N° 423

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2024-2025

Enregistré à la Présidence du Sénat le 12 mars 2025

AVIS

PRÉSENTÉ

au nom de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale (1) sur la proposition de loi créant une condition de durée de résidence pour le versement de certaines prestations sociales,

Par M. Olivier BITZ,

Sénateur

(1) Cette commission est composée de : Mme Muriel Jourda, présidente ; M. Christophe-André Frassa, Mme Marie-Pierre de La Gontrie, MM. Marc-Philippe Daubresse, Jérôme Durain, Mmes Isabelle Florennes, Patricia Schillinger, Cécile Cukierman, MM. Dany Wattebled, Guy Benarroche, Michel Masset, vice-présidents ; M. André Reichardt, Mmes Marie Mercier, Jacqueline Eustache-Brinio, M. Olivier Bitz, secrétaires ; M. Jean-Michel Arnaud, Mme Nadine Bellurot, MM. François Bonhomme, Hussein Bourgi, Mme Sophie Briante Guillemont, M. Ian Brossat, Mme Agnès Canayer, MM. Christophe Chaillou, Mathieu Darnaud, Mmes Catherine Di Folco, Françoise Dumont, Laurence Harribey, Lauriane Josende, MM. Éric Kerrouche, Henri Leroy, Stéphane Le Rudulier, Mme Audrey Linkenheld, MM. Alain Marc, David Margueritte, Hervé Marseille, Mme Corinne Narassiguin, M. Paul Toussaint Parigi, Mmes Anne-Sophie Patru, Salama Ramia, M. Hervé Reynaud, Mme Olivia Richard, MM. Teva Rohfritsch, Pierre-Alain Roiron, Mme Elsa Schalck, M. Francis Szpiner, Mmes Lana Tetuanui, Dominique Vérien, M. Louis Vogel, Mme Mélanie Vogel.

Voir le numéro :

Sénat :

299 (2024-2025)

L'ESSENTIEL

La proposition de loi n° 299 (2024-2025) créant une condition de durée de résidence pour le versement de certaines prestations sociales, présentée par Valérie Boyer et plusieurs de ses collègues, s'inscrit dans la continuité de précédentes initiatives visant à subordonner le versement de certaines prestations sociales à une durée minimale de résidence en situation régulière. Il s'agit, selon ses auteurs, de « limiter l'“appel d'air” migratoire » généré par le système de protection sociale.

Le texte tire les conséquences de la décision du Conseil constitutionnel  2024-6 RIP du 11 avril 2024, par lequel ce dernier a jugé que l'institution d'une condition de durée de résidence de cinq ans, ramenée à trente mois pour les étrangers affiliés au titre d'une activité professionnelle, portait une atteinte disproportionnée aux exigences qui procèdent des dixième et onzième alinéas du Préambule de la Constitution de 1946.

La proposition de loi abaisse ainsi à deux ans la durée de résidence requise et en exempte les étrangers affiliés au titre d'une activité professionnelle et leurs ayants droits, au même titre que plusieurs autres catégories (réfugiés, apatrides, titulaires d'une carte de résident, etc.).

Saisie pour avis, la commission a approuvé l'objet de ce texte, estimant légitime qu'un certain délai soit imposé aux étrangers en situation régulière qui n'exercent pas d'activité professionnelle, et ne contribuent ainsi pas au système de protection sociale, pour bénéficier de la solidarité nationale.

Elle a proposé, à l'initiative de son rapporteur, plusieurs modifications visant à limiter le risque constitutionnel et conventionnel ou à faciliter la mise en oeuvre de cette mesure. Elle a ainsi adopté des amendements tendant à :

· exclure la condition de durée de résidence pour l'exercice du droit au logement opposable (Dalo) ;

· préciser les catégories d'étrangers concernées, en substituant au critère d'affiliation au titre d'une activité professionnelle celui de la détention d'un titre de séjour autorisant à travailler ou en exemptant les bénéficiaires de la protection temporaire ;

· reporter l'entrée en vigueur du texte afin de donner aux organismes gestionnaires et aux départements le temps de procéder aux développements techniques nécessaires.

I. UN TEXTE QUI VISE À TIRER LES CONSÉQUENCES DE LA DÉCISION DU CONSEIL CONSTITUTIONNEL DU 11 AVRIL 2024

A. UN TEXTE QUI S'INSCRIT DANS LA CONTINUITÉ DE PRÉCÉDENTES INITIATIVES CENSURÉES PAR LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL

L'article 19 du projet de loi pour contrôler l'immigration, améliorer l'intégration prévoyait, à l'initiative de la commission des lois du Sénat et de Jacqueline Eustache-Brinio et plusieurs de ses collègues, de subordonner l'exercice du droit au logement opposable (Dalo) et le versement de plusieurs prestations sociales aux étrangers non ressortissants de l'Union européenne à une durée de résidence stable et régulière en France de cinq ans, durée ramenée à trente mois en cas d'affiliation au titre d'une activité professionnelle. Saisi de ces dispositions, le Conseil constitutionnel les a déclarées contraires à la Constitution au motif qu'elles constituaient un « cavalier » législatif (décision n° 2023-863 DC du 25 janvier 2024).

Se prononçant sur le fond dans sa décision n° 2024-6 RIP du 11 avril 2024, il a jugé contraires à la Constitution des dispositions analogues. Après avoir rappelé que « les exigences constitutionnelles [tirées du dixième et du onzième alinéas du Préambule de la Constitution de 19461(*)] ne s'opposent pas à ce que le bénéfice de certaines prestations sociales dont jouissent les étrangers en situation régulière sur le territoire français soit soumis à une condition de durée de résidence ou d'activité, cette durée ne saurait être telle qu'elle prive de garanties légales ces exigences », le Conseil constitutionnel a estimé que les dispositions en cause, au regard de l'ampleur du délai de résidence mais également du caractère possiblement contributif de certaines des prestations en cause, portaient une atteinte disproportionnée à ces exigences.

Le Conseil constitutionnel n'a ainsi pas exclu par principe l'institution par le législateur d'une condition tirée d'une durée minimale de résidence pour le bénéfice de certaines prestations sociales, mais a jugé que la durée prévue - cinq années, ramenée à trente mois en cas d'activité professionnelle - était disproportionnée.

Il convient d'ailleurs de relever que le Conseil constitutionnel a déjà admis une condition de durée de résidence - sous la forme de la détention d'un titre de séjour autorisant à travailler - de cinq ans pour l'éligibilité au revenu de solidarité active (RSA) dans sa décision n° 2011-137 QPC du 17 juin 20112(*),3(*). Une condition identique, pour une durée de dix ans, est également exigée pour le versement l'allocation de solidarité aux personnes âgées (ASPA), sans que le Conseil constitutionnel ait eu à en connaître, la Cour de cassation ayant refusé le renvoi d'une QPC fondée notamment sur la méconnaissance du onzième alinéa du Préambule de 19464(*).

B. UNE CONDITION DE DURÉE DE RÉSIDENCE RAMENÉE À DEUX ANS ET SUPPRIMÉE EN CAS D'ACTIVITÉ PROFESSIONNELLE

La proposition de loi comporte deux modifications d'ampleur par rapport au texte censuré par le Conseil constitutionnel, visant à tirer les conséquences de la décision du 11 avril 2024 :

· en premier lieu, la durée de résidence stable et régulière exigée est abaissée à deux ans ;

· en second lieu, aucune durée de résidence n'est plus exigée pour les étrangers affiliés au titre d'une activité professionnelle.

Demeureraient exemptées de la condition de durée de résidence de nombreuses catégories d'étrangers : réfugiés, bénéficiaires de la protection subsidiaire, apatrides, titulaires d'une carte de résident et, pour les APL et le Dalo, titulaires d'un visa étudiant.

La proposition de loi ne modifie pas les droits et prestations concernés : il s'agit du Dalo et de dix prestations sociales, dont neuf relèvent de la branche famille (six prestations familiales et les aides personnelles au logement5(*)), auxquelles s'ajoute l'allocation personnalisée d'autonomie à destination des personnes âgées dépendantes.

S'agissant de son entrée en vigueur, le texte prévoit qu'il s'applique aux demandes déposées à compter de sa promulgation.

II. LA POSITION DE LA COMMISSION : UN OBJECTIF LÉGITIME, DES MODIFICATIONS PERMETTANT DE SÉCURISER LE DISPOSITIF ET SA MISE EN oeUVRE

A. UN OBJECTIF LÉGITIME ET COMPATIBLE AVEC LE PRINCIPE DE SOLIDARITÉ NATIONALE

La commission a approuvé l'objet de ce texte, qui vise à aménager un délai de carence pour le bénéfice de certaines prestations sociales qui n'ont pas un caractère contributif6(*).

En effet, quand bien même la branche famille de la Sécurité sociale est financée en partie par des cotisations sociales, les prestations qui sont l'objet de la proposition de loi sont non-contributives, c'est-à-dire que leur versement n'est pas la contrepartie - ni dans son principe ni dans son montant - des cotisations effectivement versées, et relèvent ainsi d'une logique de solidarité nationale.

Elle a estimé légitime qu'un certain délai soit imposé aux étrangers qui n'exercent pas d'activité professionnelle, et ainsi ne contribuent pas au système de protection sociale, pour bénéficier pleinement de la solidarité nationale.

B. DES AMÉNAGEMENTS POUR PRENDRE EN COMPTE LE RISQUE CONSTITUTIONNEL ET CONVENTIONNEL ET PERMETTRE LA MISE EN oeUVRE EFFECTIVE

a) un champ d'application à préciser pour tenir compte du risque constitutionnel et conventionnel

S'agissant des droits et prestations en cause, le rapporteur a relevé que l'inclusion du Dalo, qui n'a pas le caractère d'une prestation sociale, soulevait de délicates questions de conformité à la Constitution. En effet, ce droit, qui peut être rattaché à l'objectif de valeur constitutionnelle tiré de la possibilité pour toute personne de disposer d'un logement décent (Conseil constitutionnel., n° 94-359 DC du 19 janvier 1995), constitue également une voie de recours, amiable et juridictionnelle, dont la privation pourrait être regardée comme de nature à porter une atteinte excessive aux exigences constitutionnelles en cause. Par conséquent, la commission a adopté un amendement modifiant l'article 1er afin de retirer le Dalo du champ d'application de la proposition de loi.

S'agissant des personnes concernées, la commission a approuvé le principe d'une exemption fondée sur l'exercice d'une activité professionnelle. Elle a néanmoins relevé que le critère de l'affiliation au titre d'une activité professionnelle, outre qu'il est difficile à mettre en oeuvre, doit se concilier avec les textes européens qui consacrent l'égalité de traitement, en matière de prestations sociales, des ressortissants d'États tiers à l'Union européenne qui bénéficient d'un titre de séjour les autorisant à travailler, en ne ménageant qu'un nombre limité d'exceptions7(*).

Sur la proposition de son rapporteur, la commission a adopté un amendement substituant au critère de l'« affiliation au titre d'une activité professionnelle » celui de la détention d'un titre de séjour autorisant à travailler, critère qui est déjà celui prévu pour le RSA et l'ASPA (cf. supra).

Elle a également adopté un amendement visant à exclure de l'application de la condition de deux ans les ressortissants étrangers bénéficiaires de la protection temporaire.

b) un report de l'entrée en vigueur qui s'impose pour une mise en oeuvre effective

Les organismes gestionnaires, les représentants des conseils départementaux et des administrations entendus ont souligné que la mise en oeuvre de cette nouvelle condition exigerait des modifications des procédures et surtout des systèmes d'information correspondants.

Une application immédiate, à la date de la promulgation de la loi, paraissant inenvisageable, la commission a adopté un amendement reportant son entrée en vigueur à une date fixée par décret et au plus tard le 1er juillet 2026.

C. UNE PORTÉE LIMITÉE PAR LES INSTRUMENTS INTERNATIONAUX EN MATIÈRE DE PROTECTION SOCIALE, DONT IL CONVIENDRAIT D'ENVISAGER LA RATIONALISATION

Comme l'ont relevé les organismes de protection sociale et la direction de la sécurité sociale, la condition de durée de résidence fixée par la proposition de loi ne serait applicable que dans la mesure où un accord international n'y déroge pas.

Or, il s'avère qu'un nombre important de conventions internationales exempteraient de nombreuses nationalités, en tout ou partie, de l'application de la présente proposition de loi.

Le ministère chargé de la santé recense ainsi 39 conventions bilatérales de sécurité sociale conclues entre la France et des États tiers, dont la plupart consacrent une égalité de traitement en matière de prestations familiales. S'y ajoutent au moins huit accords d'association conclus entre l'Union européenne et des États tiers et qui comportent des dispositions consacrant une forme d'égalité de traitement en matière de sécurité sociale.

La commission a ainsi souligné qu'il serait nécessaire, dans la continuité des travaux qu'elle a menés sur les instruments migratoires internationaux, de procéder à une revue et à la rationalisation des conventions bilatérales en matière de sécurité sociale.

EXAMEN EN COMMISSION

Mme Muriel Jourda, présidente. - Nous examinons à présent le rapport pour avis de notre collègue Olivier Bitz sur la proposition de loi créant une condition de durée de résidence pour le versement de certaines prestations sociales.

M. Olivier Bitz, rapporteur pour avis. - Notre commission s'est saisie pour avis de la proposition de loi créant une condition de durée de résidence pour le versement de certaines prestations sociales, dont l'examen a été renvoyé à la commission des affaires sociales.

Présentée par Valérie Boyer et ses collègues du groupe Les Républicains, la proposition de loi s'inscrit dans la continuité de précédentes initiatives qui visaient à subordonner le versement de certaines prestations sociales à une durée minimale de résidence en situation régulière. Je précise, à titre liminaire, que la régularité du séjour constitue d'ores et déjà un critère pour bénéficier des droits et prestations en question.

L'article 19 du projet de loi pour contrôler l'immigration, améliorer l'intégration prévoyait, sur l'initiative de la commission des lois et de notre collègue Jacqueline Eustache-Brinio, de subordonner l'exercice du droit au logement opposable (Dalo) et le versement de plusieurs prestations sociales aux étrangers non ressortissants de l'Union européenne à une condition de durée de résidence stable et régulière en France de cinq ans. Cette durée était ramenée à trente mois en cas d'exercice d'une activité professionnelle. Ces dispositions ont été déclarées contraires à la Constitution au motif qu'elles constituaient un « cavalier » législatif.

Le Conseil constitutionnel s'est néanmoins prononcé sur des dispositions identiques à l'occasion de sa décision du 11 avril 2024. Il a rappelé que si les exigences constitutionnelles tirées des dixième et onzième alinéas du Préambule de la Constitution de 1946 « ne s'opposent pas à ce que le bénéfice de certaines prestations sociales dont jouissent les étrangers en situation régulière sur le territoire français soit soumis à une condition de durée de résidence ou d'activité, cette durée ne saurait être telle qu'elle prive de garanties légales ces exigences ». En l'occurrence, il a jugé que la durée prévue - cinq années ou trente mois en cas d'activité professionnelle - portait une atteinte disproportionnée à ces exigences.

L'appréciation du caractère proportionné de cette restriction semble dépendre de l'objet de la prestation en cause. Eu égard à la finalité du revenu de solidarité active (RSA), le Conseil constitutionnel avait admis en 2011 une condition de durée de résidence régulière de cinq ans. Une condition analogue, mais d'une durée de dix ans, est également exigée pour le versement de l'allocation de solidarité aux personnes âgées (Aspa). Le Conseil constitutionnel n'a pas eu à en connaître à ce jour, la Cour de cassation ayant refusé de renvoyer une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) qui portait sur les dispositions concernées.

La proposition de loi comporte deux modifications d'ampleur par rapport au texte censuré par le Conseil constitutionnel, qui visent à tirer les conséquences de sa décision du 11 avril 2024 : en premier lieu, la durée de résidence stable et régulière exigée est abaissée à deux ans au lieu de cinq ; en second lieu, aucune durée de résidence n'est plus exigée pour les étrangers exerçant une activité professionnelle.

Demeureraient exemptées de la condition de durée de résidence de nombreuses catégories d'étrangers : les réfugiés, les bénéficiaires de la protection subsidiaire, les apatrides, les titulaires d'une carte de résident et, pour les aides personnalisées au logement (APL) et le Dalo, les titulaires d'un visa étudiant.

La proposition de loi ne modifie pas les droits et prestations concernés : il s'agit du Dalo et de dix prestations sociales, dont neuf relèvent de la branche famille, auxquelles s'ajoute l'allocation personnalisée d'autonomie (APA) pour les personnes âgées dépendantes.

Ces prestations n'ont pas, au sens strict, un caractère contributif. Quand bien même la branche famille de la sécurité sociale est financée par des cotisations sociales, le versement des prestations familiales n'est pas la contrepartie - ni dans son principe ni dans son montant - des cotisations effectivement versées. Ces prestations relèvent ainsi davantage d'une logique de solidarité nationale que d'une logique proprement assurantielle.

À cet égard, il peut sembler légitime qu'un certain délai soit imposé aux étrangers qui n'exercent pas d'activité professionnelle, et ainsi ne contribuent pas au système de protection sociale, pour bénéficier pleinement de cette solidarité nationale.

En lien avec nos collègues de la commission des affaires sociales, je vous propose d'adopter plusieurs aménagements visant à prendre en compte le risque constitutionnel et conventionnel et permettre la mise en oeuvre effective de la proposition de loi.

Je vous propose d'abord de supprimer les dispositions relatives au droit au logement opposable.

En effet, le droit à un logement décent et indépendant, reconnu par le législateur, peut être rattaché à l'objectif de valeur constitutionnelle que constitue la possibilité pour toute personne de disposer d'un logement décent, qui a été consacré par le Conseil constitutionnel dans une décision du 19 janvier 1995. Le Dalo est également une voie de recours, amiable puis contentieuse, qui a pour objet l'exercice de ce droit.

Dès lors qu'il s'agit, non d'une prestation sociale à proprement parler, mais d'un droit et d'une voie de recours, il n'est pas évident que le législateur puisse subordonner le bénéfice du Dalo, pour les ressortissants étrangers en situation régulière, à une condition de durée de résidence. Cette disposition soulève de délicates questions de conformité à la Constitution et, pour ces raisons, il m'a paru préférable, comme à mon homologue des affaires sociales, de recentrer le texte sur les prestations sociales.

Je propose également deux autres amendements visant à préciser les catégories de personnes concernées par la proposition de loi.

En premier lieu, il apparaît que le critère de l'affiliation au titre d'une activité professionnelle, outre qu'il est d'un maniement difficile pour les organismes gestionnaires, doit être concilié avec les textes européens, notamment la directive dite « permis unique ». L'article 12 de cette directive consacre l'égalité de traitement, en matière de prestations sociales et familiales, des ressortissants d'États tiers à l'Union européenne (UE) qui bénéficient d'un titre de séjour les autorisant à travailler, en ne ménageant qu'un nombre limité d'exceptions.

Afin d'assurer la conformité du dispositif au droit de l'UE, je vous propose donc un amendement visant à substituer au critère de l'affiliation au titre d'une activité professionnelle celui de la détention d'un titre de séjour autorisant à travailler. La rapporteure de la commission des affaires sociales propose également de retenir ce critère, déjà appliqué pour le RSA et l'Aspa.

En second lieu, je vous propose d'ajouter aux catégories d'étrangers exemptés de la condition de durée de résidence les bénéficiaires de la protection temporaire - le dispositif ne concerne à ce jour que les Ukrainiens-, qui sont éligibles à une partie des prestations en question, essentiellement des prestations familiales.

Je suggère enfin un dernier amendement, identique à celui présenté par la rapporteure de la commission des affaires sociales, visant à repousser l'entrée en vigueur de la proposition de loi à une date fixée par décret, et qui ne peut être postérieure au 1er juillet 2026. En effet, l'ensemble des organismes gestionnaires et des administrations, ainsi que les départements - qui versent l'APA - nous ont indiqué que la mise en oeuvre de la loi nécessitait d'adapter préalablement leurs processus et leurs systèmes d'information ; l'amendement vise à leur laisser le temps de mener à bien ces adaptations.

Enfin, il est ressorti des travaux menés avec mon homologue des affaires sociales que de nombreuses nationalités seraient exemptées, en tout ou partie, de l'application de la présente proposition de loi du fait d'accords internationaux.

Aucun recensement exhaustif n'a pu nous être fourni, mais le ministère de la santé indique qu'il existerait 39 conventions bilatérales de sécurité sociale conclues entre la France et des États tiers, dont la plupart prévoient une forme d'égalité de traitement en matière de prestations familiales pour les ressortissants de ces États. Par conséquent, elles seraient susceptibles de faire échec à l'application de la loi.

Il en va de même avec les accords d'association conclus entre l'Union européenne et des États tiers, dont au moins huit - ceux conclus notamment avec l'Algérie, le Maroc, la Tunisie, la Turquie, Israël et l'Albanie - comportent des clauses d'égalité de traitement en matière de sécurité sociale.

S'agissant plus particulièrement des Algériens, l'application de la loi risquerait d'être écartée sur le fondement de l'article 7 de la déclaration de principes relative à la coopération économique et financière du 19 mars 1962, qui fait partie des accords d'Évian. Cette disposition consacre l'égalité des droits des ressortissants algériens résidant régulièrement en France. C'est sur le fondement de ces dispositions que le Conseil d'État avait, par une décision du 9 novembre 2007, écarté l'application de la condition de résidence pour le versement du revenu minimum d'insertion (RMI).

En somme, ce que nous avions constaté au sujet des instruments internationaux en matière migratoire, à savoir un enchevêtrement d'engagements mal connus, qui contraint fortement notre capacité à agir, semble également valoir en matière de sécurité sociale. Je ne peux qu'appeler de mes voeux un travail de recensement et, le cas échéant, de révision de ces engagements, dont certains sont anciens.

Tout cela tend à restreindre la portée du texte, dont la dimension symbolique n'est cependant pas à négliger. Cela ne signifie pas qu'il faille se résigner à l'impuissance : la reprise en main de notre politique migratoire passe avant tout par une meilleure régulation des entrées sur le territoire et une amélioration du processus d'éloignement.

Au bénéfice de ces observations, je vous propose d'émettre un avis favorable à l'adoption de la proposition ainsi modifiée.

Mme Corinne Narassiguin. - Cela ne surprendra personne, le groupe socialiste, écologiste et républicain s'opposera à cette proposition de loi.

Un an après la proposition avortée de référendum d'initiative partagée de Bruno Retailleau, Valérie Boyer et ses collègues du groupe Les Républicains essayent d'échapper à la censure du Conseil constitutionnel avec ce texte dont la portée est extrêmement réduite, a fortiori si l'on considère les accords internationaux décrits par le rapporteur. Toutefois, même édulcorée de la sorte, cette proposition de loi nous semble encore contrevenir aux principes constitutionnels d'égalité devant la loi et de solidarité.

À travers cet acte essentiellement politique, vous entendez surtout faire des étrangers les boucs émissaires de tous les maux de notre pays, ignorant leurs multiples contributions à notre richesse nationale.

M. André Reichardt. - Je félicite le rapporteur pour avis de son rapport très complet, mais je retiens surtout sa conclusion, malheureusement : ça ne veut pas dire qu'on ne peut rien faire, mais ça y ressemble fort...

Mme Marie-Pierre de La Gontrie. - Le rapport d'Olivier Bitz est éclairant sur l'existence de ces accords internationaux, qui transforment en effet ce texte en symbole. Nous ne savions pas que la loi devait se réduire ainsi à un catalogue de symboles - un reproche qu'un certain Philippe Bas, en d'autres occasions, n'aurait pas manqué de nous adresser.

Avec ce texte, nous examinons en réalité la première proposition de loi de Bruno Retailleau, avant de décliner, dans les jours et les semaines qui viennent, la suite de ses initiatives.

Lors de l'examen de la loi pour contrôler l'immigration, améliorer l'intégration, le Sénat avait voté avec enthousiasme une condition de résidence de cinq ans, et je ne me souviens pas à cette occasion que quiconque, y compris le ministre, ait soulevé le problème de ces conventions.

Amusez-vous donc, faites de la politique en séance, votez pour un symbole, mais sachez que ce texte ne servira pas à grand-chose, si ce n'est à stigmatiser une partie de nos concitoyens.

M. Olivier Bitz, rapporteur pour avis. - Cette proposition de loi nous a précisément donné l'occasion de creuser le sujet et d'identifier un certain nombre d'obstacles juridiques conventionnels et européens.

EXAMEN DE L'ARTICLE UNIQUE

Article unique

M. Olivier Bitz, rapporteur pour avis. - L'amendement COM-7 rectifié vise à retirer de la proposition de loi les dispositions relatives au Dalo.

L'amendement COM-7 rectifié est adopté.

M. Olivier Bitz, rapporteur pour avis. - Le sous-amendement COM-8 rectifié, portant sur un amendement de la rapporteure au fond, vise à exempter les bénéficiaires de la protection temporaire de la condition de durée de résidence.

Le sous-amendement COM-8 rectifié est adopté.

M. Olivier Bitz, rapporteur pour avis. - L'amendement COM-9 vise à substituer au critère de l'affiliation au titre d'une activité professionnelle celui de la détention d'un titre de séjour autorisant à travailler.

L'amendement COM-9 est adopté.

M. Olivier Bitz, rapporteur pour avis. - L'amendement COM-10 vise à repousser l'entrée en vigueur de la proposition de loi à une date fixée par décret, afin de laisser aux organismes gestionnaires le temps d'adapter leurs systèmes d'information.

L'amendement COM-10 est adopté.

La commission émet un avis favorable à l'adoption de l'article unique constituant l'ensemble de la proposition de loi, sous réserve de l'adoption de ses amendements.

LISTE DES PERSONNES ENTENDUES

Mme Valérie Boyer, sénatrice des Bouches-du-Rhône, auteure de la proposition de loi

Direction générale des étrangers en France (DGEF)

M. Simon Fetet, directeur de l'immigration

M. Ludovic Guinamant, sous-directeur du séjour et du travail

Direction générale de la cohésion sociale (DGCS)

M. Arnaud Flanquart, sous-directeur du service autonomie des personnes handicapées et des personnes âgées

M. Pierre Courbarien, chef du bureau droits et aides à la compensation

Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf)

M. Guillaume George, directeur adjoint à la direction des politiques familiales et sociales de la Cnaf, ainsi que la mienne à l'audition

Mme Klara Le Corre, chargée des relations institutionnelles

Caisse nationale de solidarité pour l'autonomie (CNSA)

M. Étienne Deguelle, directeur adjoint de la direction de l'accès aux droits et des parcours

Direction de la sécurité sociale (DSS)

M. Marion Muscat, sous-directrice de l'accès aux soins, des prestations familiales et des accidents du travail

Mme Evora Capron, chargée de mission prestations familiales

Assemblée des Départements de France (ADF)

M. Olivier Richefou, président de la Mayenne

M. Léo Lesné, conseiller

Mme Marylène Jouvien, conseillère en charge des relations avec le Parlement

M. Samy Benzina, professeur de droit public à l'université de Poitiers

M. Guillaume Drago, professeur de droit public à l'université Paris Panthéon-Assas

LA LOI EN CONSTRUCTION

Pour naviguer dans les rédactions successives du texte, visualiser les apports de chaque assemblée, comprendre les impacts sur le droit en vigueur, le tableau synoptique de la loi en construction est disponible sur le site du Sénat à l'adresse suivante :

https://www.senat.fr/dossier-legislatif/ppl24-299.html


* 1 Aux termes du dixième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 : « La Nation assure à l'individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement ». Aux termes de son onzième alinéa : « Elle garantit à tous, notamment à l'enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs. Tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l'incapacité de travailler a le droit d'obtenir de la collectivité des moyens convenables d'existence ».

* 2 Il a en revanche censuré une durée de quinze ans en Guyane (n° 2018-777 DC du 28 décembre 2018).

* 3 Le Conseil d'État a également jugé ce délai compatible avec plusieurs instruments de droit international (CE, 10 juillet 2015, n° 375887.

* 4 Cass., 2e Civ., 12 décembre 2013, QPC n° 13-40.059, Bull. 2013, II, n° 238. Elle a également écarté la méconnaissance de la CEDH et de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne dans une décision du 4 mai 2016 (2e Civ., 4 mai 2016, n°15-18.957, Bull. 2016, n° 850, II, n° 1329).

* 5 Qui recouvrent l'aide personnalisée au logement (APL), l'allocation de logement familial (AFL) et l'allocation de logement social (ALS).

* 6 Une prestation est contributive si elle est versée en contrepartie de cotisations.

* 7 Article 12 de la directive 2011/98/UE du 13 décembre 2011, dite « permis unique ».

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