PARTIE V - LES POPULATIONS TOUCHÉES PAR LE SÉISME

Mme Anne DE SALES, directrice de recherche au CNRS,
attachée au LESC, Université Paris-Ouest

Les populations touchées par le séisme ne sont évoquées par les médias que par rapport à la catastrophe. Mais il nous a semblé qu'une présentation générale de ces populations pourrait être utile. Qui sont-elles ? Toutes sont népalaises et parlent le népali, mais il faut rappeler que pour beaucoup d'entre elles, le népali est une seconde langue. Elles ont chacune connu une histoire différente au sein de l'histoire nationale, que néanmoins elles partagent. Elles se sont aussi adaptées à des environnements différents et ont forgé des organisations sociales, des orientations culturelles et religieuses distinctes.

Ce qui ressort des premiers récits rapportés par les journaux est que le séisme a exacerbé les inégalités structurelles entre ces différents groupes de population, tout en encourageant des formes de collectivité et de solidarité entre individus. Les observateurs étrangers et les secouristes professionnels, qui ont l'expérience de ces situations d'urgence, ont en effet souligné l'exceptionnelle attitude des Népalais, qui se sont montrés courageux, efficaces et solidaires. Mais on ne manque pas non plus de critiquer les nombreux privilèges dont continuent de jouir les plus riches par rapport aux plus pauvres concernant la distribution des secours. Comme en temps de guerre, la catastrophe a mis à jour le pire et le meilleur.

Fig. 1. Zone de séisme : les cercles de dimensions variables indiqués les zones plus ou moins touchées - http://www.ipgp.fr/sites/default/files/styles/grande/public/map-nepal-earthquake-25avr2015_fr.jpeg?itok=RpcJJV-C téléchargée le 17 août 2015)

Les hasards de la localisation de la faille aux points de rencontre entre la plaque indienne et le continent asiatique à l'origine du séisme, marquent précisément une région qui condense en elle-même certaines caractéristiques du pays et de ses tensions contemporaines. En effet, les districts les plus affectés par le tremblement de terre sont d'abord la vallée de Katmandou, le centre politique du pays, et ensuite l'arrière-pays de la capitale, les districts des collines ou moyennes montagnes qui l'entourent. Or le contraste entre le coeur urbain du pays, qui était aussi celui où résidait le Roi il n'y a encore pas si longtemps, et les populations rurales périphériques est un point de tension qui ne cède pas avec le temps et la transformation du royaume en république, au contraire. La domination politique et aussi, le plus souvent, économique des hautes castes hindoues, tous partis confondus, reste un fait irréductible et la ligne d'une autre faille, celle-ci sociale, politique et économique.

C'est pourquoi il n'est peut-être pas inutile de rappeler brièvement la structure en castes de la société népalaise. Ce système a été aboli il y a plus de 50 ans par le roi Mahendra en 1963 - 13 ans après l'Inde, qui avait officiellement rejeté le système des castes dès l'indépendance. Ce système n'est donc plus légal comme il l'était auparavant, quand le non-respect des règles de pureté gérant les relations entre castes était puni par la loi. Pourtant les discriminations demeurent, et les individus s'organisent en associations politiques ou culturelles, toujours sur la base de la caste. Ceci est vrai des minorités ethniques (59 groupes ethniques reconnus) comme des populations dites intouchables, ou Dalit, qui regroupent les anciennes castes de service, forgerons, tailleurs, tanneurs, musiciens, etc.

-- Porteurs du cordon sacré

Brahmane, Rajput, Chetri, ascétiques, certaines castes newar

-- « Buveurs d'alcool non passibles d'esclavage »

Magar, Gurung, Sunwar, certaines castes newar

--« Buveurs d'alcool passibles d'esclavage »

Bhote (Tibétains), Cepang, Tharu, Gharti...

--Impurs

Musiciens néwar, bouchers néwar, musulmans, étrangers...

--Intouchables

Forgerons, tanneurs, tailleurs-musiciens, ménestrels gaine...

C'est la civilisation newar qui a fait de la vallée de Katmandou ce qu'elle est aux yeux du monde, avec son architecture si particulière. En un regard sur les temples, le visiteur sait qu'il n'est ni en Inde ni en Chine, mais bien au Népal. Si, bien sûr, toutes les populations népalaises se côtoient dans la vallée qui accueille une proportion croissante des migrants ruraux, les trois villes de Katmandou, Patan et Bhaktapur, pour ne citer qu'elles, demeurent profondément marquées par la civilisation newar, en dépit de leur conquête au 18 e siècle par des populations hindoues venues des collines, et appelées de ce fait "Montagnards", Parbatya. Elles sont aussi appelées Gorkhali, en référence au petit royaume de Gorkha, d'où est parti Prithivi Narayan Shah, présenté comme le premier prince animé par l'ambition d'unifier les multiples petits royaumes belliqueux qui régnaient sur l'Himalaya central.

Les Newar et les Parbatya ont des coutumes très différentes, les premiers méprisent les seconds pour ce qu'ils jugent être des manières frustres de montagnards et les seconds critiquent les premiers pour leur goût prétendument immodéré des fêtes. Cependant, leurs organisations sociales respectives reposent sur l'interdépendance de castes hiérarchisées, même si les deux systèmes ne coïncident pas tout à fait ; elles reposent aussi sur l'une ou l'autre des deux grandes religions, l'hindouisme et le bouddhisme, ou même les deux ensemble. Les idées sociales et religieuses de ces deux groupes de populations sont largement dominantes dans le pays.

Considérons à présent les moyennes montagnes qui entourent la vallée et les districts qui ont subi les dégâts les plus importants.

Fig. 3. Districts plus ou moins touchés par le séisme (carte téléchargée de l'Internet le 19 juin 2015)

Ils sont au pied des hautes montagnes, d'Ouest en Est, le Ganesh Himal, le Langtang et le Gauri Shankar (Gorkha, Dhading, Rasuwa, Nuwakot, Sindhupalchowk et Dolakha). Ces districts sont traversés par les rivières qui descendent du plateau tibétain et qui forment les gorges de la Budhi Gandaki, de la Trisuli, de la Bhotekosi et de la Tamakosi. Plus au Sud, les districts de Makwanpur, Kabrepalanchowk et Ramechhap sont également touchés mais à un moindre degré, quoique Kabre ait subi de lourdes pertes. Or, Gorkha mis à part, ces districts coïncident avec ce qu'une minorité ethnique, les Tamang, considère comme son habitat historique, le Tamsaling.

Fig. 4. Projet de découpage du Népal en neuf Etats ethniques proposé par le parti maoïste
(UCPN-M) en 2014 (carte téléchargée de l'internet le 19 juin 2015 42 ( * ) ).

Les Tamang constituent une part importante de la population totale de ces neuf districts - 32 % en moyenne, et même plus de 50 % par endroit (district de Rasuwa).

Ils sont une des minorités ethniques les plus défavorisées, en partie à cause de leur statut initial de « Bhote », comme on l'a vu, et aussi parce qu'à la suite d'anciennes migrations du plateau tibétain, ils se sont installés dans cette région proche de la capitale et qu'ils ont ainsi constitué, pour l'élite et les souverains, un réservoir de travailleurs corvéables à merci.

Leur histoire est source de discussions, ne serait-ce que parce que leur ethnonyme actuel ne leur est attribué qu'en 1934. Les Tamang considèrent que leurs anciennes chefferies ont été conquises par Prtihivi Narayan Shah. Il aurait attribué aux terres qu'ils occupaient un statut qui aurait dû leur permettre de conserver ces terres au sein de leur groupe ethnique. Pourtant, il semble que les souverains n'aient pas respecté longtemps ce privilège qu'ils avaient concédé aux Tamang. Ils ont progressivement récupéré les terres pour les transférer à des individus qu'ils voulaient favoriser pour une raison ou pour une autre, et tout particulièrement des Brahmanes pour leurs services rituels ou des Chetri pour leur aide aux guerres de conquête. En bref, les Tamang se considèrent comme les victimes d'une colonisation intérieure et l'évocation de leur pays, Tamsaling, est empreinte d'une grande charge émotionnelle comme l'exprime cet extrait d'une déclaration historique en 2002 rapportée par l'ethnologue Mukta Tamang dans une publication que je traduis de l'anglais 43 ( * ) :

« Nous, population indigène de l'Himalaya, dont nos racines communes se trouvent dans Tamsaling, ... nous respectons cette terre mère où nos ancêtres ont vécu, où nos esprits résident, d'où nos légendes sont originaires et où notre histoire est née ... et où enfin nous vivons et que nous laisserons en héritage pour les générations futures. »

Les chants rituels des prêtres tamang reprennent aussi cette référence à leur pays , yul-sa , ainsi qu'aux ancêtres et aux esprits qui l'habitent.

Le texte se poursuit avec un engagement plus franchement politique revendiquant leur droit à l'autodétermination.

Fig. 5. Villageois tamang du village de Mailung (Nuwakot) dans un camp de réfugiés
(photo téléchargée de l'internet le 19 juin 2015 44 ( * ) )

Ces aspirations de la population Tamang sont à prendre en compte dans le faisceau des dynamiques qui présideront à la reconstruction. Mais les Tamang ne paraissent pas être aujourd'hui sur le point de voir leur situation s'améliorer.

Ils ne sont toutefois pas les seuls. Si, dans les districts concernés, les Tamang sont majoritaires, les Chetri représentent 16 % de la population, les Bahun 15 %, les Newars 10 %. Il est intéressant de souligner l'importance démographique des Dalit dans cette région, surtout en contraste avec la vallée de Katmandou. En effet, si les trois villes de la vallée qui forment une grosse conurbation comptent entre 2 % et 3 % de Dalit, les districts considérés ici en comportent entre deux et trois fois plus : 7 % à Nuwakot, 7,5 % à Sindhupalchok, 9 % à Dolakha et Ramechhap, 12 % à Dhading.

La plupart des villages tamang sont situés plus en altitude que ceux des autres castes, souvent à plus de 2 000 m, donc plus loin aussi des voies de communication. Ceci affecte la distribution des secours et explique certains conflits récents entre communautés, notamment entre Tamang et Dalit, les deux groupes les plus défavorisés.

Examinons de plus près quelques-uns des districts en question. Sindhupalchowk est le plus gravement touché de tous. C'est le seul cas où le nombre de morts dépasse celui des blessés, les décès étant près de deux fois plus nombreux. 80 % des maisons ont été détruites, soit 48 000 maisons. Il s'agit d'un des districts les moins développés du Népal bien qu'apparemment de nombreuses ONG y travaillent, que la route Arniko qui mène de Katmandou à Kodari, en Chine, le traverse et que le parc du Langtang soit une attraction touristique. Le relief est très accidenté et les terres sont difficiles à cultiver. Est-ce pour cela que le district a perdu en cinq ans 50 000 habitants ? La population, qui était de 336 478 en 2006, ne comptait plus que 287 798 habitants en 2011. Ces statistiques posent plus de questions qu'on ne peut apporter de réponses.

Le second district à avoir durement souffert du séisme est celui de Nuwakot où le nombre de morts, 1 099, est plus ou moins égal à celui des blessés, 1 051. Mais là aussi, la population a diminué  de 11 000 personnes entre 2001 et 2011, passant de 288 478 à 277 471 habitants.

Le district de Rasuwa vient en troisième position. C'est le plus petit district au Nord, peu peuplé (43 000 habitants), il compte 760 morts et autant de blessés, 771. Il est inutile de poursuivre ce décompte macabre pour souligner que seule une étude approfondie par district serait à même de dégager les paramètres en jeu dans ces situations différentes. Outre la catastrophe naturelle, il faut considérer l'organisation administrative et surtout la communication entre les différents niveaux de cette organisation (village, district, nation), les infrastructures (routes, etc.) et bien sûr les individus et leurs capacités à s'organiser par eux-mêmes.

C'est sur ce point que je terminerai. En effet, on l'a dit, les Népalais ont montré beaucoup de réactivité et de savoir-faire dans ces conditions dramatiques. Cela a été unanimement reconnu. Dans la sidération qui a suivi le cataclysme, les individus ont puisé dans leurs qualités propres, mais il faut reconnaître aussi un tissu social qui a résisté aux assauts de la modernité, si l'on peut se permettre cette image conventionnelle. Même si les Népalais se plaignent que leur société est de plus en plus individualiste, les liens familiaux demeurent nettement plus opérants qu'en Occident. Ils persistent malgré la mobilité croissante des habitants, interne et extérieure au pays. Les villageois devenus résidents en ville maintiennent leurs liens avec le village comme l'ont montré certaines études des mouvements des populations après le séisme. Selon ces études basées sur la lecture des cartes sim des téléphones mobiles, des milliers de gens se sont immédiatement déplacés de la vallée vers les villages et pas seulement vers les plaines du sud à la recherche d'un refuge, mais aussi vers les zones les plus sinistrées comme Sindhupalchowk, qui a accueilli plusieurs milliers de personnes.

Outre les liens familiaux, les sociétés népalaises, urbaines comme rurales, ont été de tout temps organisées en associations, temporaires ou pérennes. Ainsi les travaux agricoles demandent-ils une importante main d'oeuvre pendant de courtes périodes pour le repiquage du riz pendant la mousson ou les récoltes de maïs. Comme en Europe il y a 50 ans, chez les Tamang, des groupes de travail se forment à partir de plusieurs maisonnées qui travaillent alternativement sur les champs des uns, puis des autres. Cette vie collective basée sur la réciprocité a connu avec le temps et l'introduction de l'argent en espèce un développement plus formel, mais elle reste la marque de ces communautés rurales. Un paysan filmé dans une haute vallée de Sindhupalchowk, dit ainsi, sept jours après le séisme : « Dans d'autres circonstances, toute la vallée viendrait nous aider, mais là, les gens ne peuvent pas, ils sont eux aussi trop occupés avec leur propre malheur ».

En milieu urbain, le guthi a traditionnellement joué un rôle prépondérant. Le terme désigne une « association ou une assemblée » socio-religieuse à but philanthropique, qui repose sur des donations de terre ou d'argent de la part d'individus à la recherche de mérite. Autrefois, les donateurs étaient en premier lieu le roi et ses riches sujets en position de patrons de la religion. Les guthi newar rassemblaient plusieurs castes autour du culte d'une divinité tutélaire et représentaient une sorte de concentré de la société newar. Ces associations ont été historiquement très importantes pour l'établissement des temples et des monastères, mais aussi des ponts et des routes, des bibliothèques et des écoles, des puits, des fontaines et des fêtes. Depuis 1964, ils sont gérés par une corporation de guthi , le guthi samsthan , chargée de coordonner leurs actions au niveau national. Une des tâches de cette corporation s'avère particulièrement pertinente en ces temps de destruction puisqu'elle concerne le recensement des bâtiments religieux à travers le pays (717 temples et 647 pathis, ces vérandas ouvertes où les musiciens se rassemblent pour jouer de la musique religieuse). Cependant les sommes nécessaires à la réfection, voire à la reconstruction de ces bâtiments dépassent sans doute largement les revenus de la corporation. De manière plus localisée ; existent des guthi plus petits attachés à des segments territoriaux, des sortes d'associations de quartiers aux fonctions très variées. Un Newar peut ainsi appartenir simultanément à plusieurs guthi , six, sept ou même plus, ce qui reflète une vie associative très vivante, même si celle-ci serait en déclin. Une étude datant de 2002 par Bal Gopal Shrestha 45 ( * ) fait état d'une nette diminution des guthi et de leur pouvoir d'attraction. Et pourtant, comme le montrent ces photos prises tout de suite après le premier séisme du 25 avril, les jeunes gens du guthi local sur le darbar de Katmandou se sont organisés d'eux-mêmes pour garder les ruines des temples effondrés et les protéger d'éventuels pillages, sans attendre que les forces de l'ordre se manifestent. Ils se sont spontanément sentis responsables de leur patrimoine et de leurs dieux.

Fig. 6. Jeune homme gardant le temple de Vishnu sur la place du palais de Katmandou
(Darbar Square). (c)Thomas Kelly, 26 avril 2015.


* 42 http://www.google.fr/imgres?imgurl=http%3A%2F%2Fphotos1.blogger.com%2Fblogger%2F3172%2F367%2F1600%2Ffederalism.jpg&imgrefurl=http%3A%2F%2Fdemrepubnepal.blogspot.com%2F2005%2F10%2Ficg-report-on maoists.html&h=727&w=700&tbnid=pF_Ht8BDYu_ARM%3A&docid=UNfTB3GWLNXfkM&ei=jgEJVpD5Lsu2a8SLirgK&tbm=isch&client=safari&iact=rc&uact=3&dur=956&page=1&start=0&ndsp=17&ved=0CCEQrQMwAGoVChMIkPiS4K6ZyAIVS9saCh3EhQKn

* 43 Tamang, M. 2009 « Tamang Activism, History, and Territorial Consciousness », David Gellner (éd.), Ethnic Activism and Civil Society in South Asia, New Delhi: Sage Publication, pp. 269-290.

* 44 Blog du Nepali Times: http://www.nepalitimes.com/blogs/thebrief/2015/06/22/move-us/

* 45 Shrestha, Bal Gopal 2002 The Ritual Composition of Sankhu. The Socio-religious Anthropology of a Newar Town in Nepal, leiden : Ridderprint.

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