III. LA RÉSERVE
Avec la maison qui s'écroule, c'est aussi la réserve des récoltes qui est perdue, au moins en partie. Les récoltes n'étaient pas conservées dans des abris spécifiques, en dehors des maisons ou dans des remises les mettant à l'abri, mais en général au premier étage des maisons, en tas libre : les courants d'air, depuis la porte ouvrant sur le balcon, et la fumée arrivant de la pièce à vivre du bas (avec un foyer sans cheminée), les empêchaient de moisir.
Mais quand la maison s'écroule, elle ensevelit ces réserves sous les pierres, le mortier et le torchis utilisés entre les pierres et surtout entre les étages des maisons ; les pluies d'orage qui se sont succédé à la même période ont vite fait germer ces réserves, qui n'étaient plus utilisables.
Avec la perte de ces réserves de grain, a également été perdue une grande partie des semences : celles d'éleusine, une sorte de millet, qui devait être semée en mai, puis repiquée en juin entre les plants de maïs semés début avril ; celles de riz, qui devaient être semées en juin et repiquées dès l'arrivée de la mousson, qui en tardant, a compromis ce repiquage. Les récoltes de blé et d'orge n'avaient heureusement pas encore été coupées. Et si les villageois ont réussi à trouver, dans leur grande majorité, l'énergie et le temps de s'y consacrer juste au lendemain du séisme, se pose la question de leur conditionnement pendant la mousson, dans des abris de fortune, ouverts à l'humidité, sans espace de séchage.
Dans les décombres, ce sont aussi les outils et la vaisselle , dont les précieux pots à eau, qui ont été ensevelis ou abîmés. Heureusement, la plupart des armoires, en bois, ont résisté et ont pu être extraites des décombres avec leur contenu. Les outils sont fabriqués et affûtés dans les forges villageoises sommaires, tenues par la caste hindoue des Kami. Mais ces forges ont été également détruites, rendant la réparation des outils récupérés difficile.
Fig. 10. Les armoires intactes parmi les décombres - (c) D. Blamont
Et lorsque les récoltes pourront malgré tout cela être effectuées, il restera encore le problème des moulins nécessaires pour moudre la farine, qui ont été eux aussi en grande partie détruits.
Le système agro-sylvo-pastoral de ce type de village des moyennes montagnes repose sur la présence importante du bétail . Certes, sa place a eu tendance à diminuer au cours des dernières décennies, depuis l'utilisation d'engrais chimiques et le manque de fourrage pour nourrir les animaux. Mais il reste important dans le système tel qu'il fonctionne actuellement. L'un des changements de ces dernières décennies, et qui a eu des conséquences lors du séisme, est que les animaux sont de plus en plus gardés en stabulation, et non plus, ou moins souvent, dans des abris mobiles, associés à la pratique de la vaine pâture. Ce changement est à mettre en parallèle avec le fait que les pratiques communautaires tendent à disparaître au profit des innovations individuelles. Il permet à chacun de se libérer du calendrier agricole communautaire, et de planter les nouvelles semences choisies sur les terres adéquates au moment voulu.
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Fig. 11. Abri mobile pour le bétail et nouveau modèle d'étable, à deux étages (c) B. Ripert
Ainsi, le bétail est de plus en plus gardé dans des étables, dont certaines ont été surmontées ces dernières années de granges pour stocker le fourrage, une première étape vers le déménagement de la famille vers ce qui deviendra alors une maison située plus proche des champs, plutôt que dans le village. La conséquence, lors du séisme, est qu'une partie de ces étables se sont effondrées sur le bétail, le tuant ou le blessant (une première estimation plus ou moins fiable annonce la disparition de 500 chèvres et moutons, 300 vaches et zébus et 80 buffles). Cela signifie un appauvrissement important de ceux qui avaient investi dans le bétail mais surtout une diminution de la fertilité de la terre.
Une question de taille se pose également aux villageois, celle de savoir où reconstruire. Les deux principaux hameaux sont situés à proximité d'un immense ravinement qui a de très fortes chances de s'agrandir pendant la mousson, et sont surmontés de rochers autour desquels des failles sont apparues (fig. 13). Un nouveau site, pourtant très commode car disposant d'un vaste espace plan non cultivé, où se trouve la principale école, est surmonté d'une paroi verticale et de rochers en surplomb, qui se sont descellés.
Trouver un nouvel emplacement est donc difficile : chaque replat est utilisé pour les cultures, prendre sur cet espace signifie disposer de moins de terre arable, donc moins de récolte, moins de nourriture, alors qu'une partie déjà des terrasses, surtout des rizières, ont été endommagées par les mouvements du séisme. D'autres seront très certainement emportées dans les glissements qui suivront la mousson. Reconstruire un village entier signifie s'entendre sur un espace à partager alors que les terrasses ont déjà été beaucoup divisées par héritage. On peut imaginer que finalement, la dispersion de l'habitat va s'accélérer brutalement, car la solution d'un village groupé sera très difficile à faire aboutir. Par ailleurs, il semble que les maisons isolées aient mieux tenu que celles du village, sans doute parce qu'elles étaient plus récentes en général mais aussi parce qu'elles ne se sont pas effondrées les unes sur les autres.
Fig. 12. L'écroulement des maisons les unes sur les autres à Salmé ((c) D. Blamont)