi de baisser les impôts de production, c’est-à-dire de perdre des milliards d’euros de recettes, au nom d’un objectif affiché : améliorer la compétitivité, relancer l’investissement et favoriser l’emploi.

Toutefois, les résultats ne sont pas au rendez-vous. L’Institut des politiques publiques (IPP) l’a confirmé dans une étude récente : on n’observe aucun effet mesurable de cette politique sur l’investissement, l’emploi ou les exportations. Autrement dit, des milliards d’euros ont été dépensés pour un impact économique imperceptible !

Pourtant, malgré ce constat, le Gouvernement poursuit dans la même voie. Le projet de loi de finances pour 2026 prévoit ainsi que la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE) continuera d’être réduite – sans doute pour améliorer la santé de nos finances publiques (Sourires sur les travées du groupe SER. – M. Olivier Rietmann sexclame.) –, pour un coût de 1,1 milliard d’euros supplémentaires dès l’an prochain, avant d’être supprimée totalement d’ici à 2028.

Je ne pense pas que l’on puisse dire qu’une politique publique est efficace lorsqu’aucun résultat n’est observé. À l’évidence, le Gouvernement confond politique économique et politique du chèque en blanc. Au final, ce sont non pas les Françaises et les Français qui y gagnent, mais seulement quelques actionnaires du CAC40.

Monsieur le ministre, croyez-vous encore sincèrement à la théorie du ruissellement ? (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)

Mme la présidente. La parole est à M. le ministre délégué.

M. David Amiel, ministre délégué auprès de la ministre de laction et des comptes publics, chargé de la fonction publique et de la réforme de lÉtat. Je crois effectivement à la politique de l’offre. J’estime que renforcer l’appareil productif français devrait être une priorité, d’ailleurs transpartisane : lorsque l’on examine ce qui s’est passé dans les pays scandinaves après la crise des années 1990, ou dans d’autres pays européens, on constate que ceux-ci ont obtenu des résultats précisément parce que des politiques en faveur de l’offre y ont été menées, et par différentes majorités.

À cet égard, permettez-moi de vous rappeler que les premiers éléments d’une politique de l’offre ont été mis en place, en réalité, sous le quinquennat de François Hollande.

M. David Amiel, ministre délégué. Le rapport de Louis Gallois sur la compétitivité française date, si ma mémoire est bonne, du début de son mandat. De même, une baisse de la fiscalité sur le travail a été engagée à l’époque, sous la forme d’un crédit d’impôt, tout comme l’a été la réforme du droit du travail, par le biais de la loi El Khomri. (Mmes Frédérique Espagnac et Annie Le Houerou protestent.)

Il est bon d’avoir collectivement un peu de mémoire. Ces politiques ont fait suite au choc terrible que nous avons connu en 2008-2010, qui nous a imposé de redresser la compétitivité de l’économie française sur plusieurs années. Ces politiques de l’offre ont ensuite été poursuivies lors du premier et du second mandat d’Emmanuel Macron.

Madame la sénatrice, vous avez évoqué des études de l’Institut des politiques publiques, mais encore faut-il les citer intégralement, car celles-ci, tout comme, plus généralement, les travaux qui ont été menés sous l’égide de France Stratégie, montrent deux choses très intéressantes.

Tout d’abord, elles mettent en évidence que les réformes de la fiscalité du capital ne se sont pas accompagnées de coupes budgétaires : l’effet d’assiette – cette dernière a augmenté – a compensé l’effet de taux – celui-ci a baissé. (M. Thomas Dossus sexclame.)

Ensuite, ces études ont souligné, en le mesurant, l’effet sur la création d’entreprises. Nous savons à quel point cet élément est important.

Enfin, il faut examiner aussi les indicateurs macroéconomiques. Ainsi, pour la cinquième année consécutive, notre pays est le plus attractif d’Europe, en dépit du contexte que nous connaissons. Le taux de chômage est historiquement bas.

M. Thierry Cozic. Il remonte !

M. David Amiel, ministre délégué. Et il a fallu remonter la pente après la crise des années 2008-2010.

Mme la présidente. La parole est à Mme Isabelle Briquet, pour la réplique.

Mme Isabelle Briquet. Monsieur le ministre, selon Eurostat, le taux de chômage en France est remonté, en juillet 2025, à 7,6 %, alors qu’il était de 7,4 % un an plus tôt. Dans le même temps, pourtant, il a continué de baisser dans la zone euro.

Si la baisse des impôts de production constituait vraiment ce levier miracle de la compétitivité et de l’emploi que vous évoquez, monsieur le ministre, expliquez-nous pourquoi la France ne suit pas cette tendance européenne. Quand le chômage remonte, que les inégalités se creusent et que l’État se prive encore de recettes, il me semble que l’on doit parler non plus de compétitivité, mais d’aveuglement budgétaire ! (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)

Mme la présidente. La parole est à M. Pascal Savoldelli.

M. Pascal Savoldelli. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, « Fiscalité du travail, fiscalité du capital : quels équilibres ? ». Tel est le thème de notre débat. Or, monsieur le ministre, j’avoue que j’ai eu du mal à comprendre quelle était votre perception des déséquilibres.

Depuis 2017, les revenus financiers ont progressé deux fois plus vite que le PIB et trois fois plus vite que les salaires. Ce n’est pas un bilan terrible ! En 2025, les dividendes atteignent un record absolu : ils se sont élevés à plus de 30 milliards d’euros au deuxième trimestre. Autrement dit, les revenus du capital s’envolent, pendant que ceux du travail piétinent. Cela fait tout de même réfléchir.

La fiscalité, qui devrait corriger ces déséquilibres, a cessé de jouer son rôle d’amortisseur. Elle a été transformée, depuis 2018, en instrument de reproduction des inégalités. L’instauration de la flat tax a creusé l’écart entre celles et ceux qui vivent de leur travail et ceux qui vivent de leur patrimoine, dans la mesure où le taux marginal d’imposition est de 30 % pour les revenus financiers, contre 45 % pour les revenus du travail.

Il s’agit donc non plus de savoir si cette dynamique existe, mais de connaître la stratégie que l’État adopte. Profitons de cette occasion, monsieur le ministre, pour débattre projet contre projet. Deux lignes s’affrontent, en effet.

Les partisans de la première ligne, que vous avez défendue – cela se respecte – présentent la protection des grandes fortunes comme un signe d’attractivité, alors qu’une partie de ces dernières est le fruit du non-travail. (M. le ministre délégué sourit.) Vous pouvez sourire, monsieur le ministre, mais c’est la vérité : l’argent amassé ne provient pas du travail !

Les partisans de la seconde option en appellent à l’État pour rétablir la progressivité de l’impôt et protéger les revenus du travail.

Pourriez-vous nous préciser votre vision des choses ? (Applaudissements sur les travées des groupes CRCE-K et SER.)

Mme la présidente. La parole est à M. le ministre délégué.

M. David Amiel, ministre délégué auprès de la ministre de laction et des comptes publics, chargé de la fonction publique et de la réforme de lÉtat. Monsieur le sénateur, il faut prendre un peu de recul sur la situation française. En vous écoutant, j’avais l’impression que vous décriviez la situation des États-Unis, ou de certains pays anglo-saxons, où les inégalités de revenus ont explosé.

Mme Émilienne Poumirol. C’est le cas en France aussi !

M. Thierry Cozic. De 15 % !

M. David Amiel, ministre délégué. Non, la France ne se trouve pas du tout dans la même situation. Quand on examine le partage de la valeur ajoutée entre le capital et le travail – puisque c’est le sujet qui nous intéresse aujourd’hui –, sur cinquante ans, on constate qu’il n’a presque pas bougé. Notre situation est très différente de celle qui prévaut aux États-Unis, où, pour le coup, les grandes fortunes et le capital se sont taillé la part du lion depuis les années 1970-1980.

Pourquoi n’est-ce pas le cas en France ? Parce que nous avons un système fiscal très redistributif. L’écart entre les plus riches et les plus pauvres est massivement réduit par notre système de prélèvements, et il est heureux qu’il en soit ainsi.

Nous rencontrons, en France, deux difficultés.

D’une part, les plus importantes des grandes fortunes parviennent à optimiser leur impôt grâce à la constitution de holdings patrimoniales, ce qui leur permet de se soustraire au taux ordinaire d’imposition qui devrait leur être appliqué.

Pourquoi peuvent-elles le faire ? Parce que nos règles, notamment européennes – je pense, par exemple, à la directive mère-fille –, nous empêchent de taxer les holdings de la même manière que le font les Américains. C’est pourquoi nous proposons, dans le projet de loi de finances, de taxer directement ces holdings pour contourner cette difficulté juridique et répondre à cette injustice.

D’autre part, le cœur du malheur français et de l’injustice sociale, c’est l’absence de mobilité sociale. Cela nous renvoie à un débat plus vaste, et nous avons, en effet, une profonde différence d’approche politique sur ce point.

La tragédie française, c’est qu’il faut six générations à un enfant né dans une classe populaire pour rejoindre les classes moyennes – autant dire une éternité ! L’évocation de ce chiffre en devient presque ridicule : cela voudrait dire qu’il faudrait, pour rejoindre les classes moyennes de nos jours, avoir commencé son ascension sociale au début du XIXe siècle…

Le malheur français, c’était aussi le chômage de masse, qui frappait les classes populaires. En effet, ses premières victimes étaient les enfants non pas des cadres et de la bourgeoisie, mais des ouvriers et des employés. Voilà pourquoi une politique économique de création d’emplois est indispensable aussi pour contribuer à la justice sociale.

Mme la présidente. La parole est à M. Pascal Savoldelli, pour la réplique.

M. Pascal Savoldelli. En vous écoutant, monsieur le ministre, j’ai cru que j’étais aux États-Unis, même si je ne sais pas si vos propos étaient ceux d’un candidat républicain ou d’un candidat démocrate !

Selon vous, il n’y a pas eu d’accroissement du déséquilibre entre le capital et le travail depuis 2017. Mais l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) a été supprimé, la flat tax instaurée, la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE) effacée, l’impôt sur les sociétés réduit… Tout cela serait donc sans conséquence ? La charge fiscale a été déplacée du capital vers le travail. Finalement, le montant de l’addition pour les salariés s’élève à 62 milliards d’euros !

M. Thierry Cozic. Très bien !

Mme la présidente. La parole est à M. Thomas Dossus.

M. Thomas Dossus. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, je tiens tout d’abord à remercier le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain pour ce débat.

Ma question portera également sur l’égalité devant l’impôt. Depuis cinquante ou soixante ans, on assiste, au niveau mondial, à un transfert dans les systèmes fiscaux : la taxation des revenus du capital a baissé de 5 points, tandis que celle des revenus du travail a augmenté de 10 points.

En France, l’Institut des politiques publiques a mis en lumière, voilà deux ans, l’inégalité devant l’impôt, en montrant, dans une étude fameuse, que 99 % des contribuables paient environ 50 % des contributions publiques – tous impôts, taxes et prélèvements obligatoires compris –, quand les 1 % les plus riches n’en paient que 27 %, grâce aux systèmes d’évitement de l’impôt que vous avez évoqués. L’article 3 du projet de loi de finances, que nous allons étudier dans quelques semaines, a d’ailleurs pour objet les holdings.

À gauche, nous privilégions plutôt la création d’un impôt plancher sur la fortune, la fameuse taxe Zucman. Celle-ci a suscité de nombreux débats. On nous a opposé l’argument selon lequel elle entraînerait un exil fiscal des contribuables les plus fortunés, qui pourraient partir si jamais on menaçait de les taxer à hauteur de 2 % de leur capital.

Or, cet été, le Conseil d’analyse économique (CAE) a publié une étude, intitulée Fiscalité du capital : quels sont les effets de lexil fiscal sur léconomie ?, dans laquelle il écrit que l’exil fiscal en cas de hausse de la fiscalité sur les hauts patrimoines serait « relativement modeste et avec un effet marginal sur l’économie française, même en tenant compte du poids important des hauts patrimoines dans l’activité économique et entrepreneuriale ».

Rappelons comment Tocqueville décrivait l’impôt sous l’Ancien Régime : « Du moment que l’impôt avait pour objet, non d’atteindre les plus capables de le payer, mais les plus incapables de s’en défendre, on devait être amené à cette conséquence monstrueuse de l’épargner au riche et d’en charger le pauvre. »

Ma question est donc la suivante : sommes-nous revenus à l’Ancien Régime ? Existe-t-il un niveau d’accumulation du capital à partir duquel il est autorisé de payer moins d’impôts que le reste de la population, au motif que l’on menacerait de quitter le pays ? (Mme Émilienne Poumirol et M. Patrick Kanner applaudissent.)

Mme la présidente. La parole est à M. le ministre délégué.

M. David Amiel, ministre délégué auprès de la ministre de laction et des comptes publics, chargé de la fonction publique et de la réforme de lÉtat. Monsieur le sénateur, vous avez cité, et vous avez eu raison, les travaux du Conseil d’analyse économique.

En revanche, je vous invite à lire aussi les propos de son président, Xavier Jaravel, sur la taxe Zucman. Dans une tribune, cosignée notamment par Philippe Aghion, prix Nobel d’économie, il estime que les effets comportementaux engendrés par l’instauration de cette taxe, telle qu’elle est proposée par Gabriel Zucman, seraient tels que le rendement espéré de ladite taxe serait divisé par quatre.

Son produit serait donc très inférieur à ce que vous dites. (M. Thomas Dossus proteste.) Cela signifie que les trois quarts de l’effet espéré s’évaporeraient. Telle est la réalité, et cela avant même d’entrer dans l’analyse de l’impact économique que cette taxe pourrait avoir par ailleurs. En tout cas, si l’on cite les travaux du Conseil d’analyse économique, il est important de les citer jusqu’au bout.

Sans doute pouvons-nous nous accorder sur un diagnostic, celui du problème de la taxation des 0,01 % les riches. Mais en ce qui concerne la manière de le traiter, il importe de tirer les leçons du passé.

L’un des grands débats qui animent la scène publique actuellement concerne l’intégration des biens professionnels dans l’assiette fiscale. Nous avons d’ailleurs eu l’occasion de discuter de ce point au sein de cet hémicycle, il y a quelques jours.

Je vous invite à tirer les leçons de l’expérience. Quand l’impôt sur les grandes fortunes a été imaginé, en 1981, il devait, dans sa version initiale, intégrer l’actif professionnel.

Or ce fut une telle catastrophe économique que le gouvernement de Pierre Mauroy a dû suspendre l’application du dispositif à l’automne 1982, avant même qu’il n’entre en vigueur. Nous ne pouvons pourtant pas suspecter ce gouvernement de complaisance à l’égard de la droite – c’était bien avant le tournant de 1983-1984.

De même, l’économie était alors bien moins mondialisée que la nôtre. Rappelons que l’Acte unique européen n’est entré en vigueur que quelques années plus tard. Pourtant, telle est la décision pragmatique qui a été prise à l’époque. Il est important, quarante-cinq ans après, de se souvenir de cette expérience.