EXPOSÉ GÉNÉRAL

Mesdames, Messieurs,

Le Sénat est appelé à se prononcer sur la proposition de loi n° 767 visant à renforcer la protection pénale des forces de sécurité et l'usage des armes à feu, présentée par MM. Louis Nègre, Pierre Charon et plusieurs de leurs collègues.

Les auteurs de cette proposition de loi affirment l'absolue nécessité de modifier le code pénal dont les dispositions actuelles, insuffisamment protectrices des policiers, seraient une cause majeure d'insécurité physique pour les forces de l'ordre dans l'exercice de leurs missions. Les modifications qu'ils proposent pour répondre à cette insécurité sont de deux ordres : d'une part, créer, au bénéfice des forces de police, une disposition équivalente à celle de l'article L.2338-3 du code de la défense - afin d'autoriser explicitement l'usage des armes à feu par les policiers dans des conditions semblables à celles des gendarmes - et d'autre part, compléter l'article 122-6 du code pénal en créant deux nouvelles présomptions de légitime défense.

Leur argumentation se fonde sur une succession de cas d'agressions graves ou mortelles impliquant des agents des forces de l'ordre. Aussi dramatiques que soient ces évènements, cet exposé mêlant des circonstances extrêmement diverses ne démontre pas qu'un code pénal modifié dans le sens désiré par les auteurs de cette proposition de loi aurait changé le déroulement de ces évènements.

Pour mémoire, l'Assemblée nationale a rejeté, le 6 décembre 2012, une proposition de loi similaire de MM. Guillaume Larrivé, Éric Ciotti et Philippe Goujon et plusieurs de leurs collègues 1 ( * ) . Cette proposition précisait, à l'instar du texte présenté aujourd'hui par nos collègues sénateurs, les conditions de l'usage légal de la force armée par les représentants de l'ordre dans l'exercice de leurs missions et renforçait la protection fonctionnelle des policiers et des gendarmes. Elle visait ainsi à aligner le régime juridique des policiers sur celui des gendarmes en créant un article équivalent à l'article L.2338-3 du code de la défense pour les policiers. Une proposition, faite par amendement, d'ajouter des exceptions de légitime défense au bénéfice des policiers et des gendarmes, disposition figurant à l'article 2 de la présente proposition de loi, a aussi été rejetée, les auteurs de la proposition de loi n'y étant eux-mêmes pas favorables.

Votre rapporteur s'est donc attaché à étudier cette nouvelle proposition avec minutie, à la lumière notamment du droit constitutionnel et des évolutions jurisprudentielles encadrant le recours à la force, et plus particulièrement aux armes à feu.

En l'état actuel du droit français, l'usage de la force et par extension l'usage des armes et des armes à feu, est interdit. Cet usage constitue donc une infraction, mais les circonstances peuvent permettre à leur auteur d'être reconnu comme pénalement irresponsable. Les cas dans lesquels l'usage de la force est autorisé sont l'ordre de la loi ou du règlement ainsi que l'obéissance à un acte commandé par une autorité légitime s'il n'est pas manifestement illégal (article 122-4 du code pénal), la légitime défense (article 122-5 du code pénal) et l'état de nécessité (article 122-7 du code pénal). Ces dispositions sont de droit commun, elles s'appliquent à tous les citoyens, y compris les agents de sécurité, qu'ils relèvent des services publics - donc incluant les policiers et les gendarmes - ou privés, autorisés à porter des armes. Dans le cadre de l'article 122-4 du code pénal, certaines dispositions particulières peuvent prévoir des cas d'usage des armes, en dehors des cas de légitime défense et d'état de nécessité, notamment pour ce qui concerne le maintien de l'ordre public (articles 431-3 et R431-1 et suivants du code pénal) ou au bénéfice des gendarmes qui sont autorisés à ouvrir le feu dans des circonstances exhaustivement énumérées par l'article L.2338-3 du code de la défense.

Si un membre des forces de l'ordre se trouve dans des circonstances relevant des cas précités, il n'est alors pas pénalement responsable de l'infraction commise en utilisant son arme.

Les critiques émises par plusieurs syndicats de policiers à l'égard de ce dispositif reposent en réalité sur l'idée largement ressentie qu'il serait très contraignant et inadapté.

Toutefois, si certains syndicats de policiers entendus sont favorables à la présente proposition de loi, d'autres, y compris ceux qui jugent leur protection insuffisante, estiment que ce texte, tel qu'il est rédigé, ne permettra pas de résoudre les difficultés rencontrées sur le terrain.

Au-delà de ce constat, votre rapporteur a pu mesurer que, loin des objectifs avancés par les auteurs de cette proposition de loi, l'adoption d'un tel texte aboutirait à l'effet inverse : une moins grande sécurité juridique pour les policiers lorsqu'ils utiliseraient des armes à feu. De plus, les différences apparentes d'encadrement de cet usage entre les policiers et les gendarmes sont soumises à une jurisprudence de plus en plus riche, notamment par une interprétation restrictive de la Cour de Cassation de l'article L.2338-3 du code de la défense. Cela aboutit à des exigences de nécessité absolue et de proportionnalité équivalentes, voire identiques, pour toutes les forces de sécurité. Enfin, les dispositions proposées posent un certain nombre de difficultés juridiques, au regard des normes constitutionnelles comme de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

Votre commission a décidé en conséquence de ne pas adopter la présente proposition de loi.

I. UN USAGE DES ARMES PAR LES FORCES DE L'ORDRE STRICTEMENT ENCADRÉ

A. LE CODE PÉNAL, CADRE JURIDIQUE DE PRINCIPE DE L'USAGE DES ARMES PAR LES FORCES DE L'ORDRE

1. Légitime défense et état de nécessité, principales causes objectives d'irresponsabilité pénale des membres des forces de l'ordre

Si les forces de l'ordre sont seules autorisées à porter des armes sur la voie publique, dans le cadre de leurs fonctions, elles sont soumises aux règles communes du droit pénal pour leur usage.

L'usage des armes par les policiers n'est pas aménagé par un régime spécifique mais relève des dispositions de droit commun du code pénal . Ainsi, pour ne pas être reconnus comme pénalement responsables, les membres des forces de sécurité doivent être intervenus dans des circonstances qui retirent à l'infraction son caractère attentatoire aux intérêts de la société. Ils relèvent alors d'une des trois causes objectives d'irresponsabilité pénale. Outre l'ordre de la loi ou du règlement et l'acte commandé par l'autorité légitime 2 ( * ) (art. 122-4 du code pénal), il s'agit de la légitime défense (art. 122-5 du code pénal) et de l'état de nécessité (art. 122-7 du code pénal).

Les causes objectives d'irresponsabilité pénale ne font pas disparaître l'infraction : l'infraction est constituée, mais les circonstances de la situation dans lesquelles elle a été commise rendent l'auteur pénalement irresponsable .

a) La légitime défense

La légitime défense est rigoureusement encadrée par le code pénal, à son article 122-5 3 ( * ) . L'atteinte à laquelle il est riposté doit tout d'abord être injuste, c'est-à-dire ni fondée en droit, ni autorisée ou ordonnée par la loi. L'interprétation de ce critère place les forces de sécurité dans une position privilégiée au regard du droit commun, car elles sont toujours présumées agir légalement. Ainsi, aucune résistance à un acte de l'autorité et notamment à une arrestation par un policier, ne peut être considérée comme relevant de la légitime défense : « il y a incompatibilité entre la légitime défense et l'agression d'un agent public 4 ( * ) ». Il est donc faux de prétendre ou de faire croire que la jurisprudence place les délinquants et les policiers sur le même plan en matière de légitime défense. Au contraire, lorsque les forces de l'ordre doivent prouver la légitime défense, la première condition, liée au caractère injuste de l'agression est en réalité toujours présumée.

La riposte doit être, quant à elle, nécessaire pour faire face à l'agression subie et ne pas être disproportionnée .

Le caractère nécessaire de la riposte, à son tour, se traduit par une double exigence : la riposte doit d'abord être simultanée à l'agression. La Cour de cassation vérifie le caractère actuel de l'agression justifiant la réaction. Elle ne retient donc pas la légitime défense lorsque l'agresseur ne menaçait plus l'inspecteur de police 5 ( * ) , pas plus qu'elle ne retient la légitime défense pour des particuliers ayant exercé des violences à l'égard de personnes qui ne les menaçaient plus 6 ( * ) . La riposte doit ensuite avoir été « commandée par la nécessité de la défense » 7 ( * ) .

Si les conditions relatives au caractère injuste de l'agression et à la nécessité de la riposte sont remplies, la charge de la preuve, s'agissant de la proportionnalité de la riposte est renversée et incombe à la victime ou au parquet 8 ( * ) .

Il appartient enfin aux juges du fond de vérifier que la riposte « n'est pas disproportionnée à la gravité de la menace» 9 ( * ) . L'exigence de proportionnalité de la riposte est également indifférente à la qualité de membre de force de l'ordre ou de simple particulier 10 ( * ) . Il convient aussi de souligner que la gravité de la menace peut ne pas être réelle, mais seulement suffisamment crédible, pour emporter la conviction des juges, quel que soit le motif d'irresponsabilité pénale invoqué. Ainsi, une arme factice, brandie dans un contexte ne permettant pas de supposer son absence de dangerosité, sera évaluée comme une menace de même gravité que si elle avait été réelle.

b) L'état de nécessité

L'état de nécessité , prévu par l'article 122-7 11 ( * ) du code pénal est la seconde disposition qui encadre le régime juridique de l'usage des armes par les forces de l'ordre. Elle peut se définir comme « la situation dans laquelle se trouve une personne qui, pour sauvegarder un intérêt supérieur n'a d'autre ressource que d'accomplir un acte défendu par la loi pénale. » 12 ( * )

Selon un schéma proche de celui de la légitime défense, l'état de nécessité est une cause d'irresponsabilité pénale s'il existe un danger et si l'acte pris pour y parer était nécessaire . Enfin, comme pour la légitime défense, cette cause n'est pas retenue quand il y a disproportion de la réaction . Ce fait justificatif est proche de la légitime défense, comme l'illustrent certaines espèces 13 ( * ) .

La Cour de cassation applique ces critères sans s'attacher à la qualité des prévenus mais en se fondant sur les seules circonstances. Elle vérifie que la condition de danger réel existait bien pour constater l'état de nécessité dans lequel s'est trouvé le policier qui a fait usage de son arme 14 ( * ) , selon les critères applicables à un particulier.

2. Des règles d'usage des armes par l'ordre de la loi

L'ordre de la loi ou du règlement est la troisième cause objective d'irresponsabilité pénale, prévue à l'article 122-4 du code pénal 15 ( * ) , qui peut justifier l'usage des armes par un membre des forces de l'ordre : une loi ou un règlement l'y autorisait ou l'y obligeait.

Plusieurs dispositions autorisent ainsi les forces de l'ordre à utiliser leurs armes sans que l'acte qui en résulte n'entraîne leur responsabilité pénale, et sans que les conditions relatives à la légitime défense ou l'état de nécessité ne soient remplies.

L'article 431-3 du code pénal prévoit un cas déterminé d'usage des armes, pour « dissiper un attroupement ».

Cet article n'énonce qu'une possibilité pour les représentants de la force publique. L'usage de la force est ensuite étroitement encadré, puisque seule l'autorité civile peut décider de l'emploi de la force et qu'un nombre précis de sommations est imposé avant son usage. Toutefois, si des violences ou des voies de fait sont exercées contre les représentants de la force publique, ou s'ils ne peuvent défendre autrement le terrain qu'ils occupent, ils peuvent avoir directement recours à la force 16 ( * ) . Cependant, le principe de proportionnalité de la réponse au trouble à faire cesser doit être respecté par le commandant de la force publique.

Cette disposition est cependant peu mise en oeuvre.

L'article R 57-7-84 du code de procédure pénale est propre aux personnels pénitentiaires : il prévoit expressément l'usage de la force en dehors du cadre de la légitime défense, pour empêcher une évasion ou pour prévenir une intrusion, mais une exigence de proportionnalité dans l'emploi de la force est exigée, ce qui rapproche cet article des conditions exigées par la Cour de cassation pour reconnaître la légitime défense.

Enfin, l'article L.2338-3 du code de la défense dont les dispositions sont largement reprises par la présente proposition de loi institue un dispositif plus large, au bénéfice des seules forces de gendarmerie 17 ( * ) . Il reprend l'article 174 du décret du 20 mai 1903.

Cet article permet aux gendarmes de faire usage de leurs armes dans quatre cas : lorsque des violences ou des voies de faits sont exercées contre eux ou lorsqu'ils sont menacés par des individus armés, lorsqu'ils ne peuvent défendre autrement le terrain qu'ils occupent ou les personnes ou les postes qui leurs sont confiés ou si la résistance est telle qu'elle ne peut être surmontée que par les armes, lorsque des personnes invitées à s'arrêter tentent de s'échapper à leur garde et ne peuvent être contraintes de s'arrêter que par l'usage des armes et enfin, lorsqu'ils ne peuvent autrement immobiliser un véhicule ou tout autre moyen de transport.

3. En pratique, un usage limité des armes par les forces de l'ordre

Les cas d'ouverture du feu par les forces de l'ordre sont relativement limités, au regard du nombre d'interventions effectuées.

Nombre de situations opérationnelles dans lesquelles il a été fait usage des armes individuelles 18 ( * )

Gendarmerie

Police

Total

2010

75

169

244

2011

73

201

274

2012
(9 premiers mois)

53

193

246

Source : Ministère de l'Intérieur

Le détail des cas d'ouverture du feu en 2011, pour les gendarmes, est assez éclairant : comme le souligne le rapport de M. Guillaume Larrivé 19 ( * ) , à l'occasion de l'examen par la Commission des lois de l'Assemblée nationale de la proposition de loi précitée, dans 49% des cas, l'ouverture du feu a été motivée par la légitime défense, dans 18% par l'état de nécessité, et dans 33% l'usage des armes l'a été dans le cadre dérogatoire de l'article L.2338-3 du code de la défense.

Il peut être simplement remarqué, d'une part, une moindre utilisation de leurs armes par les gendarmes, sans que les informations recueillies dans le cadre de ce rapport ne permettent d'avancer des explications à ce fait. D'autre part, l'évolution des chiffres présentés ne montre pas une diminution des interventions au cours desquelles les forces de sécurité ont fait usage de leurs armes. Là encore, ces données chiffrées ne sont pas suffisamment étayées dans le temps ni par d'autres informations connexes pour en tirer une interprétation fiable.


* 1 http://www.assemblee-nationale.fr/14/dossiers/conditions_usage_legal_force_armee.asp .

* 2 Sauf si l'acte demandé est manifestement illégal.

* 3 « N'est pas pénalement responsable la personne qui, devant une atteinte injustifiée envers elle-même ou autrui, accomplit, dans le même temps, un acte commandé par la nécessité de la légitime défense d'elle-même ou d'autrui, sauf s'il y a disproportion entre les moyens de défense employés et la gravité de l'atteinte. N'est pas pénalement responsable la personne qui, pour interrompre l'exécution d'un crime ou d'un délit contre un bien, accomplit un acte de défense, autre qu'un homicide volontaire, lorsque cet acte est strictement nécessaire au but poursuivi dès lors que les moyens employés sont proportionnés à la gravité de l'infraction. ».

* 4 Pradel (J.), Varinard (A.), Les grands arrêts du droit pénal général, Dalloz, 8 ème éd., 2012, p.299. Cette position de principe a été affirmée initialement par : Crim., 15 sept. 1864, Antonioli.

* 5 Lyon, 28 nov. 1962, Gaz. Pal., 1963.2.195.

* 6 Crim., 16 oct. 1979, D. 1980 IR p.522 note Puech.

* 7 Soyer (J-C.), Droit pénal et procédure pénale, 21 ème édition, LGDJ 2012.

* 8 Cela crée une présomption, simple , qu'il y a eu proportion de la riposte : cette preuve cède devant la preuve contraire . La partie adverse peut donc prouver librement, par tous moyens, que la riposte a été disproportionnée. La notion de présomption simple s'oppose à la présomption irréfragable , qui ne permet cette fois pas d'apporter la preuve contraire.

* 9 Pour une illustration : Crim., 10 octobre 2007, pourvoi n° 06-88. 426, arrêt n° 5421.

* 10 Les deux arrêts Crim 28 nov. 1972 et Crim., 16 juillet 1986, dont les espèces sont très proches.

* 11 «N'est pas pénalement responsable la personne qui, face à un danger actuel ou imminent qui menace elle-même, autrui ou un bien, accomplit un acte nécessaire à la sauvegarde de la personne ou du bien, sauf s'il y a disproportion entre les moyens employés et la gravité de la menace. »

* 12 Colmar, 6 déc. 1957, D, 1958, 357.

* 13 Crim., 16 juillet 1986, D, 1988. 390 note Dekeuwer.

* 14 Crim., 16 juillet 1986, D, 1988. 390 note Dekeuwer: «  le risque qu'a pris le prévenu en tirant un coup de feu au sol pour intimider le voleur apparaît e n rapport avec le danger créé par ce dernier. »

* 15 « N'est pas pénalement responsable la personne qui accomplit un acte prescrit ou autorisé par des dispositions législatives ou réglementaires. (...) ».

* 16 « Toutefois, les représentants de la force publique appelés en vue de dissiper un attroupement peuvent faire directement usage de la force si des violences ou voies de fait sont exercées contre eux ou s'ils ne peuvent défendre autrement le terrain qu'ils occupent. »

* 17 Une disposition analogue avait été instituée pour les policiers par l'acte dit « loi du 18 septembre 1943 », puis supprimée par l'ordonnance du 31 mars 1945, avant d'être rétablie - dans des termes identiques à l'art. 174 applicable aux gendarmes - par une ordonnance n° 58-1309 du 23 déc. 1958, puis à nouveau supprimée le 31 mai 1963, comme le rappelle A. Dekeuwer (D. 1988. 390).

* 18 Plusieurs tirs peuvent avoir été effectués au cours d'une même situation opérationnelle.

* 19 http://www.assemblee-nationale.fr/14/pdf/rapports/r0462.pdf .

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