La Cinquième République au Parlement
Sénat, 15 mai 2008 - Palais du Luxembourg
SÉANCE DE L'APRES-MIDI
Présidence de M. Edouard BALLADUR, ancien Premier ministre.
LE PARLEMENT DANS LA Ve RÉPUBLIQUE
Mesdames et Messieurs,
Nos travaux de cet après-midi sont consacrés au rôle du Parlement dans la V e République. Il est prévu deux tables rondes. La première, intitulée « Le Parlement, miroir de la société française », sera animée par M. Bastien François, et la seconde, intitulée « Quelle place pour le Parlement dans la vie politique ? », le sera par M. Jean Garrigues. A la fin de cette seconde table ronde, je ferai à votre intention quelques-unes de mes réflexions.
PREMIÈRE TABLE RONDE :
LE PARLEMENT, MIROIR DE LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE
M. Bastien FRANCOIS, modérateur.-
Merci, M. le Président. C'est une question très large dont nous allons traiter cet après-midi. Ce matin, nous avons insisté sur la relation singulière qui s'était établie, sous la V e République, entre les gouvernements et le Parlement. Gérard Longuet, vous avez été un jeune ministre. J'aimerais que vous commenciez par nous parler de votre relation de jeune ministre face au Parlement et que vous nous disiez comment un gouvernant de la V e République affronte l'arène parlementaire.
M. Gérard LONGUET, ancien ministre, sénateur de la Meuse.-
Merci.
J'ai eu la chance d'appartenir à des gouvernements de qualité et je salue avec beaucoup de respect, de déférence et de sympathie mon second patron, Edouard Balladur, Premier ministre de 1993 à 1995, mais j'ai eu surtout la chance, très rare sous la V e République, d'être membre de gouvernements dont la légitimité était exclusivement parlementaire.
J'en viens donc à l'essentiel de mon propos pour répondre à votre question. Les périodes de cohabitation ont été, pour les ministres qui ont une culture parlementaire, des périodes de bonheur intégral. Pourquoi ? Parce que nous avions un interlocuteur et un seul : l'Assemblée nationale et le Sénat, principalement l'Assemblée nationale dont nous tirions notre légitimité. Je dois reconnaître que ma présence au gouvernement était moins la conséquence de mon talent particulier et personnel que celle d'un rapport de forces à l'intérieur d'une majorité qui faisait que, dans la coalition entre la famille gaulliste et la famille libérale, le Parti républicain, auquel j'avais le bonheur d'appartenir, représentait une part significative de cette majorité nouvelle.
J'étais donc un ministre de la V e République parfaitement atypique : je n'avais pas été choisi par le Président de la République, je dépendais du Parlement et je rendais compte à ma majorité parlementaire et, plus particulièrement, à l'intérieur de celle-ci, avec complicité, à la formation dont j'étais l'un des animateurs. Cela m'a simplifié considérablement l'existence puisque je n'avais pas d'autre contrainte que le respect de la Constitution, la seule tutelle étant celle du Premier ministre qui fédère la majorité et anime son gouvernement.
Cela s'est vérifié avec deux personnalités très différentes, et M. le Premier ministre Edouard Balladur va assurément rougir. La règle de Jacques Chirac était : « Vous faites ce que vous voulez dès lors qu'il n'y a pas d'ennuis », et la règle d'Edouard Balladur était de dire : « Faites bien ma politique », ce qui est plus intéressant. Il y avait une ligne politique, nous avions la nécessité de l'appliquer et, à partir du moment où nous l'appliquions convenablement, nous avions la liberté pour le faire.
M. Edouard BALLADUR, Président.-
Cela pouvait provoquer des ennuis.
M. Gérard LONGUET.-
C'est vrai, et cela nous est arrivé, d'ailleurs.
En revanche, sur les relations avec le Parlement, je tiens à exprimer deux certitudes de ministre. Premièrement, un ministre est un homme seul, dans son ministère. Il s'en rend compte lorsqu'il arrive aux commandes de ce ministère. Le premier que j'ai exercé était celui de la Poste et des Télécommunications. Ce n'est pas un ministère politiquement stratégique, mais quand on a près de 480 000 fonctionnaires sous son autorité, on est pris d'un sentiment de vertige en s'asseyant devant son bureau et en se demandant comment diable on va avoir de l'autorité sur ce quasi demi-million de professionnels qui connaissent leur métier alors qu'on ne le connaît pas. C'est une première difficulté.
La deuxième particularité, c'est qu'un ministre qui dépend du Parlement avec des parlementaires qui travaillent, est obligé de travailler lui-même et de diriger son administration par lui-même.
Je vous donne un exemple concret. J'ai exercé le rôle de ministre de l'Industrie en 1993 et il y avait un groupe de travail de l'Assemblée nationale, présidé à l'époque par M. Borotra, Député des Yvelines, qui s'intéressait à l'avenir de l'automobile, ce qui est logique puisque les industries automobiles sont nombreuses dans les Yvelines. Il avait constitué un groupe de travail extrêmement compétent et le ministre qui était entendu par ce groupe de travail y venait avec une réelle appréhension de compétence, de technicité et de maîtrise du sujet. La pression qu'exerçait ce groupe technique sur le ministre m'a conduit en tant que ministre à exercer ma propre pression sur mes directions générales afin d'être certain qu'elles ne me tiennent pas un langage d'eau tiède répétant les rapports précédents.
J'affirme donc avec force que les parlementaires qui veulent contrer des ministres ont la capacité de le faire et que, malgré le parlementarisme rationalisé de la V e République, les parlementaires qui veulent exercer leur mandat ont, sur les ministres, un réel pouvoir dès lors qu'ils exercent effectivement ce pouvoir de proposition et, surtout, de contrôle.
J'ajoute que j'ai la conviction personnelle que l'intérêt du ministre est d'avoir des relations musclées, directes et viriles comme on le dit dans le jeu de rugby avec les parlementaires pour se valoriser lui-même au sein du gouvernement. En effet, un ministre doit exister face à son administration et, face à l'opinion publique, il doit exister à l'intérieur du gouvernement. Or, exister à l'intérieur du gouvernement, c'est s'exprimer au sein de l'équipe gouvernementale à laquelle il participe dans le cadre d'une hiérarchie formelle et informelle. La hiérarchie formelle est naturellement le Président de la République quand on est hors cohabitation, le Premier ministre quand on est en cohabitation et le ministre de l'économie et des finances j'ai le souvenir du ministre d'Etat, ministre de l'économie et des finances de 1986 à 1988 , une force qui s'impose aux autres ministres. Si on est un technicien qui tient ses interlocuteurs parlementaires sur les sujets de sa compétence, on existe dans le gouvernement et on peut exister face aux autres ministres en imposant un certain nombre de points de vue que l'on ne peut pas imposer si on ne dispose pas du relais de la demande parlementaire.
Il y a donc un jeu passionnant, sous la V e République, dans lequel, si chacun fait son métier, le système peut être extrêmement dialectique et conflictuel dans le bon sens du terme, puisque les problèmes ont plus de chances d'être réglés s'ils sont vraiment posés.
C'est pourquoi je répète que, dans un gouvernement de cohabitation qui, par définition, a une séquence courte et qui doit rapidement rendre des comptes dans une échéance électorale au calendrier très proche, nous avons un climat extrêmement intense d'échanges avec le Parlement et que celui-ci est en réalité l'allié du ministre. En effet, le ministre qui tient son sujet s'adosse sur le Parlement.
J'ai connu dans la salle des séances du Sénat des moments extrêmement cruels pour des ministres qui défendaient des projets de loi compliqués devant des parlementaires compétents et qui nageaient proprement dans les amendements. Il est certain que le monde politique est petit et cruel et que tout cela se sait et se répète rapidement.
A contrario, si vous maîtrisez, vous gagnez une sorte d'autorité qui vous permet d'assumer votre mission dans votre ministère avec une autorité que les relations avec le Parlement vous donnent plus sûrement que les relations avec l'opinion à travers les sondages. Le ministre peut s'adosser sur une bonne opinion et c'est favorable, mais c'est insaisissable et c'est parfois incompréhensible. Une bonne relation avec le Parlement est compréhensible, durable et, à mon avis, plus utilisable.
M. Bastien FRANCOIS, modérateur.-
Merci, M. le Ministre. Nous pourrons ensuite ouvrir la discussion, mais je donne tout de suite la parole à Jean-Pierre Chevènement, qui a eu une ligne à peu près équivalente en étant ministre de l'alternance.
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT, ancien ministre.-
J'ai été chargé par François Mitterrand de cinq ministères : celui de la recherche et de la technologie, de 1981 à 1983, ministère auquel j'ai ajouté l'industrie de 1982 à 1983, celui de l'éducation nationale, de 1984 à 1986, celui de la défense, de 1988 à 1991, et, toujours dans une logique présidentielle. Par contre, c'est dans une logique parlementaire, comme vient de le rappeler avec justesse Gérard Longuet, que j'ai accepté la charge de ministre de l'intérieur, de 1997 à 2000. Dans tous les cas, il y a quand même le fait majoritaire qui s'impose (même s'il manquait quelques voix au gouvernement de Michel Rocard, qu'il allait chercher dans « l'ouverture », déjà !).
On m'a demandé d'exposer ce qu'avait été mon expérience des relations avec le Parlement comme ministre de la défense, en me faisant valoir que d'autres ministres exposeraient leur expérience comme ministre de la justice.
J'ai donc préparé un court exposé sur l'expérience de ministre de la défense qui fut la mienne de 1988 à janvier 1991, pendant un peu moins de trois ans, mais je suis également disponible pour toute question, soit sur l'expérience que j'ai eue dans d'autres ministères, soit sur l'idée que je me fais des institutions et de leur réforme, puisque c'est une question d'actualité, à la suite des travaux menés par la commission présidée par M. Balladur.
M. Bastien FRANCOIS, modérateur.-
Pardonnez-moi de vous interrompre. Vous avez parlé du fait majoritaire et c'est effectivement un point essentiel de notre réflexion. C'est en effet à cause du fait majoritaire qu'il faut donner sans doute plus de pouvoir au Parlement et qu'il y a moins besoin de corseter le Parlement avec des instruments de marginalisation du parlementarisme du fait d'une forme de stabilité qui s'est installée. C'est cette relation du ministre avec un Parlement dominé par le fait majoritaire qui est intéressante, notamment dans la perspective de la réforme des institutions. Il serait aussi intéressant que vous nous disiez comment vous voyez le rôle de l'opposition, le rôle du gouvernement et du Parlement ou le rôle particulier que l'opposition pourrait avoir au sein d'un Parlement rénové.
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT, ancien ministre.-
Les dispositions qui établissent le parlementarisme rationalisé pouvaient avoir un sens en 1958, mais elles n'en ont guère aujourd'hui parce que le fait majoritaire, à cause de l'élection du Président de la République au suffrage universel et du scrutin majoritaire aux élections législatives, a créé une sorte d'allégeance des parlementaires soit au Président de la République, qui est le chef de la majorité quand il a une majorité au Parlement, soit au Premier ministre, quand celui-ci est le chef de la majorité d'un gouvernement de cohabitation.
J'ajoute que la réforme du quinquennat et, plus encore, l'inversion du calendrier électoral fait, qu'aujourd'hui, les hypothèses de cohabitation sont beaucoup plus réduites. Par conséquent, on pourrait se passer de la plupart des dispositions relatives au parlementarisme rationalisé : la maîtrise de l'ordre du jour par le gouvernement ou l'article 49.3 de la Constitution. De ce point de vue et selon moi, les propositions du comité Balladur, largement reprises par la réforme institutionnelle, vont globalement dans le bon sens.
Certes, j'aurais des observations à présenter sur tel ou tel point, par exemple le fait que le CSM ne soit plus présidé par le garde des Sceaux (mais que celui-ci y assiste ne changera pas grand-chose à l'affaire) ; mais, globalement, je donne une appréciation plutôt positive à cette réforme qui revalorise le rôle du Parlement alors que toute l'évolution de la V e République par le fait majoritaire et les différentes réformes institutionnelles, intervenues depuis l'élection au suffrage universel de 1962 jusqu'au quinquennat et à l'inversion du calendrier électoral, a abouti à ce résultat : l'hyper présidentialisation du régime.
Il faut donc corriger cela, et je pense que les dispositions avancées vont plutôt dans le bon sens, même si, par ailleurs, on peut dire que la réforme du mode de scrutin aux élections sénatoriales mériterait d'être étudiée. On peut aussi être partisan d'un autre mode de scrutin à l'Assemblée nationale -la proportionnelle à l'allemande-, ce qui amènerait alors à revenir au parlementarisme rationalisé. Il faut donc avoir une vue d'ensemble sur ce qu'est un système institutionnel en gardant à l'esprit que le pays doit être gouvernable. On ne peut pas faire n'importe quoi.
Maintenant, soit je reprends l'exposé que j'avais prévu, soit nous continuons sur ce mode.
M. Bastien FRANCOIS, modérateur.-
Je me disais simplement que votre expérience de ministre vous permettait de répondre à ces questions : que veut dire le fait d'être gouvernable et jusqu'où peut-on aller dans la liberté donnée au Parlement ? Gérard Longuet a dit qu'il avait profité de la critique ou de la pression du Parlement, mais jusqu'où peut-on augmenter cette capacité de critique et de pression et où faut-il s'arrêter pour éviter que cela devienne ingouvernable ?
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT.-
Il y a un point d'équilibre, duquel nous sommes d'ailleurs très en deçà aujourd'hui. Je suis frappé par la surpuissance du gouvernement et des ministres par rapport aux assemblées. Le fait que le ministre arrive entouré d'un bataillon de commissaires du gouvernement avec, derrière lui, tous les services, le met en situation de domination intellectuelle et politique forte par rapport à des parlementaires qui sont généralement plutôt démunis, s'appuyant certes sur les services soit de l'Assemblée nationale, soit du Sénat, mais qui, quelle que soit la valeur des hommes, sont dans un rapport de forces très inégal avec les services dont dispose le gouvernement.
La réalité est celle-là : nous sommes face à un exécutif surpuissant. Il faut trouver un meilleur point d'équilibre.
Evidemment, on peut aller au-delà ou faire machine arrière. En 1958, il y avait un régime d'assemblée, dont je ne suis pas partisan, mais on est passé d'un extrême à un autre, on est tombé de Charybde en Scylla. Je pense donc que la réforme qui est proposée va plutôt dans le bon sens. Mais voulez-vous que je vous parle de mon expérience concrète ?
M. Bastien FRANÇOIS.-
Tout à fait, mais Gérard Longuet veut ajouter un point.
M. Gérard LONGUET.-
Je ferai une simple remarque. L'exécutif, sous la V e République, du fait de l'hyper médiatisation de la vie publique, est très exposé à la moindre nuance. Nous ne savons plus gérer les nuances et les différences, et on le voit dans l'actualité immédiate. Il est tellement évident, pour la presse politique qui observe la vie parlementaire, que l'attitude de l'opposition est de s'opposer et le rôle de la majorité de soutenir que, dès qu'apparaissent des nuances sur des sujets de société qui montrent la complexité des positions de chacun d'entre nous, cela entraîne de l'incompréhension.
Je prends l'exemple de Mme Morano, que je connais bien. Elle est secrétaire d'Etat à la famille, elle a été conseillère régionale de Lorraine pendant longtemps et elle a à la fois l'image d'une droite assez musclée et, sur des sujets de société, celle d'une personne très différente et très opposée au point de vue dominant de l'UMP. Les gens ne comprennent plus dès lors qu'il n'y a pas une homogénéité absolue et que l'on constate le début du commencement de l'esquisse d'une différence entre le point de vue ministériel et le point de vue de la majorité qui le soutient.
Il en est de même si un opposant a l'honnêteté de reconnaître que, sur tel sujet, le chemin parcouru va dans la bonne direction. Pour avoir voté des lois présentées par le gouvernement de Michel Rocard, je me souviens du jugement sévère dont j'avais fait l'objet dans mon camp. Nous avons perdu l'habitude d'une certaine liberté et donc d'un certain dialogue. Les vies parlementaires des pays européens, qui nous éclairent, montrent que ce dialogue, cette liberté et ces nuances vont de pair et que nous n'avons pas à attendre des relations entre le Parlement et le gouvernement cette architecture extraordinairement simpliste et totalement binaire. C'est en tout cas le voeu que je formule, dès lors que l'on a la sécurité que donne un exécutif stable pour cinq ans pour les raisons que Jean-Pierre Chevènement vient d'évoquer.
Enfin, j'ajouterai une remarque plutôt prospective. Vous parlez d'un exécutif stable, et l'expérience malheureuse de la dissolution de 1997 a tendance à montrer qu'il n'y a pas vraiment de dissuasion. Que se passe-t-il quand il y a des états d'âme ? Jean-Pierre Chevènement a traité le problème avec brio il y a quelques années en disant : « Un ministre, ça ferme sa gueule ou ça démissionne » et en le faisant. Ce n'est pas le tempérament naturel des hommes politiques qui veulent avoir le beurre et l'argent du beurre, c'est-à-dire le poste et la nuance jusqu'à la différence. C'est une nouvelle chose à gérer et je pense que nous allons découvrir, avec ce quinquennat qui va durer encore quatre ans, que la vie politique est plus compliquée pour l'exécutif qu'on ne le croit.
M. Edouard BALLADUR, Président.-
Dans les propos qui viennent d'être tenus, aussi bien par Gérard Longuet que par Jean-Pierre Chevènement, on pourrait penser que le parlementarisme rationalisé, c'est-à-dire la contrainte utilisée sur le Parlement, pour parler en termes simples, n'a plus lieu d'être dès lors qu'il y a un fait majoritaire durable et qu'il n'y a plus de cohabitation.
Je voudrais simplement répondre que le fait qu'il y ait une majorité et une opposition dépend aussi du mode de scrutin, comme Jean-Pierre Chevènement l'a d'ailleurs évoqué rapidement, et que, si on aboutissait à un système proportionnel, la notion de fait majoritaire n'aurait pas le même contenu. C'est mon premier point.
Deuxièmement, faut-il exclure à tout jamais la cohabitation ? Je ne le crois pas. Ce n'est pas parce que le Président de la République est élu et que l'Assemblée nationale l'est quelques semaines après lui qu'il n'y a pas de risque de cohabitation. Un Président peut démissionner (cela s'est déjà vu) et son successeur peut ne pas être de la même tendance que lui (cela ne s'est pas vu) ; un Président peut mourir (cela s'est déjà vu) et son successeur peut, sans être exactement de la même tendance que la sienne, s'accommoder de la majorité parlementaire qu'il lui laisse en héritage (cela s'est vu) ; enfin, un Président peut éprouver le besoin de dissoudre sans nécessité absolue (cela s'est déjà vu) et se trouver en période de cohabitation...
La conclusion, c'est qu'il ne faut pas considérer que, le fait majoritaire étant un fait acquis irréversible et la cohésion entre majorité et gouvernement étant également acquise à jamais, on peut s'accommoder de revenir au régime antérieur à la V e République. Il faut trouver un équilibre et c'est ce que nous avons essayé de faire, mais j'en parlerai peut-être tout à l'heure.
M. Bastien FRANCOIS, modérateur.-
Nous en venons donc à votre expérience, M. Chevènement.
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT.-
Avant d'y venir, j'ajouterai que je suis d'accord avec Gérard Longuet, mais non pas tellement avec l'expression « Le Parlement, miroir de la société française ».
A mon avis, les parlementaires doivent, autant que possible, se déterminer à l'aune de l'intérêt général et ne pas être simplement le reflet des revendications ou des mouvements de l'opinion. On demande aux parlementaires, par le régime représentatif, de s'élever à une certaine considération de l'intérêt général, ce qu'ils ne feront pas forcément spontanément parce que le sectarisme, propre à la droite et à la gauche, est puissant et fait que l'on est contre simplement parce que les autres sont pour, ce qui est idiot. Il faut savoir être constructif. Quand on a confiance en ses idées, on peut dire oui. On peut dire non aussi, bien entendu. C'est la possibilité du non qui fait la valeur du oui.
Nous sommes donc d'accord sur ce point, mais j'observe que le fait majoritaire est une sorte d'entraînement à voter pour ou contre selon que l'on est dans la majorité ou dans l'opposition, ce qui réduit beaucoup l'intérêt de la fonction parlementaire, mais c'est ainsi.
Vous me demandez donc mon expérience de ministre de la défense. Je vais tenter de la résumer. Je vais vous faire un aveu : j'ai été ministre de la défense avant que le gouvernement de Michel Rocard soit constitué. En effet, le Président de la République m'ayant demandé mon avis sur le Premier ministre, Michel Rocard ou Pierre Bérégovoy, je lui ai indiqué ma préférence : celui avec lequel il avait les meilleures relations, bref celui en lequel il avait le plus confiance et il m'a dit ensuite : « Vous sortirez par le bureau de ma secrétaire parce que Michel Rocard attend dans l'antichambre »... (Rires.) Michel Rocard est devenu Premier ministre peu de temps après que François Mitterrand m'a demandé de devenir ministre de la défense. Voilà la manière dont se composent les gouvernements, mais c'est un autre sujet qu'on ne m'a pas demandé de traiter.
Je vous livre donc mon expérience, en traitant rapidement trois sujets.
Le premier est l'exécution de la loi de programmation votée sous le gouvernement de Jacques Chirac et le ministère d'André Giraud, que j'avais révisée de manière minimaliste en 1988-1989. Cette loi de programmation avait laissé les crédits du titre V à un niveau inégalé depuis lors : 103 milliards de francs en 1991, alors que nous en sommes à 85 aujourd'hui en francs constants. Cette loi a fait l'objet d'âpres discussions en interne au sein du gouvernement mais non pas avec le Parlement, qui l'a approuvée, et il a fallu attendre 1990 pour que le Président de l'Assemblée nationale, Laurent Fabius, réclame à l'époque les « dividendes de la paix ». Il n'a pas eu le temps de les réclamer longtemps parce que la crise du Golfe a éclaté, ce qui fait que les économies ont été faites après que j'ai quitté le ministère de la défense, en 1991-1992, et sans doute dans les années suivantes, puisque la suspension du service national par Jacques Chirac en 1996 a entraîné un déport massif des crédits de la défense du titre V vers le titre III, c'est-à-dire de l'équipement vers le fonctionnement.
Il n'y a pas eu de débats sérieux sur ce que devait être notre posture de défense après la fin de la guerre froide, si ce n'est le débat sur le livre blanc de 1994, sous le gouvernement de M. Balladur. Tout s'est réalisé par petites touches. Par exemple, j'ai lancé en 1989-90 le plan "Armées 2000" qui réduisait de moitié les états-majors, et cela s'est fait contre l'état-major des armées et contre le Sénat. J'ai réuni de manière informelle un petit groupe de contrôleurs généraux et d'officiers généraux qui ont travaillé discrètement et j'ai annoncé ce plan au chef d'état-major des armées la veille du Conseil des ministres, qui a approuvé l'orientation en partie A de l'ordre du jour.
C'est dire que les rapports étaient très difficiles ils le sont toujours entre, d'une part, le ministre de la défense, qui a un cabinet civil et militaire dans lequel les militaires sont nommés par le chef d'état-major des armées, et, d'autre part, l'état-major des armées lui-même plus les chefs d'état-major des différentes armes qui, à l'époque, jouissaient d'une certaine autonomie.
Le débat sur le service national, longtemps après que j'ai quitté le ministère de la défense, en 1996, n'a pas vraiment eu lieu. Les socialistes, derrière Paul Quilès, qui avait été ministre de la défense, ont pris position pour la suspension du service national et les opposants étaient peu nombreux : le Parti communiste, Jean-Michel Boucheron, ancien Président de la commission de la défense, et moi-même. Je n'ai pas le souvenir qu'il y ait eu beaucoup d'opposants et cela s'est donc passé très facilement.
C'est curieux, parce que le service national avait fait l'objet d'une approbation massive dans les sondages (70 %) jusqu'à la fin, même si, naturellement, les jeunes étaient plutôt pour la suspension du service national. C'était donc une réforme qui allait dans le sens de ce qu'ils souhaitaient.
Je passe rapidement sur le redimensionnement des armées et le plan « Armée 2000 », ainsi que sur les interventions de basse intensité que j'ai eu à gérer au Tchad et aux Comores et les dernières péripéties de la guerre Iran-Irak. Tout cela n'a fait l'objet que de quelques questions d'actualité et de réponses assez laconiques et le Parlement a accepté je le dis parce que c'est la vérité sa marginalisation en matière de défense. La réélection de François Mitterrand à la présidence de la République, en mai 1988, lui assurait une légitimité écrasante et personne ne lui contestait d'être celui qui décidait en dernier ressort en matière de défense. Il a pu abandonner le missile terrestre mobile S4 sans qu'il y ait eu, du moins de mon temps, un débat à l'Assemblée nationale. Il a peut-être eu lieu précédemment, mais je n'en ai pas le souvenir.
L'affaire sur laquelle je me concentrerai est la crise et la guerre du Golfe, dont le Parlement a eu à connaître à trois reprises. Après l'invasion du Koweït, le 2 août 1990, le Parlement a été convoqué en session extraordinaire le 27 août. Il entend alors un message du Président qui est un appel à la mobilisation au service du droit. En fait, le Président avait déjà eu l'occasion de s'exprimer le 9 août 1990 et il avait envoyé des émissaires dans tout le monde arabo-musulman en y associant l'opposition : M. François-Poncet en Jordanie, M. Lecanuet en Inde et en Turquie et M. de Lipkovski en Indonésie, Malaisie et Thaïlande.
Le débat du 27 août ne fut suivi d'aucun vote. C'est M. Balladur, si mes souvenirs sont bons, qui est intervenu pour le compte du RPR, et M. Chirac n'a donné son avis que tardivement, le 23 août, expliquant que, ne disposant pas des éléments d'information nécessaires, il s'en remettait au gouvernement pour les dispositions à prendre. Je crois traduire fidèlement ce qui s'est passé.
Pour ma part, craignant d'emblée que les Etats-Unis ne veuillent pas laisser sa chance à une issue pacifique à ce conflit je rappelle que nous avions été aux côtés de l'Irak dans la guerre Iran-Irak , j'ai tenté d'influencer la politique de la France pour qu'elle favorise au contraire une telle issue. Or les interventions du Président de la République ont soufflé le chaud et le froid. Il a donné d'abord le sentiment d'une très grande fermeté, puis il a fait un certain nombre d'ouvertures devant les Nations Unies, le 24 septembre 1990, où il a déclaré que, si l'Irak exprimait l'intention d'évacuer le Koweït, tout redeviendrait possible. Même à la dernière minute, le 14 janvier 1991, une initiative de paix a été produite par la France au Conseil de sécurité des Nations Unies, portée par notre ambassadeur, M. Blanc, mais retirée le lendemain sous la pression américaine. Je vous rappelle que la guerre a éclaté le 17 janvier 1991.
Pour revenir un peu en arrière, je vais vous faire une confidence qui illustre le fait majoritaire, sachant que le délai de prescription est passé puisque dix-huit ans se sont écoulés. Le 22 août 1990, le Président de la République, sentant bien que j'étais plutôt favorable à une issue pacifique il m'a d'ailleurs dit plus tard qu'il ne lui déplaisait pas que le ministre de la défense soit plutôt « proche de la paix » , m'a demandé si je ne souhaitais pas devenir ministre de l'équipement, ce que j'ai refusé. Il m'a dit alors : « De toute façon, on ne peut pas être à la fois contre les Etats-Unis et contre la droite ». Cela m'a surpris. Je lui ai alors répondu que, si la droite faisait le même raisonnement (et il y avait lieu de penser que beaucoup de dirigeants de la droite faisaient un raisonnement qui n'était pas éloigné, mais en sens inverse), la défense de la France serait toujours à la remorque.
Cela s'est passé dans une ambiance relativement amicale. Le Président de la République a conclu : « Je m'attendais à ce que vous le refusiez ; cela ne me dérange pas. »
Ensuite, comme je l'ai dit, nous avons été amenés à déployer des forces, celles de la mission Daguet, après le viol de l'ambassade de France au Koweït, le 15 septembre, et j'ai fait en sorte qu'elles prennent position à l'ouest, sur la frontière de l'Irak, pour une manoeuvre de contournement assez éloignée des frontières du Koweït. C'était le travail du ministre de la défense sous l'autorité bien sûr du Président. Celui-ci a approuvé mes propositions. Le Parlement n'est pas intervenu dans cette affaire.
Il s'est réuni une seconde fois, le 7 janvier 1991, à la veille du déclenchement de la guerre, pour entendre un message du Président de la République déclarant légitime le recours à la force un mois et demi après l'adoption par le Conseil de sécurité, le 29 novembre 1990, de la résolution 678 autorisant l'usage des « moyens nécessaires » pour assurer le retrait des troupes irakiennes du Koweït. Je rappelle que les résolutions 676 et 665, le 4 août, prévoyaient l'embargo, et que l'on est donc passé d'une stratégie d'embargo à une stratégie de force et de contrainte.
Alors qu'un Député de l'opposition, M. Jean-François Deniau avait eu l'occasion, le 12 décembre 1990, de s'étonner du passage d'une stratégie d'embargo à une stratégie de contrainte sans vote du Parlement sur la base de l'article 35 de la Constitution autorisant la déclaration de guerre, le Premier ministre lui a répondu beaucoup plus tard, le 16 janvier 1991, qu'il ne s'agissait pas d'une guerre mais d'une opération de sécurité collective sur la base du chapitre VII de la Charte de l'ONU. C'est sur cette interprétation et sur la base de l'article 49 de la Constitution que le Premier ministre a engagé la responsabilité de son gouvernement, le 16 janvier 1991, devant les deux chambres, à partir d'une déclaration du gouvernement de Michel Rocard sur le Moyen-Orient.
Il y eut alors un vote à l'Assemblée nationale (523 votes pour et 43 votes contre) et au Sénat (290 votes pour et 25 votes contre). Le Parlement était réduit à un rôle de simple chambre d'enregistrement et M. Crépeau a dit que le Président avait fait merveille dans l'habillage démocratique de sa politique. Les moteurs des avions américains qui allaient bombarder Bagdad étaient déjà chauds sur l'aéroport de Dahran quand le vote est intervenu, quelques heures auparavant, et l'essentiel des décisions il faut le dire a été pris entre M. Bush, Mme Thatcher, M. Gorbatchev et François Mitterrand. Ce n'est pas le sujet et je ne l'aborde donc pas.
La gestion de la crise et la gradation de l'émotion ont été rythmées par les déclarations télévisées du Président de la République le 19 décembre 1990 et les 9 et 16 janvier 1991.
Le Parlement sera réuni une troisième fois en session extraordinaire le 19 mars 1991, et il entendra une déclaration du Premier ministre, M. Michel Rocard, qui « salue la victoire du droit, la résolution du Président de la République et la responsabilité des dirigeants politiques qui, majorité et opposition confondues, ont su mettre entre parenthèses des querelles intérieures pour n'avoir en tête que l'intérêt du droit et celui de la France ». Il a ajouté : « La défense du droit a fait se lever un espoir : celui, peut-être, de l'aube d'une ère nouvelle dans l'histoire de l'humanité, d'un monde vraiment régi par le droit ».
On sait ce qu'il en est advenu : la proclamation du règne du droit limité géographiquement au Koweït n'a été historiquement qu'une parenthèse ressentie comme tellement hypocrite, avec la prolongation de l'embargo sur l'Irak jusqu'en 2003, que les Etats-Unis eux-mêmes ont pris sur eux de la refermer, douze ans après la première guerre du Golfe, en en déclenchant une seconde et en envahissant l'Irak sans en avoir reçu le mandat des Nations Unies.
Quel aurait pu être le rôle de la France ? François Mitterrand a décidé seul et l'écrasante majorité du Parlement et de l'opinion publique, à partir du déclenchement de la guerre, a entériné ses choix. Ceux qui lui ont résisté n'étaient pas nombreux. Il faut se rappeler l'atmosphère de curée médiatique orchestrée à l'échelle mondiale et répercutée en France par tous les moyens de communication pour mesurer combien ce choix était difficile.
Voilà l'expérience que je peux vous livrer avec beaucoup de litotes.
M. Bastien FRANCOIS, modérateur.-
Merci beaucoup, M. le Ministre. Vous venez d'illustrer la nécessité de la réforme proposée par M. Balladur d'une intervention du Parlement consécutive aux opérations extérieures de la France et, en même temps, d'illustrer les limites d'une telle intervention. Six mois après, comment peut-on intervenir une fois que les troupes sont engagées ? C'est toujours très délicat. Souhaitez-vous intervenir immédiatement, sur ce point, M. Balladur ?
M. Edouard BALLADUR, Président.-
J'en dirai un mot tout de suite, si vous le voulez bien. Je tirerai deux réflexions sur l'exposé très intéressant qu'a fait M. Chevènement. Premièrement, il n'y a pas de définition juridique de la guerre. On dit que le Parlement déclare la guerre dans la Constitution, mais qu'est-ce que la guerre ? C'est une opération de violence, bien entendu, mais d'autres opérations le sont aussi sans que ce soient des guerres et le Parlement ne les autorise pas.
D'où la nécessité de prévoir dans la Constitution c'est notre proposition et nous verrons bien si le Parlement est d'accord que les interventions militaires à l'extérieur soient autorisées, mais a posteriori seulement, par le Parlement.
Vous avez parlé de six mois, M. le Professeur, mais il s'agit là du texte du gouvernement. Qu'il me soit permis d'indiquer que le texte de mon comité prévoit trois mois. C'est peut-être trop long aussi, je vous en donne acte très volontiers, mais c'est mieux que la situation actuelle : nous avons depuis de nombreuses années des milliers de soldats français en Côte d'Ivoire sans que le Parlement français ait jamais été appelé à voter sur ce point et à l'approuver.
M. Bastien FRANCOIS.-
Un autre élément me semble très important dans le projet de réforme issu du Comité que vous avez présidé : le fait que le Parlement devait être obligatoirement informé des accords de défense signés par la France, ce qui permettait au Parlement d'intervenir à froid plutôt que d'être obligé de le faire à chaud, une fois les opérations engagées. Malheureusement, cette disposition n'est plus dans le projet du gouvernement.
M. Edouard BALLADUR, Président.-
Oui, mais il y a des amendements en cours sur ce point, si j'ai bien compris.
Ma deuxième remarque porte sur la résurrection du droit de résolution aux mains du Parlement, dont je considère que c'est un élément capital de la restauration des droits du Parlement. Certes, le vote d'une résolution n'est pas une décision qui a une force juridique ; cela revient à exprimer un voeu, mais, en l'espèce, si on souhaite que les forces françaises soient présentes dans tel ou tel endroit du monde, qu'il y ait ou non une résolution du Conseil de sécurité offrant une base internationale et légitime à cette présence, le droit de résolution rendu au Parlement le permettrait.
Enfin, je retire de l'exposé de M. Chevènement la conclusion que, s'agissant de la première guerre du Golfe, le Parlement a joué son rôle puisqu'il a été amené à voter plusieurs fois, et j'en ai d'ailleurs un souvenir précis puisque j'ai été une fois le porte-parole de mon groupe politique. Il a donc été appelé à voter, même si on ne savait pas très bien si c'était une guerre ou non. Pour ce qui est de la guerre du Golfe, on avait raison de dire que c'était une guerre, mais comme il n'y a pas de définition juridique et que la Constitution n'en donne pas, on était un peu dans l'embarras.
J'en conclus qu'il n'est pas normal, dans une démocratie, que les forces militaires d'un pays soient engagées sans que le Parlement soit amené à l'approuver. On peut discuter des délais et des formes, mais, sauf cas d'urgence extrême où il faut faire les choses tout de suite, il est normal, légitime et souhaitable que le Parlement soit amené à voter, et si la réforme que nous proposons conduisait à ce résultat nous verrons ce qu'il en sera je pense que nous aurions fait un progrès.
M. Gérard LONGUET.-
Je voudrais dire une chose assez désagréable sur la société française dont le Parlement est, au fond, le reflet : les Français donnent à l'exécutif une obligation de résultat et ils ne sont pas très regardants sur les moyens. Ils veulent « que ça marche », ils délèguent et ils ne font pas toujours l'effort de savoir à quelles conditions ils sont prêts à ce que les choses fonctionnent, qu'il s'agisse de décisions d'ordre social ou politique ou de décisions relatives à la construction européenne ou à l'aménagement du territoire.
Le sentiment que je retire de ma trop longue vie parlementaire, c'est qu'un grand nombre d'entre eux ont adopté exactement la même attitude : ils délèguent, dans le cadre du rapport entre majorité et opposition, leur mandat à l'exécutif s'ils sont dans la majorité et ils ont plus de responsabilité, d'autonomie et de liberté s'ils sont dans l'opposition, surtout si elle est désorganisée, ce qui lui arrive assez souvent, entre deux présidentielles. Cela dit, ils sont le miroir de la société française, c'est-à-dire qu'ils demandent au gouvernement une obligation de résultat à laquelle ils ne se sentent pas tenus nécessairement de participer et ils se réveillent lorsqu'on leur dit que les résultats ne sont pas au rendez-vous ou qu'ils les perçoivent par eux-mêmes avec une attitude de grogne. Je l'ai constaté entre 1981 et 1986 dans la majorité de gauche, mais je suis persuadé qu'on pourrait le constater à un moment ou à un autre dans une majorité de droite, sans y apporter une contribution nécessairement positive.
Il en est ainsi, malheureusement, du fait d'une tradition de dessaisissement de la responsabilité qui fait que les parlementaires s'occupent de leur circonscription jusqu'au moment où ils ont le sentiment que le projet collectif auquel ils sont associés prend largement de la bande et atteint une limite de naufrage.
Or le véritable travail parlementaire et politique consisterait à suivre au jour le jour les actions du gouvernement et à en être à la fois le soutien et le contrôle, ce qui permet d'en être solidaire en toutes circonstances, y compris quand les résultats c'est normal ne sont pas au rendez-vous et pour la majorité qui a participé de les assumer. Cette attitude de délégation est, malheureusement, assez représentative d'un certain comportement de nos compatriotes qui considèrent que, votant une fois tous les cinq ans, il appartient au Président élu de régler tous les problèmes.
J'ajoute qu'il reste heureusement une petite fenêtre d'espoir : depuis six à dix mois, les partenaires sociaux, en France, ont montré une responsabilité qui devrait éclairer l'attitude des partenaires politiques. Ils se sont engagés dans des accords et ils ont abouti à des résultats qui vont être, d'une façon ou d'une autre, transformés en loi par le Parlement. Nous avons donc des Français qui prennent leurs responsabilités. Il serait bon que les parlementaires le fassent tout au long du mandat pour lequel ils sont élus, sans remettre en rien en cause leur loyauté à l'égard des grands courants d'opinion qui les ont portés dans la majorité ou dans l'opposition au Parlement.
M. Bastien FRANCOIS.-
Merci beaucoup. Je vais donner la parole à Claude Estier qui, ce matin, nous a fait part de son expérience de Président de groupe au Sénat, une expérience semble-t-il heureuse et, en même temps, une frustration à être dans une assemblée dans laquelle il était condamné à être un opposant à vie.
Je commencerai de façon un peu provocante, en partant de l'exposé de Jean-Pierre Chevènement. Vous qui êtes un grand parlementaire socialiste et qui connaissez la tradition du Parti socialiste de défendre les droits du Parlement, quand vous avez un ministre de la défense qui avoue aussi facilement une marginalisation du Parlement, j'aimerais connaître votre sentiment et la façon dont vous avez vécu, au Parlement, cette distance de la politique de la défense par rapport à votre responsabilité de parlementaire.
M. Claude ESTIER.-
M. le modérateur, je n'avais pas prévu d'engager un débat ou une polémique avec Jean-Pierre Chevènement sur son expérience. Mon intention, puisque vous me donnez la parole, est d'intervenir de façon assez différente des interventions que je viens d'entendre, et ce pour une raison très simple : n'ayant jamais été ministre, je ne vais naturellement pas vous faire part d'une expérience ministérielle comme l'ont fait Gérard Longuet et Jean-Pierre Chevènement. J'avais donc plutôt l'intention de m'en tenir à l'intitulé de notre table ronde : « Le Parlement, miroir de la société française », et j'aurais ajouté un point d'interrogation, parce que je pense que ce sujet entraîne davantage de questions que d'affirmations.
Le Parlement est-il un miroir de la société française ? Représente-t-il vraiment la société française telle qu'elle se définit et telle que l'on peut la constater tous les jours ? Je ferai trois grandes remarques à ce sujet.
Premièrement, les Députés sont élus à l'Assemblée nationale au suffrage universel et ils sont donc parfaitement légitimes. Pour autant, représentent-ils la société française dans toutes ses catégories sociales ? Certainement pas. Il est évident que, lorsqu'on se penche sur la statistique des professions représentées à l'Assemblée nationale, on ne voit guère d'ouvriers et d'employés et on voit beaucoup de fonctionnaires et de membres de professions libérales. On a donc une vision qui est totalement déformée par rapport à la réalité des catégories sociales qui existent en France.
Cela s'explique d'une certaine manière : il est naturellement plus facile d'être élu Député, avec le risque de ne plus l'être quelques années plus tard, si on a soit la sécurité de l'emploi, pour un fonctionnaire, soit la possibilité de retrouver son travail, quand on est avocat, médecin ou membre d'autres professions libérales alors que, lorsqu'on est salarié et que l'on perd son emploi, il est beaucoup plus difficile de le retrouver. Il y a donc beaucoup moins de salariés qui sont candidats à ce genre de fonction et cela explique, mais en partie seulement, la déformation qui existe entre la réalité sociale des 577 Députés de l'Assemblée nationale je parlerai ensuite du Sénat et la réalité de la société française.
C'est une première interrogation, ou plutôt un constat négatif. Je pense qu'il s'agit là d'un vrai problème qui fait qu'à l'Assemblée nationale, les Députés sont légitimes, puisqu'ils sont élus au suffrage universel, mais qu'en même temps, ils ne représentent pas la totalité des différentes catégories sociales en France.
Ma deuxième remarque rejoint la petite manifestation que nous avons eue tout à l'heure. Je pense que le problème des relations hommes/femmes, dans la vie parlementaire, est vraiment très loin d'être satisfaisant. La société française est mixte ; elle se compose d'hommes et de femmes, et elle comporte d'ailleurs une légère majorité de femmes. On ne retrouve évidemment pas cela au Parlement, ni à l'Assemblée nationale, ni au Sénat. Je remarque d'ailleurs que, curieusement, des progrès sont faits davantage au Sénat qu'à l'Assemblée nationale, mais il est vrai que ces progrès sont très lents.
Je vais vous donner un exemple qui concerne le groupe que j'ai eu l'honneur de présider pendant seize ans. Quand je suis devenu Président du groupe socialiste au Sénat, il y avait une femme sur soixante Sénateurs. Aujourd'hui, sur quatre-vingt-quinze Sénateurs dans ce groupe, il y a une vingtaine de femmes. Le progrès est considérable, mais il est largement au-dessous de la réalité de la société française.
C'est donc un vrai problème. Le progrès a été réalisé dans la mesure où on a introduit une modalité, dans les élections au scrutin de liste, qui oblige à avoir alternativement un homme, puis une femme sur la liste. Dans les départements où les élections se font à la proportionnelle, par scrutin de liste, c'est ce qui a permis de faire entrer au Sénat un certain nombre de femmes. En revanche, lorsqu'il s'agit d'un scrutin de circonscription, comme c'est le cas à l'Assemblée nationale, le progrès ne se fait qu'extrêmement lentement et la société parlementaire française reste essentiellement et majoritairement masculine.
C'est vraiment un problème qui, à mon avis, entre dans la constatation que le Parlement n'est pas véritablement un miroir de la société française.
Ma troisième grande remarque concerne plus particulièrement le Sénat, et je reprendrai ce que j'ai dit ce matin dans un autre cadre. Je pense que le Sénat est, encore moins que l'Assemblée nationale, le représentant de la société française parce que le mode d'élection des Sénateurs fait qu'il ne peut pas suivre aujourd'hui l'évolution de la société française depuis cinquante ans. Le mode de scrutin du Sénat est resté ce qu'il était au moment où la France était un pays rural alors qu'aujourd'hui, la France est un pays dont plus de 80 % des citoyens vivent dans les villes et les grandes villes. On a laissé au Sénat un poids considérable et totalement injustifié de représentants des maires des petites communes dans le poids du collège électoral sénatorial.
Lorsque, il y a quelques années vous vous en souvenez , Lionel Jospin avait parlé d'anomalie du Sénat dans une société démocratique, on a voulu expliquer ce mot en disant que nous étions hostiles à l'existence même du Sénat, ce qui n'est pas vrai. Le Parti socialiste, depuis très longtemps, a été et reste tout à fait favorable au bicaméralisme. Le fait d'avoir deux assemblées dans une démocratie est un progrès considérable pour le débat législatif, à condition, comme on le disait ce matin, que l'on ne recoure pas constamment à la procédure d'urgence. En tout cas, l'anomalie ne concernait pas l'existence du Sénat mais son mode d'élection.
Je souhaite donc interroger M. le Premier ministre, Edouard Balladur, sur cette affaire, parce que nous avons un vrai débat, qui va se prolonger dans les semaines qui viennent, sur la réforme des institutions. On dit que les socialistes sont hostiles à cette réforme, mais ce n'est pas exactement la façon dont il faut présenter les choses. Certes, il y a un débat sur un certain nombre de questions (notamment sur la façon dont le Président de la République pourrait s'exprimer devant le Parlement : dans un congrès ou dans chacune des assemblées), mais, bien que cela n'entre pas dans la réforme de la Constitution, même si cela va de pair, la question est de savoir si on souhaite mettre fin, à la faveur de cette réforme de la Constitution et des institutions, à cette anomalie que représente le mode de scrutin et d'élection des Sénateurs.
La question est ouverte. Je ne sais pas si la réponse sera favorable. Je dois dire que je suis plutôt pessimiste, d'après ce que j'entends à ce sujet de la part de ceux qui ont la responsabilité de cette réforme, mais nous nous battrons dans ce sens et je pense que c'est un élément important, qui s'ajoute aux deux autres questions que j'ai soulevées, pour que le Parlement devienne véritablement un bon miroir de la société française.
M. Bastien FRANCOIS, modérateur.-
Je vous remercie de n'avoir pas répondu à la question que vous ai posée, car vous avez dit des choses beaucoup plus intéressantes que celles que je vous suggérais de dire. Je me permettrai d'ajouter un autre élément qui me semble important et qui est rarement noté dans le problème de la représentativité de nos élites : la question de la mauvaise représentativité des générations. Une série de travaux montre un vieillissement très important des élites parlementaires françaises, beaucoup plus rapide que le rythme normal du vieillissement des enfants du baby-boom, à tel point que nous sommes le Parlement le plus vieux d'Europe. C'est une question qui ne sera pas sans effet au moment où le Parlement doit traiter de questions très importantes.
M. Claude ESTIER.-
Cela s'ajoute tout à fait aux remarques que j'ai faites.
M. Bastien FRANCOIS.-
Cela s'ajoute aux questions évoquées, mais les solutions seront sans doute différentes, et je pense en particulier aux questions de cumul des mandats dans le temps.
Comme j'ai peur maintenant de faire de mauvaises introductions, je vais vous donner la parole librement, Mme Procaccia, ce qui vous permettra de vous en saisir et d'intervenir beaucoup mieux que selon la façon dont je pourrai vous l'offrir.
Mme Catherine PROCACCIA, Sénateur du Val-de-Marne.-
De toute façon, je suis une femme libre et, au Sénat, j'ai l'habitude et la chance de pouvoir dire ce que je veux. Quand j'ai accepté de participer à cette table ronde, on ne m'a pas demandé sur quoi je voulais intervenir. J'ai pris ce thème, comme M. Estier, « Le Parlement, miroir de la société française », et je n'ai pas essayé d'y réfléchir beaucoup parce que, pour moi, le miroir de la société française n'est pas de représenter les particularismes de la société. Or, à cette tribune, aujourd'hui, j'ai la particularité d'être le vilain petit canard : je suis une femme, je n'ai jamais été ministre, je n'ai jamais été Députée, je n'ai jamais été Présidente de groupe et je suis une salariée qui vient du privé. J'ai donc toutes les caractéristiques me permettant d'affirmer que le Parlement n'est pas le reflet de la société française.
Cela dit, je m'empresse de dire que je partage l'analyse de M. Claude Estier selon laquelle les femmes sont sous-représentées nous sommes environ 20 % dans les deux assemblées , mais aussi que nous sommes très peu de salariés pour la raison que M. Estier a évoquée : lorsqu'on a 35 ou 40 ans et que l'on est salarié du privé, on n'a pas forcément envie de se retrouver sans mission et sans travail alors que l'on a des enfants, un appartement à payer, etc.
Vous avez parlé du vieillissement du Parlement, mais cela vient du fait j'en ai parlé notamment avec le Medef qu'il n'y a absolument rien pour aider des salariés lambda qui, comme moi, n'étaient pas programmés pour être Sénateurs ou parlementaires. Cela fait vingt-cinq ans que l'on attend de parler du statut du parlementaire. Je pense que le parlementaire qui est salarié et qui ne retrouve pas son emploi devrait au moins avoir les protections qui existent pour les syndicalistes et les partenaires sociaux dans les entreprises. Cela faciliterait peut-être la présence de cette partie de la société que sont les salariés du privé.
Cela étant dit, je suis contente d'avoir choisi de parler des femmes au Parlement, en donnant mon sentiment sur deux points complémentaires : la façon dont je voyais les femmes aux Parlement avant de l'être je le suis moi-même depuis trois ans et demi et la façon dont je les vois maintenant.
Y a-t-il eu des progrès depuis l'époque où j'étais encore relativement jeune et étudiante ? Quand j'étais étudiante, je réfléchissais déjà à ce thème et j'avais deux explications sur la sous-représentation des femmes au Parlement.
La première, c'est une raison historique et personnelle, hypothèse que j'ai un peu honte d'avancer dans un colloque d'historiens : celle de la loi salique, qui fut exhumée à une période où l'on voulait sauver le royaume de France et que l'on a complètement déformée puisque, à l'époque carolingienne et auparavant, elle ne concernait que l'héritage des terres.
La loi salique appliquée en France s'est traduite par le fait que l'on a exclu les femmes du pouvoir. On en a fait des femmes d'influence et non pas des femmes de pouvoir. Seule la France a procédé ainsi. En Angleterre, en Espagne ou en Russie, à l'époque de la grande Catherine, il y a eu des femmes. Il n'y a qu'en France où les femmes ont été exclues du pouvoir, et je pense qu'au XX e comme au XXI e siècle, c'est l'une des raisons qui expliquent le peu de présence des femmes.
La deuxième raison est connue et partagée dans un certain nombre de pays. C'est le fait que la plupart des partis politiques, dans tous les pays, donnent la primauté aux sortants. Les femmes ont eu le droit de vote il y a relativement peu de temps. Comment donner la place à une femme quand le Député ou le Sénateur sortant a bien fait son travail ? Avec la primauté au sortant, nous n'arriverons jamais à quelque chose.
Pour moi, ce sont les deux raisons qui expliquent cet état de fait et ce tant que les partis politiques ne changeront pas. Bien que je sois UMP, je remercie la gauche d'avoir fait voter un certain nombre de dispositions en faveur des femmes, mais tant que l'on ne changera pas cela, on n'aura pas une représentation de la société française à la fois pour les femmes et pour les salariés, mais aussi pour d'autres formations.
Si vous regardez le décalage qui existe entre la première assemblée, celle de la Révolution, ou celles de la II e ou de la III e Républiques, et le droit de vote des femmes, vous constaterez qu'il s'est passé déjà un siècle et demi à deux siècles. Il y a donc un énorme décalage dans le temps entre, d'une part, la création d'un Parlement et le droit de vote universel accordé uniquement aux hommes, et, d'autre part, le droit de vote accordé aux femmes, puisqu'il a fallu attendre pour cela le XX e siècle.
La prochaine grande révolution mais elle n'est pas près d'arriver se produira quand ces femmes, qui sont maintenant un peu plus présentes au gouvernement et au Parlement, arriveront aux postes de responsabilité. Même si, en tant que salariée, je trouve que les femmes sont relativement peu représentées aux postes de direction dans les entreprises, c'est la catastrophe dans nos parlements. Je pense que nous aurons plus facilement une femme Président de la République qu'une femme Président du Sénat ou une femme Président de l'Assemblée nationale.
En même temps, comme je l'ai dit, il y a tout un passé à prendre en compte. Il y a quarante ans, les femmes n'avaient pas le droit d'ouvrir un compte en banque sans l'autorité de leur mari, et je me demande comment elles faisaient quand elles divorçaient ou quand elles étaient célibataires. En tout cas, les fonctions de prestige ne sont pas aujourd'hui comme hier pour nous au Parlement.
Au Sénat, sur seize hautes fonctions, un Président, six vice-Présidents, trois questeurs et six Présidents de commission, nous n'avons qu'une seule femme. A l'Assemblée, où plus de postes sont concernés, il n'y a que deux femmes. Telle est la représentation des femmes.
J'ajoute un point que j'ai constaté lors de la préparation des élections municipales et cantonales. Quand j'allais voir une femme en lui demandant si elle ne voulait pas se présenter aux cantonales ou si elle voulait être éventuellement sur l'une des listes municipales, elle me disait : « Croyez-vous que j'en sois capable ? » Jamais un homme ne m'a demandé s'il était capable d'être élu. C'est un positionnement un peu différent.
Avant d'être parlementaire, j'avais une vision assez négative de la femme au Parlement, car on en voyait peu. Sous la IV e République, j'étais enfant et il n'y en a quasiment pas eu. Sous la V e République, la première femme qui m'a marquée, sans la connaître beaucoup, a été Marie-Madeleine Dienesch, qui fut la première femme Présidente d'une commission, mais, si je m'en souviens bien, c'est parce qu'un de mes maîtres de conférences, à Sciences Po, était son directeur ou son chef de cabinet et qu'il nous en avait parlé. J'ajoute qu'en préparant, hier, ce que j'allais vous dire aujourd'hui, j'ai vu qu'elle déclarait elle-même que sa réussite était d'être une femme sans histoire. C'est sans doute parce qu'elle a été une femme sans histoire qu'elle est restée aussi longtemps ministre.
Après avoir été étudiante, je suis devenue jeune cadre et j'ai vu trois femmes ministres qui m'ont donné l'espoir que les choses allaient changer, en France, en matière de politique.
La première, c'est Françoise Giroud, qui a été plutôt un symbole puisque c'est à ce moment-là que l'on a créé la notion de « condition féminine ». Alors que j'en étais restée à l'égalité hommes/femmes, je me disais qu'effectivement, les femmes ne vivaient pas comme les hommes et qu'il y avait quelque chose à faire.
La deuxième est évidemment Simone Veil, d'abord parce que les autres ont été secrétaires d'Etat et qu'elle a été la première femme ministre. Elle a été au ministère de la santé parce qu'il était normal, pour la société française, de mettre une femme à la santé, mais elle a été surtout un ministre à part entière, qui est intervenu pour les femmes contre les hommes. A cette époque, lorsque je regardais les débats à la télévision, pour moi, cette femme était un modèle de ténacité, de conviction, d'engagement et de compétences, et je pense qu'elle a donné à un certain nombre de femmes je n'étais pas du tout engagée dans la politique une image différente de celle de la mère au foyer que l'on donnait aux femmes à l'époque.
La troisième femme qui m'a frappée, c'est Edith Cresson. Cela s'est passé après 1981, alors que je m'étais engagée politiquement au RPR, mais elle m'a frappée d'abord parce qu'elle a été nommée à l'agriculture et que je travaillais dans un organisme agricole. Je me suis demandé à l'époque comment ces Messieurs, les conjointes d'exploitants n'existant pas encore vraiment à cette époque, allaient tolérer une femme à l'agriculture. Elle a eu à faire face à un certain nombre de difficultés. Ensuite, elle est devenue la première femme Premier ministre en France et elle le demeure : il n'y en a jamais eu d'autres.
Tout le monde se souvient d'un certain nombre d'écarts de langage, mais je demeure persuadée que ce que l'on n'a pas pardonné à Edith Cresson, c'est qu'elle était une femme et que ses collègues de gauche comme de droite ont été beaucoup moins tendre avec elle qu'avec un homme qui aurait été Premier ministre pour la première fois. C'est pourquoi, sans porter un jugement sur son action et bien que je sois une femme de droite, Edith Cresson fait partie des femmes politiques qui m'ont marquée et dont je me souviens.
J'ai un très mauvais souvenir, ensuite, de l'époque des « Juppettes ». Pour nous, les femmes j'étais alors dans le monde des entreprises et je ne faisais toujours pas de politique , cela a été une humiliation. J'ai fait attention, aujourd'hui, à ne pas porter de vêtements de couleur, parce que, souvent, les femmes qui sont à une tribune apportent un peu de couleur. En tout cas, ces femmes avaient été nommées pour faire beau sur la photo et, ensuite, on leur a demandé de partir très rapidement, comme si elles étaient plus incompétentes que d'autres.
En revanche, récemment, Michèle Alliot-Marie à la défense est une réussite parce que c'est une femme qui est nommée à un poste typiquement masculin, même si Mme Avice l'avait occupé auparavant. Elle s'est impliquée dans un monde qui n'est pas normalement le sien, puisque les femmes n'ont pas fait le service militaire, et, pour moi, elle est le symbole que des femmes peuvent réussir dans des domaines qui ne sont pas les leurs, que nous pouvons arriver, nous, les femmes, quand nous parvenons à être meilleures que les hommes et qu'il faut pouvoir travailler plus, être meilleure et s'affirmer pour réussir.
En octobre 2004, je suis devenue Sénateur. Je fais partie de ces femmes politiques qui n'ont pas eu à se battre : on est venu me chercher pour être conseiller municipal, puis pour être conseiller général, puis pour être premier adjoint et, enfin, pour être Sénateur. Je dois dire d'ailleurs que l'une des personnes qui est venue me chercher alors que j'étais déjà élue a été Antoine Pouillieute et, le jour où, alors qu'il était proche de M. le Premier ministre, il a dit qu'il s'associerait à Catherine Procaccia quand il serait Député, j'ai commencé à exister aux yeux de ceux avec lesquels je travaillais depuis douze ans. Ce sont quand même des hommes qui sont toujours venus me chercher et qui m'ont reconnue.
Je suis arrivée au Sénat à cause de la loi sur la parité et en tant que première adjointe d'une grande commune de France et que conseiller général, sachant que nous n'étions que deux femmes dans cette position et que j'avais donc de fortes chances d'être sur une liste, mais je n'aurais pas été en position éligible. Quand je suis arrivée dans cette assemblée qui avait la réputation d'être misogyne, la réalité du Sénat m'est apparue complètement différente par rapport aux femmes. Au début, nos collègues Sénateurs je salue Bernadette Dupont, qui a été élue en même temps que moi en 2004 sur un scrutin de liste nous ont regardées un peu bizarrement en se demandant en gros ce qu'allaient être ces femmes qu'on leur avait imposées, même si je pense qu'en tant qu'élues depuis longtemps (je l'ai été pendant un quart de siècle pour ma part), nous pensions avoir fait nos preuves.
Très rapidement, au Sénat, nous sommes devenues des Sénateurs à part entière. Nous sommes aussi bonnes et aussi mauvaises, aussi présentes et aussi absentes que les hommes. La seule différence, c'est qu'en tant que Sénatrices, nous n'avons pas un seul rêve, celui de devenir ministre, contrairement à la plupart de mes collègues.
Je dois dire que je ne ressens une différence dans les relations et le travail que lorsque je suis rapporteur d'un projet de loi. En trois ans et demi, j'ai été rapporteur de cinq textes de loi, dont plusieurs en première lecture et dont deux importants récemment : la loi sur le service minimum et la fusion Anpe-Unedic. Vous constatez que l'on ne confie pas aux femmes uniquement des textes sans importance, y compris en première lecture. Je me rends compte que je suis une femme à la fin de la présentation de ces textes parce que mes collègues me disent : « Tu t'es bien débrouillée, tu étais bonne », en sous-entendant « surtout pour une femme ».
Hormis dans cette situation, je n'ai rencontré aucune misogynie, je me trouve à égalité avec mes collègues du Sénat, y compris au sein du groupe UMP, où nous intervenons de la même façon que les hommes si nous avons envie de le faire.
Malheureusement, les Sénateurs comme les Députés ne veulent pas laisser leur place à des femmes. Permettre à d'autres femmes de rentrer dans l'institution, quelle qu'elle soit, c'est abandonner leur place, et ils ne nous reconnaissent donc pas globalement. On dit à toutes les femmes qu'il faut qu'une femme se présente, conformément à la fameuse loi sur la parité qui permet de présenter des femmes dans les endroits imprenables pour permettre aux partis politiques de ne pas être pénalisés, mais une fois que nous sommes intégrées au Sénat je ne parlerai pas de l'Assemblée nationale car je ne sais pas comment cela se passe , nous sommes des parlementaires à part entière. Par conséquent, à l'intérieur de cette maison, ma vision est un peu différente.
Pour revenir sur le thème de cette table ronde, je réponds que le Parlement ne devrait pas être le reflet de la société mais la devancer. Il devrait devancer les réflexions et faire avancer la société. Je constate que, dans le gouvernement actuel de Nicolas Sarkozy, les femmes sont présentes dans des ministères importants (économie, justice, intérieur et, auparavant, défense) alors qu'elles sont absentes dans nos deux assemblées parlementaires. La question qui se pose n'est pas d'être le reflet de la société mais de se demander si notre Parlement est vraiment démocratique puisqu'il refuse de reconnaître une place aux femmes dans ces assemblées. Les femmes n'ont quasiment aucune place : il y a ici une vice-Présidente et deux vice-Présidentes à l'assemblée alors que nous sommes plus de 20 %.
Je pense que la loi sur la parité a fait avancer les choses, mais elle ne les a pas fait avancer du fait des pénalités financières, auxquelles je m'oppose, comme je l'ai dit au Président de la République. De toute façon, plutôt que de décider de mettre une femme à la place d'un homme et de faire de la peine à un parlementaire qui n'a pas forcément démérité, les partis politiques préféreront payer des pénalités. La pénalité ne m'intéresse pas. Je préférerais que l'on verse un bonus plutôt qu'un malus aux partis politiques, même si je ne suis pas sûre que cela changera les choses. En tout cas, pour que les femmes et les salariés, hommes ou femmes, soient plus représentés, il faut continuer à faire évoluer les choses.
Je terminerai en disant que si, quand on est à l'intérieur, on constate que l'ambiance est moins misogyne, de l'extérieur et pour y accéder, je n'ai pas l'impression qu'en trente ans, les choses aient énormément changé.
M. Bastien FRANCOIS, modérateur.-
Merci beaucoup, Mme la Sénatrice. Je pense que les jeunes femmes qui sont devant nous avec des barbes étaient déjà convaincues, mais après ces explications apportées aux gens comme moi, c'est-à-dire à nous, les hommes, nous sommes convaincus que c'est vraiment important.
Je vais donner tout de suite la parole à mon collègue Paul Smith qui va user d'un regard excentré, sachant qu'il est toujours bon d'avoir un point de vue comparatif. Je vous demanderai, cher collègue, d'être si possible assez bref, parce que nous avons ici l'inspirateur n° 1 de la réforme constitutionnelle dont on discute actuellement et qu'il serait donc utile pour la France et intéressant pour nous tous de l'écouter sur ce point.
M. Paul SMITH, Professeur à l'Université de Nottingham.-
Merci, M. le modérateur, et merci aux organisateurs de m'avoir invité aujourd'hui à être parmi vous. Je vais reprendre une petite citation de mon compatriote Winston Churchill : « Je vous préviens, vous êtes en grand danger, je vais vous parler en français ! »
Venu d'Angleterre en ma qualité d'historien du Sénat, je vais aujourd'hui vous parler du Sénat dans le contexte de ce colloque et proposer quelques idées à propos de cette assemblée.
Quand Jean Garrigues m'a demandé de participer à la table ronde intitulée « Le Parlement, miroir de la société française », cela m'a fait tout de suite penser à une petite phrase d'Yves Weber que j'ai lue au début de mes études sur le bicamérisme, il y a treize ans, et qui avait été publiée en 1972 dans un article consacré à la crise du bicamérisme en Europe. A l'époque, on parlait en effet de la suppression de la Chambre des Lords, les Français venaient de dire non au général de Gaulle pour la réforme du Sénat, on posait la même question en Belgique, aux Pays-Bas et en Italie, et les Suédois venaient de supprimer leur Haute assemblée. C'était donc une question d'actualité.
Weber a donc écrit dans son article : « Le bicamérisme informe et traduit tout ensemble la nature profonde du système politique. » Ce n'est pas un mauvais point de départ pour un débat que nous aurons peut-être tout à l'heure. En effet, que signifie le fait d'avoir une deuxième assemblée ? Weber a dit que la première chambre - l'Assemblée nationale en France - est élue au suffrage universel par un système ou un autre, mais que lorsqu'on discute sur la Haute assemblée, on trouve autre chose.
J'ai donc été frappé par cette réflexion de Weber, surtout dans le contexte de la Grande-Bretagne. En effet, vous savez que, chez nous, la Chambre des Lords est constituée des « copains à Tony Blair », comme on le dit en anglais, c'est-à-dire du fait des nominations des partis. C'est le reflet de la domination presque totale des partis politiques dans le système outre-manche. Je schématise énormément, mais c'est une réflexion sur laquelle nous pourrons peut-être revenir tout à l'heure.
J'ai aussi été frappé par certaines réflexions qui ont été faites ce matin. Alain Delcamp a parlé de l'évolution du Sénat et je suis toujours étonné par le fait que la Constitution de la V e République et le Sénat sont deux choses tout à fait protéiformes, qui sont plus qu'évolutives et qui sont toujours en train de changer. On parle de Parlement rationalisé, de régime semi-présidentiel ou du Sénat d'une manière ou d'une autre, mais ce sont des choses qui changent. Autrement dit, vous avez un système qui n'est pas figé et qui est toujours en train d'évoluer, ce qui est assez frappant.
Lorsque je parle à mes étudiants, à Nottingham, pour les initier à l'histoire constitutionnelle de la France et que je leur demande de visiter le site Internet du Conseil constitutionnel, ils sont toujours surpris par le nombre de révisions de la Constitution de la V e République depuis 1958. Pour eux, c'est une révélation, parce qu'en tant que petits Anglais et Anglaises, ils imaginent qu'une Constitution, une fois écrite, perd sa vie. Ce n'est pas vrai.
Il en est de même du Sénat. A propos du Sénat, en tant qu'historien, j'utilise la phrase suivante, qui est liée à ce qu'Alain Delcamp a dit ce matin : aujourd'hui, le Sénat se trouve à un point crucial de son histoire, à un carrefour dans son évolution, peut-être plus que l'Assemblée nationale. En effet, le Sénat est au centre de la transformation requise par les réformes de 2003. Je ne parle pas de la réforme constitutionnelle mais de la loi Poncelet qui a institué la réduction du mandat à six ans et l'augmentation du nombre de sièges.
Mon premier constat est donc qu'il s'agit d'une institution qui est en évolution.
On a parlé de la présence des femmes au Sénat (18 % aujourd'hui) qui va se développer à l'avenir.
Jean Garrigues m'a également demandé si je pouvais choisir un moment clé des cinquante dernières années qui a été, pour moi, véritablement important dans la vie du Sénat. Au début, je pensais à 1969, bien sûr, c'est-à-dire au référendum, mais je me suis dit que c'était trop évident. J'ai pensé aussi à 1958, puisqu'on a parlé tout à l'heure de la « République sénatoriale », mais ce n'était pas cela non plus. Le moment qui m'a frappé le plus, alors que j'étais en train de rédiger le deuxième tome de mon livre, a été la nomination à Matignon de M. Raffarin parce que, pour moi, cela marquait le moment où il n'était plus interdit d'être Sénateur et Premier ministre. C'était en effet la première fois depuis 1958 et la nomination de M. Michel Debré, que l'on osait aller à la Haute assemblée chercher son Premier ministre et non pas à l'Assemblée nationale, ou parmi des spécialistes en divers domaines, parce que je sais que tous les Premiers ministres n'ont pas été Députés.
Je me suis également fait la réflexion que, depuis 2002, nous avons eu trois Premiers ministres dont deux étaient Sénateurs au moment de leur nomination. Cependant, un Sénateur ne ressemble pas un autre : M. Raffarin n'est pas le même genre de Sénateur que M. Fillon. Je n'insiste pas là-dessus, mais, pour moi, cela a ressemblé au moment où, sous la III e République, il y a eu un rééquilibrage entre les deux institutions. Je ne vais pas aller plus loin dans la comparaison parce que la V e République n'est pas la III e , bien sûr ; mais c'est néanmoins la période où des hommes politiques malheureusement, il n'y avait que des hommes à cette époque comme Georges Clemenceau, Raymond Poincaré, Léon Bourgeois et d'autres ont cherché à gagner le Sénat depuis la Chambre des Députés, ou plutôt, dans le cas de Clemenceau, de revenir au Parlement à travers le Sénat.
C'est à partir de ce moment-là que le message suivant a été délivré aux autres hommes politiques : le Sénat n'est pas « l'Hôtel des Invalides des Députés surannés », pour reprendre la description de la Chambre des pairs sous la Monarchie de juillet.
En fait, j'ai constaté que M. Raffarin n'est pas un cas particulier parce qu'il y a beaucoup d'hommes et de femmes politiques qui commencent leur carrière parlementaire non pas à l'Assemblée nationale mais au Sénat. Pour moi, il y a donc une sorte de rééquilibrage depuis 1992, date charnière. A mon avis, les choses ont commencé à changer après 1992, sous la présidence de M. Monory et, bien entendu, sous celle de M. Poncelet.
Je terminerai en citant une expression anglaise : Every cloud has a silver lining, ce qui signifie que, derrière chaque nuage, il y a le soleil. C'est peut-être le soleil d'Austerlitz...
La dissolution de 1997 a été un désastre pour la droite à l'Assemblée nationale, mais à la deuxième chambre, cela a été un petit miracle ou plutôt une divine surprise parce qu'elle a permis à la majorité du Sénat d'aller au secours du Président de la République, de lui apporter son soutien. Cela n'a pas été sans inconvénient puisqu'il a été confronté à la loi sur la parité ou sur le cumul des mandats. Mais la récompense, pour la majorité sénatoriale a été la nomination de M. Raffarin. Il avait beaucoup de qualités, bien sûr, et il n'a pas été nommé uniquement pour remercier les Sénateurs de droite, cependant sa nomination a été une récompense pour la majorité au Sénat, et il en a été de même avec l'introduction de la subsidiarité dans la Constitution et l'insertion dans l'Article 39 de la primauté du Sénat en ce qui concerne tout projet ou proposition de loi touchant aux collectivités territoriales. C'était, aussi, le moment de triomphe des «rénovateurs», ce groupe insaisissable, nébuleux, mais très influent au coeur de la Haute assemblée depuis plus de vingt ans. Pour eux, 2002-2003, c'est en quelque sorte l'apothéose.
Voilà les quelques réflexions que je tenais à apporter.
M. Bastien FRANCOIS, modérateur.-
Merci beaucoup, mon cher collègue. Je donne la parole à M. le Premier ministre Balladur pour conclure ou tirer quelques leçons de ce qui a été dit au sujet du projet de réforme.
M. Edouard BALLADUR, Président.-
Je vais m'exprimer dans un moment un peu particulier, puisque la discussion sur le projet de réforme constitutionnelle a commencé, en tout cas devant la commission des lois de l'Assemblée, qui va continuer à amender sur un certain nombre de points le projet du gouvernement qui, lui-même, n'est pas exactement celui que nous avions proposé.
De crainte de pénétrer dans des débats qui sont politiquement complexes, et sauf si vous m'y invitez particulièrement, je me bornerai à parler de nos propositions car j'en suis sûr. Pour le reste, nous verrons comment va se dérouler la discussion.
Je commencerai par quelques réflexions sur le rôle du Parlement sous la V e République, puisque c'est l'objet de notre discussion.
Il y a un lien c'est une banalité de le dire extrêmement étroit entre le Parlement et la démocratie et on l'oublie parfois. Dans les luttes pour le pouvoir, les peuples essaient d'asseoir un contrôle sur le détenteur du pouvoir et, lorsque ce détenteur est unique, ce qui arrive dans les régimes que j'oserai appeler traditionnels, tout l'effort de l'histoire consiste à faire en sorte qu'il y ait une représentation du peuple sous des formes directes, indirectes, aristocratiques ou plus ou moins démocratiques qui encadrent l'action du titulaire du pouvoir.
A partir de là, le problème de toujours est de définir un équilibre entre le Parlement et le gouvernement. Il faut que le Parlement joue vraiment le rôle pour lequel il est fait, c'est-à-dire voter les lois et contrôler le gouvernement, et il faut que, pour autant, le gouvernement demeure efficace et ne soit pas empêtré dans sa tâche par une intervention excessive du Parlement. Nous, Français, depuis deux siècles nous tâtonnons et il nous est arrivé de ne pas trouver longtemps la bonne solution. Nous avons essayé tous les régimes : la monarchie, la dictature, la monarchie constitutionnelle, la République plus ou moins autoritaire ou plus ou moins parlementaire. Le régime qui a duré le plus longtemps, est celui de la III e République, qui a duré un peu moins de soixante-dix ans, et il est possible que, sans la défaite de 1940, il durerait encore.
A partir de cette époque, après la dictature de Vichy, on a rétabli une notion traditionnelle de la République et je voudrais insister sur cette notion parce que les choses ont changé.
Dans le conformisme de l'époque, le fait d'être républicain voulait dire tout d'abord que l'on était hostile au référendum, qualifié de plébiscite quasi automatiquement. Il faut reconnaître que l'expérience des deux époques napoléoniennes allait dans ce sens.
C'était également être hostile au contrôle de la constitutionnalité des lois, parce que le principe jacobin, principe républicain de base, était la souveraineté de la loi, et donc du Parlement, et l'hostilité au Parlement d'Ancien Régime, qui se prétendait supérieur au pouvoir politique alors qu'il était composé tout simplement de nantis qui achetaient leur charge avant de la transmettre à leurs héritiers. C'était le deuxième principe.
Le troisième était la supériorité du Parlement sur le gouvernement : le gouvernement était vraiment sous un contrôle très étroit et sa vie dépendait très étroitement du Parlement.
Autour des années 1930, il est probable que c'était l'opinion la plus répandue dans les milieux politiques : hostilité au référendum, hostilité au contrôle de la constitutionnalité des lois et hostilité envers un gouvernement trop fort face au Parlement.
C'est une conception qui a plus ou moins été validée, quand elle n'a pas été exagérée, par la Constitution de la IV e République. Finalement, du fait de l'instabilité des gouvernements et de leur faiblesse, comme toujours dans notre histoire politique et constitutionnelle, il y a eu une réaction en sens inverse et, comme toujours je me permets de le dire bien qu'appartenant à un mouvement politique qui s'est longtemps réclamé du général de Gaulle , on a réagi en allant trop loin dans l'autre sens.
On a encadré très étroitement les pouvoirs du Parlement, posant le principe que celui-ci n'avait pas besoin d'investir le gouvernement et que le gouvernement existait dès que le Président de la République l'avait nommé.
On a institué, avec d'infinies prudences, car ce n'était pas la tendance du général de Gaulle, le contrôle de la constitutionnalité des lois, et il a fallu que, de Gaulle disparu, le Conseil constitutionnel élabore une jurisprudence qui a accru son rôle alors qu'à l'origine, ce rôle était beaucoup moins important.
Enfin, on a validé le recours au référendum comme étant la procédure la plus démocratique, si bien qu'aujourd'hui, selon les alternances et les circonstances politiques, c'est tantôt la droite ou tantôt la gauche qui réclame des référendums. Je me permets de dire et j'espère ne pas être suspect de partialité politique que la réclamation du référendum était une tradition davantage de droite que de gauche dans notre histoire, mais c'est devenu une tradition de quiconque a envie de mettre le pouvoir politique en difficulté. On pourrait donner cette définition du recours au référendum ; elle ne serait pas plus fausse qu'une autre.
A partir de là, comment les choses ont-elles évolué ? J'attirerai tout d'abord votre attention sur le fait que la IV e République s'était déjà rendu compte des excès d'une suprématie parlementaire qui conduisait au régime d'assemblée et que, déjà, avec des hommes tels que Pierre Mendès-France ou Félix Gaillard, on avait commencé à réfléchir à ce qu'on appelait le parlementarisme rationalisé, c'est-à-dire dans lequel le gouvernement a des moyens de contrainte sur le Parlement qu'il n'avait pas jusque là.
L'originalité de la V e République, au départ, c'est que l'on a cumulé deux systèmes. Le premier est une forte tendance présidentielle, le Président de la République étant doté de pouvoirs qu'il exerce. En effet, dans les Républiques précédentes, en tout cas le régime de la III e République, il avait des pouvoirs dans les textes mais il ne les exerçait pas. Il en avait été privé par une dissolution aventureuse, ce qui ne s'est pas produit sous la V e République en cas de dissolution aventureuse... (Sourires.)
Il exerce donc des pouvoirs très importants mais, en même temps, le principe de base du régime parlementaire est respecté du fait que le gouvernement dépend dans sa vie du Parlement qui peut le renverser ; il ne peut pas l'investir puisqu'on a supprimé l'investiture, mais il peut le renverser.
Ce qui définit la V e République, au fond, c'est la concomitance de ces deux légitimités qui, à des degrés diverses, sont l'une et l'autre issues du peuple :
- le Président, qui tire sa légitimité et son autorité du fait qu'il est élu au suffrage universel (mais il est vrai qu'avant de l'être, de Gaulle avait une autorité sans égal et très supérieure à ce que les textes lui reconnaissaient) ;
- le gouvernement, qui dépend du Parlement qui le contrôle et qui peut le renverser, ce qu'il a fait une fois ce n'est pas beaucoup en cinquante ans , et qui dépend donc lui aussi du suffrage populaire.
Il est normal qu'il y ait une concurrence entre le législatif et l'exécutif et elle se voit dans les régimes présidentiels ou autres, mais ce qui fait l'originalité de la V e République, c'est la concurrence de deux légitimités au sein de l'exécutif : la légitimité présidentielle et la légitimité gouvernementale, l'une et l'autre issues plus ou moins directement du suffrage populaire.
Il en est résulté je ne suis pas le seul à être de cet avis une hypertrophie du pouvoir exécutif au détriment du pouvoir législatif car on a multiplié les contraintes s'exerçant sur le gouvernement. On l'a fait de bon droit à l'époque, soyons honnêtes. Tout le monde était ravi de voir le général de Gaulle porter quasi seul la responsabilité de régler le difficile problème algérien et, finalement, tout le monde s'est accommodé de ces trois à quatre premières années de la V e République dans lesquelles il a exercé une sorte de pouvoir consulaire. En tout cas, le pays s'en est remis à lui et a voté à 80 % les référendums qu'il lui proposait.
Une fois l'affaire algérienne réglée, cela a changé, et ceux qui avaient fait appel à lui se sont dit que le moment était peut-être venu qu'il cède la place puisqu'il avait rempli sa tâche. Il ne l'a pas entendu ainsi je pense d'ailleurs qu'il ne l'avait jamais entendu ainsi , et l'épreuve de force ayant eu lieu fin 1962, loin de céder la place, il a renforcé son pouvoir en décidant que le Président de la République serait élu au suffrage universel par le peuple directement. A partir de là, nous avons eu un système qui a cumulé contre le législatif les conséquences d'une certaine prépotence présidentielle, d'un côté, et les instruments d'un parlementarisme rationalisé, de l'autre, qui conduit à encadrer l'ordre du jour, le contrôle du gouvernement, la possibilité de décider des commissions d'enquête, etc. Je ne vais pas décliner dans le détail tout ce qui est bien connu et ce qui figure dans les propositions que nous avons faites.
Ces propositions résultent très directement de la situation que je viens de décrire. Je considère depuis un certain nombre d'années, comme je l'ai écrit à plusieurs reprises, que notre système politique a pour double caractéristique d'être instable, puisqu'il permet la cohabitation (je sais bien qu'avec le quinquennat, celle-ci sera peut-être moins fréquente, mais elle n'est pas non plus totalement à exclure), et d'introduire une certaine confusion des pouvoirs puisqu'on se pose toujours la question de savoir quel est le pouvoir de chacun, entre le Président et le gouvernement.
Quand la majorité est du côté du Président de la République, personne ne s'interroge, ou très peu : il faut vraiment avoir très mauvais l'esprit pour le faire. En revanche, quand il y a cohabitation, le pouvoir repasse entre les mains du Premier ministre. C'est une Constitution qui n'a pas beaucoup d'exemple dans les pays étrangers. D'où une certaine confusion et une certaine instabilité de la répartition des pouvoirs, mais une grande stabilité du gouvernement quand on a réussi à le constituer.
A partir de là, ce régime étant déséquilibré, pour qu'il dure et je souhaite qu'il dure parce que je considère que, fondamentalement, il a de très grands avantages , il faut lui redonner l'équilibre qu'il a perdu ou qu'il n'a jamais eu, ou remédier à un déséquilibre qui s'est aggravé. Cela passe par le fait de donner ou redonner des droits nouveaux au Parlement.
Je ne vais pas décliner tout ce dont il s'agit.
La réglementation du recours au 49.3 est une sorte de moyen de contrainte exercé sur le Parlement pour faire en sorte qu'une loi existe même si elle n'est pas votée, faute de quoi le Parlement risque sa vie, si j'ose dire, car s'il renverse le gouvernement, il risque la dissolution. C'est l'esprit du 49.3.
Je ne parlerai pas non plus longuement du travail législatif ni du fait que le Parlement devrait avoir au moins la maîtrise de la moitié de son ordre du jour. C'est ce que nous avons prévu et proposé.
Par ailleurs, je pense qu'il faut également redonner au Parlement le droit de voter des résolutions, c'est-à-dire d'exprimer des voeux. Je sais bien que l'on a interdit les résolutions sous la Constitution de la V e République parce que les Républiques antérieures, notamment la IV e , en faisaient un usage immodéré. C'était une façon de mettre en cause la responsabilité du gouvernement sans recourir aux moyens constitutionnels de la motion de censure. On votait une résolution et le Président du Conseil, alarmé aux petites heures du matin par ce vote, allait voir le Président de la République et lui disait : « Dans ces conditions, je crois plus sage de remettre la démission de mon gouvernement ». Voilà, grosso modo, la manière dont cela s'est passé plusieurs fois. D'où le fait de proscrire les résolutions.
Je pense qu'il faut rendre au Parlement le droit de voter des résolutions, notamment en matière européenne. Il faut en effet tirer les conclusions du fait que plus de la moitié de la règle de droit qui s'impose désormais en France est d'origine européenne et que, lorsque le Parlement exerce son contrôle, ce qui n'est pas toujours le cas, il a le choix entre refuser la règle européenne ou l'adapter quasiment sans l'examiner ni la discuter. Il serait donc à mon avis préférable que le Parlement, avant les négociations européennes, soit amené à voter des résolutions dans lesquelles il donnerait son sentiment sur tel ou tel rapport, acte ou projet de directive émanant de Bruxelles afin d'éviter d'être mis ensuite devant le fait accompli.
Voilà une série de dispositions que je souhaitais citer. Je vais très vite parce que je ne veux pas entrer dans des détails trop techniques.
M. Bastien FRANÇOIS, modérateur.-
Si je puis me le permettre, M. le Premier ministre, nous sommes en train d'anticiper sur l'objet de la deuxième table ronde pour laquelle les invités sont déjà arrivés et je vous propose donc de réserver quelques éléments de votre exposé pour nourrir le débat qui va suivre. Nous avons en effet glissé d'un premier à un second débat, emportés par l'intérêt de ces questions d'actualité.
La séance, suspendue à 16 h 30, est reprise à 16 h 40.