B. UNE SUPPRESSION CONTESTÉE DANS SES MODALITÉS ET DÉCIDÉE SANS QUE LES MOYENS NÉCESSAIRES AIENT ÉTÉ APPORTÉS
1. La crainte d'une insuffisance de moyens...
Dans le rapport de votre commission sur le projet de loi relatif à la répartition des contentieux et à l'allègement de certaines procédures juridictionnelles, notre collègue Yves Détraigne, rappelait que le Sénat avait d'emblée émis des réserves lors de la création de la juridiction de proximité :
« Certes, nos anciens collègues Jean-Pierre Schosteck et Pierre Fauchon, rapporteurs du projet de loi d'orientation et de programmation pour la justice, estimaient que ce texte constituait « un progrès incontestable en confiant les petits litiges de la vie quotidienne à des juges non professionnels, dont les qualités humaines et psychologiques seront au moins aussi importantes pour la qualité de leurs décisions que leurs compétences juridiques 5 ( * ) ». Mais ils relevaient que « la création d'un ordre supplémentaire de juridiction de première instance » risquait de « rendre plus complexes encore les règles de compétence entre juridictions ».
« La mission d'information de votre commission sur l'évolution des métiers de la justice avait d'ailleurs recommandé la création de « juges de paix délégués » qui, sans être des magistrats professionnels, auraient été dotés de pouvoir élargis pour le règlement des conflits en amont d'une procédure judiciaire. Ils auraient été rattachés au juge d'instance et n'auraient donc pas constitué un nouvel ordre de juridiction 6 ( * ) » 7 ( * ) .
Sous la législature précédente, le Sénat a d'ailleurs voté la suppression des juridictions de proximité.
Toutefois , rejoignant en cela l'analyse défendue par les principales associations de magistrats, des juges d'instance ou de proximité, il s'est opposé à la suppression de la compétence civile dévolue aux juges de proximité .
Il a ainsi adopté en séance publique deux amendements identiques de nos collègues Jean-Pierre Michel et Jean-Marie Bockel, auxquels votre commission avait donné un avis favorable, et qui conservaient aux juges de proximité la compétence pour traiter des litiges civils d'un montant inférieur à 4 000 euros.
Ces amendements étaient motivés par le souci de ne pas transférer aux juges d'instance la charge d'un contentieux, qu'ils ne seraient pas en mesure d'absorber en raison de la faiblesse de leurs effectifs.
Cette question cruciale des moyens avait été mise en lumière par le rapporteur de la commission des lois sur ce texte, notre collègue Yves Détraigne, qui avait estimé que le coût en équivalent temps plein de magistrats transfert du contentieux civil des juges de proximité vers les juges d'instance serait compris dans une fourchette de 68 ETP à 109 ETP .
Il avait souligné que le succès de cette réforme supposerait l'attribution de moyens supplémentaires aux tribunaux d'instance, compte tenu des réformes de grande ampleur auxquelles ils avaient dû faire face : réforme de la carte judiciaire qui avait entraîné la suppression de 178 tribunaux d'instance, les juridictions de regroupement n'ayant bénéficié que du transfert d'effectifs réduits, alors que le contentieux transféré n'a, lui, pas connu de réduction ; réforme de la protection juridique des majeurs qui imposait une révision de l'ensemble des mesures de tutelles en cours ; et réforme du contentieux du surendettement des particuliers 8 ( * ) qui a élevé le taux de compétence des juges d'instance de 21 500 euros à 75 000 euros en matière de crédit à la consommation 9 ( * ) .
Notre collègue Yves Détraigne concluait que « les tribunaux d'instance ne paraissent pas en mesure d'assumer le retour de plus de 100 000 affaires civiles nouvelles chaque année, sans que leurs effectifs soient augmentés. À défaut d'une adaptation des effectifs à cette nouvelle charge, le jugement des contentieux civils relatifs aux petits litiges de la vie quotidienne risquerait d'intervenir dans des délais beaucoup plus longs qu'actuellement » 10 ( * ) .
L'Assemblée nationale ayant rejeté la rédaction proposée par le Sénat, celui-ci a confirmé sa position en nouvelle lecture, après l'échec de la commission mixte paritaire. En lecture définitive, à la demande du Gouvernement, les députés ont écarté la préoccupation formulée par les sénateurs et se sont prononcés pour la suppression des juridictions de proximité et le transfert complet de leur compétence civile aux tribunaux d'instance.
Il semble pourtant aujourd'hui que l'avertissement exprimé par le Sénat ait été fondé.
2. ... aujourd'hui confirmée par les difficultés de mise en oeuvre de la loi
Des travaux récents de votre commission ont souligné la situation très difficile des juridictions d'instance, victimes d'un « effet ciseaux », puisqu'elles ont vu leurs effectifs diminuer en même temps que leur charge de travail augmentait du fait des réformes précitées.
Notre collègue Catherine Tasca, rapporteur pour avis de votre commission des lois pour les crédits de la justice, a relevé qu'« en l'absence de réels allègements de la charge de travail des tribunaux d'instance, il aurait été souhaitable que des moyens supplémentaires accompagnent les nouvelles missions attribuées aux juges d'instance. Il apparaît cependant que les tribunaux d'instance n'ont que faiblement bénéficié de l'effort de recrutement de magistrats engagé par le gouvernement ces dernières années » 11 ( * ) .
Ces juridictions ont au contraire été fortement affectées par la réforme de la carte judiciaire comme l'ont montré notre ancienne collègue Nicole Borvo Cohen-Seat et notre collègue Yves Détraigne, dans leur rapport d'information consacré au bilan de cette réforme : l'effectif théorique des juges d'instance a diminué de 42 magistrats dans les tribunaux concernés par la réforme. Quant à l'hypothèse d'un redéploiement de cet effectif dans les juridictions restantes, elle se trouve contredite par la baisse constatée de l'effectif global de magistrats en juridiction (moins 121 magistrats entre 2009 et 2011) 12 ( * ) .
Selon les indications fournies à votre rapporteur par la Chancellerie, le transfert au 1 er janvier prochain du contentieux civil des juridictions de proximité aux tribunaux d'instance nécessiterait la création de 110 ETP de magistrats , une fois tenu compte des gains escomptés pour l'allègement de la charge de travail des juges d'instance du fait de l'extension de la compétence des juges de proximité en matière d'injonction de payer.
Cette estimation correspond à la borne supérieure de l'évaluation du rapporteur de votre commission des lois pour le projet de loi sur la répartition des contentieux, notre collègue Yves Détraigne.
L'économie qui pourrait être réalisée par le renfort des juges de proximité aux audiences collégiales des tribunaux de grande instance n'est pas du même ordre.
Le contentieux qui y est examiné est par nature très technique, ce qui ne correspond pas au profil de recrutement des juges de proximité.
En outre, il n'est pas acquis que tous les tribunaux de grande instance puissent faire appel à des juges de proximité, en raison de la baisse des vocations dans la perspective de la suppression de leur juridiction.
C'est d'ailleurs ce qu'a confirmé à votre rapporteur le président de l'association nationale des juges de proximité (ANJP), M. Jean-Charles Detharre.
Compte tenu de ces éléments, et selon les informations reçues par la Chancellerie à l'occasion des dialogues de gestion sur les prévisions de recours à des juges de proximité par les présidents de TGI, le gain attendu de ce renfort en audience collégiale serait de 5 ETP de magistrat de TGI , ce qui correspond au bas de la fourchette retenue par le Gouvernement au moment de la réforme.
Manquera donc à l'appel une centaine de magistrats, si la suppression des juridictions de proximité intervient, comme prévu, au 1 er janvier 2013.
Le projet de budget pour 2013 prévoit certes le recrutement de 142 magistrats, dont 50 directement affectés à l'instance. Mais ceux-ci n'intégreront leur juridiction qu'après leur formation à l'école nationale de la magistrature, c'est-à-dire après le 1 er janvier 2015. En outre, les emplois ainsi créés visent à renforcer les tribunaux d'instance pour leur permettre de faire face à l'accroissement de leur charge de travail causé par d'autres réformes, notamment celle de la protection juridique des majeurs, qui impose la révision de l'ensemble des mesures de tutelles en cours.
Le risque est grand qu'avec la réforme des juridictions de proximité, les tribunaux d'instance, déjà très éprouvés, soit grandement mis en difficulté, au détriment, notamment, des justiciables et des délais de traitement des litiges qu'ils soumettent à la juridiction .
La Chancellerie a par ailleurs indiqué à votre rapporteur, que d'importants retards avaient été pris dans la préparation de la mise en oeuvre de la loi du 13 décembre 2011, en particulier la rédaction des textes réglementaires relatifs à l'intégration des juges de proximité au sein des TGI ou l'adaptation des applications informatiques aux conséquences de la suppression des juridictions de proximité.
L'ensemble des organisations syndicales entendues par votre rapporteur ont souscrit à ce report.
Cependant, plusieurs ont valoir leurs réserves.
La représentante de l'association nationale des juges d'instance (ANJI), Mme Clélia Prieur-Leterme, a ainsi estimé que le report ne règlerait pas les difficultés dues à la diminution du nombre de juges de proximité et qu'il provoquerait une désorganisation des juridictions, puisqu'il faudrait modifier les ordonnances de roulement qui fixent, l'affectation précise des magistrats à chaque poste, ainsi que les ordonnances fixant le nombre, le jour et la nature des audiences de l'année suivante. En effet, chacune de ces ordonnances a été conçue dans la perspective de la suppression de la juridiction de proximité.
Elle a par ailleurs rappelé la position de principe de son association qui était favorable à la suppression de la juridiction de proximité. Cette position est partagée par le syndicat de la magistrature dans sa contribution écrite.
Soulignant les difficultés rencontrées par les juridictions du fait de l'accroissement de leur charge contentieuse, Mme Clélia Prieur-Leterme a considéré, comme l'a fait valoir M. Emmanuel Poinas, secrétaire général de FO Magistrats, que le report proposé ne constituerait qu'une réponse insuffisante à ces difficultés.
* 5 Rapport n° 370 (2001-2002) de MM. Jean-Pierre Schosteck et Pierre Fauchon, fait au nom de la commission des lois, p. 14-15, consultable à l'adresse suivante :
http://www.senat.fr/rap/l01-370/l01-370.html.
* 6 Quels métiers pour quelle justice ?, rapport d'information n° 345 (2001-2002) de M. Christian Cointat, fait au nom de la commission des lois, consultable à l'adresse suivante :
http://www.senat.fr/notice-rapport/2001/r01-345-notice.html
* 7 Rapport n° 394 (2010-2011) de M. Yves Détraigne, fait au nom de la commission des lois, Projet de loi relatif à la répartition des contentieux et à l'allègement de certaines procédures juridictionnelles, p. 37, consultable à l'adresse suivante :
http://www.senat.fr/rap/l10-394/l10-394.html.
* 8 Loi n° 2010-1609 du 22 décembre 2010 relative à l'exécution des décisions de justice, aux conditions d'exercice de certaines professions réglementées et aux experts judiciaires.
* 9 Loi n° 2010-737 du 1 er juillet 2010 portant réforme du crédit à la consommation.
* 10 Rapport n° 394 (2010-2011) de M. Yves Détraigne préc., p. 49.
* 11 Rapport pour avis n° 112 (2011-2012) de Mme Catherine Tasca, fait au nom de la commission des lois, sur les crédits dédiés à la justice et à l'accès au droit du projet de loi de finances pour 2012, p. 64, consultable à l'adresse suivante :
http://www.senat.fr/rap/a11-112-13/a11-112-13.html.
* 12 La réforme de la carte judiciaire : une occasion manquée, rapport d'information n° 662 (2011-2012) de Mme Nicole Borvo Cohen-Seat et M. Yves Détraigne, fait au nom de la commission des lois du Sénat, p. 83 et s, consultable à l'adresse suivante :
http://www.senat.fr/notice-rapport/2011/r11-662-notice.html.