La ruralité,un atout pour demain à défendre ensemble
Palais du Luxembourg, 28 mai 2003
Laurence PARISOT Présidente de l'IFOP
Je vais concentrer mon intervention sur trois points. Le ministre a dit tout à l'heure que la ruralité a plusieurs facettes. En effet, la ruralité est au carrefour de plusieurs enjeux sociaux. C'est une évidence, quand on examine les rapports de force électoraux dans les zones rurales.
En revenant par exemple sur les élections présidentielles de 2002, on retrouve un clivage urbain rural, à l'occasion des scrutins électoraux. Je prendrai les cas des votes du candidat Jean Saint-Josse, représentant de Chasse, Pêche, Nature et Traditions, et de Noël Mamère, candidat des Verts. Ces votes fonctionnent de manière totalement inversée.
Le score de Jean Saint-Josse ne cesse d'augmenter de manière régulière, et de manière très linéaire au fur et à mesure que la taille de la population des canton et communes étudiées baisse. Nous avons un système tout à fait inversé pour le vote de Noël Mamère. Et surtout, nous avons observé au cours de l'élection présidentielle que le vote de Jean Saint-Josse s'était même élargi. Dans les scrutins précédents, il était très fort dans les départements ou dans les cantons dans lesquels la question de la chasse était éminemment importante.
Au cours du premier tour de l'élection présidentielle, son audience s'est élargie parce qu'il a eu un discours plus large sur la ruralité. Il a donc étendu son score, y compris dans les départements fortement ruraux mais dans lesquels la chasse n'était ni un enjeu prioritaire ni l'expression d'une forte tradition cynégétique. C'est un point important qui révèle bien les vrais problèmes derrière.
Le vote pour Jean-Marie Le Pen a également progressé de manière significative dans les zones rurales. Il a progressé notamment là où le vote de Saint-Josse n'était pas très fort. Ce sont donc deux votes en réalité extrêmement concurrentiels. L'un, suivant les régions, pouvait ou non contenir l'autre. Mais on a très bien vu au deuxième tour de l'élection présidentielle que c'est dans l'électorat de Jean Saint-Josse que Jean-Marie Le Pen a pu trouver quelques bataillons de réserve.
Ce contexte électoral montre bien qu'il y a dans ces zones rurales des vrais enjeux d'identité territoriale et culturelle. C'est ce que montre cette cartographie électorale compliquée en zone rurale.
Le deuxième point en revanche, il faut bien savoir et comprendre que cette notion de ruralité n'existe pas dans l'opinion publique. C'est un concept qui est très facile à manier pour les chercheurs de l'INRA ou par le législateur. Mais c'est un mot très peu usité. Ce que les chercheurs de l'INRA expliquent de manière très intéressante. On voit qu'on a une urbanisation assez diffuse, marquée par une imbrication de plus en plus forte entre l'urbain et le rural. C'est à la fois une imbrication physique et une mixité des populations.
On le voit dans les études de l'IFOP, de plus en plus, des urbains souhaitent utiliser le monde rural comme un lieu de résidence, tout en gardant le monde urbain comme un lieu de production. Il y a donc une influence de plus en plus forte de l'urbain sur le rural. Cette influence joue beaucoup sur la question de l'identité.
Ces deux populations qui se croisent - l'urbain qui vient en zone de résidence chez le rural et le rural qui reste toujours chez lui, mais en zone de production - ne veulent pas forcément la même chose, sauf peut-être en ce qui concerne l'environnement, le paysage, la campagne. Dans un livre de Raymond Queneau, Saint Glinglin, il y a un chapitre qui a été écrit dans les années 1940 et qui s'appelle « Les ruraux ». Raymond Queneau écrit : « Autour de moi, s'étend la cambrousse dans toute son horreur. Le long drap d'horreur et de chlorophylles dans lequel s'enroulent jour et nuit les ruraux. Comment m'y suis-je encore laissé prendre ? Ces tapis pouilleux des herbages, ces paillassons de graminées comestibles, les touffes ignoblement poilues des boqueteaux, l'érection grenue des grands arbres. Ah ! le silence des champs, les cris informes des bêtes parasites... Je déteste cette marge de verdure qui se répand autour de notre ville. »
Aujourd'hui, nous sommes aux antipodes, dans la population française qu'elle soit urbaine ou rurale, de ce regard. Quand nous faisons parler les Français sur la campagne, la verdure de manière plus générale, ils nous disent que tout est sens dessus dessous. Il n'y a pas de limite à l'extraordinaire détérioration qu'on observe et qu'ils déplorent avec une grande tristesse et beaucoup d'émotion.
Quelques Verbatim issues d'une étude que nous avons faite en 2002. Ce sont des interviewés qui sont issus, résidents ou habitants de zones urbaines ou de zones semi-rurales ou rurales. Ils nous disent pêle-mêle : « l'égout d'épandage fait des dégâts ; on a bétonné le paysage ; il n'y a plus assez d'arbres ; les tomates n'ont plus de saveur ; les centres commerciaux, c'est bien mais c'est moche ; l'eau de robinet, c'est devenu de l'eau de javel ; on ne peut plus se baigner dans les rivières ; les décharges, il y en a de plus en plus et ça sent mauvais ; les touristes chez nous c'est bien mais est-ce qu'on va finir par être un parc d'attractions ; nous, à la campagne, on est devenu le dépotoir des villes etc. »
C'est une litanie de mots pour dire de nombreux maux. Je terminerai par trois questions qui résument à mon sens les enjeux fondamentaux de ce débat. La première question est de savoir si le monde rural doit être uniquement un lieu de résidence ou s'il doit redevenir un lieu de production ? La seconde question est de savoir, au cas où le monde rural redeviendrait un lieu de production, quelles productions y auraient-elles lieu, puisque la production agricole ne suffira peut-être pas ? La dernière question, qui fait le lien avec la question de l'environnement que je viens de choisir, est de savoir quelle sera la qualité de cette production ? Le souci est en effet que cette production soit conforme à ce que souhaitent les Français, aux principes du développement durable et à un certain nombre de critères esthétiques.