B - L'AFRIQUE EST-ELLE SUR LA VOIE D'UN RETOUR À DES ÉQUILIBRES PROPICES AU DÉVELOPPEMENT ?
Intervention de M. Serge Mikhaïlof, Conseiller spécial à la Banque Mondiale
M. Serge MIKHAILOF. - Mesdames et Messieurs, j'ai écouté avec beaucoup d'attention l'exposé de Jean-Michel Sévérino. Deux mots m'ont particulièrement frappé : la croissance démographique extrêmement brutale que connaît actuellement l'Afrique et le terme de crise.
Je voudrais resituer un peu l'aide par rapport à cette Afrique qui connaît une croissance démographique prodigieuse et qui sera soumise dans les années qui viennent à un certain nombre de crises.
Je voudrais resituer et tenter de réhabiliter cette aide qui, il faut bien reconnaître, n'est plus à la mode. En particulier l'aide à l'Afrique a plutôt mauvaise presse. Cette aide est contestée par l'opinion publique, par les médias, par les responsables politiques soumis à des contraintes budgétaires considérables.
Beaucoup critiquent cette aide en disant qu'elle est mal employée, certains disent gaspillée, qu'elle est sans impact réel. On lui préfère l'humanitaire qui est plus visible. Enfin on dit qu'elle est inutile parce qu'après tout les Soviétiques ne font plus peur et ne risquent plus d'intervenir en Afrique.
Dans ce cadre général, je voudrais tenter de réhabiliter ce que j'appelle l'aide institutionnelle, c'est-à-dire l'aide dispensée par les États du Nord, par les grandes institutions internationales comme la Banque Mondiale, ceci tout particulièrement dans un contexte exceptionnel où l'Afrique hésite entre le succès et le désastre.
J'insiste sur le rôle de l'aide dans cette période parce que celle-ci peut contribuer à faire pencher la balance du bon côté. Aussi je voudrais développer brièvement 4 points.
L'Afrique est multiple. On parle beaucoup de l'Afrique des désastres dans l'immédiat, mais il y a aussi l'Afrique des succès.
Je voudrais souligner le fait que les principes qui sous-tendent le succès en Afrique sont maintenant bien connus, d'abord parce que nous avons des exemples de succès. En ce sens, le succès, à mon sens, est à portée de la main.
Troisième point : pour les pays qui stagnent ou qui régressent au plan économique, à mon sens il n'y a guère de voie moyenne. Ou bien il y aura le succès ou bien il y aura le désastre.
Quatrième point : je voudrais insister sur le rôle que l'aide internationale peut jouer dans ce contexte.
Un petit rappel sur l'Afrique des succès et des désastres. Il faut se méfier des amalgames et en particulier des statistiques globales. Le taux de croissance du produit intérieur brut par habitant pour l'Afrique subsaharienne en 1994 est négatif (moins 1,3 % à peu près). On ne peut rien tirer d'un tel chiffre car cela recouvre des écarts qui vont de moins 47 à plus de 10 %. On voit donc bien qu'il y a des situations de désastres et des situations de succès.
A cet égard, il faut terriblement se méfier des clichés médiatiques et ne pas voir au niveau du sud du Sahara une zone de famine et de guerre civile. En fait, on peut considérer qu'il y a 3 Afriques. D'abord une Afrique à la dérive, avec des pays en guerre civile ou au bord de la désorganisation sociale et économique (je pense bien sûr au Zaïre, mais aussi au Nigeria si ce pays ne se reprend pas). Ensuite, il y a une Afrique en stagnation, souvent majoritaire, que l'on connaît bien, qui a été la situation de la zone franc avant la dévaluation dans les années 80-90. Et puis nous avons une Afrique en émergence, dans laquelle certains pays connaissent des processus de croissance, de transformation rapide, dans laquelle certains secteurs économiques se transforment extrêmement rapidement, une Afrique qui représente l'espoir pour demain.
Rappelons que pour quelques grands pays de la zone franc, dans la période 1986-93, le Cameroun et la Côte d'Ivoire ont notamment connu une chute du revenu par habitant de l'ordre de 40 %. C'est une catastrophe analogue à celle qui se produit actuellement dans les pays de l'ex-URSS.
Et puis je note qu'en Côte d'Ivoire, en 1995 le taux de croissance globale du P.I.B. dépasse les 6 %. C'est un taux de croissance qui pourra très vraisemblablement être soutenu et peut-être même amélioré.
La réussite à mon sens est à portée de la main. Je crois qu'il faut dire non au scepticisme global. Ceci est montré par un certain nombre d'exemples. Je pense d'abord à des pays qui étaient très décriés et que l'on considérait comme des cas désespérés il y a 25 ans. Je pense notamment à la Tunisie ou à l'île Maurice, à laquelle les experts prédisaient un triste sort.
Aujourd'hui, nous voyons qu'un certain nombre de pays francophones peuvent toucher le succès. Je vois au moins 4 principes qui sous-tendent le succès. Le premier est un minimum de stabilité politique dans le cadre d'un état de droit. Le deuxième c'est ce que les économistes appellent un cadre macro-économique viable, c'est-à-dire la maîtrise des finances publiques, une inflation maîtrisée, un taux de change réaliste. Le troisième grand principe, ce sont des réformes sectorielles rapides dans les principaux domaines économiques - je pense en particulier à la santé, à l'éducation, aux politiques de la ville qui paraissent fondamentales, à l'agriculture où il faut desserrer l'emprise de l'État et des secteurs para-étatiques, et enfin au domaine du transport où il faut réduire impérativement les coûts de transports.
Si je reprends ces trois premiers principes, s'agit-il d'une utopie ? Leur mise en oeuvre dans les pays d'Afrique francophones correspond-elle à une utopie ? Je ne pense franchement pas. La stabilité politique est tout à fait possible, elle est même compatible avec la démocratie. Un certain nombre d'exemples le montrent. Un pays comme le Mali a conduit des réformes économiques rapides dans un cadre démocratique et dans un contexte de transparence tout à fait honorable.
Le cadre macro-économique viable, est-ce utopique ? Je note simplement que dans l'UMOA actuellement 6 pays sur 7 répondent aux critères du Fonds Monétaire international. Le 7ème est bien décidé à rejoindre le peloton. Même en Afrique centrale où les choses ont été plus complexes, le Cameroun vient de signer avec le Fonds Monétaire International.
Les réformes économiques sectorielles rapides sont-elles utopiques ? Je note simplement que dans un certain nombre de pays avec l'aide de la coopération française, de l'Union européenne, de la Banque mondiale, des réformes sectorielles profondes sont actuellement en cours de préparation ou en cours d'exécution. Je suis de ce côté-ci extrêmement conforté.
Il manque un 4ème principe. Il s'agit des politiques de soutien délibéré au secteur privé. Il est certain qu'il reste encore beaucoup à faire, il y a encore beaucoup de retard, mais je note une certaine progression extrêmement satisfaisante et favorable. Au niveau des idées, je suis frappé de voir que les dirigeants politiques des pays d'Afrique francophone et les responsables économiques et financiers sont maintenant convaincus que le développement de leur pays passe par le développement du secteur privé. C'est un progrès considérable car il y a 5 ans ce n'était pas du tout la situation.
Par ailleurs, on voit dans quelques pays des processus rapides de privatisation, de soutien au secteur privé, qui sont peut-être encore hésitants et faibles, mais le mouvement est lancé et je pense qu'il devrait s'accélérer.
En ce domaine, je suis assez optimiste dans la mesure où dans certains pays les organisations patronales locales se constituent en véritable contre-pouvoir et vont probablement constituer des lobbies qui vont permettre de transformer et de réformer ces politiques.
Je voudrais insister sur un fait qui me semble clair, après avoir écouté M. Sévérino : pour les pays qui sont actuellement encore une bonne majorité africains, entre le succès et le désastre il n'y a pas de voie moyenne et ils sont condamnés au succès.
Face à la très forte croissance démographique, il n'y a pas d'alternative à la croissance économique rapide. Nous avons l'exemple de l'Algérie, qui montre où le tandem échec économique croissance démographique très rapide peut conduire un pays. Or je pense de façon très sérieuse quand on regarde la situation de l'Afrique que si l'on s'interroge sur les perspectives à long terme, il n'y a que 2 modèles viables au niveau de l'Afrique.
Le premier modèle est un modèle repoussoir. C'est celui des seigneurs de la guerre, celui du Liberia ou de la Somalie dans lesquels les guerres de rapine deviennent un mode de vie et de production et conduisent à une régulation « naturelle » de la démographie et à la désintégration des états, avec la constitution de vastes zones parcourues par des bandes armées qui sont de véritables terra incognita, et au milieu quelques îlots utiles protégés par des milices où l'on retrouverait des mines, des zones pétrolières, des cités urbaines que l'on protège, etc...
Il est bien évident que ce scénario, viable sur le moyen long terme, est parfaitement inacceptable tant au plan de l'éthique qu'au plan géopolitique. La seule alternative est un modèle de type tunisien tel qu'il a été mis en place dans ce pays depuis 20 ans, un modèle de type ivoirien tel qu'il est esquissé depuis la dévaluation par la Côte d'Ivoire et aussi par quelques autres pays de l'Afrique francophone, tel qu'en ce qui concerne la Côte d'Ivoire, il a été présenté par son premier Ministre au dernier groupe consultatif.
C'est un modèle dans lequel l'état se désengage des secteurs productifs, l'Administration cesse de contrôler et de régenter tout pour procéder à une dérégulation et une libéralisation considérable, pour sortir d'un modèle d'économie rentière inefficace et parvenir à un système d'économie compétitif, libre, efficace.
Sur ce plan, je voudrais vous donner quelques chiffres concernant la Côte d'Ivoire. Après beaucoup d'hésitations dans les 6 premiers mois de 1995, la Côte d'Ivoire a privatisé 10 entreprises publiques de grande taille, ce qui représente 20 milliards de francs CFA. Dans les 18 mois à venir elle va en privatiser 25 autres, ce qui représente des efforts considérables. En particulier une entreprise comme Palme Industrie ou une société de télécommunications seront privatisées. C'est un modèle totalement différent.
Dans ce contexte, quel est le rôle de l'aide institutionnelle ? Je voudrais donner ici une vision un peu personnelle. Cette aide institutionnelle n'est pas omnipotente et elle ne peut pas à elle seule mettre les pays sur le chemin du développement. C'est un choix des pays, un choix politique, parce que personne, ni le Fonds monétaire, ni la Banque mondiale, ne peut imposer les réformes qui s'imposent aux pays en question.
Par contre, l'aide peut jouer un rôle très important parce qu'elle peut faciliter les réformes, les rendre financièrement et politiquement acceptables. Ces réformes, pour mettre les pays sur les voies de la croissance, sont nécessairement coûteuses. Quand on restructure un secteur bancaire en faillite cela coûte beaucoup d'argent. Quand on restructure des entreprises publiques qui sont également en faillite, politiquement c'est très coûteux parce qu'il faut licencier du personnel, payer des indemnités, etc.
L'aide extérieure, à ce niveau, peut rendre des services considérables en permettant de rendre supportable la chirurgie et les traitements de choc qui s'imposent à l'évidence pour mettre les pays sur la voie de la croissance.
Sur ce plan, je voudrais resituer le rôle de l'aide institutionnelle par rapport aux aides un peu plus visibles que sont l'humanitaire et les ONG. L'aide humanitaire c'est merveilleux, c'est très important, mais cela concerne les pays à la dérive. Les ONG sont très importantes, mais pour les cas graves, lorsque cela relève de la chirurgie, il est nécessaire d'avoir une aide à la fois importante en volume financier, forte en termes de message politique et qui dispose d'équipes très structurées.
En conclusion, je soulignerai quatre points. L'aide institutionnelle sur laquelle j'ai insisté a besoin du maintien de ses ressources, c'est vrai pour l'IDA au niveau de la banque mondiale, pour les aides bilatérales, en particulier l'aide de la coopération française. L'aide pour être efficace a besoin d'un message politique fort : oui au développement, aux réformes économiques et non au laxisme et aux petites rentes.
Sur ce plan, la France a un rôle déterminant à jouer, à la fois par ses ressources et par son message politique, par ce qui va se passer en Afrique dans les années qui viennent.
Enfin, il est bien évident que la Banque mondiale qui est soumise à des contraintes de ressources va être obligée d'exercer une plus grande sélectivité dans ses interventions à venir en Afrique et que son aide ira nécessairement aux équipes qui gagnent.
Celles-ci existent aujourd'hui en Afrique, elles sont aux commandes de beaucoup de pays. Il faut les soutenir, les appuyer.
(Applaudissements).
M. Jean-Pierre CANTEGRIT. - Merci M. Mikhaïlof pour la qualité de votre intervention que l'auditoire a apprécié, mais également pour la concision de votre propos.
Nous sommes heureux d'accueillir Francis Mayer, 45 ans, agrégé d'allemand, ancien élève de l'Ecole Nationale d'Administration, qui a eu une carrière de professeur agrégé d'allemand, puis, après sa scolarité à l'ENA, d'adjoint au bureau des investissements étrangers à la Direction du Trésor, en poste à la Banque mondiale à Washington en 1983, puis de Chargé de mission auprès du Service des Affaires internationales à la Direction du Trésor.
Chef du bureau des banques et compagnie financière nationale au service des Affaires monétaires et financières à la Direction du Trésor, chef du bureau du marché financier au service des Affaires monétaires à la Direction du Trésor, sous-directeur des financements à la Direction du Trésor, sous-directeur de l'Epargne, Directeur adjoint du Trésor et Chef du service des Affaires internationales du Trésor.