La Cinquième République au Parlement
Sénat, 15 mai 2008 - Palais du Luxembourg
DEUXIÈME TABLE RONDE :
QUELLE PLACE POUR LE PARLEMENT DANS LA VIE POLITIQUE ?
M. Edouard BALLADUR, Président.-
Nous reprenons notre séance, qui va être animée par un nouveau modérateur : M. Garrigues, Président du Comité d'histoire politique et parlementaire.
M. Jean GARRIGUES, modérateur.-
Cette deuxième table ronde est prospective et s'intéresse à l'actualité la plus brûlante de la réforme des institutions, notamment de ce qui a été l'un des milliers des travaux de la commission Balladur : la question du renforcement du parlementarisme, qui est l'un des axes forts repris ensuite par le projet du gouvernement et dont va nous parler le ministre chargé des relations avec le Parlement, Roger Karoutchi.
M. Roger KAROUTCHI, Secrétaire d'Etat chargé des Relations avec le Parlement.-
Merci, M. le Président. Comme M. le Premier ministre vous a dit probablement l'essentiel, je vais aller directement à l'accessoire.
Ayant été moi-même élu dans cette noble maison pendant quelques années avant d'entrer au gouvernement et ayant été au préalable élu Député européen, j'étais de ceux qui, incontestablement, affirmaient le vrai déséquilibre entre l'exécutif et le législatif depuis des décennies. Gaulliste impénitent, je suis naturellement favorable au maintien, voire au renforcement de la V e République. Pour autant, on ne peut que regarder l'évolution avec un peu d'inquiétude.
En 1963, à peine cinq ans après la mise en place de la V e République, le général de Gaulle demande à s'exprimer devant le Parlement. Jacques Chaban-Delmas, alors Président de l'Assemblée, lui fait savoir que l'on vient d'avoir une révision constitutionnelle, en 1962, pour mettre en place l'élection du Président de la République au suffrage universel et qu'il est compliqué d'avoir une autre réforme. Dans la Revue de droit parlementaire, l'inestimable Président de l'Assemblée dit : « J'ai dit au chef de l'Etat qu'il ne pourrait pas s'exprimer devant l'Assemblée nationale et le résultat, c'est que le général de Gaulle fait plusieurs réunions à l'Elysée avec des Députés ». Cela s'est passé il y a 45 ans. L'expression du Président devant le Parlement est donc un problème ancien.
En 1971, les six Présidents des commissions de l'Assemblée nationale, tous gaullistes, font une motion publiée dans la presse dans laquelle ils disent qu'ils ne peuvent pas continuer à travailler de la même façon, que le gouvernement leur impose régulièrement l'urgence, qu'ils travaillent mal, qu'ils sont constamment sous la pression de l'exécutif, qu'ils n'ont ni assez de temps, ni assez de pouvoirs de contrôle, ni assez de pouvoir d'interpellation et que, de fait, le Parlement est de plus en plus réduit. Cela s'est passé il y a 37 ans et cela a continué dans les décennies qui ont suivi.
Finalement, pourquoi faire cette réforme si tard si, dès 1963, le général de Gaulle se demande pourquoi il ne peut pas s'exprimer et si, dès 1971, les six Présidents de commission sur six de l'Assemblée nationale disent que cela ne peut pas continuer ainsi ? Parce que, très probablement, au fur et à mesure du temps, l'exécutif, de gauche comme de droite, a considéré que c'était bien pratique.
François Mitterrand, avant 1981 c'était dans son programme présidentiel , dit : « Il faut absolument rééquilibrer et revaloriser le Parlement », mais une fois qu'il est élu Président, il trouve qu'il n'est pas mal du tout d'avoir les pleins pouvoirs de l'exécutif et, finalement, assez peu de pouvoirs pour le Parlement.
Nous sommes donc restés dans cette situation qui a conduit à la situation de ces dernières années, et ce quel que soit le gouvernement : je ne fais pas de politique politicienne. Qu'il s'agisse du gouvernement d'Edouard Balladur, de celui de Lionel Jospin ou des gouvernements qui ont suivi, les parlementaires se sont progressivement sentis, sinon dessaisis, du moins sans influence majeure sur le cours des événements.
Pour être très franc, lorsque j'étais Sénateur, ici, il y a encore un an, je me disais très souvent que ma présence au Sénat n'avait qu'un intérêt assez limité et que, finalement j'avais plus d'influence, plus de poids et plus de responsabilité quand j'étais dans mon bureau de Président de groupe d'opposition au Conseil régional d'Ile-de-France qu'en étant au Sénat, parce que, au moins, le conseiller régional que j'étais pouvait influencer la décision et avoir un impact sur des affaires concrètes alors qu'ici ou à l'Assemblée, quand on est dans la majorité, on a le sentiment qu'il faut lever la main pour voter les textes du gouvernement et, quand on est dans l'opposition, c'est « cause toujours, tu m'intéresses, il y a peu de chances que tu aies une influence sur ce que nous disons ! »
Dans le projet présidentiel du candidat Nicolas Sarkozy, il y avait, après plusieurs conventions sur les institutions, un projet de rééquilibrage des pouvoirs et de revalorisation du Parlement. Je dois dire d'ailleurs que, non pas tout à fait dans les mêmes conditions mais dans la même orientation, dans le projet de campagne présidentielle de Ségolène Royal, nous avions également des éléments sur la manière de rééquilibrer les pouvoirs.
Le Président de la République, une fois élu, a confié au Premier ministre Edouard Balladur le soin de préparer cette réflexion avec un comité et les conclusions ont été proposées à l'automne dernier. Le gouvernement a alors travaillé et, sans entrer dans les détails, j'estime que 80 % des propositions du comité présidé par Edouard Balladur ont été reprises dans le projet.
Quel est ce projet ? Comme le thème est aujourd'hui celui du Parlement, je ne vais pas évoquer les points qui concernent le Conseil supérieur de la magistrature ou la défense des citoyens, préférant rester sur le Parlement. Il s'agit de dire que le gouvernement a les armes nécessaires pour imposer finalement sa vision des choses au Parlement. Il dispose d'une batterie d'articles. L'article 40, par exemple, empêche le Parlement d'imposer au gouvernement des dépenses supplémentaires ; il en est de même pour la procédure sur le vote bloqué : le gouvernement, après avoir constaté le dépôt de 32 000 amendements pour un texte de loi sur la Poste, peut décider le vote bloqué. Nous avons également l'article 49.3, qui permet à un moment ou à un autre au gouvernement d'arrêter le débat et de dire que, sauf si l'opposition dépose une motion de censure, le texte est réputé adopté sans vote.
Le gouvernement a donc des armes. Il en a une autre non négligeable : si vous travaillez en commission sur un texte, c'est quand même le texte du gouvernement qui arrive dans l'hémicycle.
Il a enfin une arme majeure que je connais bien : la maîtrise de l'ordre du jour. J'arrive le mardi matin à la conférence des Présidents de l'Assemblée, Bernard Accoyer ou Christian Poncelet me dit : « Bonjour, M. le Ministre, le Parlement souhaiterait ceci ou cela » et je réponds : « Vous avez parfaitement raison. Maintenant, je vous donne votre ordre du jour : demain, vous ferez ceci, mercredi, vous ferez cela, lundi prochain, vous ferez ceci et cela. J'ai bien entendu que vous souhaitez que j'inscrive telle ou telle proposition, mais je n'ai ni le temps, ni le calendrier, on verra plus tard ! »
En réalité, le gouvernement a la maîtrise de l'ordre du jour et a les moyens d'imposer sa vision. Cependant, il n'a pas la possibilité de tout imposer. Il y a, bien sûr, un travail parlementaire d'amendements sur chacun des textes de loi et le gouvernement peut parfaitement être battu, quelle que soit sa majorité, parce que, contrairement à ce qu'on dit parfois on l'a vu encore récemment , la majorité n'est pas en rangs serrés, « soldats, avançons ! ». Cela peut être aussi des débats internes ou des choses plus compliquées.
Finalement, ce texte de révision constitutionnelle a plusieurs conséquences pour le Parlement.
La première, c'est le partage de l'ordre du jour. Si la révision est votée, le ministre en relation avec le Parlement ne disposera plus que de la moitié de l'ordre du jour, sauf pendant la phase budgétaire, car on est obligé de faire le budget pendant l'automne. Cela veut dire que le Parlement en récupère la moitié. Ce sera à lui de voir s'il fait du contrôle de l'action du gouvernement pendant un moment ou s'il prend des initiatives législatives le reste du temps. C'est sa partie et il s'agit d'un vrai partage. Cela veut dire que l'on va forcer le gouvernement, ce qui n'est pas plus mal, à négocier réellement avec les groupes politique et le Parlement pour savoir ce que l'on inscrit ou non à l'ordre du jour.
Le deuxième élément non négligeable, c'est que le texte qui arrivera en débat dans l'hémicycle sera celui qui sortira de la commission. La commission thématique concernée débattra d'un texte de loi en l'amendant autant qu'elle le veut, et le texte qui sera débattu sera le texte amendé par la commission et non pas, comme aujourd'hui, celui du gouvernement, avec une commission tenue de convaincre la majorité de voter ses amendements. Cela signifie que les ministres concernés par des projets de loi devront venir en commission défendre leur texte, y compris par rapport aux amendements et, ensuite, dans la séance plénière, revenir sur le texte, s'il a été amendé, pour convaincre la majorité de remodifier un texte qui aurait été amendé.
Je prédis du bonheur au ministre qui va le faire parce que, si la commission a voté des amendements qu'elle a intégrés au texte, comme, en commission, la majorité est normalement majoritaire, cela veut dire que, pour y revenir dans l'hémicycle, il faudra que le ministre arrive à convaincre sa majorité de déjuger les commissaires majoritaires qui, en commission, auraient accepté des amendements. Là-dessus, le rééquilibrage va être sérieux et c'est vraiment un élément extrêmement important.
D'autres points qui font partie de la révision constitutionnelle vont permettre l'expression du Parlement. C'est le cas du pouvoir de résolution. L'Assemblée nationale et le Sénat pourront voter des résolutions sur un certain nombre de sujets qui ne seront ni des projets de lois, ni des propositions de loi mais qui concerneront les sujets décidés par les Députés ou les Sénateurs.
De la même manière, la révision renforce considérablement les pouvoirs de l'Assemblée et du Sénat en matière de défense et de politique étrangère. Jusqu'ici, dans ces deux domaines, les pouvoirs du Parlement étaient extrêmement faibles, pour ne pas dire inexistants, à part sur la transposition des directives européennes avec les deux délégations à l'Union européenne. Nous allons donc retrouver un vrai contrôle parlementaire avec la possibilité de contrôler et de voter, le cas échéant, le maintien de troupes à l'étranger plus de six mois.
De même, il est prévu l'encadrement de l'article 16 et une réduction de la possibilité d'utiliser le 49.3 : il serait maintenu sur le budget, mais, pour le reste, il ne pourrait être appliqué qu'une seule fois par session. Là encore, ce système va nous permettre d'avoir un vrai équilibre et de réduire les armes du gouvernement.
On va également ouvrir un certain nombre de possibilités d'interpellation. Le contrôle du Parlement va être essentiel, premièrement parce que la Constitution, pour la première fois, ne va pas parler que du pouvoir législatif mais du pouvoir de contrôle du Parlement sur l'action du gouvernement ; deuxièmement parce que, en lien avec la Cour des comptes et avec la capacité de faire appel à des moyens extérieurs, on va donner au Parlement beaucoup de moyens de contrôle et d'interpellation par rapport à l'action du gouvernement.
Enfin, naturellement, le fait que, dans l'ordre du jour, le Parlement puisse décider de réserver telle ou telle séance au contrôle de l'activité du gouvernement ou de telle ou telle action ministérielle va mettre l'ensemble du gouvernement dans la ligne de mire du contrôle parlementaire.
Voilà un certain nombre de mesures, parmi d'autres, qui vont renforcer considérablement les pouvoirs du Parlement. Je sais bien que, dans le débat sur les futures lois organiques ou ordinaires, un certain nombre de groupes disent qu'ils veulent parler de la dose de proportionnelle à l'Assemblée nationale et d'un mode de scrutin différent pour le Sénat. Par exemple, le groupe socialiste de l'Assemblée dépose deux propositions de loi la semaine prochaine sur un certain nombre de thèmes de ce genre. Dans l'immédiat, ce n'est pas dans la Constitution. Il est prévu une petite modification sur le Sénat, mais, naturellement, le type de scrutin n'a jamais été dans la Constitution depuis 1958. Il s'agit donc plus d'un débat sur les lois qui suivent que sur la Constitution.
En tout cas, sur le renforcement des pouvoirs du Parlement, c'est incontestablement une nouvelle page qui s'écrit, quel que soit le sort de la révision, parce que, à mon avis, nous sommes arrivés au bout non pas d'un système politique -la V e République étant loin d'être terminée- mais d'un système de relations entre le gouvernement et le Parlement.
Chacun comprend bien que les parlementaires représentants de la nation ne peuvent plus aujourd'hui, ni individuellement, ni collectivement, accepter le système qui consiste à réduire à la fois leur rapport, leur influence et leur impact. On nous demande sans arrêt pourquoi il y a tant d'absentéisme, pourquoi les parlementaires ne sont pas plus présents ou pourquoi la commission des affaires étrangères de l'Assemblée nationale a voté un texte par 4 voix contre 3 alors que, normalement, elle comprend 74 Députés. Il est évident que le public se demande ce qu'ils font.
Au-delà du fait que, malheureusement, la surcharge de travail fait qu'ils sont plus présents en commission que dans l'hémicycle, on peut répondre qu'il y a incontestablement une utilité politique et une unité publique et que les parlementaires veulent être plus respectés. Je pense que cette révision va dans ce sens.
Voilà, M. le Président, ce que je souhaitais vous dire.
M. Jean GARRIGUES, modérateur.-
Merci, M. le Ministre, de nous avoir éclairés, d'avoir repéré les enjeux de la révision en cours et d'avoir également replacé cette révision dans une perspective historique.
Avant de donner la parole aux Constitutionnalistes, j'aimerais que Jean-François Kahn, qui est à la fois historien, journaliste et philosophe de l'histoire, nous dise comment il voit cet effort d'adaptation de la V e République à l'évolution de la société française d'aujourd'hui et, singulièrement, le rôle du parlementarisme dans cet effort d'adaptation.
M. Jean-François KAHN, journaliste.-
Je ne rentrerai pas dans le débat sur la réforme parce que, comme l'a dit très bien le Premier ministre, on ne sait pas encore aujourd'hui ce qui sera retenu ou non, sachant que tout ce qui va dans le sens du renforcement des pouvoirs du Parlement va évidemment dans le bon sens. Je ne sais pas qui a dit qu'une idée n'est intéressante que si l'idée contraire peut être soutenue. En l'occurrence, c'est une idée intéressante, mais l'idée contraire peut difficilement être soutenue.
D'un point de vue historique, je voudrais faire entendre une musique qui correspond à mon opinion mais que l'on entend rarement : je suis parlementariste. Je sais bien que je suis très minoritaire et que je n'ai aucune chance de convaincre ni d'avoir la moindre influence sur l'évolution des choses, mais je suis partisan d'un régime parlementaire et je souhaite simplement faire quelques remarques de bon sens dont j'espère qu'elle finiront par bousculer un jour le conformisme ambiant dont vous avez parlé, M. le Premier ministre. En effet, dans ce domaine, on constate qu'en France, il règne un grand conformisme depuis quelques décennies. Il faut vraiment le vouloir pour défendre le système parlementaire.
-- Ma première remarque, c'est que la France a un système institutionnel qui est, en Europe, une exception absolue. Hier, il s'est passé un événement considérable en Ukraine : le Premier ministre a empêché le Président de la République de parler à la tribune de l'Assemblée, ce qui est une chose extraordinaire pour nous. Nous avons donc un système unique en Europe.
Seules y ressemblent la Constitution et les institutions de la Russie de Poutine, ce qui n'est plus tout à fait le cas d'ailleurs puisque, Poutine devenant Premier ministre, il y a de fortes chances que le Premier ministre prenne l'ascendant. Cette exception, d'autant plus que la Russie n'est pas en Europe, risque donc de sauter.
-- Autre paradoxe : alors qu'on nous explique qu'il faut absolument appliquer les résolutions européennes concernant le fromage au lait cru ou que l'on ne peut pas baisser le taux de TVA en fonction d'un certain nombre de réglementations européennes, l'idée que nous pourrions peut-être essayer de rapprocher nos institutions, qui sont uniques, de ce qui se passe partout en Europe n'est même pas évoquée. Il est possible que, si nos institutions se rapprochaient des institutions européennes, cela favoriserait l'intégration communautaire. Il est en effet très difficile de défendre un progrès d'intégration tout en s'accrochant à une absolue unicité ou exception.
Par ailleurs, si, en termes darwiniens vous savez que ce qui est retenu par la sélection est ce qui présente un avantage en fonction de l'environnement , nos institutions présentaient un avantage compte tenu de l'environnement, la sélection l'aurait retenu peu à peu et les pays européens auraient donc adopté le système. Dans ce cas, expliquez-moi pourquoi aucun pays européen n'a adopté nos institutions : même lorsque de nouveaux pays européens ont obtenu l'autonomie et l'indépendance, par exemple en sortant du bloc soviétique, leur tendance a été d'adopter un régime parlementaire premier ministrable. C'est une question que l'on a le droit de se poser.
J'en viens à ma deuxième remarque. On nous explique depuis des décennies que les institutions de la V e République ont permis notre renouveau et nous ont donné une force considérable compte tenu de l'instabilité ministérielle, que, grâce à notre système, nous avons la stabilité, la force gouvernementale et la force de l'action et que nous pouvons bien sûr faire des réformes mais que nous ne pouvons pas renoncer à ce qui est au coeur du système parce que cela nous a donné une telle supériorité que ce serait absurde, surtout par rapport aux autres pays qui ont, eux, gardé un régime parlementaire dont on nous dit qu'il est effroyable et qu'il débouche sur l'instabilité totale, l'inaction et le reste.
Je constate que ceux qui tiennent ce propos, lui-même totalement honorable et respectable, sont souvent ce qu'on a appelé des « déclinistes » je pense à Nicolas Baverez et à d'autres qui nous expliquent en plus que la France va de mal en pis, qu'elle a pris du retard sur tous les autres pays et que les autres ont fait des réformes et non pas nous. Ils nous expliquent que nous avons des institutions qui nous rendent meilleurs, plus actifs, plus performants et plus stables et, après l'avoir dit, ils ajoutent que les autres font mieux que nous et que nous avons pris du retard. Je ne comprends pas.
Peut-être n'est-ce pas si simple et peut-être en effet un certain nombre de pays ont-ils pu aller très loin dans les réformes, la modernisation et l'adaptation avec un système parlementaire tout en assurant la stabilité de leur pays. Je précise entre parenthèses que l'Angleterre a un système totalement parlementaire et que le même parti a gouverné pendant trois législatures. Nous avons beaucoup d'exemples de partis ou de Premiers ministres qui restent au pourvoir très longtemps avec un système parlementaire.
-- Troisième remarque : j'ai travaillé personnellement, et j'ai même publié un livre, sur les grands débats de la République et sur ceux de la période de Louis-Philippe, qui sont extraordinaires d'un point de vue littéraire parce que la beauté et la force de certaines interventions sont absolument fascinantes.
Je pense par exemple au débat sur la séparation de l'Eglise et de l'Etat. Il faut se remettre dans la situation de l'époque : c'est une chose qui touche à l'essentiel, qui choque des convictions profondes, religieuses et morales. Ce débat est formidable : il est long, on va jusqu'au bout, tout le monde peut intervenir, il est d'une profondeur et d'une intelligence inouïe, mais il est en même temps très violent. Or, finalement, il y a peu d'agitation dans la rue. Il y en aura lorsque l'on voudra confisquer les biens de certains couvents, mais au départ, il y a très peu de manifestations et de violence. Je me demande donc si cette violence organisée et talentueuse n'a pas épongé quelque part la violence de la rue, si elle ne servait pas de buvard, en la symbolisant, à la violence intrinsèque qui aurait pu éclater sans cela dans la société.
Il est vrai que cela s'est passé lentement et que l'on n'en est plus conscient, mais, à l'époque, le Parlement était vraiment pluraliste. M. le Premier ministre a eu cette phrase qui a l'air banale mais qui est profonde et réelle : « La démocratie, c'est d'abord l'existence d'un Parlement élu et pluraliste ». Autrement dit, le Parlement pluraliste et élu doit être au coeur de la démocratie. Quand il bat, c'est que la démocratie est vivante. S'il ne bat plus, la démocratie est en état de semi-coma.
Il faut voir ce qu'était le Parlement sous la IV e République je suis à un âge qui me permet de l'avoir connu. Son coeur battait en même temps que la passion des gens et des lecteurs des journaux, qui prenaient des places pour aller voir les débats parlementaires, qui s'y reconnaissaient et qui lisaient les interventions de leur camp parce que c'était une façon pour eux-mêmes d'intervenir. Aujourd'hui, où sont les débats parlementaires dans les journaux ? Ils n'existent pas ! Il n'y en a plus ! On ne trouve que quelques lignes. Certes, on a des chaînes spéciales le fait qu'elles soient spéciales est déjà un problème pour retransmettre les débats parlementaires, mais si, dans les journaux de 20 heures, vous avez une heure trente sur un grand débat, c'est le maximum.
Sur l'intervention en Afghanistan, qui était un problème de fond, il y a eu trois heures de débat sans vote. Je vous renvoie au débat sur la réforme constitutionnelle de 1851 (qui débouche d'ailleurs, parce qu'il va rater, au coup d'Etat de Napoléon III) au cours duquel, dans un discours très célèbre, Victor Hugo évoque pour la première fois les Etats-Unis d'Europe et dans lequel il oppose Napoléon le petit à Napoléon le grand. Tout d'abord, le discours de Victor Hugo dure six heures de suite, même s'il est haché et interrompu ; ensuite, quand on lit les journaux de l'époque, on constate que cela a provoqué dans le pays autant d'émotion et de passion que les feuilletons d'Eugène Sue, dont on disait qu'il ne fallait pas arrêter leur auteur parce que, si le feuilleton s'arrêtait, il y aurait une émeute. Du même coup, il n'y a pas eu de bagarres de rue ni de troubles autour de ce problème fondamental parce que le débat avait lieu au Parlement.
Aujourd'hui, qui s'investit dans les débats du Parlement ? On a suffisamment dit qu'en Mai 68, les manifestants sont passés devant le Parlement sans avoir même l'idée d'y jeter une pierre. C'est la troisième remarque que je voulais faire.
Ma dernière remarque ira dans le même sens. Finalement, on s'obnubile de façon exclusive, ce qui est toujours un tort, sur le fait que la République parlementaire a débouché sur la défaite de 1940, et on juge tout en fonction de cet exemple qu'on nous donne et qu'on nous répète à l'envi. Tout d'abord, l'Angleterre a gagné la guerre de 1940 avec un régime parlementaire qui n'a absolument pas été remis en cause. Il y avait des débats : on interpellait le gouvernement, il pouvait y avoir une motion de censure, il y avait une liberté totale de débat et c'est dans ce climat que les Anglais ont gagné la guerre de 1940.
Ensuite, c'est le premier régime bonapartisme, celui de Napoléon Ier, qui a laissé la France plus petite qu'il ne l'avait trouvée, et c'est surtout le deuxième régime bonapartiste, celui de Napoléon III, qui s'est fracassé sur le désastre de Sedan alors que l'une des rares grandes guerres que nous ayons gagnée, celle de 1914, est due à un régime totalement parlementaire. Il est extraordinaire de voir à quel point le Parlement est intervenu, en dehors des séances à huis clos parce qu'il ne fallait pas que l'ennemi soit au courant des renseignements que l'on pouvait donner. Personne ne dit d'ailleurs aujourd'hui que, pendant la Première guerre mondiale, le régime était faible et caractérisé par son instabilité, bien qu'il y ait eu beaucoup de changements de gouvernement, de crises, de motions de censure et de chutes de Présidents du Conseil. C'est ce qui a permis à Clemenceau d'arriver au pouvoir à la fin.
J'ajoute que nous avons eu un jour en France un régime tellement fort et tellement efficace, même s'il l'a fait avec des moyens que je réprouve, qu'il est parvenu à repousser cinq interventions étrangères : le régime de la Convention nationale, qui est le plus parlementaire que nous ayons jamais eu en France.
Il faut évidemment se pencher sur les raisons de la chute de la République en 1940, mais il ne faut pas s'obnubiler là-dessus. Nous avons suffisamment d'exemples, à la fois dans notre histoire et autour de nous, de régimes parlementaires équilibrés, évidemment avec des scrutins permettant de garantir le pluralisme et d'avoir une majorité et des garde-fous, ce qui n'est pas contradictoire, dont le bilan et l'efficacité dans l'épreuve se sont avérés aussi importants et aussi évidents, sinon plus, que nos institutions actuelles.
Pour conclure, j'affirme que, dans la mesure où notre Parlement, lors de débats nationaux, est effacé au profit de la rue et où nous avons beaucoup de rues et un chouia de gouvernement, il ne me dérangerait pas que nous ayons aujourd'hui beaucoup de Parlement et un chouia de rue !
M. Edouard BALLADUR, Président.-
Je me permettrai d'apporter quelques réflexions rapides sur l'exposé que vient de faire M. Jean-François Kahn.
Nous nous sommes posé la question du parlementarisme au sein du comité. Un certain nombre d'entre nous étaient plutôt portés vers ce que l'on appelle maintenant je l'ai appris à cette occasion un régime primo ministériel alors que d'autres, dont moi-même, étaient pour un régime présidentiel. Je vais vous dire pourquoi, de mon point de vue, le retour au régime parlementaire est très difficile en France, même s'il aurait l'avantage de rejoindre une sorte de droit commun européen puisque c'est pratiquement le régime de tous les pays européens.
Tout d'abord, l'élection du Président de la République au suffrage universel le rend quasiment impossible. Certes, d'autres pays d'Europe connaissent un régime parlementaire et en même temps l'élection du Président au suffrage universel (c'est le cas de la Pologne, du Portugal, de la Finlande et de l'Irlande), mais imaginez que nous ayons eu l'an dernier le débat sur l'élection présidentielle et les programmes affichés au deuxième tour par les deux candidats qui restaient en lisse et que l'un ou l'autre de ces candidats une fois élu l'une ou l'autre dise : « ce n'est plus mon affaire, adressez-vous au gouvernement ou au Parlement pour déterminer la politique qu'il faut mener ». Ce serait proprement inconcevable compte tenu de ce qu'est devenu en France l'élection présidentielle.
Sinon, il faut supprimer l'élection présidentielle au suffrage universel, mais je n'ai encore entendu personne le proposer, sauf Michel Rocard dans un débat que j'ai eu avec lui récemment au Figaro. J'ai d'ailleurs salué son courage.
Ensuite, Jean-François Kahn dit que, si nous adoptions le régime parlementaire, cela rendrait peut-être plus facile l'intégration européenne et communautaire car nous aurions tous des régimes parlementaires. J'observe que l'exemple le plus parfait de régime parlementaire est le Royaume-Uni et que ce n'est pas un modèle d'adhésion spontanée et facile aux dispositions communautaires. Il me semble donc que l'argument n'est pas très frappant.
Maintenant, pourquoi aucun pays européen n'a-t-il adopté nos institutions si elles sont tellement bonnes ? Parce que chacun a son expérience historique. En tant que Français, nous sommes marqués par l'instabilité que nous avons connue depuis deux siècles, nous avons le sentiment d'avoir enfin trouvé un minimum de stabilité et nous nous disons c'est, au fond, la réaction de tous ceux qui s'opposent à la réforme proposée en ce moment que nous devons préserver cet acquis extrêmement précieux et qu'il faut y rester fidèle sans le modifier pratiquement en rien.
C'est notre expérience historique. D'autres pays comme l'Allemagne ou l'Italie ont fait l'expérience de régimes autoritaires contre lesquels ils ont réagi et ils ne veulent surtout pas donner une forme trop contraignante à l'autorité exécutive. D'autres, comme la Grande-Bretagne, n'ont pas ce complexe historique et considèrent que leur régime a été bâti dans une évolution finalement assez heureuse et assez continue.
Donc, ne négligeons pas les spécificités nationales. C'est l'observation que je souhaite faire. Nous avons une histoire française qui est ce qu'elle est, avec ses bons côtés et ses côtés plus difficiles, et la V e République, d'une certaine manière, en inventant ce mix, comme le diraient les économistes, entre parlementarisme et présidentialisme a inventé une chose qu'à tort ou à raison, beaucoup considèrent comme étant mieux adaptée à nos besoins.
En revanche, je suis tout à fait de l'avis de Jean-François Kahn : il n'y a rien de plus étrange que de dire que, si nous avons perdu la guerre en 1940, c'est parce qu'il y avait un régime parlementaire. Il a raison de relever que nous avons gagné pas tout seuls, quand même celle de 1914-1918 avec un régime parlementaire et que nous avons perdu un certain nombre d'autres guerres avec des régimes autoritaires.
Cela étant, je n'aurai pas la tentation de qualifier la Convention de régime parlementaire. C'était le propre même d'une tyrannie exercée par un petit groupe, la commune de Paris, sur le Parlement qui tremblait dès que les sectionnaires envahissaient la salle du Jeu de Paume pour faire pression sur la Convention, mais c'est un problème historique que nous pouvons laisser de côté.
Maintenant, l'objection qu'avance Jean-François Kahn et à laquelle il faut réfléchir est la suivante : si c'est un régime tellement efficace, d'où vient que nous soyons en retard sur les autres pays européens dans nos réformes ? C'est une question importante et une vraie objection. Je ne voudrais pas vous paraître iconoclaste, mais on peut se demander si l'élection du Président de la République au suffrage universel est le système qui favorise le mieux la réforme. On peut s'interroger et se demander si, dans un système dont le pouvoir dépendrait plus directement du Parlement, les choses ne seraient pas plus simples.
De toute façon, ce n'est pas le mode de sélection du pouvoir qui est une garantie d'efficacité mais la personne que l'on sélectionne. Le suffrage universel peut sélectionner des hommes ou des femmes courageux et capables ou non, de même que le système parlementaire. Par conséquent, n'accordons pas trop d'importance au lien entre l'efficacité gouvernementale et réformatrice, d'une part, et le monde de sélection des gouvernants, d'autre part.
Ma réflexion globale est la suivante : la France est la France, elle a eu une expérience, elle en demeure marquée et elle cherche la réforme en tâtonnant parfois nous en sommes actuellement à une phase de tâtonnement , mais, si la réforme que nous proposons est l'objet de critiques au nom de l'intangibilité de principes vieux maintenant d'un demi-siècle, je ne propose pas du tout que l'on fasse litière de ces principes ; je dis simplement qu'ils doivent être adaptés.
M. Jean GARRIGUES, modérateur.-
Merci, M. le Premier ministre, de cet échange d'arguments avec un ardent parlementariste, ce qui va droit au coeur des membres du Comité d'histoire parlementaire et politique que je dirige et des historiens du Parlement que nous sommes.
Puisque nous avons la chance d'avoir parmi nous Mme la Sénatrice Nicole Borvo Cohen-Seat, qui représente le groupe communiste, républicain et citoyen du Sénat, je me permettrai de revenir sur une petite polémique qui a été lancée en lui disant que nous avons demandé à plusieurs représentants du Parti communiste de participer à ce colloque et que, malheureusement, ils n'ont pas pu en faire partie. Nous sommes donc très heureux de l'accueillir et d'avoir son opinion sur les réformes annoncées ces derniers jours.
Mme Nicole BORVO COHEN-SEAT, Sénatrice de Paris.-
Je vais revenir moi-même sur la polémique. Je suis effectivement sénatrice communiste et Présidente du groupe communiste, républicain et citoyen, et je tiens à dire que je suis la seule femme Présidente d'un groupe parlementaire à ce jour, que ce soit à l'Assemblée nationale, au Sénat et même au Parlement européen (pour les Français).
En fait, la polémique est double. En effet, je ne savais pas que des collègues de mon groupe ou du groupe de l'Assemblée nationale avaient été invités à ce colloque et qu'ils n'avaient pas pu y participer. En même temps, en tant que membre de l'Observatoire de la parité, je me suis associée à la critique faite par la Présidente de cet Observatoire, Mme Marie-Jo Zimmermann -qui n'est pas de ma sensibilité politique- qui a constaté que, pour parler du Parlement et des institutions, il y avait dix-neuf hommes sur dix-neuf intervenants. Etant moi-même à la fois membre d'un groupe minoritaire, le groupe communiste, et une femme Présidente de groupe, j'ai décidé de m'inviter. Je me suis donc invitée, et je sais gré aux organisateurs de m'avoir dit qu'ils avaient sollicité des communistes...
M. Jean GARRIGUES.-
...et beaucoup de femmes.
Mme Nicole BORVO COHEN-SEAT.-
Peut-être, mais vous ne m'avez pas sollicitée. Puisqu'il s'agissait du Parlement, il aurait pu apparaître à quelqu'un qu'un groupe, même s'il est petit puisqu'il ne comprend que vingt-trois membres, était présidé par une femme et qu'il était intéressant de se demander pourquoi il n'y en avait qu'une. J'en suis très heureuse, mais je ne m'en glorifie pas et je regrette qu'il n'y en ait pas d'autres.
Cela dit, il y a quand même des femmes élues, des femmes qui ont été ou qui sont parlementaires ou ministres, même s'il n'y en a pas assez.
Cela m'amène à une réflexion plus intéressante que cette petite polémique qui est néanmoins significative : puisque le thème de cette table ronde est le Parlement et la politique, quels sont les problèmes ? J'en citerai un qui est pour moi très important : la représentativité du Parlement. Quand je constate que, pour nos concitoyens, les personnes politiques dont ils ne voient pas bien l'utilité sont en premier lieu les parlementaires et quand je constate qu'ils se sentent aux deux tiers mal représentés, je commence par m'interroger sur la représentativité du Parlement avant de le faire sur l'organisation des pouvoirs.
Comme vous le savez sans doute, mais comme il vaut toujours la peine de le rappeler, les parlementaires, Sénateurs comme Députés, ont une moyenne d'âge de 60 ans, ils comptent moins de 18 % de femmes (malgré l'acquis d'une longue bataille pour la parité qui est beaucoup trop partielle même si elle est inscrite dans nos textes fondamentaux), et 1 % d'ouvriers et il n'y a pas de représentation de la diversité des origines. On constate donc une surreprésentation des hommes, des cadres supérieurs, des professions libérales et des personnes « mûres », pour le dire ainsi, ce qui n'est pas très représentatif des citoyens.
Ce problème est à mon avis absolument fondamental. En effet, je suis moi-même parlementariste et ce n'est pas un gros mot, parce que je considère, à condition bien entendu que le peuple soit bien représenté, que c'est le peuple qui est au coeur de la démocratie. Il est donc mieux représenté, dans sa pluralité et sa diversité, puisque personne ne parle d'en revenir à l'agora, par une pluralité de personnes que par un seul ou un petit nombre. Mon penchant pour le parlementarisme vient surtout de là.
Cela implique beaucoup de changements nécessaires et, franchement, je ne crois pas que la petite dose de droits supplémentaires du Parlement que le projet constitutionnel actuel serait supposé nous donner va changer fondamentalement les choses, loin s'en faut.
Quand on parle de représentativité, cela implique évidemment les modes de scrutin c'est indiscutable et personne ne me contredira là-dessus et donc le passage à la proportionnelle, qui est la seule garantie de la parité, comme l'expérience l'a montré, et d'une meilleure représentation du peuple lui-même. Le mode de scrutin me paraît une question de première importance et, même s'il ne relève pas de la Constitution, il est clair que, dans le débat sur des changements qui pourraient rééquilibrer le pouvoir, cette question est absolument centrale.
Il en est de même pour les pouvoirs réels accordés au Parlement. Aujourd'hui, il en a très peu, et la question de l'utilité des parlementaires, pour la population et les citoyens qui les élisent, est donc légitimement posée. Le Parlement a perdu tout pouvoir budgétaire, il a perdu le pouvoir concernant la défense et il a perdu le pouvoir sur le plan européen.
La question est donc de donner plus de pouvoirs aux citoyens. J'avais trouvé intéressant que, dans les 77 propositions du comité de M. Balladur, on évoquât quelques possibilités d'initiative citoyenne à l'égard du Parlement, mais elles ont curieusement disparu du projet.
Globalement, il nous est simplement proposé dans le projet actuel que le Parlement donne des avis et qu'il y ait un partage de l'ordre du jour. A ce sujet, j'ai fait un calcul qui montre que nous aurions neuf jours d'initiative parlementaire, alors que c'est à peu près ce qui se passe dans la pratique à l'heure actuelle avec les niches parlementaires. Vous voyez donc que le changement est minime.
Quant aux avis, nous savons bien qu'ils ne donnent pas de pouvoir, puisque nous en donnons assez régulièrement et qu'ils n'ont pas d'effet impératif. Sur la politique européenne, les affaires étrangères ou la défense, nous ne donnons que des avis.
Pour moi, la question est donc de redonner réellement la primauté au Parlement comme représentant des citoyens. Bien sûr, cela pose le problème de l'élection du Président de la République au suffrage universel. Je vous rappelle que, de façon constante, nous nous sommes opposés à la Constitution de 1958 et aux modifications qui ont eu lieu depuis et qui ont toutes été dans le sens d'un présidentialisme de plus en plus affirmé et d'un Parlement de plus en plus diminué. Il y a une certaine logique à notre position.
J'en viens à cette fameuse originalité française. On a en effet tendance à dire que, dans d'autres pays, il peut y avoir des Présidents de la République élus au suffrage universel qui n'ont que peu de pouvoirs et qu'en France, notre penchant bonapartiste nous empêche de considérer qu'un Président de la République élu au suffrage universel ne puisse avoir de pouvoir. Ce penchant bonapartiste me paraît justement tout à fait dommageable et regrettable. Peut-être cela demande-t-il du courage, mais le fait de poser la question de l'élection du Président de la République au suffrage universel ne me paraît pas totalement incongru.
M. Jean GARRIGUES, modérateur.-
Je vous remercie, Mme la Sénatrice, d'avoir mis l'accent sur un enjeu crucial de la réflexion sur toute réforme et tout renforcement du Parlement : celui de la représentativité. Cette question est revenue plusieurs fois dans les débats ce matin et cet après-midi et elle est sans aucun doute majeure.
Je voudrais donc demander aux juristes, Jean Gicquel et Guy Carcassonne, si, à travers les réflexions et les propositions du comité Balladur et ce qui semble en ressortir dans les projets gouvernementaux, il leur paraît que cette question centrale de la représentation est suffisamment évoquée. Je leur demande aussi de nous donner leur sentiment plus général sur l'ensemble de ces réformes. Nous commencerons par Jean Gicquel, si vous le voulez bien.
M. Jean GICQUEL, Professeur émérite à l'Université de Paris I.-
Merci, M. le modérateur. Evoquer le Parlement et la vie politique m'amène tout naturellement, puisque nous sommes en fin de parcours, à me livrer à une mise en perspective avant d'émettre un jugement de valeur sur le projet de révision actuellement soumis au Parlement.
« Le Parlement, c'est le destin de la démocratie ». Comment ne pas saluer ici l'affirmation de Kelsen tant l'identification est parfaite entre Parlement et démocratie ? Cela me fait songer à cette péroraison célèbre de Paul Reynaud, le 4 octobre 1962, au moment où l'Assemblée nationale débat sur le futur référendum tendant à faire élire le Président de la République au suffrage universel. Paul Reynaud, le parlementaire type, s'adressant au Premier ministre, lui a alors déclaré : « Pour nous, républicains, la France est ici et non ailleurs. Aussi, M. le Premier ministre, allez dire à l'Elysée que cette assemblée n'est pas assez dégénérée pour renier la République ! »
Ces propos ont été tenus en 1962 et ils montrent bien que, dans l'esprit commun, le Parlement exprime la liberté politique, qui, lorsqu'on y réfléchit, est la première des libertés car c'est celle par laquelle les gouvernés choisissent leurs gouvernants.
Dans cet ordre d'idées, le Parlement occupe une place particulière et singulière dans notre pays en ce sens qu'il est indispensable et irremplaçable parce qu'il est, comme on le dit, la nation assemblée, mais également à la croisée de la politique et du droit. Dire que le Parlement est la nation assemblée ce thème a été longuement abordé aujourd'hui , c'est rappeler qu'il a pour mission de représenter la nation. Les différents préopinants ont montré que, de ce point de vue, il existait un certain nombre de manques que je n'ai pas besoin de rappeler.
Il convient aussi d'indiquer que le Parlement a pour mission de mettre en place le gouvernement de la nation. Quelle est en effet sa fonction première ? Comme mon vieil ami Pierre Avril le rappelait récemment dans sa préface à la thèse d'Armel Le Divellec, historiquement et politiquement, le rôle du Parlement est de former le gouvernement. Bien entendu, c'est simpliste lorsqu'on est dans un régime parlementaire strict sur le modèle anglais ou allemand, mais cette évidence s'impose également à la France, en régime présidentialiste.
M. le Premier ministre, vous avez écrit que l'élection présidentielle était l'élection reine et je partage tout à fait votre analyse. Cependant, être élu Président de la République, c'est bien, mais c'est insuffisant. Que faut-il donc au Président pour être le gouvernant suprême ? Disposer à l'Assemblée nationale d'une majorité qui lui soit acquise et qui n'ait d'autre ambition que de concrétiser son projet.
C'est pourquoi, en France, les élections législatives sont toujours dramatisées, à la différence de ce qui se passe dans d'autres pays, parce qu'il s'agit à chaque fois de se demander si la majorité des Députés va oeuvrer avec le Président ou s'opposer à lui.
De ce point de vue, la place du Parlement est indispensable ; de même que, par la suite, on ne peut pas imaginer un gouvernement qui ne soit pas représentatif de la majorité existant à l'Assemblée nationale. Effectivement, le Président de la République peut nommer qui bon lui semble ; mais, bien entendu, les Députés pourraient parfaitement refuser de collaborer avec un gouvernement ne représentant pas la majorité en déposant une motion de censure. De ce point de vue, il n'y a aucune difficulté.
Le Parlement est également à la croisée de la politique et du droit. C'est le lieu privilégié. Qu'est-ce que la politique ? Qu'est-ce que le droit ? Une union, car le droit est une politique qui a réussi. De ce point de vue, il faut souligner la qualité supérieure avec laquelle le Parlement fabrique le droit. Son mode opératoire, à savoir la délibération, est intrinsèquement supérieur à tout autre mode d'élaboration. En effet, la procédure législative est une procédure publique, contradictoire et répétitive c'est le sens du bicamérisme , alors que l'on sait que la procédure suivie par le pouvoir exécutif est secrète.
Je prendrai, à cet égard, un exemple qui me paraît tout à fait représentatif. Lorsque, en 1995, le Premier ministre, Alain Juppé, a utilisé l'article 49.3 devant l'Assemblée nationale, il l'a fait à la surprise des Députés de l'opposition : « Nous ne savions pas qu'à la dernière délibération du Conseil des ministres, le Premier ministre était autorisé à utiliser l'article 49.3 ». Il a fallu notamment que le rapporteur du Conseil constitutionnel use de son pouvoir inquisitoire pour obtenir communication du délibéré du Conseil des ministres et ainsi que le 49.3 avait bien été discuté et que le Premier ministre était autorisé.
J'en viens maintenant au projet de révision. Il s'agit d'un très beau projet, du point de vue du droit constitutionnel et du droit parlementaire, et on peut dire qu'il s'inscrit dans une perspective pérenne et consensuelle qui est celle de la réévaluation de la place du Parlement par rapport à l'exécutif, ou à la reparlementarisation de la V e République. En effet, le rôle dirigeant de l'exécutif découlant de la révolution copernicienne de 1958 est accompli. Mais, il faut maintenant gommer, limer les aspects les plus abrupts du parlementarisme rationalisé afin que le Parlement n'ait pas le sentiment d'être évacué de la scène politique et qu'il s'estime partie prenante au processus normatif.
De ce point de vue, la procédure va tout à fait dans le bon sens. Comme on l'a dit, le Parlement est de retour. C'est vrai avec la réforme de 1974 relative à l'élargissement de la saisine à soixante Députés ou soixante Sénateurs pour introduire un recours devant le Conseil constitutionnel. C'est vrai avec la révision de 1995 qui crée la session unique. On en termine ainsi avec l'époque d'une démocratie à mi-temps ; le Parlement peut contrôler et légiférer pendant neuf mois.
J'ajouterai qu'un esprit parlementaire se dégage de ce projet, ne serait-ce qu'à travers la reconnaissance de l'opposition. L'article 4 de la Constitution devrait, demain, faire état de la place de l'opposition, de la reconnaissance des groupes parlementaires, à l'article 51.1 du projet et d'autres dispositions. En effet, que sont les groupes parlementaires, sinon la traduction institutionnelle des partis politiques ?
De même que l'on fait confiance au Parlement en lui permettant de voter des résolutions qui n'ont pas un caractère contraignant, c'est-à-dire qui ne sont pas une façon de contraindre le gouvernement à agir, comme c'était le cas avant 1958. De la même façon, le projet du comité Balladur (vous me pardonnerez cette simplification de langage) fait appel plusieurs fois au règlement des assemblées, à toutes fins utiles.
Les deux fonctions du Parlement, la fonction législative et la fonction de contrôle, se trouvent revalorisées et rehaussées à travers le projet de révision constitutionnelle qui reprend pour l'essentiel les propositions du comité Balladur.
En ce qui concerne la fonction législative, on peut rappeler qu'il s'agit peut-être de légiférer moins pour contrôler plus ; de légiférer moins mais dans une meilleure qualité. Là encore, quand on évoque les résolutions, cela signifie que l'on se détourne des lois mémorielles. Si la France reconnaît le génocide arménien, pourquoi ne pas reconnaître, dans ce cas, que Louis XIV est mort le 1er septembre 1715 ? On évitera des lois honoris causa, selon le doyen Vedel, qui n'ont aucun contenu normatif, d'autant plus que la jurisprudence du Conseil constitutionnel est extrêmement stricte. Finis les neutrons législatifs (J. Foyer), une loi doit être un commandement (Portalis) et doit contenir des dispositions contraignantes !
Pour ce qui est de la fonction législative, il est prévu des dispositions très importantes, en particulier sur l'ordre du jour. Il est proposé un ordre du jour partagé, mais le projet de révision constitutionnelle fait que ce partage n'est pas aussi strict qu'on veut bien le dire. Quand on lit l'article 48 revu et corrigé, on s'aperçoit en effet que la répartition est beaucoup plus favorable au gouvernement qu'au Parlement. Il existera désormais un ordre du jour prioritaire au profit de l'opposition et on sait ce qu'il en est des niches parlementaires.
Une autre disposition importante est prévue s'agissant du texte qui servira de support législatif devant la première assemblée saisie : ce sera le texte qui sortira des travaux de la commission. Les parlementaires s'en réjouissent à juste titre. Mais, là encore, même si je ne voudrais pas ici jouer les Cassandre, on s'aperçoit que ce n'est pas le cas des matières pour lesquelles le gouvernement a le monopole de l'initiative : la loi de finances, la loi de financement de la sécurité sociale, voire la révision de la Constitution, la ratification des engagements internationaux ou la transposition des directives communautaires. Là encore, on s'aperçoit que les choses ne sont pas aussi simples que l'on veut bien le dire et que le gouvernement se situe en retrait par rapport aux propositions du Comité Balladur.
J'ajouterai une disposition phare : le droit d'amendement. C'est ce qui correspond le mieux à la psychologie parlementaire. Faut-il rappeler que c'est par un amendement que la III e République fut votée, certes à une voix de majorité, le 30 janvier 1875 ?
Le droit d'amendement c'est une avancée pourra s'exercer en commission, ce qui nous rapproche un peu du système italien, ou en séance publique. Cela dit, le texte du gouvernement tel qu'il est soumis au Parlement me paraît extrêmement critiquable, dans la mesure où ce droit s'exercera selon une loi organique qui devra être ensuite suivie par une modification du règlement des assemblées. Trop, c'est trop. Il suffit de faire confiance à celles-ci pour traduire correctement la jurisprudence du Conseil constitutionnel.
J'émets le souhait que, dans leur sagesse, les Sénateurs je me tourne vers le Président de la Commission des lois se demanderont pourquoi il faudrait changer le règlement. Une modification de la Constitution ne coûte rien et, surtout, permet d'éviter un contrôle du Conseil constitutionnel. On sait comment le Sénat appliquerait à sa façon l'article 40, en ne modifiant surtout pas son règlement.
Mais ces avancées ne sont pas pour autant synonymes de changement, parce que gouverner, c'est légiférer. Cela m'amène à rappeler que le fait majoritaire, qui est l'une des conquêtes majeures de la V e République, aboutit à ce que la majorité n'a d'autre ambition que de servir le gouvernement et de mettre à sa disposition ses pouvoirs législatifs. Qu'il s'agisse de François Mitterrand ou de Nicolas Sarkozy, c'est la même logique : une majorité est la marge de manoeuvre, toute révérence gardée, pour la représentation nationale. Au total, ce qui était au départ un oxymore, le gouvernement législateur est devenu une banalité. Certes, les parlementaires pourront intervenir à la marge, mais il me semble que, fondamentalement, il n'y aura pas de changement.
Il reste la fonction de contrôle. Je sais que, pour le Président Poncelet, c'est la seconde nature du Parlement. Il a certainement raison, mais, là encore, avec beaucoup de nuances. Cette fonction a été largement ouverte et renouvelée avec ce que l'on appelle la Constitution financière de la France : la fameuse LOLF du 1er août 2001. C'est également un préalable très important car, là encore, on sait que gouverner, c'est dépenser.
Sous cet aspect, il est très bien qu'au cours de sessions extraordinaires, le gouvernement réponde désormais à des questions d'actualité.
Quant au fait que le gouvernement puisse limiter l'usage du 49.3 devant l'Assemblée nationale, cela me paraît une disposition quelque peu inutile pour deux raisons.
La première, c'est qu'il est indiqué dans le texte cela figurait déjà dans le rapport du comité Balladur que le 49.3 pourrait être utilisé pour le vote de la loi de finances et de la loi de financement de la sécurité sociale. Or, à ma connaissance et avec tout le respect que je dois aux membres dudit comité, c'est une disposition superfétatoire puisqu'il s'agit de lois obligatoires. Si, le 1er janvier, la loi de finances et la loi de financement de la sécurité sociale n'ont pas été adoptées, le gouvernement, en vertu de la Constitution, est habilité à les mettre en vigueur par ordonnance.
M. Guy CARCASSONNE, Professeur à l'Université de Paris X et à l'Institut d'études politiques de Paris.-
Seulement si le Parlement ne s'est pas prononcé et non pas s'il a voté contre.
M. Jean GICQUEL.-
Tout à fait. Ce n'est prévu qu'en cas de carence de vote et pour éviter d'aboutir au spectacle affligeant de la IV e République qui voulait que, le 31 décembre, à minuit, l'on arrêta symboliquement les pendules du Palais Bourbon et du Palais du Luxembourg.
La deuxième raison, c'est qu'à mon avis, l'article 49.3 est essentiel au régime. Le regretté doyen Vedel disait et Guy ne me démentira pas , que la V e République, c'était l'élection du Président de la République au suffrage universel, le Conseil constitutionnel et le 49.3. Le seul moyen de permettre un retour déguisé à la IV e République serait de dénaturer le 49.3. Car, avec cet article, chacun prend ses responsabilités : si l'Assemblée ne veut pas accorder au gouvernement ce dont il a besoin, c'est son droit le plus strict. Mais il faut alors que les Députés sachent qu'ils seront renvoyés prématurément devant leurs électeurs. Un Député qui perd son siège est un Député qui perd son âme.
Je préférerais personnellement que l'on réglemente le 49.3 en faisant en sorte que le gouvernement ne soit pas autorisé à l'utiliser en première lecture et que l'on interdise un montage avec un vote bloqué ou une habilitation législative de l'article 38.
Quant au fait de contraindre le gouvernement à ne recourir au 49.3 qu'une fois par an, je réponds qu'il ne faut pas mécaniser la vie institutionnelle. On ne sait jamais ce qui peut arriver. Peut-on imaginer qu'un gouvernement soit pris à la gorge et décide que, parce qu'il a utilisé son droit de tirage, il doive laisser les choses en l'état ? On peut dire le mal que l'on veut du 49.3, mais il faut se souvenir qu'il est très utile en cas de majorité rétive, comme cela s'est vérifié pour Raymond Barre entre 1976 et 1981. Pourquoi le RPR n'a-t-il jamais franchi le Rubicon ? Parce qu'il savait que le 49.3 impliquait un retour prématuré devant les électeurs.
Pendant une législature, de 1988 à 1993, c'est grâce au 49.3 que les gouvernements Rocard, Bérégovoy et Cresson, en dépit d'une majorité relative en vue de laquelle le parlementarisme rationalisé avait été conçu, ont pu gouverner. Michel Rocard Guy Carcassonne ne me démentira pas est le champion toutes catégories, avec 28 utilisations du 49.3 sur les 82 applications de cet article.
Personnellement, j'estime donc que le 49.3 doit être conservé, quitte peut-être à l'aménager, parce que c'est un instrument de gouvernement et que l'on ne sait jamais dans quelle situation politique notre pays pourrait se trouver à un certain moment.
La fonction de contrôle me paraît donc extrêmement importante pour revaloriser le rôle du Parlement. Cependant, une chose est, pour le Parlement, de disposer des moyens on le voit avec l'application de la LOLF , une autre est d'avoir la volonté de les exercer. Dans la situation actuelle, on s'aperçoit que le contrôle parlementaire se heurte au temps parlementaire : trois quarts de législation, un quart de contrôle. Il faudrait donc peut-être revenir à une conception plus raisonnable de la législation.
Surtout, le contrôle parlementaire se heurte à la logique majoritaire qui est une sorte de mur de verre. En effet, on sait bien qu'à certains moments, le gouvernement acceptera la critique de ses amis, mais pas au-delà. Bref, nous n'avons pas encore trouvé, en France, cette culture britannique, cette forme de contrôle de la solidarité qui amène les meilleurs amis du monde à se faire un procès pour un oui ou pour un non. Je sais bien que, dans la salle Colbert, à l'Assemblée nationale, lors du tête-à-tête entre le gouvernement et sa majorité, on se dit des choses parfois très dures. Cependant, la majorité sait le plus souvent à qui elle doit son pouvoir et les Députés à qui ils doivent leur investiture. Ils accepteront que le gouvernement finisse par l'emporter.
Je conclurai en disant que, dans mon esprit, ce projet est très avantageux, même s'il faut le limiter dans sa portée. En définitive, il est parvenu à une sorte d'équilibre, dans la mesure où le rôle dirigeant de l'exécutif, qui est l'une des conquêtes majeures de la V e République, n'est pas remis en cause, et qu'à côté de ce rôle dirigeant, le Parlement ne sera ni le Parlement souverain d'avant 1958, ni le Parlement soumis qu'il a été dans les premières années de la V e République. Le Parlement occupera ainsi une position médiane et obligera quand même le gouvernement à tenir compte de ce qu'il représente au premier chef : la nation.
M. Edouard BALLADUR, Président.-
Je ferai deux réflexions sur ce que vient de dire M. Gicquel.
Premièrement, sur le 49.3, le texte que dépose le gouvernement prévoit trois recours au 49.3 par an : deux plus un. Si ce texte avait été en vigueur depuis 1958, pendant cinquante ans, cela aurait donné lieu à 150 recours au 49.3. Comme vous venez de le dire vous-même, M. le Professeur, il n'y en a eu que 82 depuis cinquante ans. Nous prévoyons donc deux fois plus que ce qui a été utilisé. C'est relativement généreux.
J'ajouterai que plusieurs lois ont donné lieu à plusieurs 49.3, c'est-à-dire que 45 ou 46 lois ont été votées grâce au 49.3 en cinquante ans, dont une quinzaine de lois de finances et de lois sur la sécurité sociale. Cela signifie qu'une trentaine de lois que je qualifierai de normales ont eu besoin du 49.3 en cinquante ans.
Je veux dire par là que la disposition qui est prévue n'étrangle pas les moyens et les instruments auxquels le gouvernement peut recourir. Il se peut que certains gouvernements les aient épuisés plus que d'autres, l'un parce qu'il avait une majorité rétive qui ne voulait pas le suivre en tout ou l'autre parce qu'il n'avait pas de majorité et je ne citerai personne. Dans ces cas-la, vaut-il mieux utiliser le 49.3 pour rester au pouvoir ou en tirer les conséquences ? C'est un problème politique que chacun résoudra comme il l'entend.
Deuxièmement, je vous suis infiniment reconnaissant, M. le Professeur, de tout ce que vous avez bien voulu dire sur la réforme qui est proposée et qui, grosso modo, est conforme au comité que nous avons constitué. Cela dit, je ne suis pas tout à fait d'accord avec vous sur la conception que vous vous faites de la majorité parlementaire. Dans la plus grande partie de ma vie, j'ai été au sein de l'exécutif et non pas du législatif, mais je ne suis pas d'accord pour dire que la majorité est faite pour servir le gouvernement.
Vous nous dites que, finalement, gouverner, c'est légiférer et que la majorité est là pour faire ce que souhaite le gouvernement. Je réponds tout d'abord que, gouverner, ce n'est pas uniquement légiférer. Prendre des décisions de politique étrangère ou militaire, choisir un système d'arme, par exemple, n'est pas du tout du domaine législatif et constitue une chose très importante. On ne peut donc pas réduire la fonction gouvernementale à la fonction de législation.
J'ajoute qu'à mon avis, le fait que la Constitution reconnaisse au Parlement le droit de proposer des lois prouve bien qu'il n'est pas uniquement à la disposition du gouvernement, sans quoi on aurait dit qu'il a pour responsabilité non pas de proposer des lois mais de voter celles qu'on lui propose, ce qui n'est pas tout à fait la même chose.
Je vous suis donc très reconnaissant de ce que vous dites sur les pouvoirs du Parlement qu'il faut élargir, mais permettez-moi de vous dire que, sur ce point, je ne vois pas tout à fait les choses comme vous.
M. Jean GICQUEL.-
Ma formule était peut-être un peu abrupte en ce qui concerne le rôle de la majorité, parce que personne n'ignore la négociation intra majoritaire et que, même aujourd'hui, l'ordre du jour prétendument prioritaire est négocié entre le gouvernement et la majorité.
M. Edouard BALLADUR, Président.-
Les négociations ne sont pas toujours heureuses. Ce sont des cas d'espèce.
M. Jean GARRIGUES, modérateur.-
Je vous remercie de cet échange stimulant. Je pense qu'il le sera encore plus avec l'intervention de Guy Carcassonne, l'autre grand sage, qui, lui, a déjà participé aux travaux du comité Balladur. Il est donc très intéressant pour nous d'avoir son point de vue.
M. Guy CARCASSONNE.-
Merci, M. le modérateur. J'ai eu en effet le plaisir de travailler pendant des semaines sous l'autorité, que j'ai beaucoup appréciée, d'Edouard Balladur. Je commencerai par revenir d'un mot sur quelques remarques qui ont été faites auparavant.
D'ordinaire, quand on dit à quelqu'un qu'il n'est pas tout seul, cela a plutôt tendance à le rassurer, mais, s'agissant de Jean-François Kahn, j'ai peur de le chagriner. Etre parlementariste n'a strictement rien d'original ni de non conformiste, en tout cas du côté de ceux qui s'intéressent aux Constitutions. Une très large majorité d'entre eux, quasi écrasante il y en a d'ailleurs un certain nombre dans la salle considère qu'à l'évidence, le meilleur système institutionnel est celui qui fonctionne en Grande-Bretagne, en Allemagne, en Espagne, au Portugal, au Canada, en Nouvelle-Zélande, en Australie, et je pourrais continuer la liste un bon moment. Une très large majorité de Constitutionnalistes, à laquelle j'appartiens, rêverait d'avoir un régime comme celui-là en France.
Simplement dans cette très large majorité de Constitutionnalistes, une large majorité considère aussi qu'hélas, pour les raisons qui ont été dites, qui sont parfois identifiées et qu'a mentionnées à son tour Edouard Balladur, ce n'est pas possible en France en l'état parce qu'il n'apparaît pas que les Français soient désireux de renoncer à l'élection présidentielle. Or, aussi longtemps qu'on n'aura pas renoncé à l'élection présidentielle directe en France, on ne pourra pas instaurer un régime que l'on peut qualifier de primo ministériel ou de parlementariste.
M. Jean-François KAHN.-
C'est pourtant ce qui arrive quand il y a cohabitation.
M. Guy CARCASSONNE.-
Non, puisque cela n'arrive que le temps de la cohabitation et qu'ensuite, bizarrement, les Français ne reconduisent pas la cohabitation. Jusqu'à présent, ils ont toujours choisi d'y mettre fin et donc de revenir à un système qui fait l'objet de vos griefs.
Une chose me frappe à propos de la cohabitation qui, à mon sens, n'est jamais suffisamment dite : les Français auraient pu toujours et systématiquement choisir de la pérenniser. Or il semble qu'ils l'aient plutôt subie que voulue et que, dès que l'occasion s'est présentée d'y mettre fin, ils y ont recouru.
Par ailleurs, vous dites que si ce régime était bien, darwinisme aidant, il aurait fait des petits, ce qui, pour le coup, me semble matériellement inexact. Il a fait beaucoup de petits, Jean-François Kahn. Dans l'Europe, au sens de l'Union européenne, chacun a sa tradition institutionnelle et, effectivement, il n'y a pas eu de changements considérables, mais, en dehors de celle-ci, la totalité des pays de l'ex-Yougoslavie et la quasi-totalité des pays d'Europe centrale et orientale, à l'unique exception de l'Estonie, à mes yeux remarquable d'ailleurs, ont adopté des systèmes dans lesquels il y a un régime parlementaire avec un gouvernement responsable devant le Parlement et un Président élu au suffrage universel direct. Ensuite, ces pays se sont, pour les uns, plutôt orientés vers le modèle français, hélas majoritaire, et, pour quelques autres, heureusement, plutôt orientés vers le modèle austro-portugais, mais il est inexact de penser que ce régime n'a pas suscité des vocations.
Je ne dis pas cela spécialement pour le défendre, d'abord parce que je ne suis pas sûr qu'il soit indispensable de le défendre il le fait très bien tout seul et sans moi , mais surtout parce que, encore une fois, je rêverais d'un régime parlementaire. Rassurez-vous ou inquiétez-vous, Jean-François Kahn : à cet égard, vous n'êtes pas seul.
J'en viens aux autres aspects qui ont été évoqués et je vais donner une interprétation personnelle du travail que nous avons accompli ensemble et de la manière dont il a été repris par le gouvernement.
L'intitulé du comité qu'Edouard Balladur a présidé portait sur le rééquilibrage et la modernisation des institutions. Il me pardonnera de faire un aveu qui n'est pas extraordinairement coupable : dans ces deux termes, j'ai toujours été beaucoup plus sensible à l'idée de modernisation qu'à l'idée de rééquilibrage. Je vois bien ce que signifie, sous-tend et charrie l'idée de rééquilibrage, mais c'est une idée qui, selon moi, renvoie aux poids et mesures ou à une forme d'esthétique bien davantage qu'à ce qui était notre propos, c'est-à-dire un système qui fonctionne. Faut-il que, sur deux plateaux d'une même balance, l'exécutif et le législatif aient exactement le même poids ? Je n'en suis pas sûr. Je crois d'ailleurs que, dans les autres systèmes que l'on nous offre à juste titre en modèle, ils n'ont pas du tout le même poids. Ce serait une illusion que de le croire. Je pense surtout que le problème n'est pas pondéral, mais avant tout fonctionnel ou fonctionnaliste.
Cela signifie que la modernisation était un enjeu à mes yeux beaucoup plus important que le rééquilibrage, en ceci qu'il s'agit de faire en sorte que ceux auxquels les institutions démocratiques attribuent des compétences puissent les exercer le mieux possible. C'est aussi simple que cela. Le travail que nous avons contribué à faire ensemble au sein du comité a, de ce point de vue, quelques mérites, mais il se caractérise non pas par la remise en cause de la rationalisation du parlementarisme, mais, au contraire, par ce que j'appellerai une nouvelle rationalisation du parlementarisme.
En d'autres termes, les choix qui ont été faits pour rationaliser le parlementarisme en 1958 étaient pour beaucoup d'entre eux judicieux et pour tous compréhensibles, mais, cinquante ans plus tard, d'autres réalités se sont révélées et beaucoup d'éléments ont conduit à proposer d'autres choix qui nous paraissent plus judicieux et ne vont pas dans le sens d'une sortie du parlementarisme rationalisé. En effet, je rappelle que le contraire du parlementarisme rationalisé est le parlementarisme débridé et irrationnel, un parlementarisme qui ne fonctionne pas bien. Il n'y a pas que la France qui aurait un parlementarisme rationalisé par opposition à d'autres régimes qui auraient un bon parlementarisme. Il n'y a pas plus rationalisé que le parlementarisme allemand ou britannique. Par conséquent, le parlementarisme rationalisé, loin d'être une insulte, est, à mes yeux, tout à fait essentiel.
Nous avons donc travaillé pour essayer d'adapter la rationalisation du parlementarisme aux changements que le temps avait éprouvés, comme le disait Montaigne, et nous l'avons fait en toute bonne foi, j'en suis certain, et avec un peu de réflexion.
Cela m'amène à faire quelques remarques très brèves. Il arrive assez fréquemment à mes étudiants, à des journalistes ou parfois même à des groupes parlementaires qui m'ont fait l'honneur de m'auditionner, de me demander quelle est la plus importante des 77 mesures que nous avons présentées, ce qu'il faut absolument adopter. La réponse que je fais est toujours la même, et je pense qu'Edouard Balladur ne me démentira pas : en ce qui concerne le Parlement, nous avons essayé de raisonner par bloc. Il fallait un bloc cohérent sur la législation et il fallait un bloc cohérent sur le contrôle et l'évaluation. Nous nous sommes attachés à essayer de fabriquer ces blocs dont, évidemment, chaque élément, chaque mesure peut être détachable, mais dont l'intérêt majeur est précisément qu'ils forment un tout.
Cela a été vrai en matière de législation. Comme cela a été dit tout à l'heure, nous savons très bien que l'on légifère beaucoup trop et, souvent, extrêmement mal. Le premier élément du bloc consiste donc à prévoir un délai minimum entre le dépôt et l'inscription à l'ordre du jour.
Le deuxième, c'est que l'on ne va pas légiférer dans n'importe quelles conditions sur n'importe quoi sans avoir réfléchi avant. C'est pourquoi nous avons proposé qu'une loi organique sur les projets de loi puisse imposer des études d'impact ou des études d'option.
Troisièmement, une fois que l'on discute, puisque la commission a travaillé et fait notamment un certain nombre d'améliorations rédactionnelles, on ne va pas embarrasser la séance publique avec une discussion vaine et une perte de temps sur ces améliorations rédactionnelles en faisant en sorte que tout cela soit intégré au texte. Toutes les propositions que nous avons formulées s'inséraient dans ce bloc.
De la même manière, il y avait un bloc sur l'évaluation et le contrôle et cela a commencé par l'ordre du jour : une semaine sur quatre devait, dans notre esprit, être obligatoirement consacrée à des tâches de contrôle. Ces tâches de contrôle ne se résument certainement pas à l'opposition qui essaie de montrer combien le gouvernement gère mal la nation et combien chaque ministre est incompétent dans son département. Certes, c'est une tâche nécessaire, mais cela n'aurait aucun intérêt s'il ne s'agissait que de cela. Le contrôle, c'est à la fois le contrôle conjoint entre majorité et opposition, c'est-à-dire le contrôle du politique sur l'administratif, et ce que j'appellerai l'autoévaluation : le fait que le Parlement se soucie de suivre et d'analyser le devenir de ses lois, constate les résultats qu'elles ont produits et les redresse éventuellement. Il vaut mieux réfléchir avant que réparer après, mais il vaut mieux réparer après que ne rien faire du tout.
Le Parlement a réussi le prodige de mettre en panne plusieurs dizaines de milliers d'ascenseurs en France. Il faut au moins qu'il médite sur cette mésaventure qui est parvenue à rendre la vie impossible à des centaines de milliers de personnes. Je sais cependant qu'au Sénat, il s'était trouvé un Sénateur pour prévoir ce qui allait se produire, le dire publiquement et voir son propos balayé avec superbe par le ministre, de sorte qu'il n'a pas été entendu.
C'est donc bien de deux blocs qu'il s'agit : l'un plutôt sur la législation et l'autre plutôt sur le contrôle, même si les deux sont coordonnés. Donc je crois que l'essentiel est la cohérence. Si ces blocs, non pas nécessairement tels quels mais dans leur esprit, pouvaient faire leur entrée dans la Constitution, il y aurait une amélioration substantielle.
Cela appelle de ma part deux remarques conclusives, la première étant un regret et la seconde une inquiétude.
Le regret, c'est que, sur le travail que nous avons fait, le gouvernement a fait ses choix qui sont parfaitement légitimes : nul ne doute que c'était destiné à l'exécutif, puis au législatif, et que c'est à eux de prendre les décisions. Je regrette néanmoins qu'un certain nombre de nos propositions aient paru rognées. Alors que nous proposions par exemple un délai de deux mois entre le dépôt et l'inscription à l'ordre du jour, il a été ramené à un mois ; alors que nous proposions dix commissions permanentes, elles ont été ramenées à huit ; alors que nous proposions une intervention du Parlement pour autoriser la poursuite d'une opération extérieure au bout de trois mois, cela a été renvoyé à six mois ; alors que nous proposions l'exception d'inconstitutionnalité, on prétend la limiter aux lois postérieures à 1958. J'ai l'impression que certains, au gouvernement, n'ont pas pu s'empêcher de ne lire le rapport du comité présidé par Edouard Balladur qu'un rabot à la main, ce que, personnellement, je trouve un peu regrettable. Voilà pour mon regret.
En ce qui concerne l'inquiétude, elle est toujours la même. Je ne vois pas comment on peut revaloriser une institution vide, je ne vois pas comment on peut revaloriser un Parlement sans les parlementaires et je ne vois pas comment cette révision, venant après un certain nombre d'autres, pourra substantiellement modifier la situation et l'améliorer si les parlementaires ne font pas les efforts nécessaires sur eux-mêmes d'abord et sur leur emploi du temps.
Voilà des années que je répète que ce qui manque au Parlement, ce ne sont pas des pouvoirs mais des parlementaires pour les exercer et je n'ai pas changé d'avis. Je pense que, si de nouveaux pouvoirs leur sont donnés, ce sera très bien, mais que, s'il n'y a toujours pas de parlementaires pour les exercer, nous n'aurons pas beaucoup avancé.
M. Jean GARRIGUES, modérateur.-
Je retrouve un thème cher à Guy Carcassonne, mais Jean-François Kahn a demandé un droit de réponse et je ne peux pas décemment le lui refuser.
M. Jean-François KAHN.-
Ce n'est pas vraiment un droit de réponse. Je voudrais simplement insister sur une remarque de Mme Borvo Cohen-Seat qui a dit que tout ce que l'on propose d'intelligent ou de judicieux risque d'être vide si on exclut du débat le problème du mode du scrutin, mais aussi celui du cumul : vous aurez beau réhabiliter le Parlement, si des parlementaires ne sont pas là, cela ne servira à rien puisque ce sera une boîte vide.
Pour ce qui est du mode de scrutin, on a donné les raisons, mais j'ai lu récemment qu'au moins un ministre propose une réforme du scrutin électoral pour les régionales et pour les législatives en appliquant le système anglais. Comme vous avez beaucoup parlé de spécificité, je retourne l'argument : si on applique ce scrutin en France, cela voudrait dire qu'une majorité sortante qui obtiendrait 40 % des voix et l'opposition 60 % mais étant divisée (c'était le cas au premier tour, sachant qu'il n'y aurait plus qu'un tour, évidemment), ceux qui ont obtenu 40 % auraient une très forte majorité au Parlement.
Ensuite, vous pouvez raconter ce que vous voulez, notamment sur le 49.3 plus ou moins utilisé ou sur un accroissement des pouvoirs pour l'opposition, cela n'aura aucune importance puisque, de toute façon, c'est la minorité qui sera la majorité et donc qu'il y aura un rejet de l'opinion par rapport à cela. Vous ne pouvez pas l'exclure.
J'ai une deuxième remarque à faire, et il est dommage que M. Karoutchi ne soit plus là car cela lui ferait plaisir. Si on veut que le Parlement soit de retour, il ne faut plus voir la situation que j'ai constatée ces jours-ci : quand, au Parlement, des Députés ils sont en l'occurrence de la majorité de droite, mais cela pourrait être l'inverse votent selon leurs convictions, sans être aux ordres, sans être des "godillots", ce qui crée un petit problème en conséquence, il faut arrêter de dire que c'est un couac, un fiasco, une horreur et une crise gouvernementale ! Si on veut restaurer un Parlement, cela veut dire que l'on permet enfin aux Députés de voter selon leurs convictions, ce qu'ils croient et ce qu'ils pensent et non pas selon les ordres du chef d'orchestre. Si on continue de considérer qu'il y a une crise quand les Députés ne votent pas selon les ordres du chef d'orchestre, ne parlons pas de réhabiliter le Parlement.
M. Edouard BALLADUR, Président.-
Je crois effectivement que le problème du mode de scrutin se pose. Cela ne veut pas dire pour autant que l'on peut, d'ici le mois de juillet, compte tenu du calendrier qui a été retenu, voter à la fois une réforme de la Constitution, une réforme de la loi électorale sénatoriale, une réforme de la loi électorale régionale et une réforme de la loi électorale de l'Assemblée nationale. Cependant, Jean-François Kahn a raison : le problème se pose.
J'ai une deuxième observation. Il y a un pays dans lequel c'est régulièrement la minorité qui a la majorité des sièges au Parlement : la Grande-Bretagne. Quand on additionne les voix obtenues par le parti qui a été battu plus le parti libéral, qui est tout le temps battu mais qui réunit 20 % du corps électoral, on constate que les battus sont toujours majoritaires. Je ne dis pas que c'est un modèle, mais c'est une situation à prendre en compte.
M. Jean-François KAHN.-
J'aimerais que vous insistiez sur le fait que ce n'est pas un modèle pour vous... (Rires.)
M. Edouard BALLADUR, Président.-
Je n'ai pas dit du tout que c'est un modèle.
Enfin, vous regrettez l'absence de M. Karoutchi parce que vous auriez voulu lui demander de ne pas dire que, dès que quelques parlementaires ne sont pas d'accord avec le gouvernement, c'est une crise profonde. Vous avez mille fois raison, mais c'est aux journalistes qu'il faut donner ce conseil...
Mme Nicole BORVO COHEN-SEAT.-
Je souhaite faire quelques remarques dans le cadre du débat.
Dans la réforme qui nous est proposée, il y a effectivement non pas une volonté de s'en prendre à un Parlement rationalisé, mais, au contraire, de le rationaliser davantage et d'avoir à la fois un présidentialisme à la française et un Parlement rationalisé à l'anglo-saxonne. Or il existe un pays dont la minorité est majoritaire compte tenu du mode de scrutin, la Grande-Bretagne, et un pays où le pouvoir est minoritaire, les Etats-Unis, où en général seulement 40 % de la population participe au vote.
Mon opinion vient sans doute du fait que j'appartiens à un courant qui est très minoritaire au Parlement, ce qui découle du rapport de forces dans le pays, mais je dois dire que le Parlement bipartiste rationalisé ne peut pas me satisfaire.
Je vois que dans les pays où il est en oeuvre, où les institutions contribuent à le figer et à l'aggraver, tout simplement parce qu'à un moment donné cela correspond à un rapport de forces, on aboutit petit à petit à ce qu'une partie de la population, ne se sentant pas représentée, se désintéresse de la politique. Je regrette infiniment de constater qu'à part quelques exceptions qui sont dues à de nombreuses raisons dont on pourrait discuter longtemps, l'abstention grandit dans notre pays et que le désintérêt de la politique est assez important, ne serait-ce que parce que les gens ne voient pas bien à quoi servent les politiques, sans parler de la tentation extrémiste.
Glorifier un parlementarisme bipartiste rationalisé me paraît donc complètement hors de propos, car je suis convaincue qu'au coeur de la démocratie se trouve, non pas le Parlement mais le peuple, ce qui nous renvoie à la représentativité et au mode de scrutin. M. le Premier ministre, vous nous dites que l'on n'a pas le temps de faire tout cela dans les délais qui nous sont impartis, mais, tout d'abord, les délais ont été fixés par le Président de la République et la majorité et, ensuite, pour moi, les institutions forment un bloc. Par conséquent, si on décide de faire un certain nombre de choses mais qu'on n'a pas le temps de faire le reste, cela veut surtout dire qu'on ne veut pas le faire. Tout cela me paraît donc assez spécieux.
Maintenant, je tiens à faire quelques remarques sur le projet de réforme. On a parlé du 49.3, mais, M. Balladur, vous avez fort bien dit que le 49.3 que vous proposez est plus important que le 49.3 utilisé depuis l'histoire de nos institutions, ce qui est au-delà de l'utilisation qui en est faite habituellement.
Ensuite, toujours dans une optique de rationalisation parlementaire, on organise un 49.3 de la majorité, c'est-à-dire que la majorité aura le pouvoir de limiter le débat public. Mais le Parlement sans débat public n'est pas le Parlement. Toujours dans l'optique qui est la mienne, à savoir le fait que le Parlement représente le peuple, tout ce qui ne ressort pas du débat public n'est pas en phase avec la réalité du peuple invisible.
Je constate que le droit d'amendement sera autolimité par la majorité, et donc diminué, mais il l'est déjà largement puisque le droit d'amendement n'existe pas dès lors qu'il y a des implications financières. Cela veut dire que le Parlement n'a pas de pouvoir sur les grandes décisions et qu'il ne fait qu'entériner les choses ou émettre des avis. De ce point de vue, on ne peut pas dire que ce projet va accroître les pouvoirs du Parlement. Même si le gouvernement l'a affirmé à plusieurs reprises, cette affirmation est petit à petit contredite.
En revanche, les pouvoirs du Président de la République ne sont en rien limités puisque, dans notre régime plutôt présidentialiste, le Président gardera le droit de dissolution, ce qui est extravagant et ce qui fait que notre pays a vraiment un régime exceptionnel de ce point de vue. Ce n'est pas remis en cause.
Il en est de même pour l'expression du Président de la République devant le Parlement. J'ai conscience que beaucoup a été dit là-dessus, peut-être même trop, mais c'est une chose contraire à la logique républicaine, puisque quelqu'un qui n'est pas responsable devant le Parlement ne devrait pas s'exprimer devant celui-ci. C'est peut-être un argument simpliste, mais cela me paraît une réalité institutionnelle. Je ne vois pas pourquoi on y dérogerait au détour de cette réforme.
Enfin, le gouvernement présente cette réforme comme importante. Je ne sais pas ce qu'il en sera au bout de la discussion et je ne sais même pas dans quelles conditions on arrivera au bout de cette discussion, mais il est quand même contraire à notre tradition républicaine qu'une révision de la Constitution, dont on dit qu'elle est importante, ne soit pas soumise à la consultation populaire. Normalement, cela se passe de cette façon. L'élection du Président de la République au suffrage universel a été soumise au vote populaire et, au fond, la loi fondamentale doit être soumise au peuple. Cela me paraît normal.
M. Jean GARRIGUES, modérateur.-
Je vais passer la parole à Jean-Jacques Hyest, Président de la Commission des lois du Sénat pour qu'il puisse donner quelques mots de conclusion, en le remerciant d'avoir attendu son tour aussi patiemment.
M. Jean-Jacques HYEST, Sénateur de la Seine-et-Marne, Président de la Commission des lois du Sénat.-
Comme il reste quand même quelques parlementaires, plus nombreux que vous le pensez, qui assistent aux séances quand il y en a, ce qui ne m'a pas permis de participer à l'ensemble des travaux de la matinée ni de cet après-midi, je tiens à dire que le premier devoir d'un parlementaire est effectivement de s'organiser pour participer efficacement aux travaux de son assemblée.
Je peux témoigner que, contrairement à ce qu'on dit, ce n'est quand même pas en séance publique, comme Mme Borvo Cohen-Seat le sait bien, que se fait l'essentiel du travail au Parlement. La séance publique est indispensable et importante, mais je pense qu'une certaine rationalisation des travaux devrait être possible dans un certain nombre de cas.
Certes, rien n'est technique et tout est politique, mais la complexité des problèmes de technique juridique fait que, sur un certain nombre de sujets techniques, à partir du moment où on est d'accord sur un certain nombre d'amendements c'est ce qui a d'ailleurs été proposé par le comité présidé par Edouard Balladur , on doit pouvoir partir du texte de la commission pour éviter les répétitions d'amendements. Parfois, le rapporteur se lève, le gouvernement dit qu'il est d'accord et on se rassied. Il faut donc discerner les grands enjeux d'un texte et je pense que, pour l'opinion publique et les citoyens qui ne sont pas très habitués à nos techniques parlementaires, ce serait plus profitable et cela donnerait un meilleur éclairage au débat.
Comme certains se sont lancés dans l'appréciation de vos propositions, M. le Premier ministre, puisque tout le monde les a trouvées excellentes, moi y compris, je tiens à préciser que c'est le Parlement réuni en Congrès qui est constituant, ou bien le peuple si on fait appel à lui. Je me contente ici de rappeler ce qui est prévu dans l'article 89 de la Constitution et je ne porte pas d'appréciation sur le fait qu'il faille soumettre ou non à référendum une révision constitutionnelle.
Pour être parlementaire depuis quelques années et pour avoir été Député, puis Sénateur, ce qui me donne un double regard que n'ont pas toujours certains autres, je remarque que nous avions fait en 1995 une réforme, dont nous espérions beaucoup, sur la modernisation du travail parlementaire. M. le Professeur Gicquel, avec son enthousiasme, dit que la session unique est très bien, mais à condition que le rythme de travail permette aux parlementaires de la suivre. Même s'ils ne cumulent pas les mandats, ils ont des électeurs et des gens à voir et ils doivent se renseigner sur le terrain. Si on les fait travailler comme des forçats toute l'année, on n'aura amélioré ni la qualité du travail parlementaire, ni le fait que les parlementaires doivent être en phase avec leur territoire et l'opinion publique. Ce sont donc des équilibres à respecter.
En revanche, si la réforme de 1962 a été fondamentale avec l'élection du Président de la République au suffrage universel, le quinquennat et les élections législatives qui suivent, avec ce qu'on a appelé l'inversion du calendrier, ne pourront pas être facilement modifiés. Certes, il peut y avoir une dissolution et cet ordre peut être à nouveau modifié, mais tout Président de la République nouvellement élu dissoudra l'assemblée, comme l'a fait deux fois François Mitterrand parce qu'il était logique qu'une majorité parlementaire suive l'élection du Président.
Cette majorité parlementaire a été obtenue de justesse en 1988 : il manquait toujours des voix et on se demandait si le gouvernement allait avoir une majorité pour voter les textes, mais non pas pour l'engagement de responsabilité, parce que le fait de voter une motion de censure n'a rien à voir avec le fait de ne pas voter un texte.
A ce sujet, vous me permettrez de vous dire que l'on peut être parlementariste, mais que cela ne change strictement rien. Il ne faut pas se faire d'illusions : au Parlement britannique ou au Bundestag, la discipline de vote est extrêmement forte, souvent bien plus forte que chez nous.
M. Jean-François KAHN.-
A cinq ou six reprises, sur un vote fondamental dans le Parti travailliste de Tony Blair, soixante Députés ont voté contre le gouvernement. La discipline est donc beaucoup moins forte.
M. Jean-Jacques HYEST.-
Je suis désolé de vous dire que, sur le long terme et sur l'ensemble de la politique, la discipline de soutien au Premier ministre est extrêmement forte, celui-ci étant d'ailleurs le chef de la majorité parlementaire. Je ne dis pas qu'il est l'émanation de la majorité parlementaire, mais une fois qu'il est Premier ministre, c'est lui qui a l'autorité et, ensuite, la majorité suit. Il ne faut donc pas idéaliser un système ou un autre.
En tout cas, je pense que Guy Carcassonne a raison sur ce point : il faut sans doute un rééquilibrage et incontestablement une modernisation parce que notre mode de fonctionnement parlementaire n'est plus adapté.
Quant à la fonction législative, il est certain que nous légiférons trop. Je suis parlementaire depuis vingt-deux ans et j'ai vu une accélération du nombre de lois. Nous n'avons même plus le temps de vérifier qu'elles sont applicables et nous n'avons même pas les textes d'application que l'ont refait une loi sur une loi. Ces méthodes sont détestables et elles doivent être arrêtées.
Nous avons aussi bien souvent l'impression que les lois sont demandées par l'opinion publique. Si un journal excellent révèle un scandale, on va faire une nouvelle incrimination sans même se demander si l'incrimination n'existe pas déjà. Personne ne se pose la question. Si on ne fait pas de loi, on dira que le Parlement défend les méchants. On ne sait pas résister, même si nous le faisons un peu mieux au Sénat.
Par exemple, nous avons fait une loi parce que des enfants se noyaient dans les piscines alors qu'il suffisait de changer la norme NF ou de prendre un arrêté. Il en est de même pour les ascenseurs. Les réformes d'ensemble sont beaucoup plus difficiles à faire lorsque la législation se fait de cette façon.
Je pense quand même qu'il est bon de tenter de moins légiférer en prenant plus de temps pour le faire, car les parlementaires font d'énormes efforts pour s'informer en amont d'un avant-projet ou pour faire des missions d'information sur des sujets d'actualité qui vont un jour faire émerger une législation. Le Sénat a la caractéristique d'avoir beaucoup de missions d'information composées de la majorité et de l'opposition, ce qui est souvent extrêmement profitable. Nous l'avons expérimenté sur un certain nombre de sujets sans qu'il soit forcément nécessaire de modifier le règlement. On peut le faire si on est ouvert et si on pense que cela répond à l'intérêt supérieur du pays et à la nature des problèmes que l'on traite.
Le contrôle est indispensable, mais il ne s'agit pas du contrôle qui est fait parfaitement par les juridictions financières. Le contrôle de la Cour des comptes est une chose ; nous devons, pour notre part, assurer un contrôle des politiques publiques et, surtout, une évaluation de la législation. Dans la révision de 1995, il avait été créé deux offices : l'Office d'évaluation de la législation et l'Office d'évaluation des politiques publiques. Si j'ai bien compris certains propos, l'Assemblée voudrait ressusciter une chose qu'elle a tuée dans l'oeuf puisque c'était avec le Sénat et que cela ne pouvait donc pas fonctionner... L'Office d'évaluation de la législation, bon an mal an, a produit trois rapports, deux à l'initiative du Sénat et un à l'initiative de l'Assemblée nationale.
C'est sans doute l'évaluation préalable faite sur tout ce qui concernait les difficultés des entreprises qui a grandement contribué à une réforme importante qui a été votée en 2007 et qui a été un bouleversement des procédures. On a fait une procédure de sauvegarde en amont qui n'existait pas auparavant et qui donne des résultats. C'est parti d'une évaluation de la loi de 1985 sur les difficultés des entreprises. Il ne faut donc pas désespérer. Sur ces travaux de fond, il est vrai qu'en dehors des revues spécialisées et de quelques journaux économiques, cela ne fait pas une ligne ; cela n'intéresse pas les médias généralistes. Pourtant, il y a 300 000 règlements judiciaires ou liquidations judiciaires par an.
Nous faisons donc notre travail de législateur et je crois que tout ce qui pourra favoriser une meilleure pratique des gouvernements vis-à-vis du Parlement en l'obligeant à des délais sera bienvenu, car il n'y a rien de mieux que les délais pour réfléchir : on sait bien que, si on se précipite, on fait des bêtises. Il faut parfois réfléchir avant d'agir alors que certains agissent et réfléchissent après, ce qui est souvent redoutable. Tout ce qui va dans ce sens a été repris, certes avec des réductions et des éléments qui ont été rognés, mais nous ne sommes pas au bout de la procédure parlementaire et, si j'ai bien compris, la commission des lois de l'Assemblée nationale a déjà remis les délais qui ont été proposés par votre comité, M. le Premier ministre.
La procédure parlementaire va donc se développer et j'espère que cette réforme, qui est importante, qui est une bonne occasion à condition qu'elle ne soit pas polluée par de nombreuses autres considérations intéressantes et qui mérite un débat sur d'autres sujets, permettra au Parlement d'être mieux apprécié, de mieux faire son travail et de ne pas décourager les parlementaires, parfois, devant l'inutilité de leur tâche.
M. Edouard BALLADUR, Président.-
Je vous remercie, M. le Président, de votre exposé. Je remercie tous ceux qui ont bien voulu participer à ce débat intéressant et difficile, parce qu'il n'y a pas de solution totalement évidente, sauf si on veut bien se référer à quelques principes de base.
Nous avons un système qui a fait la preuve qu'il était efficace. Il lui reste à faire la preuve qu'il est plus équitable au sens où il donne plus de place à chacun des acteurs de la vie publique. Le problème, c'est effectivement la modernisation et le rééquilibrage, qui est à la fois un instrument de cette modernisation et un moyen de moderniser. On peut discuter sur tel ou tel point les propositions qui sont faites, mais il me semble que l'esprit général mériterait de faire l'objet d'un accord très large.
Le Parlement est souverain, bien entendu. La commission des lois de l'Assemblée a déjà commencé à discuter, l'Assemblée va continuer et la commission des lois du Sénat va prendre ensuite le relais, de même que le Sénat dans son ensemble. Je souhaite que les partis, les groupes et le gouvernement arrivent à trouver une solution qui permette de donner à nos concitoyens un sentiment d'attachement au Parlement. J'entends dire souvent que cela n'intéresse pas les Français, qu'ils sont intéressés uniquement par le pouvoir d'achat, la sécurité routière et la lutte contre telle ou telle pandémie. Il n'empêche que, lorsqu'on les interroge sur la façon dont la politique fonctionne dans leur pays, ils ne sont pas satisfaits. Il faut donc croire que les institutions ne les laissent pas indifférents.
Par conséquent, si nous arrivons à instaurer une réforme institutionnelle qui leur permette de penser que le fait d'élire des parlementaires est plus important qu'ils ne le croient, parce qu'ils jouent un rôle plus important qu'ils le jouent actuellement dans l'élaboration de la règle de droit qui gouverne leur vie et encadre leurs comportements, je pense que nous aurons oeuvré pour rendre la démocratie plus solide dans notre pays. C'est l'effort que nous avons fait.
Maintenant, il appartient au souverain tel qu'il est représenté par le Parlement de dire s'il a envie que l'on accroisse ses pouvoirs ou non.
Je vous remercie.
La séance est levée à 18 h 40.