IV. LA POSITION DE VOTRE COMMISSION
Pour votre commission, de nombreux arguments plaident en faveur du dispositif général préconisé par le projet de loi. Néanmoins, sur la proposition de son rapporteur, elle a souhaité infléchir et compléter le texte par le biais de 50 amendements.
Leurs objectifs sont les suivants :
- conforter les garanties encadrant le fonctionnement de l'autorité administrative indépendante, afin qu'elle soit irréprochable et efficace ;
- la mettre davantage au service des pouvoirs publics ;
- mieux concilier les droits des créateurs et ceux des internautes ;
- adapter les obligations pesant sur les opérateurs de communications électroniques ;
- rétablir l'équilibre du texte en traduisant les engagements des professionnels, dans le cadre des « Accords de l'Élysée », en faveur du développement de l'offre légale.
A. UN ÉQUILIBRE DE BON SENS À TROUVER ENTRE LES DIFFÉRENTS DROITS EN PRÉSENCE POUR QU'INTERNET NE SOIT PAS UNE ZONE DE NON DROIT
1. Un rappel de bon sens au nécessaire respect des principes ; un appel à la régulation des comportements
a) La volonté de rétablir un équilibre actuellement rompu à la défaveur du droit des créateurs : ne pas confondre liberté et gratuité
Le projet de loi ne traduit pas l'affirmation d'un droit - en l'occurrence celui des auteurs et des créateurs - contre un autre - qui serait la liberté d'expression et de communication des acteurs de l'Internet -, mais tente d'opérer une subtile conciliation entre ces deux catégories de droits.
Ainsi que l'a souligné Mme Christine Albanel à l'occasion de la présentation du texte, en juin dernier, celui-ci vise à « rétablir un équilibre, aujourd'hui rompu, entre deux séries de droits fondamentaux : d'une part, le droit de propriété et le droit moral des créateurs, qui sont bafoués, et, d'autre part, le droit au respect de la vie privée des internautes qui est aujourd'hui, en pratique absolu ».
Ce type de préoccupation est d'ailleurs constant dans l'esprit du législateur. Il se doit toujours de trouver le cap afin que la conciliation entre des intérêts contradictoires ou des droits concurrents permette d'atteindre des objectifs d'intérêt général. En l'occurrence, figurent aussi au titre de ces derniers la sauvegarde de la création et de la diversité culturelles.
L'esprit du projet de loi est donc conforme à l'article 4 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, qui rappelle que « l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits ».
Comme l'a relevé l'un des représentants de la Commission européenne rencontré à Bruxelles, le 16 septembre dernier, par votre rapporteur : « les gens ont tendance à confondre free et freedom ». La terminologie anglaise entretient d'ailleurs cette confusion entre la liberté réelle que permet l'usage d'Internet et l'idée que l'accès à cette abondance de biens immatériels devrait être possible totalement gratuitement.
La relative tolérance qui a prévalu jusqu'ici, et qui a permis - il faut le reconnaître - aux opérateurs concernés de développer le marché, n'a-t-elle pas fait oublier le principe du nécessaire respect de la propriété et du travail d'autrui ? La destruction de valeur subie par les auteurs, les artistes et les industries culturelles a profité à d'autres secteurs économiques.
Mais plusieurs arguments complémentaires plaident aujourd'hui en faveur d'un rappel à l'équilibre des droits régissant notre société, au bénéfice de l'ensemble des secteurs concernés :
- l'encombrement des réseaux électroniques qui résulte pour partie de l'importance des fichiers illicites qui y transitent : 50 à 80 % de la bande passante des fournisseurs d'accès à Internet seraient occupés par les réseaux de pair-à-pair, une utilisation qui aurait été quadruplée entre 2003 et 2007. Déjà, aux États-Unis, cette situation incite d'ailleurs les fournisseurs d'accès à Internet à réfléchir à un niveau de facturation dépendant de l'importance des flux. Si ce principe de « net neutrality » était appliqué, il est évident que le piratage serait sensiblement moins attractif ;
- l'intérêt bien compris des industries de réseaux qui ont besoin de satisfaire l'attente de leurs abonnés en termes de contenus créatifs ;
- l'offre commerciale légale s'est considérablement enrichie, ainsi que votre rapporteur l'a exposé précédemment. En outre, les engagements pris par les professionnels de la rendre encore plus attractive et de réviser la chronologie des médias rendront le piratage moins « intéressant » pour les internautes.
Enfin, l'actualité ne nous montre-t-elle pas que tout système non régulé génère des dérives et qu'il faut le courage politique nécessaire pour limiter ces dérives ? Or, qui peut aujourd'hui nier la nécessité d'une régulation raisonnable et équilibrée des usages sur Internet ?
Pour toutes ces raisons, il est donc urgent d'accompagner la mutation technologique, qui fait évoluer le système vertical de diffusion des oeuvres vers un système en réseau, tout en garantissant le respect du droit d'auteur et des droits voisins.
Les ministres européens de la culture et la Commission européenne ont d'ailleurs pris pleinement conscience de cette problématique.
b) Un principe mis en avant par la jurisprudence communautaire
La Cour de Justice des Communautés européennes (CJCE) affirme également ce principe d'équilibre.
Dans un arrêt récent 40 ( * ) , elle a considéré que les directives communautaires sur lesquelles portait la demande de décision préjudicielle n'imposent pas aux États membres de prévoir l'obligation de communiquer des données à caractère personnel en vue d'assurer la protection du droit d'auteur dans le cadre d'une procédure civile. Toutefois, la Cour a souligné qu'il incombe aux États membres, lors de la transposition des directives, « de veiller à se fonder sur une interprétation de ces dernières qui permette d'assurer un juste équilibre entre les différents droits fondamentaux protégés par l'ordre juridique communautaire » ; il incombe également aux autorités et aux juridictions des États membres de ne pas se fonder sur une interprétation de ces directives « qui entrerait en conflit avec lesdits droits fondamentaux ou avec les autres principes généraux du droit communautaire, tels que le principe de proportionnalité ».
Les États membres disposent, par conséquent, d'une certaine latitude pour prendre les mesures appropriées afin d'assurer une conciliation entre les droits fondamentaux (droits d'auteur d'un côté, droit d'expression et de communication de l'autre), dans le respect des principes ainsi affirmés.
2. Le choix judicieux d'une réponse graduée allant de l'avertissement à la sanction administrative non pécuniaire
a) Un message pédagogique clair : « halte au pillage des oeuvres culturelles sur Internet ! »
Nombre des personnes auditionnées par votre rapporteur en vue de l'examen du projet de loi, et notamment les représentants du secteur de la création, ont souligné l'intérêt majeur de ce texte, ne serait-ce que par sa dimension symbolique .
En effet, il vise notamment à réaffirmer le sens et la portée de la propriété artistique et littéraire, en rappelant l'attachement que notre pays accorde à principe fondamental ancré dans notre droit depuis le 18 e siècle.
Ce faisant, il s'agit de restaurer la valeur économique des oeuvres culturelles , face à une certaine culture du « tout gratuit » sur Internet.
Ainsi que l'a rappelé Mme Christine Albanel à l'occasion de la présentation du projet de loi, « dans toutes les révolutions technologiques que le cinéma et la musique ont traversées, notre pays a toujours défendu le droit d'auteur, parce qu'il est le seul garant de l'indépendance, de la liberté et du renouvellement de la création. Sacrifier les droits sur l'autel d'une liberté mal comprise, c'est ça, la véritable régression. Et elle serait dramatique pour la diversité culturelle. »
En effet, pour un grand nombre de personnes entendues par votre rapporteur, le projet de loi apparaît comme l'une des dernières chances à saisir afin de mettre un terme à un certain « laisser-faire », qui a contribué à diffuser un sentiment de quasi impunité chez les internautes s'adonnant au téléchargement illégal de musique ou de films. Pourtant, ces derniers sont bien conscients, désormais, du caractère illicite de leurs actes.
Il conviendra également de leur faire prendre conscience de l'impact de ces pratiques sur la création artistique et la diversité culturelle.
b) Un dispositif beaucoup plus dissuasif que répressif
(1) Les priorités : information et responsabilisation
Beaucoup d'informations caricaturales, voire fausses, circulent sur le présent projet de loi et sur ses implications.
Rappelons qu'il s'agit seulement, dans le domaine d'Internet comme dans d'autres, d'inciter le titulaire d'un abonnement à Internet à agir dans le respect des règles en vigueur. Il bénéficiera d'ailleurs d'une information préalable dans ce domaine dans le contrat qui le lie à son fournisseur d'accès.
Ainsi qu'il découle du dispositif exposé ci-dessus, l'envoi systématique d'avertissements avant de passer, le cas échéant, à l'étape de la sanction ou de la proposition de transaction renforce le caractère pédagogique du dispositif : Son acceptabilité et son efficacité reposent, en effet, à la fois sur la notion de graduation de la réponse et sur son contenu essentiellement pédagogique et accessoirement répressif. Mais les deux volets sont complémentaires, car les mesures d'avertissement ne peuvent avoir de véritable efficacité que si leur inobservation ne reste pas sans suite.
L'une des sanctions possibles constitue d'ailleurs, en elle-même, une réponse exclusivement préventive à l'usage illicite d'Internet pour l'accès à des contenus protégés, puisqu'elle consiste justement à demander à l'abonné de prendre des mesures de nature à prévenir le manquement constaté à l'obligation d'utiliser Internet de façon licite.
Ce caractère très progressif du processus est d'ailleurs inspiré des pratiques observées aux États-Unis et en Grande-Bretagne, où il a démontré son efficacité, ainsi qu'indiqué précédemment.
S'agissant de l'efficacité du dispositif, certains s'interrogent sur son application en cas de connexion à la technologie wifi, laquelle permet de créer des réseaux locaux sans fil à haut débit et d'irriguer un certain périmètre. Dans ce cas, la sécurisation par l'abonné de son réseau lui permettra de se protéger de l'usage intrusif d'un tiers. Il s'agit d'ores et déjà d'une précaution très utile. En effet, qui laisserait ouverte la porte de sa maison ?
De façon générale, toute évolution des comportements suscite des réticences. Si l'on osait des analogies avec d'autres domaines susceptibles de concerner l'ensemble de la population , les incitations à cesser de fumer dans des lieux publics, à mieux respecter les limitations de vitesse - sous peine de sanctions - ou encore à trier ses déchets et à mieux respecter l'environnement, sont désormais entrées dans les moeurs de chacun. Un « coup de pouce » des pouvoirs publics a toujours été à l'origine de cette évolution des valeurs. N'en est-il pas de même au cas présent ?
(2) D'éventuelles sanctions plus proportionnées que l'actuelle répression pénale
Au plan juridique, le principe de proportionnalité de la sanction est respecté. L'autorité administrative indépendante aura la faculté d'adapter les éventuelles sanctions ou solutions transactionnelles à la gravité des faits reprochés et à l'usage d'Internet, notamment selon que l'abonné en a ou non besoin pour des raisons professionnelles.
Les sanctions administratives prévues sont objectivement beaucoup plus adaptées que la sanction pénale aujourd'hui susceptible d'être encourue par l'internaute contrefacteur.
En outre, rappelons qu'une sanction administrative présente d'autres avantages : elle est immédiatement exécutoire ; elle est infligée sans saisine préalable d'un juge et sans délai et selon une procédure plus facile à mettre en oeuvre que la procédure pénale. Elle peut apparaître en outre moins « traumatisante » pour celui qui la subit que la sanction pénale et plus discrète. En outre, elle convient mieux lorsque les manquements concernent certains secteurs de la vie économique et culturelle où l'objectif est de réguler des comportements. Tel est le cas pour le sujet qui nous préoccupe.
Le droit national permet d'ailleurs la répression d'infractions très nombreuses par voie de sanction administrative. On peut citer l'exemple de la sécurité routière - plus d'un million de retraits de points de permis de conduire par an - ou le domaine fiscal - environ deux millions de pénalités infligées par an.
* 40 CJCE, 29 janvier 2008, Productores de Musica de Espana (Promusicae) c. Telefonica de Espana.