TROISIÈME PARTIE : COMMENT L'AFRIQUE PEUT-ELLE PRENDRE EN MAIN SON DÉVELOPPEMENT ?
M. Jacques LEGENDRE. - Mesdames, Messieurs, Mes Chers Collègues, il est effectivement très frustrant, toujours désagréable de devoir refuser parfois la parole, mais il nous faut avoir l'oeil sur la fin de cette réunion.
Après avoir fait le point de la situation en Afrique, et nous être interrogés sur comment aider l'Afrique aujourd'hui, il est bon de disposer d'un temps suffisant pour répondre à la question : comment l'Afrique peut-elle prendre en main son développement ? C'est bien ce que nous souhaitons pour elle.
Une condition apparaît d'abord, celle de disposer d'un droit des affaires qui soit sûr, efficace, et qui garantisse aux investisseurs de s'engager en Afrique dans des conditions tout à fait fiables.
C'est le sujet qu'a choisi de traiter devant nous M. Mbaye. Je lui passe la parole tout de suite. Il appartient à cette génération célèbre de l'Afrique qui est sortie de l'Ecole Normale William Ponty, il a ensuite poursuivi brillamment ses études, il est maintenant un responsable tout à fait respecté et écouté en Afrique.
Merci de votre patience.
A - LA CONSOLIDATION DU CADRE JURIDIQUE, CONDITION DE L'ACTIVITÉ ÉCONOMIQUE
Intervention de M. KEBA MBAYE, Président du Directoire chargé de la mise en oeuvre du traité d'harmonisation du droit des Affaires
M. KEBA MBAYE. - En réalité mon attente n'a pas d'importance, c'est surtout celle du ministre de la Coopération avec qui j'ai rendez-vous à 17 h 30 qui me préoccupe. Je serai donc très bref.
La question à laquelle je suis chargé de répondre est celle-ci : la consolidation du cadre juridique conditionne-t-elle l'activité économique ?
A cette question nous répondons tout de suite par l'affirmative. Nous pensons en effet qu'un cadre juridique fiable conditionne le développement économique et social.
L'Afrique devenue indépendante a tout de suite sombré malheureusement dans une balkanisation juridique, conséquence du repli politique. En effet, chaque État s'est enfermé dans son atelier juridique et a construit un arsenal de textes, en particulier relatifs au droit des affaires.
Dans cette activité il n'y a pas d'uniformité parce que tous les États ne disposaient pas exactement des mêmes ressources humaines, si bien que dans certains on trouve aujourd'hui un droit des affaires très évolué, moderne, avec des techniques qui s'adaptent parfaitement à la situation économique d'un pays développé. Par contre, d'autres États en sont encore à une législation du début du XIXème siècle, et même certains ne savent pas exactement quel est le droit applicable sur leur territoire.
C'est sur ce constat que les ministres chargés des finances de la zone franc, héritiers de ce droit commun français applicable partout dans les anciennes colonies françaises, ont pensé qu'il fallait rechercher les moyens de retrouver la possibilité de rendre plus sûr le droit applicable et d'assurer une certaine sécurité judiciaire.
Ils ont mandaté pour cela une mission qui a fait le tour de l'Afrique, et qui est arrivée à la conclusion qu'il était nécessaire, pour assurer le développement économique et social en redonnant de la confiance aux entreprises, de repenser le tissu juridique de l'ensemble de la zone franc.
Mais lorsque les Chefs d'État, après avoir écouté le rapport des missionnaires, se sont réunis à Libreville au début du mois d'octobre 1992, ils ont pensé que ce projet devait en réalité être ouvert à tous les États intéressés, même si le point de départ devait être les pays de la zone franc. Et c'est là qu'ils ont nommé un directoire de trois membres que j'ai l'honneur de présider, qui a été chargé de l'exécution du projet.
Nous avons proposé - et les Chefs d'État ont accepté - de créer une institution chargée de secréter le droit, tâche qui relève en principe d'un organe législatif. Mais les Chefs d'État n'ont pas pensé qu'il fallait créer une Assemblée, un Parlement. Ils ont cru que le Conseil des ministres des Finances, doublé de celui de la Justice, pouvait parfaitement assurer cette fonction législative.
C'est donc ce Conseil qui désormais devra élaborer le droit harmonisé applicable dans le domaine des affaires.
Il faut ensuite bien entendu un organe chargé d'appliquer ce droit, donc une Cour. Ils ont conçu la Cour commune de justice et d'arbitrage, qui a des fonctions d'arbitrage, d'administration et de surveillance du fonctionnement, mais non de juridiction du premier degré. Par contre, elle doit assurer la fonction de cassation dans le domaine des affaires.
Ensuite ils ont pensé que pour bien comprendre le droit des affaires et l'appliquer dans de bonnes conditions, il fallait une formation spéciale, qui dépasse celle assurée aujourd'hui aux magistrats au niveau des États, d'où une Ecole Supérieure de la Magistrature, chargée de spécialiser les magistrats formés dans les différentes écoles des États, mais qui également leur donnerait une formation complémentaire.
La philosophie de toute cette entreprise est celle-ci : il a été constaté, lorsque cette mission s'est rendue sur place en Afrique, que quand on demandait à un entrepreneur ce qui l'empêchait de développer davantage son entreprise, on s'attendait à la réponse des difficultés de trésorerie. Elle a toujours été la suivante : "nous ne savons pas quel est le droit applicable, et donc nous ne sommes jamais sûrs, lorsque nous allons devant le tribunal, de la décision qui va être rendue".
Par conséquent, l'insécurité juridique et judiciaire constitue un écueil au développement.
Par contre, lorsque l'on a des textes sûrs, qui s'appliquent d'une façon certaine, on a des raisons de penser que les entreprises sont plus enclines à s'étendre et à progresser dans leur activité.
En effet, cette sécurité juridique et judiciaire assure la mise à la disposition de chaque État d'un ensemble de textes simples, faciles à appliquer et relevant d'une technique législative éprouvée, sans pour autant que l'État intéressé soit obligé d'avoir les hommes ou l'argent voulu pour élaborer une législation de ce niveau.
Celle-ci permet également de faciliter les échanges et assure la fluidité dans l'établissement des entreprises à travers les frontières.
Cette technique permet encore un échange des procédés modernes de fonctionnement des entreprises, et prépare l'intégration économique.
C'est dans ces conditions que nous nous sommes engagés dans cette bataille de l'harmonisation du droit des affaires en Afrique.
Nous avons d'abord institué des commissions nationales dans chaque État. Les États aujourd'hui reçoivent périodiquement des textes préparés par des experts de haut niveau ou des cabinets spécialisés, ils sont étudiés par chaque commission nationale d'abord, qui établit une sorte de navette entre elle et les experts, si bien qu'il se prépare un véritable tissu juridique bien élaboré avant la réunion plénière de l'ensemble des commissions nationales.
Je suis passé il y a seulement quelques heures de cela, devant la Cour que je préside, et où s'est tenue pendant huit jours l'Assemblée Plénière des commissions nationales chargées de l'exécution du droit des affaires en Afrique.
Nous avons adopté à Bamako, au niveau de ces commissions nationales, ce qui sera désormais le droit des sociétés dans la zone de l'organisation pour l'harmonisation du droit des affaires en Afrique.
Ainsi, si un entrepreneur de Washington, de Lagos, de Paris, de Londres ou d'Abidjan veut s'établir au Tchad ou au Mali, il pourra, surtout avec le progrès de l'informatique, instantanément savoir les règles juridiques d'établissement qui l'attendent, comment ses problèmes seront réglés sur place, s'il aura besoin de recourir à un notaire ou s'il faudra un acte sous seing privé, comment ses difficultés seront résolues, et quelle sera la juridiction compétente en cas de conflit.
Vous qui êtes confrontés à des problèmes de cette nature pendant toute l'année, vous imaginez que ceci constitue une sorte de confiance supplémentaire pour tout entrepreneur, et elle permettra, j'en suis sûr, à ceux qui veulent s'établir et participer au développement de l'Afrique de le faire en toute confiance.
En plus de ce texte qui vient d'être adopté, toute la partie générale du droit commercial l'a été à Bangui en février dernier.
Si bien que nous disposerons, du moins je le pense, avant la fin de l'année d'un corpus juridique dans le domaine des affaires qui n'existe nulle part ailleurs. Seize ou dix-sept États ayant exactement la même législation, qu'il s'agisse du droit des sociétés, du droit des transports, du droit de la vente, du droit de la concurrence, du droit de l'arbitrage, du droit de la faillite, des procédures collectives ou du droit de recouvrement des créances, je ne pense pas qu'il existe aujourd'hui dans le monde un espace juridique aussi homogène, assurant avec autant de sécurité à tous les entrepreneurs voulant s'établir ce que j'appelle un droit de connaissance certaine du droit applicable.
Le Traité qui réglemente tout cela est entré en vigueur il y a déjà quelques semaines. Tous ses règlements d'application se trouvent rédigés, les textes sont prêts, deux d'entre eux, comme je l'ai dit, viennent d'être adoptés, mais ils ne deviendront définitifs que lorsque les ministres s'en seront saisis et auront décidé de leur applicabilité.
Mais il reste posé bien sûr des problèmes, d'abord celui de la localisation des institutions, mais je suis persuadé qu'il sera vite dépassé. J'ai rencontré les hauts responsables de ce continent, je puis dire que chacun d'entre eux est prêt, dans cette entreprise de partage de la souveraineté, à renoncer à toute ambition nationale au profit de ce que l'un de mes interlocuteurs appelait "l'avantage du groupe".
L'autre problème est celui du financement, vous le devinez aisément. Il me plaît de rendre hommage au ministère français de la Coopération. Ce dernier depuis le début a déployé un effort considérable sur tous les plans pour accompagner le projet, et assurer son exécution jusqu'à maintenant, et la France nous a promis son aide. Un Comité composé des ministres du Sénégal, du Cameroun, du Burkina-Faso et de la Côte d'Ivoire va, à partir d'aujourd'hui, entreprendre une mission pour trouver le financement.
Il faut exactement un fonds de 35 milliards CFA pour faire fonctionner l'ensemble des institutions, mais une fois pour toutes, car par la suite les revenus de ce fonds serviront au fonctionnement des institutions.
Je suis persuadé que pour les gens présents c'est une somme relativement dérisoire.
Je suis malheureusement pris par le temps. Messieurs les Présidents, Messieurs les ministres, il est bien entendu que je serai à votre disposition à une autre occasion pour vous donner beaucoup plus de détails sur ce sujet que tous nos Chefs d'État considèrent comme prioritaire, et comme le disait encore une fois le Président Traoré, comme étant le préalable à toute interrogation économique.
(applaudissements)