EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
Dès juin 2019, le Conseil européen a appelé l'Union européenne (UE) à se transformer en profondeur pour devenir neutre pour le climat, conformément aux accords internationaux pris dans le cadre de l'accord de Paris conclu en 2015. Il a fixé en décembre 2019 cet objectif de neutralité climatique à 2050, tout en prenant note de la communication de la Commission européenne, faisant du « Green Deal » ou « Pacte vert » une priorité politique. L'UE est depuis lors engagée dans une démarche transversale ambitieuse, que le Conseil européen a encore renforcée en décembre 2020, en fixant à l'UE l'objectif de réduire dès 2030 les émissions de gaz à effet de serre d'au moins 55 % par rapport aux niveaux de 1990.
Cette priorité politique a vocation à être déclinée dans l'ensemble des politiques et des domaines de compétence de l'Union européenne, pour initier un changement des comportements des agents économiques et des consommateurs.
La pièce maîtresse de ce dispositif est constituée par le règlement (UE) 2021/1119 du 30 juin 2021 établissant le cadre requis pour parvenir à la neutralité climatique, désigné sous les termes de « loi européenne sur le climat ».
Plus précisément, la présente proposition de règlement COM (2021) 554 final propose de modifier un règlement existant : le règlement (UE) 2018/841 du 30 mai 2018. Elle constitue l'une des premières déclinaisons techniques du Pacte vert, pour ce qui concerne l'agriculture européenne, elle aussi amenée à contribuer à l'objectif global de réduction des émissions de gaz à effet de serre.
Cette proposition de règlement rappelle les objectifs et définit son champ d'application, en incluant aussi bien les terres cultivées, les prairies, les zones humides, les terres déboisées, que les terres forestières. On retrouve le même souci de précision pour les activités agricoles visées, allant de la riziculture jusqu'à la prise en compte des engrais carbonés.
Pour la première période considérée, c'est-à-dire de 2021 à 2025, le nouveau règlement envisagé n'apporte que de légères modifications au cadre réglementaire actuel.
Au-delà de ces dispositions techniques et de cet horizon, en revanche, un point mérite une attention particulière : la proposition de règlement 1 ( * ) prévoit, en effet, de donner le pouvoir à la Commission européenne d'adopter des actes d'exécution fixant des objectifs annuels pour la période 2026-2029, au niveau de chaque État membre.
Il s'agirait d'une prérogative considérable, d'autant plus que la rédaction lapidaire retenue, ne limite guère son champ d'application :
« La Commission adopte des actes d'exécution fixant les objectifs annuels fondés sur la trajectoire linéaire des absorptions nettes de gaz à effet de serre pour chaque État membre, pour chaque année de la période 2026-2029, exprimées en tonnes équivalent CO2 . Ces trajectoires nationales sont fondées sur les données moyennes des inventaires des gaz à effet de serre pour les années 2021, 2022 et 2023, déclarées par chaque État membre. (...) Aux fins de ces actes d'exécution, la Commission procède à un réexamen complet des dernières données des inventaires nationaux pour les années 2021, 2022 et 2023 communiqués par les États membres conformément à l'article 26, paragraphe 4, du règlement (UE) 2018/1999. »
Toute activité économique ainsi que la plupart des activités humaines étant productrices de CO2, la Commission européenne serait ainsi en mesure de prendre des mesures contraignantes de portée majeure par la voie d'un simple acte d'exécution.
La procédure des actes d'exécution est prévue par l'article 291 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, tandis que celle, au demeurant assez proche, des actes délégués relève de celles de l'article 290 du même Traité. La Commission peut prendre des actes d'exécution quand il apparaît nécessaire d'assurer des conditions d'exécution uniformes de directives ou règlements européens.
Traité sur le fonctionnement de l'Union
européenne
Article 291
« 1. Les États membres prennent toutes les mesures de droit interne nécessaires pour la mise en oeuvre des actes juridiquement contraignants de l'Union.
2. Lorsque des conditions uniformes d'exécution des actes juridiquement contraignants de l'Union sont nécessaires, ces actes confèrent des compétences d'exécution à la Commission ou , dans des cas spécifiques dûment justifiés et dans les cas prévus aux articles 24 et 26 du traité sur l'Union européenne, au Conseil.
3. Aux fins du paragraphe 2, le Parlement européen et le Conseil, statuant par voie de règlements conformément à la procédure législative ordinaire, établissent au préalable les règles et principes généraux relatifs aux modalités de contrôle par les États membres de l'exercice des compétences d'exécution par la Commission
4. Le mot « d'exécution » est inséré dans l'intitulé des actes d'exécution. »
L'acte délégué pour sa part, est un acte non législatif de portée générale que la Commission peut prendre, sur le fondement d'un acte législatif, pour en modifier des éléments non essentiels.
Traité sur le fonctionnement de l'Union
européenne
Article 290
« 1. Un acte législatif peut déléguer à la Commission le pouvoir d'adopter des actes non législatifs de portée générale qui complètent ou modifient certains éléments non essentiels de l'acte législatif.
Les actes législatifs délimitent explicitement les objectifs, le contenu, la portée et la durée de la délégation de pouvoir. Les éléments essentiels d'un domaine sont réservés à l'acte législatif et ne peuvent donc pas faire l'objet d'une délégation de pouvoir.
2. Les actes législatifs fixent explicitement les conditions auxquelles la délégation est soumise, qui peuvent être les suivantes :
a) le Parlement européen ou le Conseil peut décider de révoquer la délégation ;
b) l'acte délégué ne peut entrer en vigueur que si, dans le délai fixé par l'acte législatif, le Parlement européen ou le Conseil n'exprime pas d'objections.
Aux fins des points a) et b), le Parlement européen statue à la majorité des membres qui le composent et le Conseil statue à la majorité qualifiée.
3. L'adjectif «délégué» ou «déléguée» est inséré dans l'intitulé des actes délégués.
Dans sa version actuelle, le règlement (UE) 2018/841 du 30 mai 2018 prévoit l'intervention d'actes délégués, car il s'agissait jusqu'à présent de modifier certains éléments non essentiels de ce règlement. La nouvelle rédaction proposée suppose manifestement le recours à des dispositions plus contraignantes voire plus larges, d'où le recours aux actes d'exécution. Cependant, comme l'observait, dès 2014, notre ancien collègue Simon Sutour, « la frontière entre actes d'exécution et actes délégués est encore bien floue » 2 ( * ) .
L'une et l'autre méthode sont certes couramment utilisées par la Commission européenne, avec généralement pour objet d'édicter des mesures précises ou détaillées, à l'instar du pouvoir réglementaire français, non pour introduire des normes de portée générale ayant un champ d'intervention potentiellement illimité.
Certes, le Pacte vert repose sur une logique a priori difficilement contestable, à savoir que la lutte contre le réchauffement climatique ne saurait être efficace sans une action collective menée au niveau européen, sinon mondial. À défaut, le risque serait que les efforts collectifs des États vertueux soient ruinés par des comportements opportunistes de pays pratiquant une politique de cavalier seul. Il en va d'ailleurs ainsi au sein même de l'Union européenne, entre les 27 États membres, même si le traité de Lisbonne a fait passer la politique agricole d'une compétence exclusive de l'Union européenne à une compétence désormais partagée avec les États membres. Accepter cette logique pour atteindre l'objectif de la neutralité climatique à un horizon aussi proche que possible, justifierait de consentir à accorder à la Commission européenne le pouvoir d'adopter de tels actes délégués ou d'exécution.
En ce sens, on peut estimer que la proposition de règlement satisfait, en première analyse, aux dispositions de l'article 5 du Traité sur l'Union européenne (TUE) explicitant ainsi la notion de principe de subsidiarité : « dans les domaines qui ne relèvent pas de sa compétence exclusive, l'Union intervient seulement si, et dans la mesure où, les objectifs de l'action envisagée ne peuvent pas être atteints de manière suffisante par les États membres , tant au niveau central qu'au niveau régional et local, mais peuvent l'être mieux, en raison des dimensions ou des effets de l'action envisagée, au niveau de l'Union. »
Toutefois , ce principe de subsidiarité est indissociable et s'entend au regard du principe de proportionnalité , comme le fait valoir le même article 5 du TUE : « le contenu et la forme de l'action de l'Union n'excèdent pas ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs des traités ».
Or ce point précisément fait plus encore débat, particulièrement dans le contexte des inquiétudes que la polémique récente sur la publication tardive, le 28 juillet 2021, des travaux du Centre commun de recherche de la Commission européenne, concernant l'impact du Green Deal sur l'agriculture européenne n'ont fait qu'attiser. En effet, en dépit des précautions prises, cette analyse prospective partielle met en avant des perspectives sombres de baisse de production agricole de 5 % à 15 % suivant les filières, à l'horizon 2030. Comment, dans ces conditions, envisager sereinement la transposition à l'agriculture européenne des grandes orientations du Pacte vert par voie d'acte d'exécution ?
En définitive, la présente proposition de règlement peut légitimement être dénoncée par les Parlements nationaux, comme ne respectant pas les principes de subsidiarité et de proportionnalité, pour trois motifs:
- d'une part, le champ d'intervention des actes d'exécution apparaît potentiellement illimité ;
- d'autre part, la proportionnalité des mesures que pourrait prendre la Commission n'est en rien garantie ;
- enfin, les parlementaires nationaux ne sont pas assurés de pouvoir contrôler les actes d'exécution que prendrait la Commission, puisque seuls les actes de portée législative leur sont transmis.
Dès lors, la commission des affaires européennes du Sénat a estimé que la proposition de règlement ne respectait pas les principes de subsidiarité et de proportionnalité. Elle a, en conséquence, adopté l'avis motivé suivant :
* 1 Article premier modifiant la rédaction proposée pour le 3. de l'article 4 - Engagements et objectifs - du règlement (UE) 2018/841
* 2 Rapport d'information du Sénat n° 322 (2013-2014) - La place des actes délégués dans la législation européenne - de M. Simon Sutour au nom de la commission des affaires européennes - page 19.