COMPTES RENDUS DES AUDITIONS DE LA COMMISSION

Audition de Mme Christiane Taubira, garde des sceaux, ministre de la justice - (Mardi 5 mai 2015)

M. Philippe Bas , président . - Je souhaite la bienvenue à Patrick Masclet, qui remplace Jean-René Lecerf et siègera, comme lui, parmi nous.

Nous sommes heureux d'accueillir aujourd'hui Mme Christiane Taubira, garde des sceaux, pour l'entendre sur le projet de loi relatif au renseignement.

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux, ministre de la justice . - Je vous remercie de m'inviter à m'exprimer sur ce projet de loi qui encadre le renseignement et qui, comme tel, a vivement attiré l'attention et soulevé bien des débats dont certains ne sont pas éteints. Ces débats sont utiles car il est bon, sur un tel sujet, que la société assure une vigilance démocratique et qu'elle s'interroge, afin de pouvoir assumer les décisions qui seront prises. Car ces interrogations, ces contestations, doivent nous conduire à améliorer encore les dispositions proposées. Nous devons donner aux services de renseignement les moyens d'assurer la sécurité des Français, en s'adaptant aux nouvelles méthodes et aux nouvelles technologies que les milieux de la criminalité et du terrorisme ont su apprivoiser, tout en préservant les libertés fondamentales des citoyens. C'est à quoi, en ma qualité de garde des sceaux, gardienne des libertés fondamentales, je veille tout particulièrement au sein du Gouvernement. Je crois que ce texte a atteint la bonne mesure, et qu'il reviendra à votre Haute Assemblée de l'améliorer encore.

Ce projet de loi, qui donne un cadre juridique au renseignement, s'est enrichi de divers avis, celui de la Commission nationale informatique et libertés (CNIL), de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS), de l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP), et de celui, très circonstancié, du Conseil d'État. Les associations sont également entrées dans le débat, ce qui a contribué à sa richesse. Le débat à l'Assemblée nationale, enfin, a permis d'améliorer ce texte, qui définit clairement les principes et les finalités du renseignement, détermine ses techniques et, parallèlement, instaure ou renforce le contrôle, qui intervient à plusieurs niveaux : via une autorité administrative indépendante ; sous la responsabilité de l'exécutif, puisque c'est le Premier ministre qui attribue les autorisations ; sous le contrôle juridictionnel, enfin, de notre plus haute juridiction administrative, le Conseil d'État.

Il est évident que les techniques de renseignement sont susceptibles de porter atteinte, ou pour le moins d'altérer l'exercice des libertés individuelles - droit au respect de la vie privée et familiale, inviolabilité du domicile, secret des correspondances... Autant de droits explicitement inscrits dans notre code civil et dans la convention européenne des droits de l'homme dont la France est signataire. Il s'agissait donc de donner aux services de renseignement les moyens d'exercer leur activité tout en les plaçant sous contrôle - ab initio , en cours d'opération et a posteriori - afin de garantir aux citoyens la préservation de leurs libertés.

Ce projet de loi définit donc les finalités du renseignement, il précise les conditions dans lesquelles sont mises en oeuvre les techniques de recueil de renseignement, et celles dans lesquelles les informations sont collectées, conservées, puis détruites. Le contrôle des activités de renseignement sera assuré, ab initio , par la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement chargée d'émettre un avis à destination du Premier ministre, auquel il reviendra de prendre la décision d'autoriser le recueil de renseignement. Cet avis préalable ne sera pas requis dans les situations d'urgence absolue, mais la commission devra être informée et pourra réagir. Si la commission considère soit que le fait qu'il ait été passé outre à son avis, soit que les conditions dans lesquelles le Premier ministre autorise le recours à des techniques de renseignement pose problème, elle peut formuler les recommandations à l'attention du Premier ministre et saisir le Conseil d'État. Le Conseil d'État peut, quant à lui, décider l'annulation d'une technique de renseignement et la destruction des données collectées mais également prévoir une indemnisation des personnes concernées. Des magistrats du Conseil d'État seront habilités secret défense et auront donc directement accès aux documents classés - c'est une nouveauté et un incontestable progrès. Cela supposera néanmoins un aménagement de la procédure du contradictoire dans les recours juridictionnels devant le Conseil lorsque les pièces seront classées secret défense. Le Conseil d'État, s'il constate une infraction, pourra saisir le juge pénal, sur le fondement de l'article 40 du code de procédure pénale.

Les professions protégées, dépositaires de secrets - secret des sources pour les journalistes, secret de la défense pour les avocats, secret de l'enquête, de l'instruction et du délibéré pour les magistrats, sans oublier les parlementaires - font l'objet d'une procédure protectrice que le Gouvernement avait prévu d'introduire dans la loi mais qui n'était pas prête au moment de l'examen du projet par le Conseil d'État, et nous avons donc préparé un amendement, adopté à l'Assemblée nationale.

Le projet de loi introduit également un fichier judiciaire des auteurs d'infractions terroristes, le FIJAIT, qui permettra de répertorier les personnes qui font l'objet d'une condamnation ou d'une mise en examen pour fait de terrorisme. Celles-ci auront l'obligation d'informer tous les trois mois les autorités de police ou de gendarmerie de leur domiciliation et de tout projet de déplacement à l'étranger. Les informations seront conservées dix ans pour les personnes majeures, cinq ans pour les mineurs.

Il est un sujet qui concerne particulièrement le ministère de la justice, celui du renseignement pénitentiaire. C'est un service que nous avons, depuis 2012, renforcé. Au niveau de l'administration centrale, ses effectifs sont passés d'une dizaine en 2012 à seize aujourd'hui. Dans les directions régionales, ils sont passés de dix en 2012 à 68 aujourd'hui et doivent atteindre 80 en 2016. Dans les établissements pénitentiaires, ils sont passés de 45 en 2012 à 75 aujourd'hui et atteindront 89 en 2016. Au total, le renseignement pénitentiaire, qui comptait 72 agents en 2012, en compte 159 aujourd'hui et en comptera 185 en 2016. En 2014, nous avons restructuré le renseignement pénitentiaire sur l'ensemble du territoire, et avec le plan antiterroriste de janvier 2015, nous avons diversifié ses compétences. Le renseignement pénitentiaire travaillait sur un fichier que j'ai fait soumettre à la CNIL après avoir découvert qu'il ne l'avait pas été. Il est désormais en cours de validation après prise en compte des observations de la CNIL.

Aux termes du décret de 2008, le renseignement pénitentiaire a pour mission de veiller à la sécurité des établissements et de mener, par conséquent, la surveillance nécessaire pour éviter les évasions et assurer la sécurité au quotidien. Depuis 2005, il est également chargé d'assurer une surveillance sur la radicalisation et transmet les informations recueillies aux services de renseignement spécialisés.

Nous avons également renforcé les relations avec le ministère de l'intérieur. Bien qu'elles soient très régulières, nous avions observé, dès 2013, qu'elles n'avaient guère d'effet au niveau du renseignement spécialisé et surtout que les services pénitentiaires manquaient d'un retour d'informations sur les signalements effectués. Depuis le début de l'année 2015, un directeur pénitentiaire a été intégré, à mon initiative, au sein de l'Unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT). L'administration pénitentiaire participe aux réunions hebdomadaires de l'UCLAT ainsi qu'aux réunions des états-majors de sécurité départementaux. Avec les services spécialisés du ministère de l'intérieur, nous avons signé un protocole qui facilite et formalise les échanges d'informations. J'ai en outre cosigné, avec le ministre de l'intérieur, trois circulaires destinées à faciliter la mise en oeuvre des mesures décidées par le Gouvernement, et notamment le plan interministériel de lutte contre la radicalisation d'avril 2014.

Nous avons diversifié les compétences du renseignement pénitentiaire, en mettant en place une cellule de réflexion composée de personnels pénitentiaires, de chercheurs et de spécialistes des questions internationales, ainsi qu'une cellule de veille, composée d'analystes chargés d'assurer une vigilance sur les réseaux sociaux. Nous recrutons également des interprètes et des traducteurs et nous mettons en place des équipes légères de fouille.

Telle est l'action que nous avons d'ores et déjà engagée. Dans le cadre de ce projet de loi, il est envisagé de donner au renseignement pénitentiaire la possibilité de mettre en oeuvre des techniques de renseignement au même titre que les services spécialisés. Comme vous le savez, j'ai plaidé, à l'Assemblée nationale, pour éviter que le ministre de la justice ne devienne, au même titre que les ministres de l'intérieur et de la défense, commanditaire de telles techniques dans les établissements pénitentiaires. Je souhaitais au contraire voir stabilisées et formalisées dans la loi - via l'article 12, supprimé en commission et en séance - les modalités selon lesquelles les services de renseignement spécialisés interviennent dans les établissements pénitentiaires ainsi que les relations entre ces services et le renseignement pénitentiaire.

Les raisons de mon opposition à voir le ministère de la justice devenir commanditaire de techniques de collecte de renseignement dans les établissements sont de deux ordres. Elles tiennent à une position de principe et à un souci d'efficacité. Alors qu'il est déjà si délicat de trouver, dans ce texte, la bonne mesure entre les moyens et missions dévolus aux services de renseignement et les indispensables garanties à apporter aux citoyens qui craignent que leurs libertés fondamentales ne se trouvent saisies dans un recueil massif de renseignement, il est bon que la justice apparaisse clairement comme l'institution chargée d'assurer le contrôle juridictionnel. Mettre le ministère de la justice, dans le même temps, en situation de commanditer la mise en oeuvre de techniques de renseignement, dont certaines sont particulièrement intrusives, introduirait une confusion. Telle est ma position de principe. Quant à la question de l'efficacité, elle se pose au regard des missions du renseignement pénitentiaire qui, chargé d'assurer la sécurité des établissements, collecte, à ce titre, des informations : il peut ouvrir les correspondances, intercepter des conversations sur les téléphones autorisés, repérer les téléphones interdits et les faire saisir, contrôler les ordinateurs - autorisés depuis 2003 mais sans accès à Internet. Je souhaitais, et tel était le sens de l'article 12, que tous ces contrôles puissent se faire en temps réel, par intrusion pendant l'usage de ces moyens de communication plutôt que par un contrôle ex post sur le matériel saisi. Or, le texte tel qu'il va ressortir de l'Assemblée nationale, qui permet au renseignement pénitentiaire d'user de techniques plus intrusives, pose un certain nombre de questions. Il est clair, tout d'abord, que rien n'interdit aux services de renseignement spécialisés d'intervenir dans les établissements pénitentiaires, qui ne sont pas des zones de non droit échappant à l'autorité de l'État. Il est tout aussi clair, ensuite, que les détenus ne sont pas déconnectés de l'extérieur. Si l'on veut être efficace, on ne saurait se contenter d'une surveillance purement interne : il faut suivre, également, les relations avec l'extérieur, via la correspondance, les visites, les sorties. Se pose, de surcroit, le problème des procédures : les services pénitentiaires devront établir une demande d'autorisation de surveillance, mais ils ne pourront le faire que sur le fondement de ce qu'ils savent des détenus, sur leurs antécédents judiciaires et pénitentiaires. C'est beaucoup plus restreint que les informations dont peuvent disposer les services de renseignement spécialisés. À supposer que la demande soit validée sur la base des seuls éléments dont dispose l'administration pénitentiaire, comment procèdera-t-on au recueil ? Si l'on autorise le renseignement pénitentiaire à user de telles techniques de recueil, il faut lui en donner les moyens : des effectifs au moins doubles de ceux que nous avons prévus, une plateforme de recueil de renseignements, des moyens techniques... J'ajoute que l'on ne peut exploiter les renseignements collectés que via des bases de données : la question de la conservation de ces données se pose de la même manière qu'ailleurs. Pour toutes ces raisons, j'estime qu'autant il est souhaitable de continuer à renforcer le renseignement pénitentiaire, comme nous avons déjà entrepris de le faire, autant il faut éviter de le transformer en un « sous-service » de renseignement spécialisé, au risque de nuire à la qualité du travail effectué. Telles sont les réflexions que je soumets à la sagacité du Sénat, que je sais particulièrement sensible à ces questions.

M. Philippe Bas , président . - Je vous remercie de ces éclairages et souhaite, comme rapporteur, vous poser quelques questions. Il n'est pas souhaitable, avez-vous dit, que le ministère de la justice soit « commanditaire » de techniques de surveillance. À quoi vous ajoutez que vous doutez que le renseignement pénitentiaire puisse être un « opérateur » efficace, sachant que la surveillance des détenus ne peut se limiter à ce qui se passe à l'intérieur des établissements.

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux . - Tandis que le renseignement spécialisé peut aussi agir à l'extérieur.

M. Philippe Bas , président . - Il est important de ne pas donner le sentiment, dans ce débat, qu'un détenu jouirait d'un droit particulier qui l'exempterait de faire l'objet de certaines techniques de surveillance auxquelles tout autre citoyen peut être soumis. Il est donc bon que vous ayez clairement rappelé que la DGSI peut intervenir dans les établissements pénitentiaires et assurer tout à la fois, dans un continuum, une surveillance sur l'environnement extérieur touchant aux détenus.

Ce que vous ne souhaitez pas, c'est que le ministère de la justice soit commanditaire et puisse demander, par exemple, la sonorisation d'une cellule sur le fondement de renseignements qui peuvent au reste déborder les seuls antécédents judiciaires et toucher aux relations qu'il aurait avec l'extérieur. Cela pose peut-être un problème, puisque la surveillance quotidienne qu'exerce l'administration pénitentiaire dans les établissements lui permet d'être la première informée de relations qui pourraient inquiéter. Autant nous pouvons être sensibles à vos arguments, autant il ne faudrait pas en arriver à une situation où les détenus passent plus facilement au travers des mailles du filet du renseignement que les citoyens ordinaires. Il y a peut-être un moyen terme à trouver entre la position retenue à l'Assemblée nationale et le laisser faire. C'est là une question fondamentale, et qui a pris de l'écho dans le débat public.

Vient ensuite la question des professions protégées. Je me demande si vous êtes satisfaite de la rédaction retenue à l'Assemblée nationale, dont j'avoue qu'elle ne me paraît pas apporter grand-chose puisqu'elle ne fait que mentionner ces professions, sans limiter en rien les pouvoirs dévolus aux services en charge du renseignement. Je ne veux pas dire par là qu'il faudrait nécessairement les limiter, mais qu'il ne me paraît pas de bonne facture législative que d'introduire ainsi une disposition qui n'est guère qu'un faux semblant.

Ma troisième question porte sur le FIJAIT, le fichier judiciaire des auteurs d'infractions terroristes, qui permettra non seulement de conserver les noms des personnes condamnées mais de leur imposer, une fois leur peine purgée, une forme de « contrôle judiciaire » pendant dix ans. Et pour faire bonne mesure, une rétroactivité est prévue, dans une rédaction sur la constitutionnalité de laquelle je m'interroge. Une personne qui aurait été condamnée pour « des faits liés au terrorisme » - l'expression est vague - il y a trente ans, qui aurait purgé sa peine et serait sortie de prison il y a vingt ans se verrait astreinte, pour les dix ans à venir, aux mêmes contraintes qu'une personne qui viendrait de purger sa peine. Il y a là un problème d'égalité de traitement qui mériterait d'être examiné. Mais peut-être ne suis-je pas fondé à m'inquiéter ?

Le texte comporte une disposition sur la protection juridique des agents : lorsque des faits sont commis hors du territoire national à des fins strictement nécessaires à l'accomplissement d'une mission par un agent des services spécialisés et que ces faits, portés à la connaissance du procureur de la République, paraissent susceptibles de constituer une infraction, ce dernier doit en informer le ministre dont relève l'agent aux fins de recueillir son avis préalablement à tout acte de poursuite. Je m'interroge. À quoi sert cette demande d'avis ? Dans quelle mesure liera-t-elle le procureur de la République en cas de poursuites ? Le diable est dans les détails, et nous souhaiterions être éclairés sur cette disposition dont vous n'êtes certes pas l'auteur, puisqu'elle a été introduite à l'Assemblée nationale, mais dont il me semble que vous ne pouvez pas vous désintéresser.

Une dernière question enfin : la CNCTR comportera trois conseillers d'État et trois conseillers à la Cour de cassation, dont j'ai cru comprendre qu'ils lui seraient affectés à plein temps. Ces deux institutions agréent-elles à ce détachement de tant de hauts magistrats pour produire des avis ?

M. Jean-Pierre Sueur . - Aura-t-on de même six parlementaires affectés à plein temps à cette commission ?

M. Jean-Jacques Hyest . - C'est totalement déséquilibré.

M. Jean-Pierre Sueur . - Ce que l'on entend sur les ondes et ce qu'on lit dans la presse suffit à nous faire comprendre que nous serons très attendus sur ce texte qui suscite, comme cela est naturel, un vaste débat. Beaucoup pensent, et j'aimerais qu'on leur donne raison, que le Sénat saura trouver un équilibre entre les nécessaires exigences de sécurité - et ceux qui parmi nous ont siégé à la délégation parlementaire au renseignement et ont côtoyé de près les services ont sans nul doute à coeur de leur rendre hommage, car leur tâche est ardue, et de leur donner les moyens et la sécurité juridique nécessaires - et les libertés fondamentales, auxquelles nous sommes tous profondément attachés. Nous devons tenir ensemble ces deux exigences, qui ne sont pas contradictoires mais qui appellent une bonne articulation.

Je m'attacherai ici au renseignement pénitentiaire. J'ai suivi de près ce qui s'est passé à l'Assemblée nationale et comprend parfaitement, madame le garde des sceaux, votre position. Le ministère de la justice a, assurément, une spécificité et ce qui figure à l'alinéa 17 de l'article premier est, de fait, problématique. La commission d'enquête que nous avons menée sur la lutte contre les réseaux djihadistes défend des positions proches de celle que vous nous avez exposée. Nous avons constaté, en nous rendant à Fleury-Mérogis, la plus grande prison d'Europe, que le « service de renseignement » de cet établissement est constitué en tout et pour tout de deux personnes, un agent qualifié en matière de renseignement et un surveillant pénitentiaire. Si le service est bien intégré dans l'établissement, cet effectif n'en est pas moins insuffisant. Vous nous avez indiqué que les effectifs ont beaucoup augmenté depuis 2012 et vous avez parlé de 185 agents en 2016. Quel est, cependant, le statut de ces nouveaux personnels ? Je vous suis parfaitement lorsque vous dites qu'il faut éviter de transformer les surveillants pénitentiaires en agents de renseignement, ou de les laisser percevoir comme tels : ce serait mettre en cause et la déontologie du métier et la capacité de ces agents à assurer un travail de qualité. Si 185 personnes doivent être affectées au renseignement pénitentiaire, il faudrait qu'elles y soient vouées, et restent bien distinctes des surveillants pénitentiaires. Ce sont là deux fonctions différentes. Le ministère de la justice et ses personnels ne doivent pas être considérés comme une instance de renseignement au même titre que celles qui relèvent du ministère de l'intérieur ou de la défense : je ne peux que vous suivre dans cette logique.

M. Jean-Yves Leconte . - Je suis très mal à l'aise sur le fondement même de ce projet de loi. Les services de renseignement sont par définition secrets ; si l'on doit cadrer leur fonctionnement de la même manière que l'on cadre n'importe quelle administration, on risque d'en limiter l'efficacité sans pour autant apporter de garanties quant aux libertés - comme en témoignent assez les dispositions de ce texte.

A bien des égards, les pouvoirs ici dévolus aux services de renseignement sont largement supérieurs à ceux qui sont reconnus aux juges d'instruction antiterroristes. Comment accepter des mesures qui peuvent concerner tous les citoyens et qui ne pourront être tempérées que par une petite commission dépourvue des moyens nécessaires ?

J'ai les mêmes interrogations sur les professions protégées. Pour les avocats, par exemple, le texte ne prévoit même pas une information du bâtonnier. Aucune des dispositions minimales prévues dans le cadre d'une procédure judiciaire n'est ici reprise.

Sur le renseignement pénitentiaire, le Défenseur des droits, Jacques Toubon, ne nous a pas dit autre chose que vous. Les prisons sont des cocottes minute ; si l'administration pénitentiaire fait partie de la communauté du renseignement, ce sera intenable, a-t-il plaidé. Mais est-il logique, compte tenu de l'évolution des techniques, d'accepter que des moyens soient donnés aux services de renseignement pour assurer la sécurité dans l'ensemble du pays et qu'on les refuse à l'administration pénitentiaire ? Cela serait difficile à tenir dans les prisons, objectez-vous ? J'élargis l'objection : cela sera difficile à tenir non seulement dans les prisons, mais dans la société toute entière, et il sera difficile de convaincre qu'avec une loi pareille, on va assurer la sécurité. En adoptant ce type de démarche, on construit une société qui deviendra défiante à l'égard de toute autorité. C'est tout le contraire de ce qu'il faut faire si l'on veut construire une société sûre.

M. Pierre-Yves Collombat . - Je suis sceptique quant à l'efficacité de ce projet de loi, qui présente de surcroît le grave inconvénient d'écorner les libertés publiques. L'exigence prioritaire ne me semble pas de renforcer les moyens d'investigation des services, mais bien plutôt leurs moyens d'exploiter les renseignements dont ils disposent. Nous avons tous en tête les deux malheureux exemples récents : tant les terroristes qui sont passés à l'acte que celui qui, plus récemment, s'est auto-neutralisé étaient connus des services, qui n'ont, pour autant, rien vu venir.

Plus largement, je ne pense pas qu'une réponse purement policière et judiciaire suffise à obvier la dérive terroriste actuelle, qui témoigne d'un délitement profond de notre société. La Nation devient invisible à ceux qui la composent. À quoi un jeune, qu'il soit psychologiquement fragile ou tout simplement idéaliste, peut-il s'identifier ? À notre Nation française en voie de dissolution dans une Europe au destin pour le moins incertain ? À quelles valeurs peut-il se raccrocher ? Devenir plus compétitif ? Alors même qu'il sait que son destin sera plus ou moins comparable à celui de ses parents ? Et ce ne sont pas les prêches dans les classes sur les valeurs de la République, annoncés par la ministre de l'éducation nationale, qui changeront la donne. Car le problème, c'est l'adhésion du coeur. Comment rendre sensible au coeur une certaine idée de la Nation, comme disait le général de Gaulle ?

Je sais que le chemin est long, mais ce que je reproche à ce texte, c'est qu'il n'entreprend même pas de s'y engager. Il faut, bien sûr, prendre des dispositions techniques, mais on ne saurait couper cette exigence de ce qui fait véritablement le fond du débat : comment fait-on société ?

M. Jacques Mézard . - Ce texte n'est pas autre chose, en réalité, que la légalisation du braconnage appliquée au renseignement. Nous ne sommes pas des enfants de coeur : nous savons qu'un certain nombre de ces méthodes sont déjà utilisées. La vraie question est celle du contrôle . Dans une Nation qui se targue, parfois à juste titre, d'être le pays des droits de l'homme, ce texte pose des problèmes de fond, que vous tentez de résoudre en créant une autorité administrative indépendante de plus. Au reste, il est en soi assez original d'accoler le mot « indépendante » à l'expression « autorité administrative »... Et c'est pourtant ce que l'on ne se prive pas de faire depuis des années, que le gouvernement soit de gauche ou de droite.

Je ne pense pas que les propositions faites pour contrôler l'action du Gouvernement soient suffisantes. Pourquoi, tout d'abord, s'en remettre au Conseil d'État plutôt qu'à la Cour de cassation, juge des libertés ? Quant à la commission de contrôle, on nous dit qu'elle aura les moyens de jouer son rôle parce que sa composition sera pluraliste - ce qui signifie simplement que les deux partis dominants y occuperont le terrain.

M. Jean-Jacques Hyest . - Et la parité par-dessus le marché !

M. Jacques Mézard . - À cela je n'ai rien à redire.

Je relève, en revanche, que le président de la commission sera nommé par le Président de la République.

M. Jean-Jacques Hyest . - Les commissions parlementaires compétentes ne seront plus consultées.

M. Jacques Mézard . - Il y a là une dérive. J'ajoute que cette commission fixe son règlement intérieur, qui déterminera les conditions dans lesquelles un de ses membres pourra encourir des sanctions. Que l'État assume ses responsabilités, sous le contrôle du Parlement, voilà qui semblerait normal en matière de renseignement. Mais confier cette mission à une autorité administrative pseudo indépendante ne l'est pas.

Sur les professions réglementées, je souscris à ce qui a été dit. Le texte n'apporte aucune garantie réelle.

Autant il est nécessaire d'être efficace dans la lutte contre le terrorisme, en particulier, comme on l'a souvent dit ici, dans la surveillance sur Internet, autant il est indispensable, ce faisant, d'assurer le respect des libertés fondamentales. Dans une république comme la nôtre, ces deux exigences ne sont pas antagonistes. Mais l'on se rend bien compte qu'en fonction des alternances, les positions de certains changent.

M. François Zocchetto . - On peut, de prime abord, se féliciter que ce texte donne une base légale à des pratiques qui ont déjà largement cours, voire d'en permettre un usage plus intense. Mais la question, récurrente, de la relation entre l'ordre administratif et l'autorité judiciaire trouve ici une nouvelle fois à se poser. Ce texte ne va-t-il pas retarder systématiquement l'intervention du parquet antiterroriste dans les procédures ? Dès lors que l'on donne une base légale à toute une série de pratiques, pourquoi le magistrat interviendrait-il ? Comme l'a justement fait observer Jacques Mézard, la base légale se trouve placée sous contrôle administratif, et, dans bien des cas, sous l'autorité du Premier ministre. On est bien loin des pratiques qui prévalent dans les procédures judiciaires. Une autre façon de procéder était possible, consistant, comme cela a été fait dans d'autres textes, à étendre ou adapter les pouvoirs du parquet et des juges d'instruction en la matière.

À partir du moment où toute la procédure en amont est placée sous le contrôle de l'ordre administratif - la plus grande part du contrôle étant assurée, de surcroît, non par le Conseil d'État mais par une commission de contrôle dont on mesure mal ce que sera son fonctionnement et quels seront les droits et obligations qui y seront attachés, ne risque-t-on pas des conflits de compétence entre la procédure amont et les procédures purement judiciaires qui pourraient être engagées par la suite ? Je crains qu'au motif de sécuriser ces procédures judiciaires, on n'en vienne à les fragiliser.

Mme Cécile Cukierman . - L'ambition de ce texte, telle que nous l'ont présentée le Président de la République et le Premier ministre, est de combler les failles qui pouvaient exister dans l'arsenal destiné à contrer les menaces, notamment terroristes, pesant sur notre pays et nos ressortissants. À mesure qu'il a pris forme, des inquiétudes se sont de plus en plus vivement exprimées sur la préservation de nos libertés individuelles et collectives. Quels garde-fous peuvent être mis en place, madame la garde des sceaux, pour y remédier ? On nous dit que tout citoyen pourra saisir la commission nationale de contrôle. Mais encore faut-il qu'il sache qu'il est surveillé ! Comment espérer beaucoup de transparence sachant qu'un service de renseignement fonctionne, par définition, dans le secret ?

J'en viens aux services pénitentiaires. Autant je rejoins Jean-Yves Leconte dans la première partie de son propos, autant je ne puis le suivre là-dessus. Il faut se garder de tout mélanger. Comme nous avons eu l'occasion de le constater sur le terrain, le lien entre les détenus et les surveillants pénitentiaires est complexe et fragile. Ce n'est pas en coupant les fils ténus sur lesquels il repose que l'on assurera la sécurité dans les prisons. Il n'en va pas autrement ailleurs. Songerait-on à demander aux enseignants, aux assistantes sociales, de se faire agents de renseignement ? Ils peuvent certes être amenés à témoigner dans une enquête judiciaire, mais c'est autre chose. Il faut maintenir chacun dans son rôle, quitte à développer un service de renseignement en prison : ce n'est pas parce que c'est un lieu fermé que rien n'y pourrait entrer.

Dernière préoccupation, enfin, qui a peut-être déjà été évoquée, mais j'avoue que la séance publique d'hier s'étant terminée à trois heures du matin, j'ai manqué le début de cette réunion - ce qui m'incline à penser que la diligence du président Larcher à réformer nos modalités de travail mériterait d'être mesurée à l'aune de nos capacités de résistance intellectuelle et physique. Quid de la recommandation de la CNIL d'ajouter au droit à la protection de la vie privée et au secret de la correspondance la protection des données personnelles ?

Mme Catherine Tasca . - Je partage totalement votre analyse, madame le garde des sceaux, sur l'article 12, et votre souci de maintenir la distance entre la fonction très spécifique de la justice et le monde du renseignement. Le ministère de la justice n'est pas une administration comme une autre. Nous avons confiance dans la justice de notre pays, et cette confiance doit être préservée.

À entendre les débats soulevés par ce texte et par sa discussion à l'Assemblée nationale, j'ai le sentiment que l'on perd parfois de vue la gravité de la menace terroriste. Nous ne sommes pas dans une situation ordinaire. Mais le problème, pour mener l'action publique, est que nous restons très ignorants sur cette menace. Personne n'est capable de dire d'où vient cette montée, urbi et orbi , du terrorisme. Nous sommes dans une situation d'urgence, il ne faudra pas le perdre de vue dans nos débats.

Il est vrai que dans tous les domaines, concilier impératifs de sécurité et préservation des libertés publiques est très difficile. Mais ce qui est en jeu dans la confrontation avec cette nébuleuse du terrorisme, c'est aussi l'existence de l'État, sa force, sa capacité à mener une action utile aux citoyens. Il faut le garder présent à l'esprit.

Je n'ai pas une confiance aveugle dans l'efficacité de ce texte. Ce n'est qu'un pas, et sans doute faudra-t-il y revenir. Mais nous devons considérer que cette menace terroriste est nouvelle, dans un monde nouveau, marqué par des fractures sociales réelles et par l'évolution de technologies que personne ne peut prétendre maîtriser. Voilà deux décennies que nous voyons se développer les usages de l'Internet sans savoir comment les réguler conformément à nos principes et à nos lois.

Si ce texte est imparfait, il n'en faut pas moins lui donner le maximum de chances d'aboutir et de nous éclairer, grâce au recueil de renseignement, sur ce qui travaille en profondeur notre société, et d'autres, au point que des gens s'engagent dans la voie du terrorisme. Si nous prenons au sérieux cette menace et la nécessité de faire progresser la fonction de renseignement, il faudra s'en donner les moyens, dans le débat budgétaire, faute de quoi tout restera lettre morte.

M. Philippe Kaltenbach . - Je veux profiter de votre présence, madame la ministre, pour vous adresser quelques-unes des questions que se posent mes concitoyens, inquiets, et que je veux rassurer en leur apportant les bonnes réponses. Car je suis favorable à ce texte, qui assure déjà un bon équilibre entre sécurité et liberté, et pourra encore être enrichi par la navette. Je ne doute pas que le Sénat y contribuera.

La commission de contrôle est indispensable, mais ses avis seront-ils systématiques ? Que se passera-t-il si, en cas d'avis négatif, le Premier ministre passe outre ?

Beaucoup s'interrogent sur le contrôle juridictionnel. J'ai cru comprendre que c'était le Conseil d'État qui assurera ce contrôle en tant qu'autorité juridictionnelle. Pouvez-vous préciser la procédure ?

Parmi les missions des services de renseignement telles qu'elles figurent à l'article premier du texte figure « la prévention des atteintes à la forme républicaine des institutions ». Il serait utile de préciser le sens de cette proposition, qui a pu susciter la polémique, certains estimant que pourraient être visés des formations monarchistes ou des groupes anarchistes. Il serait bon d'exprimer clairement, peut-être en précisant que sont seules visées les « atteintes violentes », qu'il ne s'agit pas d'empêcher quiconque de contester la forme républicaine des institutions, à laquelle tous les partis parlementaires sont au reste attachés - ce qui veut dire qu'aucun ne saurait se présenter comme le seul parti républicain...

Pourriez-vous enfin préciser, toujours afin de rassurer, ce qu'il faut comprendre par les intérêts économiques, industriels et scientifiques « majeurs » de la France ?

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux . - Je vais tenter de répondre aussi précisément que possible à cette série très dense de questions, sur lesquelles nous reviendrons immanquablement en séance.

L'ajout du ministère de la justice à l'alinéa 17 de l'article premier fait de ce ministère le commanditaire de techniques qui, pour certaines d'entre elles, peuvent être très intrusives, et qui supposent que le renseignement pénitentiaire soit opérationnel pour les mettre en oeuvre. J'estime que pour le bon équilibre de l'État de droit, auquel sont attachés tous les partis républicains, les missions respectives des ministères de l'intérieur, de la défense et de la justice doivent être claires. Le ministère de la justice assure une mission constitutionnelle. Il apporte à l'ensemble des citoyens l'assurance que quels que soient les impératifs opérationnels de sécurité, l'institution judiciaire est la garante de leurs libertés fondamentales. Si l'on ajoute à cette mission le recueil de renseignement, on sème la confusion et l'on altère la garantie donnée au citoyen. Tout un chacun peut être pris par mégarde dans ce processus de recueil de renseignement : l'institution judiciaire doit être un garant.

Il est vrai, comme vous l'avez dit, monsieur le président, qu'il serait paradoxal que les détenus soient moins surveillés que les autres citoyens. Il faut lever toute équivoque à ce sujet, et c'est bien pourquoi je rappelle que les établissements pénitentiaires ne sont pas des lieux fermés aux services de renseignement, qui y interviennent d'ailleurs, notamment en opérant, après autorisation de l'actuelle Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS), des interceptions de sécurité sur les téléphones portables - car il y en a, en prison, en dépit de l'interdiction. Ces services doivent pouvoir aller plus loin ; ils doivent pouvoir sonoriser, mettre en place, dans les établissements, les techniques qu'ils utilisent ailleurs. Si c'est le renseignement pénitentiaire qui doit se charger de cette surveillance, cela signifie que l'on change ses missions : il faudra modifier le décret qui les définit. Il faudra aussi lui donner des moyens - des effectifs spécialisés, des plates-formes d'écoute et des outils techniques de toutes sortes. Se posera, également, la question des relations à l'intérieur de l'établissement. Jean-Pierre Sueur m'interroge sur le statut des personnels du renseignement pénitentiaire. Il faudra veiller à ce que ceux qui collectent et traitent le renseignement ne soient pas identifiés, mais on créera, du même coup, une suspicion sur l'ensemble des personnels, que l'on exposera à un danger réel - je n'oublie pas que j'ai dû mettre en place, en janvier 2014, un plan contre la violence en milieu pénitentiaire. Les détenus savent que leur correspondance peut être ouverte, que leurs communications téléphoniques peuvent être surveillées, cela fait partie des règles, mais on entre ici dans des procédures totalement différentes.

Je pose, qui plus est, la question de l'efficacité. Comment assurer la cohérence, dans un tel cas de figure, entre le renseignement sur ce qui se passe à l'intérieur de l'établissement, et tout ce qui se passe à l'extérieur, où ce sont les services de renseignement spécialisés qui devront prendre le relai, avec tous les risques de déperdition d'information que cela suppose ? Il arrive que l'on repère un signe de basculement chez un détenu incarcéré pour une courte peine. Constatant qu'il se développe, en la matière, des stratégies de dissimulation, j'ai voulu que l'administration pénitentiaire s'efforce de détecter ce que l'on appelle les signaux faibles. J'ai commandé, à cette fin, une recherche-action mise en oeuvre début 2015, qui produit déjà des effets.

M. Jean-Pierre Sueur . - Vous avez dit que 185 personnes seraient en charge, en 2016, du renseignement pénitentiaire. Si je comprends bien, l'activité de renseignement de ces personnels ne doit être connue ni des détenus ni de leurs collègues de travail et ils ne rendent compte qu'à la cellule du ministère ?

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux . - Encore une fois, l'efficacité du renseignement tient au secret. Vous avez compris ce qui m'anime ; c'est un souci d'efficacité, et de sécurité pour les personnels. J'estime, par souci d'efficacité, que le renseignement spécialisé est mieux à même d'assurer ce type de surveillance en prison, parce qu'il peut aussi agir sur l'environnement extérieur. C'est pourquoi nous avons voulu préciser, par amendement, les modalités selon lesquelles ils peuvent entrer dans les établissements.

Je sais combien le Sénat est sensible aux questions touchant à la détention, mais je rappelle que ce n'est pas en détention qu'a lieu l'essentiel de la radicalisation. Parmi les détenus qui sont particulièrement surveillés, seuls 14 % à 16 % sont des personnes ayant des antécédents judiciaires, et ce chiffre est stable depuis deux ans. Ce qui ne veut pas dire qu'il ne faut pas prévenir et combattre la radicalisation en prison, mais cela signifie, en revanche, que plus de 80 % de la radicalisation se fait ailleurs. Dans l'affaire du réseau de Sarcelles, on a constaté que seules deux personnes sur les douze en cause avaient des antécédents judiciaires. Quant aux auteurs des attentats de janvier, l'un avait été incarcéré à plusieurs reprises pour vol, mais des deux autres, l'un n'avait jamais eu affaire à la justice quand l'autre y avait déjà été confronté une première fois, pour acte terroriste. Ce qui signifie qu'il ne faut pas sous-estimer les espaces de radicalisation hors de la prison.

Oui, les commissaires à la CNCTR y seront affectés à temps plein. Le Conseil d'État et la Cour de cassation en ont admis le principe, sachant qu'ils ont la faculté de désigner des magistrats honoraires.

M. Jean-Pierre Sueur . - Il me semble que cette faculté a été supprimée à l'Assemblée nationale.

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux . - Il y a également eu débat, à l'Assemblée nationale, sur la disponibilité des parlementaires.

M. Jean-Pierre Sueur . - C'est un vrai sujet.

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux . - J'ai signalé lors de la discussion du texte à l'Assemblée nationale, qu'un pluralisme qui ne retient que les deux formations majoritaires est un pluralisme mutilé. Il faut trouver le moyen d'intégrer les autres forces représentées au Parlement. Ceci pour répondre à Jacques Mézard.

Le plan du ministère de la justice intègre des dispositions relatives à la prévention. Nous organisons depuis 2014 des formations sur la laïcité, sur les institutions républicaines, sur l'emprise sectaire, sur la prévention de la radicalisation, sur l'enseignement des religions. Outre celui qui nous lie à l'association française des victimes du terrorisme, nous avons noué plusieurs partenariats, avec l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS), l'Institut du monde arabe, l'École pratique des hautes études, qui intervient dans nos modules de formation. Ces modules rassemblent des personnels pénitentiaires, des conseillers d'insertion et de probation, des aumôniers. Nous recrutons des aumôniers musulmans au rythme de trente par an, grâce à un doublement du budget. Nous mettons également en place, pour les jeunes, un réseau de référents laïcité-citoyenneté. Nous avons mis sur pied un module de formation obligatoire pour les détenus nouveaux arrivants, et pour les moins de 25 ans, nous travaillons main dans la main avec l'Éducation nationale.

François Zocchetto m'interroge sur la relation entre administratif et judiciaire. Si le Conseil d'État, et non la Cour de cassation, a été retenu comme instance de recours, c'est que nous sommes en amont du judiciaire : il s'agit de faire de la surveillance pour détecter et prévenir la commission d'actes. Cette mission ne s'inscrit pas dans le champ de l'article 66 de la Constitution, qui fait de l'institution judiciaire la gardienne du principe qui veut que nul ne soit détenu arbitrairement. Ce qui n'interdit pas aux services de renseignement d'informer et de saisir le juge pénal, comme peut le faire, de même, le Conseil d'État. Dans notre droit, c'est la juridiction administrative qui protège les citoyens contre les abus de l'administration ou de l'exécutif. Nous sommes bien dans le droit commun : les services de renseignement sont des services administratifs, et la décision de procéder au recueil de renseignement est prise par le Premier ministre. Le Gouvernement a tenu à rester dans le droit commun. Vous savez que la commission des lois de l'Assemblée nationale avait limité la juridiction à une formation de trois membres habilités. Le Gouvernement a souhaité que le Conseil d'État puisse renvoyer à la section ou l'assemblée du contentieux pour traiter des questions de droit. Cela évite de créer une pure juridiction d'exception au sein du Conseil et permet de recourir aux procédures d'urgence que sont le référé-liberté et le référé-mesures utiles. En matière de renseignement, pouvoir statuer en urgence a du sens, pour garantir les libertés. Mme Cukierman appelait à introduire des garde-fous, en voilà un.

J'entends les prévenances qu'a exprimées Jacques Mézard contre les autorités administratives, je pense que c'est un débat sur lequel nous serons amenés à revenir.

J'ai, comme vous monsieur le président, tiqué sur l'obligation pour le procureur de la République de recueillir l'avis du ministère concerné pour les actes commis par des agents en mission hors du territoire national. Il se trouve que cela existe déjà dans notre code de procédure pénale. Dans la procédure en cours mettant en cause des soldats affectés en Centrafrique, le procureur a recueilli, en juillet 2014, l'avis du ministre de la défense, qui doit fournir des éléments sur le contexte dans lequel les soldats interviennent. Ce qu'il faut retenir, c'est que le procureur n'est pas lié par cet avis.

Ce que je retiens de notre échange, c'est que vous convenez que la menace terroriste justifie que nous nous donnions les moyens de procéder à toutes les détections possibles. J'entends bien que vous estimez qu'il faut davantage développer les capacités d'analyse et l'échange d'information : c'est un point sur lequel le ministre de l'intérieur aura l'occasion de vous répondre. Moyennant quoi j'ai la conviction que vous veillerez à trouver la bonne mesure, pour répondre à la nécessité de donner aux services de renseignements les moyens de lutter contre un terrorisme protéiforme et extrêmement inventif, mais sans emporter toute la société, pour autant, dans un grand lessivage des libertés.

S'agissant des finalités du renseignement telles que les définit le texte, le Gouvernement est conscient qu'il faut les préciser, afin qu'il soit clair que ne sont pas visées des forces de contestation qui s'inscrivent dans le cadre démocratique. Il reste également un flou sur la prévention de la délinquance organisée, car des actes mineurs, pourvu qu'ils aient été commis par deux personnes de façon préméditée peuvent, dans notre droit, être ainsi caractérisés.

En ce qui concerne, enfin, les garanties apportées au citoyen, le fait qu'un débat se soit élevé et que des questions soient posées me semble plutôt rassurant, car cela vient contredire les sondages, qui nous assurent que 70 % des Français pensent qu'il faut agir, fût-ce en sacrifiant les libertés. Que les citoyens appellent à la vigilance me semble une bonne chose.

M. Philippe Bas , président . - Je vous remercie de la qualité de cet échange.

Audition conjointe avec la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées de MM. Bernard Cazeneuve, ministre de l'intérieur, et Jean-Yves Le Drian, ministre de la défense - (Mardi 12 mai 2015)

M. Philippe Bas , président de la commission des lois . - Au nom de la commission des lois, saisie au fond, et de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, saisie pour avis, nous accueillons M. Bernard Cazeneuve, ministre de l'intérieur, et M. Jean-Yves Le Drian, ministre de la défense, qui vont nous présenter le projet de loi relatif au renseignement.

M. Bernard Cazeneuve, ministre de l'intérieur . - Merci de nous offrir l'opportunité de vous présenter ce texte et de répondre à vos questions, car ce projet de loi a fait l'objet de nombreuses polémiques et de beaucoup d'approximations. Non, il n'a pas été dicté par les événements tragiques de janvier, non, il ne s'agit pas d'un texte de circonstance dicté par l'émotion suscitée par ces actes terroristes abjects.

Après l'affaire Snowden, le gouvernement de M. Jean-Marc Ayrault a souhaité mieux encadrer les services de renseignement alors que la dernière loi les concernant datait de 1991 et que de nombreuses évolutions technologiques étaient intervenues depuis lors, comme le développement du numérique et l'utilisation des téléphones portables. Il s'agit de mieux lutter contre toutes les formes de menace et notamment contre le terrorisme. C'est pourquoi le Gouvernement a souhaité mieux encadrer l'activité de ses services de renseignement et lui donner une base juridique, comme l'ont d'ailleurs fait d'autres grandes démocraties.

Le texte qui vous est aujourd'hui proposé s'inspire largement des propositions formulées par les députés Patrice Verchère et Jean-Jacques Urvoas, mandatés par M. Jean-Marc Ayrault, et par la délégation parlementaire au renseignement.

La politique du renseignement a connu de profondes évolutions depuis une dizaine d'années. Après la loi de 1991, il y eut la création de la communauté du renseignement en 2007 puis de la délégation parlementaire au renseignement afin de contrôler davantage l'exécutif. En 2009, le conseil national du renseignement et le coordonnateur au renseignement ont vu le jour ; en 2010, l'académie du renseignement ; en 2014, l'inspection du renseignement. En dix ans, une série d'événements a conduit les gouvernements successifs à mieux organiser les activités des services de renseignement et à créer les conditions d'un contrôle accru.

Aux yeux du Gouvernement, les services de renseignements ne sont pas des services en marge du droit poursuivant des desseins occultes et obscurs, mais bien des services à part entière de l'État. Leur objectif, éminemment républicain, est de sauvegarder les intérêts supérieurs de la Nation et de protéger les Français contre des risques sérieux. Ils doivent développer leur activité dans le respect scrupuleux des règles de droit. C'est pourquoi le Gouvernement a présenté ce projet de loi qui poursuit trois objectifs : protéger les Français contre des risques nouveaux, garantir les libertés grâce au contrôle de l'activité des services de renseignement, assurer la sécurité juridique de ces mêmes services.

Après avoir évoqué l'esprit qui a présidé à l'élaboration de ce projet de loi, j'en viens au contexte et je tiens à reprendre les propos tenus ce matin dans le Figaro par le procureur de la République de Paris, François Molins, qui a estimé que le niveau de la menace terroriste était extrêmement élevé. Prétendre que nous instrumentalisons cette menace pour défendre l'organisation de nos services de renseignement à des fins obscures n'est pas raisonnable. Nous ne voulons pas semer l'effroi, pour ne pas tomber dans le piège que nous tendent les terroristes, mais nous devons la vérité aux Français. Le numérique joue un rôle déterminant dans le basculement d'un certain nombre de nos ressortissants, parmi les plus vulnérables, dans des activités terroristes. La propagande des groupes terroristes sur Internet, le rôle des réseaux sociaux qui incitent, provoquent, appellent au terrorisme, l'utilisation du « darknet » et de technologies très sophistiquées pour préparer des attentats sans être repéré constituent des éléments nouveaux avec lesquels il nous faut compter dans la lutte antiterroriste. Nous devons nous armer pour faire face aux risques représentés par ces moyens nouveaux et aux possibilités qu'ils offrent à ceux qui veulent porter atteinte à notre liberté et à notre sécurité.

Depuis 2014, le nombre de nos ressortissants engagés dans des activités à caractère terroriste en Irak et en Syrie a augmenté de 182 %. Aujourd'hui, près de 1 700 personnes sont concernées par des opérations terroristes dans ces deux pays mais aussi dans la bande sahélo-saharienne ; la moitié environ sont allées sur le théâtre des opérations terroristes et en sont revenues. En outre, environ 300 de nos ressortissants souhaitent s'y rendre, 285 sont en cours d'acheminement et 130 procédures judiciaires ont été ouvertes concernant plus de 500 personnes. De plus, des cellules dormantes sont installées sur notre territoire. Leur activité est difficilement détectable et elles peuvent à tout moment frapper. Nous devons également prendre en compte l'activité que développent sur les réseaux sociaux ou dans l'espace numérique ceux qui appellent au terrorisme, ce qui justifie de la montée en puissance de la plateforme Pharos qui identifie la portée de leurs messages. Enfin, la radicalisation dans les prisons conduit certains réseaux à se constituer avant de passer à l'acte. Certains de ceux qui ont frappé notre pays en janvier dernier étaient en lien avec des filières terroristes datant du début des années 1990, dont ils avaient rencontré certains des membres en prison. Il y a un continuum dans l'activité terroriste. D'autres pays sont concernés, comme en témoignent les événements survenus à Copenhague, Tunis, ou en Australie et les attentats déjoués dans d'autres pays de l'Union.

J'en viens au contenu du projet de loi. Depuis 2012, le Gouvernement a souhaité renforcer les moyens des services de renseignement pour mieux prévenir les risques terroristes. Ainsi, la création de 432 emplois a été annoncée en 2012 au sein de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) et plus de 200 postes ont d'ores et déjà été créés. Une partie des 500 emplois supplémentaires créés dans la police et la gendarmerie a vocation à être affectée au service central du renseignement territorial car, pour lutter efficacement contre le terrorisme, il faut développer la collecte de l'information sur tout le territoire. J'ai récemment dit à l'occasion d'un séminaire des directeurs départementaux de la sécurité publique qu'ils devaient diriger et coordonner l'action de ceux qui travaillent dans la filière du renseignement territorial afin de prioriser le risque, avec le concours d'universitaires et d'experts. D'autres emplois ont été créés au sein de la direction centrale de la police de l'air et des frontières et de la direction centrale de la police judiciaire pour renforcer Pharos et les services qui luttent contre la cybercriminalité.

Ce texte précise les sept finalités pour lesquelles les techniques de renseignement pourront être mobilisées. La loi de 1991 ne faisait référence qu'à la sécurité nationale et aux intérêts fondamentaux de la Nation. Le fait de préciser les finalités, par souci d'en encadrer le champ, a été interprété par certains comme une extension du champ d'intervention des services de renseignement. Or, c'est tout le contraire, le but étant d'encadrer les activités de nos services. L'Assemblée nationale a précisé les finalités et je suis persuadé qu'il en ira de même au Sénat. On m'a reproché de vouloir intercepter les conversations de tous ceux qui se préparent à manifester dans le respect des règles de la République. Cela n'a jamais été notre objectif : le texte vise à éviter les violences extrêmes qui se sont produites dans l'espace public et qui étaient de nature à exposer nos ressortissants à des risques qu'il appartient à l'État de prévenir. On ne peut se contenter de réparer ces actes en les judiciarisant s'il y a la possibilité de les empêcher. Un exemple : si des éléments nous sont communiqués témoignant du fait que des violences risquent d'être commises à la sortie d'un lieu de culte par des groupes constitués dont la violence est la modalité, faut-il attendre que ces violences soient commises, ou les empêcher par des mesures de police administrative, au nom de la protection que l'État républicain doit à tous, à commencer par les plus vulnérables ?

Nous avons accepté des amendements qui précisaient les finalités prévues dans le texte initial. Le ministre de la défense, Mme la garde des sceaux et moi-même souhaitons que le débat au Sénat permette d'aller encore plus loin, sous réserve que ces précisions ne nous mettent pas en difficulté par rapport à nos objectifs.

On nous a aussi reproché de vouloir mobiliser des dispositifs de surveillance de masse. C'est tout le contraire : le texte prévoit des dispositifs très ciblés, qu'il s'agisse de la surveillance en temps réel des terroristes ou de la détection sur données anonymes qui permet de ne cibler que ceux qui, par leur comportement sur Internet, révèlent leur volonté de commettre un acte terroriste. Sans empiéter sur l'enquête judiciaire en cours, je note que les événements de Villejuif témoignent du niveau très élevé de sophistication des technologies numériques utilisées pour échapper à la surveillance et à la détection. Il s'agit de mobiliser à des fins anti-terroristes des technologies particulières permettant de cibler ceux que nous voulons suivre. Par principe, le Gouvernement s'est refusé à mettre en place des techniques de surveillance généralisée. Les dispositifs sont encadrés pour éviter qu'ils ne portent atteinte aux libertés publiques.

Enfin, le texte prévoit des mesures de police administrative, destinées à prévenir des actes portant gravement atteinte à l'ordre public. Le juge administratif, qui est aussi le juge des libertés, exerce le contrôle sur les mesures de police administrative, comme en témoigne un grand nombre d'arrêts du Conseil d'État. L'article 66 de la Constitution et son interprétation constante par le Conseil constitutionnel définissent les conditions très particulières dans lesquelles, dans le cadre de mesures administratives, le juge judiciaire peut être requis. Il s'agit notamment de mesures privatives de liberté, telles que la rétention pour les étrangers.

Les dispositifs seront désormais sous le regard du juge administratif. Les contrôles seront donc beaucoup plus rigoureux que ce qui se faisait auparavant dans notre pays, ainsi que dans d'autres démocraties. La commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR), qui prendra la suite de la commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS), sera une autorité administrative dont la composition a été revue, les pouvoirs élargis, les moyens d'investigation confortés. Les députés ont souhaité que la CNCTR dispose de tous les moyens nécessaires pour exercer un contrôle poussé. Si nous avons élargi la composition de la CNCTR, contrairement aux préconisations du Conseil d'État, c'est parce que les parlementaires, notamment ceux de l'opposition, ont souhaité qu'on augmente leur nombre au sein de cette commission pour en assurer le pluralisme. Nous avons donc été contraints d'augmenter le nombre de représentants des juges administratifs et judiciaires pour qu'ils restent majoritaires au sein de cette commission.

Le juge administratif pourra être saisi par la CNCTR : si le Conseil d'État estime que des techniques de renseignement ont été utilisées à tort, il pourra procéder à la destruction des données collectées et à l'indemnisation de la victime des mesures de surveillance injustifiées. Quand la CNCTR ou le juge administratif constateront que des infractions pénales ont été commises par les services de renseignement, ils pourront, au titre de l'article 40 du code de procédure pénale, saisir le juge pénal. Enfin, la délégation parlementaire au renseignement, qui s'est vu sous cette législature reconnaître une véritable compétence en matière de contrôle de l'activité des services, pourra y procéder à tout moment.

Les critiques sur ce texte doivent être prises au sérieux, non pas parce qu'elles sont légitimes, mais pour lever toute suspicion. C'est pourquoi le Gouvernement a répondu dans une note en quatorze pages aux critiques exprimées par la commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH).

C'est dans cet esprit d'ouverture et de rigueur que nous abordons au Sénat cette discussion et nous sommes persuadés que ce texte sortira de votre assemblée meilleur qu'il n'y est rentré. Le Gouvernement s'en remet à votre sagacité, qui est grande.

M. Jean-Yves Le Drian, ministre de la défense . - Je rejoins les propos de M. le ministre de l'intérieur, tant sur la forme que sur le fond. La gravité et la permanence des menaces sont réelles, même si l'opinion a tendance à l'oublier, et que les 7, 8 et 9 janvier paraissent déjà loin. En outre, jamais la menace intérieure et la menace extérieure n'ont été aussi liées, ce qui impose une grande vigilance et un travail en commun.

Lors du débat sur le projet de loi de programmation militaire (LPM), la question du renseignement avait été posée. Nous avions discuté de la géolocalisation et des données de connexion et j'avais annoncé qu'une loi sur le renseignement était en préparation. À l'époque, nous avions déjà prévu le renforcement des contrôles et des moyens et accru ceux de la délégation parlementaire au renseignement. Nous avions indiqué qu'il était indispensable de renforcer la cyber-défense mais aussi la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), la direction du renseignement militaire (DRM) et la direction de la protection et de la sécurité de la défense (DPSD). Ces trois services dont j'ai la responsabilité devront tenir compte des sept finalités dont M. Cazeneuve vous a entretenu. Ces finalités sécurisent les services mais aussi les libertés publiques.

Pour ce qui concerne plus spécifiquement la défense, un mot sur la surveillance des communications internationales. Jusqu'à présent, aucun texte législatif n'encadrait les captations de renseignements sur des cibles situées à l'extérieur du territoire national. L'article L. 854-1 du code de la sécurité intérieure prévoit que le Premier ministre interviendra pour chaque opération de captation de renseignement à l'international, à deux reprises, afin d'autoriser le recueil des données puis l'exploitation des correspondances. La CNCTR veillera à ce que les mesures mises en oeuvre coïncident avec les instructions du Premier ministre. La loi renvoie à deux décrets : le premier, pris en Conseil d'État, sera relatif aux conditions et procédures applicables. Le second ne sera pas rendu public et aura trait aux modalités de recueil des données. Ces deux décrets seront soumis à l'avis préalable de la CNTCR, du Conseil d'État et seront communiqués à la délégation parlementaire. C'est une avancée significative.

Enfin, lorsqu'une communication internationale mettra en jeu un identifiant rattachable au territoire national, la CNCTR sera saisie. Je précise ces points car j'ai entendu beaucoup de choses inexactes.

Le pôle national de cryptanalyse et de déchiffrement (PNCD) n'est pas une plateforme d'interception de communications, contrairement à ce qui a été affirmé. Ce laboratoire, créé en 1999, permet de maîtriser le déchiffrement et les données de communication cryptées. Il est mentionné implicitement dans le code de la sécurité intérieure.

Par rapport à la LPM, le projet de loi étend encore le cadre juridique applicable aux actions de cyber-défense : il permet de protéger juridiquement les agents habilités de nos services contre des poursuites pénales s'ils sont conduits, pour des motifs de sécurité nationale, à agir offensivement pour mener des actions de cyber-sécurité.

M. Philippe Bas , président . - Merci pour cette présentation. Il est toujours plus difficile de rassurer que d'inquiéter.

M. Jean-Pierre Raffarin , président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées . - Nous apprécions votre engagement sur ce texte et nous mesurons l'ampleur des menaces comme l'insécurité juridique dans laquelle travaillent nos services. Pour les protéger, nous devons renforcer leur efficacité mais aussi donner à nos concitoyens des voies de recours. L'équilibre entre sécurité et liberté est difficile à trouver, deux mots que M. Alain Peyrefitte avait, en son temps, essayé de réunir... La commission des affaires étrangères et de la défense proposera des amendements pour améliorer le texte.

Tout d'abord, quel sera le coût de ce dispositif ? Les procédures seront très lourdes et les voies de recours multiples. De nombreux avocats vont s'emparer du sujet. N'y a-t-il pas un risque de bureaucratisation de cette loi ?

Je vois mal comment les six personnages qui seront autour du Premier ministre vont fonctionner. Quelle sera la nature des délégations données ? S'agira-t-il de membres de cabinet ? Ces personnes travailleront-elles ensemble à Matignon ou séparément ? Auront-elles une fonction spécifique dans l'appareil d'État ? Ce texte disperse une responsabilité qui, jusqu'à présent, était concentrée autour du Premier ministre et de son entourage le plus proche. Évitons toute opacité pour convaincre de la bonne foi des auteurs de ce texte.

M. Philippe Bas , président . - Nous avons déposé, M. Raffarin et moi-même, une proposition de loi organique pour que le futur président de la CNCTR soit désigné après que les commissions compétentes de l'Assemblée nationale et du Sénat se seront prononcées, comme c'est le cas pour beaucoup d'autorités administratives indépendantes. Y êtes-vous favorables et, dans l'affirmative, le Gouvernement est-il prêt à ce qu'il soit inscrit à l'ordre du jour prioritaire en procédure accélérée pour être débattu et adopté avec le texte du Gouvernement ?

Quelles sont les différences entre ce projet de loi et le Patriot Act , que l'on agite beaucoup comme épouvantail ?

Concernant le contrôle des juges administratifs et judiciaires, pouvez-vous nous préciser pourquoi l'article 66 de la Constitution n'est pas applicable et pensez-vous que le contrôle du Conseil d'État, tel qu'il est prévu dans ce texte, est suffisant ? Accepteriez-vous des amendements pour le rendre plus effectif encore ?

Actuellement, les interceptions de sécurité sont réalisées par le groupement interministériel de contrôle (GIC) qui dispose de tous les matériaux recueillis, facilitant l'accès de la CNCIS. Or, tel ne sera pas le cas à l'avenir pour les autres techniques, car il n'y aura plus d'organisme centralisateur. Des évolutions sur ce point sont-elles envisageables ou des motifs de sécurité nous en empêchent-ils ?

Enfin, les services dont les missions recoupent les sept finalités prévues pourront-ils tous mobiliser les techniques de renseignement dont traite ce texte ?

M. Jean-Pierre Sueur . - Ce texte est nécessaire car il encadre par la loi ce qui ne l'est pas. Cela est vertueux, or des voix s'élèvent pour dénoncer un texte liberticide ! La vigilance s'impose car la menace est grave, mais prenons garde à ce que les terroristes ne gagnent pas au motif qu'ils nous auraient conduits à restreindre nos libertés. L'équilibre est difficile à trouver, mais nous y parviendrons.

Je remercie le ministre de la défense d'avoir parlé du PNCD plutôt que d'en nier l'existence. Pouvez-vous nous confirmer qu'il pourra être contrôlé par la CNCTR ?

Certes, les techniques évoluent et la centralisation des données n'est pas toujours possible ni efficace. La CNCTR aura-t-elle davantage de moyens de contrôle, notamment sur le GIC, que la CNCIS ?

La métaphore de la pêche au chalut et de la pêche au harpon a beaucoup été utilisée - et je sais nos deux ministres sensibles aux questions maritimes ! Avec ce texte, toutes les recherches de renseignement seront ciblées : il n'y aura pas de captation massive de données, comme cela se pratique outre-Atlantique, ce qui peut être attentatoire aux libertés. Néanmoins, lorsqu'on cible une personne, il faut également surveiller son entourage, voire l'entourage de l'entourage... Quelles sont vos réflexions à cet égard ?

Il existe six services de renseignement. Certains, dont je ne suis pas, plaident pour qu'il y en ait jusqu'à onze. On nous dit que le renseignement territorial, le renseignement pénitentiaire, le renseignement de la gendarmerie et la préfecture de police de Paris pourraient faire partie de la communauté, mais si elle est trop large, ne risque-t-on pas des pertes en ligne ? Quelle est votre position ?

M. Christian Cambon . - Je salue l'engagement personnel de M. Cazeneuve et de M. Le Drian dans la lutte contre le terrorisme et pour la sécurité de nos concitoyens. Si nul ne conteste la nécessité d'un texte renforçant les moyens des services de renseignement à la lumière des événements récents, il convient d'examiner précisément les dispositifs proposés, le diable se nichant dans les détails.

Certains des sept objectifs se comprennent aisément, comme l'intégrité du territoire ou l'atteinte à la défense nationale. En revanche, le troisième objectif me surprend : qu'entend-on par « les intérêts économiques, industriels et scientifiques majeurs de la France » ? En ajoutant « sociaux », on couvrirait la totalité du spectre de l'activité nationale. Cet objectif n'est-il pas trop imprécis ? Une fusion-acquisition entre deux groupes, dont l'un français, pourrait susciter l'attention des services de l'État qui décideraient de mettre des journalistes économiques ou des chefs d'entreprise sur écoute. Je suis persuadé de la pureté de vos intentions mais une loi dure longtemps et sous toute forme de gouvernement, quel qu'il soit.

N'y a-t-il pas de risque que les cas d'urgence absolue - recours du Premier ministre ne sollicitant pas un avis préalable de la CNCTR - ou d'urgence opérationnelle - des agents décidant directement sans l'intervention du Premier ministre - soient régulièrement invoqués, ce qui neutraliserait le travail de la CNCTR ? De plus, si son avis n'est pas formulé dans les délais prévus, il sera considéré comme rendu.

Le juge judiciaire interviendra en deuxième ligne alors qu'il aurait pu le faire dès le départ, en tant que protecteur traditionnel des libertés. Hélas, les hautes autorités remplacent de plus en plus fréquemment les juges dans notre pays. Pour ma part, et selon l'expression consacrée, je fais confiance à la justice de mon pays.

Enfin, le rôle des algorithmes est décrié et des experts les jugent inefficaces. Quel est votre sentiment ?

M. Jean-Yves Leconte . - Les nouvelles menaces, les nouvelles technologies supposent de nouveaux moyens. Comment les encadrer ? Les services de renseignement peuvent-ils être encadrés comme n'importe quel autre service de la fonction publique ? Cette loi sur la transparence des services secrets me semble à la fois audacieuse et risquée. On nous parle d'un décret en Conseil d'État... qui ne sera pas publié. Cette transparence est-elle souhaitable pour l'efficacité même de la lutte antiterroriste ?

L'article 3 prévoit l'écoute éventuelle d'avocats ou de journalistes : ne faudrait-il pas que la CNCTR donne un avis conforme et que le bâtonnier soit informé lorsqu'un avocat est visé ?

Enfin, je suis réservé sur l'utilisation d'algorithmes, qui me parait être une mesure disproportionnée. N'y a-t-il pas un risque à mettre un tel outil aux mains d'un pouvoir politique qui aura peut-être demain moins de scrupules qu'aujourd'hui ?

M. Michel Mercier . - Nul ne vous reprochera de vouloir mieux armer la République contre ses ennemis intérieurs et extérieurs. L'un des objectifs de ce texte est d'encadrer des pratiques anciennes dépourvues de base légale. Très bien, mais la technologie progresse toujours plus vite que le droit - et j'espère que ses mises à jour continueront, quitte à devoir rédiger un nouveau texte ultérieurement. Encadrer ces pratiques les fait advenir à la vie juridique : cela pose la question de leur contrôle. Comme l'a très bien dit M. Raffarin, notre République, comme toute démocratie, est toujours à la recherche d'un équilibre entre protection de la sécurité et respect des libertés.

Vous dites que la composition de la nouvelle commission sera plus large, et que celle-ci sera pluraliste, parce qu'elle comportera plus de parlementaires. Je ne suis pas sûr qu'accroître le nombre de ses membres aura un effet multiplicateur sur l'efficacité de son contrôle. Vous affirmez qu'elle aura plus de pouvoirs que l'actuelle commission. Pouvez-vous nous en dire plus ?

M. Bas a évoqué le contrôle juridictionnel, et vous avez répondu par anticipation sur ce point : c'est bien qu'une question se pose. Je ne méconnais pas le rôle du Conseil d'État, qui assure la protection des libertés aussi bien et parfois mieux que le juge judiciaire. Certains de ses grands arrêts, comme celui de 1962, sont à la base de la défense de nos libertés publiques. Mais l'article 66 de la Constitution parle de « l'autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle » : l'incise est entre virgules, non entre parenthèses ! Vous fondez la compétence du Conseil d'État sur le fait qu'il s'agit de mesures de police administrative. Certes, mais quand de telles mesures portent atteinte à la liberté, le juge judiciaire retrouve sa compétence - c'est du moins la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Pourquoi évacuer ce recours a posteriori ? Symboliquement, c'est gênant. Cela explique-t-il le relatif effacement de la Chancellerie, qui n'a que peu participé, apparemment, à la préparation de ce texte ?

M. Jacques Mézard . - Les questions posées par notre collègue Michel Mercier sont judicieuses. Pour notre groupe, la question du contrôle est primordiale. Ayant été rapporteur d'un texte sur le sujet, je sais qu'il est indispensable de prendre des décisions pour que notre démocratie puisse se défendre contre l'utilisation que font les terroristes d'Internet et des nouvelles technologies. Mais leur contrôle nous inquiète. J'ai confiance en la personnalité du ministre de l'intérieur comme en celle du ministre de la défense, mais vous n'êtes pas en place pour toujours ! Il est difficile, et même impossible, de concilier secret et transparence. Finalement, dans notre pays, la transparence est réservée aux parlementaires... Nous savons fort bien que les services dont nous allons renforcer les pouvoirs ont une tendance irrésistible à user des possibilités qui leur sont offertes, et parfois - pour la défense du bien public - à en abuser. Le système de contrôle que vous proposez ne me rassure pas complètement. Je remercie le président Raffarin et le président Bas de leur proposition de loi organique, judicieuse et légitime. Cela nous évitera de déposer un amendement sur le sujet.

Vous créez une autorité administrative dite indépendante. Vous savez tout le bien que je pense de ces structures... Quels seront ses véritables moyens de contrôle ? Vous l'appelez pluraliste parce qu'elle comportera trois députés et trois sénateurs. Je sais déjà de quel pluralisme il s'agira ! Seuls deux partis seront représentés, comme toujours sous la Vème République.

Vous confiez le contrôle au Conseil d'État alors que le juge naturel des libertés est le juge judiciaire : l'article 66 de la Constitution est clair sur ce point, M. Mercier l'a dit. N'en déplaise à l'excellent président de la commission des lois, il y a une porosité certaine, qui ne s'est pas amenuisée ces dernières années, entre le Conseil d'État, les cabinets ministériels, la présidence de la République, le Premier ministre...

M. Philippe Bas , président de la commission des lois . - Même le Sénat est victime de ce phénomène !

M. Jacques Mézard . - Absolument. Le ministre de l'intérieur est-il prêt à revoir sa copie sur ce point ?

Sur les professions protégées, le texte est pour le moins vague. Reste que c'est un vrai problème, dans une démocratie, de n'avoir pas les moyens d'assurer l'existence d'un véritable secret professionnel.

Mme Nathalie Goulet . - Dans le cadre de la commission d'enquête sur la lutte contre les réseaux djihadistes, j'ai proposé la création d'une mission budgétaire afin de suivre les engagements financiers des dépenses liées au terrorisme - non sans avoir obtenu la bénédiction de M. Alain Lambert, l'un des pères de la loi organique relative aux lois de finances. Pensez-vous, messieurs les ministres, pouvoir collecter ces données financières dans un document budgétaire annexe, sachant que ces dépenses devraient croître de manière exponentielle ?

M. Jeanny Lorgeoux . - Question provocatrice : renforcer l'encadrement et le contrôle ne nuira-t-il pas à l'efficacité de nos services, qui évoluent par nature dans un contexte particulièrement difficile ?

M. Joël Guerriau . - Ce texte est important. Renforcer nos outils de surveillance implique de se doter d'outils de contrôle. Or, le champ est vaste et les dérives possibles : les informations susceptibles d'être captées vont des conversations aux images, en passant par les courriels... Jusqu'où peut-on aller ? Y a-t-il des limites en termes de contenu et de durée de stockage ? Quel usage pourra être fait de ces informations ? N'y a-t-il pas des risques de débordement, si ces données venaient à tomber entre les mains d'un pouvoir arbitraire qui en ferait un autre usage que celui envisagé par les bons démocrates que vous êtes ?

Mme Michelle Demessine . - Pourquoi la CNCTR est-elle une autorité administrative indépendante, alors qu'elle est composée presque pour moitié de parlementaires ? Qu'y font ceux-ci aux côtés, voire sous l'autorité, de magistrats ? N'y a-t-il pas là un mélange des genres ? Quel sera l'apport de ces parlementaires au sein de la CNCTR, sachant qu'il existe déjà une délégation parlementaire au renseignement ? La participation à ses travaux requerra en outre une assiduité difficilement compatible avec l'exercice de leur mandat parlementaire. Bref, comment envisagez-vous le fonctionnement de cette commission ?

M. Bernard Cazeneuve, ministre . - La mise en oeuvre de l'ensemble des contrôles prévus par le projet de loi aura un coût. Comme nous l'avons indiqué à l'Assemblée nationale, le contrôle des services de renseignements garantissant les libertés publiques, il n'a pas de prix. Nous assumerons donc son coût. Nous procédons actuellement à des expertises, en lien avec le responsable du groupement interministériel de contrôle (GIC) et les membres de la commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS), pour déterminer l'allocation optimale des moyens humains et techniques. Le Gouvernement souhaite qu'il n'y ait pas de décalage entre notre détermination à renforcer le contrôle et les moyens que nous donnerons à ceux qui en auront la charge. Nous sommes donc prêts à revenir devant le Parlement une fois que cette réflexion aura abouti pour préciser les moyens requis. Le Premier ministre a déjà fait savoir que les moyens qui seront demandés par le GIC et la CNCTR leur seront alloués.

Il importe de limiter le nombre de délégations afin de renforcer la proximité entre ceux qui se prononcent effectivement sur les dossiers et les responsables politiques dont ils relèvent, qui doivent rendre des comptes à la justice et au Parlement. L'élargissement des techniques concernées appelle cependant une augmentation du nombre des délégataires. Celui-ci passera donc de deux à trois pour les ministres et de trois à six pour le Premier ministre. La nature de leurs fonctions n'est pas encore arrêtée. Ce point relève, en principe, de l'organisation du pouvoir exécutif.

Quelle est la différence entre ce que nous faisons et un Patriot Act ? Ce dernier permet un recueil massif des données des résidents, alors que notre objectif est exactement contraire. En outre, le Patriot Act comporte des mesures de privation de liberté : aucune ne figure dans notre texte.

M. Philippe Bas , président . - Il y a des perquisitions...

M. Bernard Cazeneuve, ministre . - Le Premier ministre et le Président de la République ont indiqué qu'ils voulaient une loi efficace mais que cette loi ne pouvait en aucun cas être dérogatoire aux principes généraux de notre droit et de notre démocratie. Ce texte n'y déroge aucunement. Loin de prévoir une quelconque surveillance de masse, il l'interdit ! L'usage des techniques de renseignement fait l'objet d'autorisations individuelles, soumises à un contrôle de proportionnalité. La surveillance en temps réel ne s'applique qu'à un nombre limité de personnes préalablement identifiées comme relevant des activités terroristes. L'algorithme ciblera les informations pertinentes en matière de prévention du terrorisme. Les données recueillies grâce aux dispositifs de proximité seront centralisées et ne pourront être conservées que trente jours, afin d'en garantir un tri rapide. Tout cela est le contraire de la surveillance de masse !

Le contrôle du Conseil d'État sera-t-il effectif ? Le Conseil d'État pourra être aisément saisi, par tout particulier qui y aura intérêt ou par la CNCTR. Son contrôle sera approfondi : il aura accès aux documents classifiés, grâce à l'habilitation ès qualités des membres de la formation de jugement - ce qui est sans précédent. Il pourra relever d'office tout moyen de droit et ses prérogatives sont extrêmement importantes : il pourra annuler l'autorisation, ordonner la destruction des données, indemniser le requérant et même saisir le parquet s'il devait constater que, dans le cadre de la mobilisation des techniques de renseignement au titre des finalités du projet de loi, une infraction pénale a été commise. Quel texte actuellement en vigueur mobilise un tel dispositif ? Aucun ! Pourtant, personne n'a qualifié cet état du droit de liberticide... Nous instaurons ces contrôles juridictionnels car nous considérons qu'ils sont indispensables dans une démocratie, étant donné les moyens sans précédent que nous donnons à nos services de renseignement pour lutter contre le terrorisme.

Sommes-nous prêts à prendre une loi organique, en vertu de l'article 13 de la Constitution, pour la nomination du président de la CNCTR ? Oui. C'est une garantie supplémentaire que nous acceptons bien volontiers.

Le GIC conserve toutes ses prérogatives actuelles en matière d'interception de sécurité et de données de connexion. Il aura de nouvelles missions destinées à faciliter le contrôle effectué par la CNCTR : recueil des données de la surveillance en temps réel des terroristes, de l'algorithme ou éléments recueillis au moyen du IMSI Catcher. Certaines techniques, comme le processus de sonorisation, ne peuvent être mises en oeuvre que de façon décentralisée, par les services opérationnels eux-mêmes. Centraliser les données ainsi recueillies en un seul point créerait une vulnérabilité considérable. Des modalités de décentralisation sont envisageables, dans un nombre d'endroits limités, auxquels la CNCTR aurait un accès immédiat. Leur liste sera arrêtée par le Premier ministre, en concertation avec cette commission.

Certains se sont interrogés par voie de presse, avec plus ou moins de bonne foi, sur la réalité des pouvoirs de la CNCTR par rapport à ceux de la CNCIS. La CNCTR conservera l'intégralité des pouvoirs de la CNCIS en matière d'interception de sécurité et de données de connexion. De plus, son avis sera désormais préalable, ce qui n'est le cas actuellement en matière d'interception de sécurité qu'en vertu d'une pratique. Son contrôle sera étendu à toutes les nouvelles techniques : algorithme, captation de données, balisage. Elle aura de nouvelles prérogatives : elle pourra saisir le Conseil d'État, transmettre des observations à la délégation parlementaire au renseignement, répondre aux demandes d'avis des présidents des assemblées parlementaires et de la délégation et donner son avis sur les actes réglementaires déterminant quels services seront autorisés à mettre en oeuvre quelles techniques. Ses pouvoirs seront donc très larges et ses moyens humains, financiers et techniques, conséquents.

Nous partons du droit en vigueur pour déterminer quel juge sera compétent pour connaître des mesures de police administrative que nous prendrons. Sur l'article 66 de la Constitution, la jurisprudence du Conseil constitutionnel est constante : le juge judiciaire n'est légitime à intervenir pour des mesures de police administrative que dans des cas très particuliers et précisément définis de privation de liberté dans des circonstances spécifiques, par exemple lorsqu'un étranger est placé en rétention administrative. Cette jurisprudence est précise comme une horloge suisse et ne souffre aucune ambiguïté : le juge judiciaire ne doit pas être mobilisé lorsqu'il y a, dans des mesures de police administrative, des dispositifs susceptibles de porter atteinte à la vie privée. Parce que j'ai dit cela à l'Assemblée nationale, on a répété partout que je considérais que la vie privée ne relève pas de la liberté individuelle. C'est faux ! M. Mézard dit que le juge judiciaire est le juge par excellence des libertés. Il l'est, mais il n'est pas le seul. Avec l'arrêt Canal ou l'arrêt Benjamin, le Conseil d'État a magnifiquement défendu les libertés. Pourquoi avoir la moindre suspicion à son égard ? Ce texte applique les principes du droit. Le droit est le droit, pas le tordu !

Le code de procédure pénale prévoit des garanties particulières pour les professions protégées : avocats, journalistes, magistrats, parlementaires. La législation actuelle en matière d'interceptions de sécurité ou d'accès aux données de connexion ne comporte pour eux aucune garantie spécifique. Le Gouvernement a d'emblée indiqué qu'il était disposé à prévoir une protection, en lien avec les parlementaires. À l'Assemblée nationale, plusieurs garanties ont ainsi été instaurées : impossibilité de décider à l'égard de ces professions de mesures de renseignement selon la procédure de l'urgence absolue, exigence que l'avis de la CNCTR sur ces mesures soit rendu en formation collégiale, information de cette commission sur leurs modalités d'exécution et transmission à ses membres des retranscriptions des données collectées, afin que la CNCTR veille au caractère nécessaire et proportionné des atteintes éventuellement portées au secret dont ces professions bénéficient. Si le Sénat souhaite encore renforcer ces garanties, le Gouvernement n'y est pas opposé.

Nous ne donnons pas à la CNCTR la possibilité d'émettre un avis conforme car ce ne serait pas constitutionnel : le Conseil d'État a indiqué en 2001 qu'il n'était pas possible pour une autorité administrative indépendante d'émettre un avis conforme dans un domaine relevant des prérogatives régaliennes de l'État. Le Président de la République ayant annoncé qu'il saisirait le Conseil constitutionnel, la solidité juridique du texte est un objectif majeur.

L'urgence absolue et l'urgence opérationnelle sont des situations très exceptionnelles, dérogatoires au dispositif général. Ce sont alors les services opérationnels qui agissent directement. Pour autant, ni la CNCTR ni le pouvoir politique ne sont court-circuités : dans les 24 heures qui suivent la mise en place l'urgence absolue ou opérationnelle, celui qui a pris cette décision doit saisir le pouvoir politique dont il dépend ainsi que la CNCTR, qui garde la totalité des prérogatives qui lui sont reconnues par le texte en matière de contrôle. Il ne s'agit donc que d'adapter les conditions d'exercice de ce contrôle à une situation d'urgence.

M. Jean-Yves Le Drian, ministre . - Oui, monsieur Sueur, la CNCTR aura accès aux produits décryptés du PNCD pour vérifier qu'ils sont conformes aux autorisations et aux finalités prévues par la loi.

On a dit beaucoup de choses sur les algorithmes. Il ne s'agit en aucun cas d'une pêche au chalut destinée à rassembler des informations en masse sur nos concitoyens. C'est un ciblage qui porte non sur des individus mais sur des modes de communication, que nos services auront identifiés comme étant caractéristiques de l'activité de personnes impliquées dans des actions terroristes. Par exemple, au moment de la mise en ligne d'une vidéo de décapitation, plusieurs acteurs dormants vérifient qu'elle est bien accessible sur les réseaux. Un algorithme permettra de recenser ces clics. Cela supposera, bien sûr, une autorisation du Premier ministre et un avis un avis préalable de la CNCTR. Et si nous modifions l'algorithme, il faudra une nouvelle autorisation du Premier ministre et un nouvel avis de la CNCTR. Autre exemple : si, lors de l'opération Barkhane, à Madama, nous tombons sur un ensemble de données - horaires, adresses, numéros... - leur exploitation ne peut être faite que par un tri algorithmique.

Le CNCTR exercera un contrôle permanent sur le dispositif mis en place et les services ne pourront pas accéder aux données autres que les résultats du traitement. Pour connaître l'identité des personnes, il leur faudra une seconde autorisation expresse du Premier ministre, après avis de la CNCTR. Puis, ce sont les hébergeurs ou les opérateurs qui mettront en place le dispositif, non les services. Enfin, l'autorisation du Premier ministre ne sera valable que pour quatre mois renouvelables. L'ensemble de ces dispositions contraignantes garantira que l'algorithme ne servira qu'à la lutte contre le terrorisme. De surcroît, le Gouvernement a accepté à l'Assemblée nationale un amendement prévoyant que l'article en question devra être réexaminé fin 2018.

M. Philippe Bas , président . - Merci pour vos réponses précises et détaillées. Nous poursuivrons notre travail jusqu'au débat en séance publique, prévu en juin prochain.

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