C. UNE DEUXIÈME OPTION : RECONNAÎTRE UN TRÈS LARGE INTÉRÊT À AGIR AUX PARLEMENTAIRES EN CETTE SEULE QUALITÉ

Une deuxième option consiste à écarter les arguments évoqués plus haut afin de reconnaître un très large intérêt à agir aux parlementaires en cette seule qualité, c'est-à-dire un droit de saisine . C'est l'option retenue par la présente proposition de loi.

1. Les arguments en présence
a) Renforcer l'efficacité du parlementaire dans la défense des prérogatives du Parlement et le contrôle de l'action du Gouvernement

On l'a dit, il est possible de considérer que le parlementaire n'a pas vocation à agir sur le terrain judiciaire pour contrôler l'action de l'exécutif, mais uniquement sur le terrain politique.

Les tenants de la thèse inverse mettent en avant les arguments suivants :

- en premier lieu, le contrôle politique et le contrôle judiciaire sont deux modalités d'exercice complémentaires - et non concurrentes - de la fonction parlementaire. C'est ce que défend l'exposé des motifs de la proposition de loi :

« L'ouverture d'un tel recours constituerait un prolongement logique et nécessaire de la mission assignée au Parlement par l'article 24 de la Constitution. » ;

- en deuxième lieu, l'introduction, à côté des outils de contrôle politique existants, d'un nouvel outil de contrôle, juridictionnel cette fois, s'inscrit dans le droit-fil de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 qui avait pour ambition affichée de rééquilibrer les institutions en faveur du Parlement , notamment en renforçant ses pouvoirs de contrôle de l'action du Gouvernement ;

- en troisième lieu, les parlementaires disposent d'ores-et-déjà de moyens de contrôle à caractère juridique , à travers la saisine du Conseil constitutionnel par voie d'action, qui leur permet parfois d' « avoir juridiquement raison même quand ils ont politiquement tort », selon la formule de notre collègue Robert Badinter ;

- enfin - et surtout - les tenants de la reconnaissance de l'intérêt à agir des parlementaires mettent en avant l'efficacité de l'action juridictionnelle qui peut aboutir à l'annulation d'un acte de l'exécutif. C'est en particulier ce que notre collègue Jean-Pierre Sueur a souligné lors du débat sur l'édiction des mesures règlementaires d'application des lois, organisé au Sénat le 12 janvier 2011 :

« On peut émettre tous les voeux possibles - c'est la saison ! -, concernant le Gouvernement et le Parlement, lequel fait d'ailleurs son travail - et nous veillons à ce qu'il en soit ainsi -, à travers les diverses procédures de questions et la publication de nombreux rapports. Cependant, monsieur le ministre, on ne s'en sortira pas s'il n'existe pas de mesure plus coercitive !

«  À cet égard, il convient de travailler dans deux directions. La première solution consiste à emprunter la voie qu'offre le Conseil d'État. En effet, celui-ci peut condamner le Gouvernement pour non-application de la loi. Je souhaite que de telles procédures se multiplient parce que c'est un moyen d'obtenir satisfaction. Je suis d'ailleurs totalement favorable à votre suggestion, monsieur Collin... ».

b) Une telle évolution ne constituerait pas un dévoiement de la fonction juridictionnelle du Conseil d'Etat

Comme indiqué précédemment, certains considèrent que le fait de reconnaître un intérêt à agir aux parlementaires en cette seule qualité conduirait non seulement à une dénaturation de la fonction parlementaire mais également à celle de la fonction juridictionnelle du Conseil d'Etat, ce dernier devenant alors l' arbitre d'oppositions politiques et devant faire face à un afflux de litiges.

Toutefois, de nombreux auteurs, y compris des membres du Conseil d'Etat, relativisent ce double risque .

En premier lieu, ils considèrent comme fort peu probable que la consécration de l'intérêt à agir des parlementaires vienne encombrer la haute juridiction, ne serait-ce qu'en raison du temps nécessaire pour préparer et étayer un recours. Comme l'indique le rapporteur public Rémi Keller dans l'affaire « Libre pensée » précitée :

« Il faut écarter une dernière objection, qui s'élève immanquablement lorsque vous envisagez d'ouvrir un champ nouveau d'intérêt pour agir : faut-il craindre un afflux de litiges (...) ? Nous ne le pensons pas »

En second lieu, dans ces mêmes conclusions, Rémi Keller souligne qu'il croit peu au risque de politisation :

« Après tout, votre jurisprudence libérale sur l'intérêt pour agir des conseillers municipaux n'a pas transformé votre prétoire en un champ d'affrontement entre conseillers et maires, ni entre conseillers de sensibilités différentes 18 ( * ) . Vous pourrez d'ailleurs remarquer qu'aucun parlementaire n'est venu aujourd'hui s'affronter à ses collègues en défendant cet accord qui a pourtant fait l'objet, hors du Parlement, de débats passionnés. »

De la même façon , dans leur chronique précitée, Sophie-Justine Liéber et Damien Botteghi, maîtres des requêtes au Conseil d'Etat, indiquent que « l'argument « politique » est exagéré : le juge, surtout administratif, est par sa nature même appelé à régler des problèmes d'ordre politique ; vivre avec son instrumentalisation fait partie de son office ».

2. La proposition de loi : reconnaître un très large intérêt à agir aux parlementaires en cette seule qualité

Les tenants de la deuxième option - dont, rappelons-le fait partie l'auteur de la présente proposition de loi - souhaitent, pour les raisons présentées plus haut, reconnaître un très large intérêt à agir aux parlementaires en cette seule qualité.

Selon la proposition de loi, l'action de parlementaires serait présumée recevable dans trois hypothèses :

a) Le cas d'une mesure réglementaire contraire à une disposition législative

Il s'agirait de permettre à un député ou un sénateur d'attaquer une mesure réglementaire qu'il estime contraire à une disposition législative. Ce cas d'ouverture, particulièrement large, permettrait d'attaquer tous les actes réglementaires au motif qu'ils méconnaissent une loi, qu'il s'agisse des actes de l'exécutif (hors ceux relevant du pouvoir réglementaire autonome) ou des actes administratifs pris par des autorités locales, décentralisées ou déconcentrées (arrêtés municipaux, arrêtés préfectoraux).

b) Le cas d'une mesure réglementaire édictant une disposition relevant du domaine de la loi

La proposition de loi prévoit une deuxième hypothèse qui permettrait à un parlementaire d'agir dans le cadre d'un recours pour excès de pouvoir : il s'agit du cas de « mesures réglementaires édictant une disposition relevant du domaine de la loi », c'est-à-dire de mesures réglementaires qui méconnaissent la compétence du législateur.

Qu'entend-on par domaine de la loi ?

Le Conseil constitutionnel a rappelé que le domaine délimité par l'article 34 de la Constitution n'était pas exhaustif : d'autres articles de la Constitution et de son préambule déterminent les matières législatives (déclaration de guerre, état de siège, autorisation de ratification de certains traités, dispositions des articles 72 à 74 relatives aux collectivités territoriales). La charte de l'environnement, qui fait référence à la loi (notamment à ses articles 3, 4 et 7), étend également la compétence du législateur.

Le domaine de loi a été étendu par la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008.

Ainsi, l'article 1 er permet désormais à la loi de favoriser l'égal accès des femmes et des hommes non seulement aux mandats électoraux et fonctions électives mais aussi aux responsabilités professionnelles et sociales.

L'article 4 prévoit que la loi garantit les expressions pluralistes des opinions et la participation équitable des partis et groupements politiques à la vie démocratique de la Nation.

En vertu de l'article 51-2 la loi détermine les règles d'organisation et de fonctionnement des commissions d'enquête.

À l'article 34, ont été ajoutés :

- la liberté, le pluralisme et l'indépendance des médias ;

- le régime électoral des instances représentatives des Français établis hors de France ;

- les conditions d'exercice des mandats électoraux et des fonctions électives des membres des assemblées délibérantes des collectivités territoriales ;

- les orientations pluriannuelles des finances publiques.

Le domaine de la loi a été étendu concomitamment à la création de nouvelles procédures. Il appartient ainsi au législateur :

- de déterminer les emplois ou fonctions pour lesquels, en raison de leur importance pour les droits et libertés ou la vie économique et sociale de la Nation, le pouvoir de nomination du Président de la République s'exerce après avis de la commission permanente compétente de chaque assemblée (article 13 de la Constitution) ;

- de fixer la composition, l'organisation et le fonctionnement de la commission indépendante chargée de rendre un avis sur les projets délimitant les circonscriptions pour l'élection des députés ou modifiant la répartition des sièges de députés ou de sénateurs (article 25).

Parmi l'ensemble des actes réglementaires susceptibles d'être attaqués par un parlementaire en cette seule qualité, les ordonnances méritent un traitement particulier .

L'exposé des motifs de la proposition de loi vise les cas où « le pouvoir réglementaire empièterait sur une matière constitutionnellement réservée au pouvoir législatif, violant ainsi une prérogative du Parlement ». Il semble donc que l'intention des auteurs de ce texte soit de ne pas donner aux parlementaires intérêt à agir dans le cas d'ordonnances, même si ceux-ci se bornent à soutenir que l'ordonnance ne respecte pas l'habilitation accordée par le Parlement. En effet, une ordonnance intervient, par définition, sur une matière constitutionnellement réservée au pouvoir législatif mais avec l'accord de ce dernier.

Toutefois, il semble que, par son caractère général, la référence aux « mesures réglementaires édictant une disposition relevant du domaine de la loi » donne bien intérêt à agir aux parlementaires en cette seule qualité pour contester une ordonnance, et même de fonder leur recours sur tout moyen, et donc pas simplement dans l'hypothèse où l'ordonnance ne respecte pas l'habilitation accordée par le Parlement.

c) Le cas du refus du Premier ministre de prendre dans un délai raisonnable les mesures réglementaires d'application d'une disposition législative

La proposition de loi prévoit une troisième et dernière hypothèse qui permettrait à un parlementaire d'agir en cette seule qualité dans le cadre d'un recours pour excès de pouvoir : il s'agit du cas du refus du Premier ministre de prendre dans un délai raisonnable les mesures réglementaires d'application d'une disposition législative.

La jurisprudence du Conseil d'Etat
en matière de carence du pouvoir réglementaire

Longtemps incertaine, la jurisprudence du Conseil d'Etat en matière de carence du pouvoir réglementaire s'est affirmée au début des années 1960 par deux arrêts :

- en 1962, l'arrêt du Conseil d'Etat Kevers-Pascalis annule pour la première fois un refus d'édicter les règlements nécessaires à l'application d'une ordonnance législative, après un retard de 12 ans ;

- en 1964, l'arrêt du Conseil d'Etat Veuve Renard condamne pour la première fois l'Etat à une indemnité réparatrice du préjudice causé par un retard de 13 ans dans l'édiction de règlements d'application d'un décret.

En 2000, le Conseil d'Etat a précisé que « l'exercice du pouvoir réglementaire comporte, non seulement le droit, mais aussi l'obligation de prendre dans un délai raisonnable les mesures qu'implique nécessairement l'application de la loi, hors le cas où le respect des engagements internationaux de la France y ferait obstacle » (arrêt France nature environnement).

Toutefois, le juge ne censure que les « carences caractérisées » de l'administration, c'est-à-dire lorsque celle-ci dépasse le « délai raisonnable » dans l'application du texte. Le caractère raisonnable ou non du délai est apprécié in concreto par le Conseil d'Etat qui tient compte des difficultés d'élaboration des règlements et de l'ensemble des circonstances.


* 18 En effet, nous verrons plus loin que le Conseil d'Etat admet depuis plus d'un siècle le fait qu'un conseiller municipal est recevable à attaquer un acte du maire dont il soutient qu'il entre dans les compétences du conseil municipal.

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