B. UNE RÉVISION CONSTITUTIONNELLE QUI SOULÈVE DE NOMBREUSES INTERROGATIONS
Lors de son discours devant le Congrès du 16 novembre dernier, le Président de la République ne s'est pas prononcé sur le niveau normatif du texte appelé à traduire son engagement d'étendre la déchéance de nationalité aux Français de naissance, sauf risque d'apatridie.
Le Gouvernement a fait le choix d'une révision constitutionnelle, que le Conseil d'État n'a pas démenti. Pourtant, au cours du débat, de nombreuses voix se sont exprimées pour considérer que la mesure aurait pu être prise par le législateur ordinaire parce qu'elle n'était contraire ni à la Constitution ni à nos engagements internationaux (1).
Cette interrogation sur la nécessité d'une révision constitutionnelle pour adopter la mesure proposée n'est pas la seule suscitée par l'initiative du Gouvernement (2). Le débat qui s'est ensuivi est empreint d'une grande confusion. Force est de constater que, loin de lever les interrogations qui s'étaient fait jour, la rédaction issue des travaux de l'Assemblée nationale, à l'initiative du Gouvernement, a redoublé cette confusion (3).
1. Une révision dont la nécessité juridique est discutée
a) Un risque constitutionnel discutable
Peu d'articles de notre Constitution traitent de la nationalité. Son article 3 dispose que « sont électeurs, dans les conditions déterminées par la loi, tous les nationaux français majeurs des deux sexes, jouissant de leurs droits civils et politiques » et l'article 34 donne compétence au législateur pour en fixer les règles. La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ne traite que de la citoyenneté. La référence faite par la constitution de 1946 aux Français concerne leur égalité devant les charges qui résultent des calamités nationales.
Ceci ouvre une large marge d'appréciation au législateur pour fixer les conditions d'acquisition et de retrait de la nationalité française. C'est, du moins, ce que prouve la jurisprudence du Conseil constitutionnel relative à la déchéance de nationalité.
• La conformité à la Constitution de la déchéance de nationalité prévue à l'article 25 du code civil
Le Conseil constitutionnel s'est prononcé à deux reprises sur la procédure de déchéance de nationalité : une première fois le 16 juillet 1996 158 ( * ) et une seconde fois, dans le cadre d'un contentieux de question prioritaire de constitutionnalité, le 23 janvier 2015 159 ( * ) . Son appréciation, toutefois, s'est limitée aux seules déchéances prononcées sur la base d'une condamnation pour un crime ou un délit terroriste.
Ces décisions livrent trois enseignements.
Le premier est relatif au principe d'égalité. Si le Conseil a reconnu expressément que « les personnes ayant acquis la nationalité française et celles auxquelles la nationalité française a été attribuée à leur naissance sont dans la même situation », il a estimé que, « compte tenu de l'objectif tendant à renforcer la lutte contre le terrorisme », le législateur pouvait « prévoir la possibilité, pendant une durée limitée, pour l'autorité administrative de déchoir de la nationalité française ceux qui l'ont acquise, sans que la différence de traitement qui en résulte viole le principe d'égalité ». Le Conseil a toutefois fixé une limite à cette différence de traitement : la durée pendant laquelle la personne peut être déchue de sa nationalité ne doit pas dépasser quinze ans après la date où elle est devenue française.
Le deuxième enseignement que l'on peut tirer des décisions de 1996 et 2015 est que la déchéance de nationalité constitue bien une « sanction ayant le caractère d'une punition », ce qui lui rend applicable les principes de légalité et de nécessité des peines ainsi que celui de non-rétroactivité , définis à l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Le Conseil a considéré, à cet égard, qu'au regard de la gravité des faits reprochés, la déchéance ne constituait pas une punition manifestement disproportionnée.
Votre rapporteur souligne, à cet égard, que ce qui est vrai pour des crimes ou des délits terroristes ne le serait pas forcément pour des infractions ou des faits plus mineurs, comme certains de ceux visés aux autres alinéas de l'article 25 du code civil 160 ( * ) .
Enfin, le Conseil a expressément considéré que la procédure de déchéance de nationalité n'était contraire à aucun autre principe constitutionnel. Il a notamment écarté les griefs fondés, d'une part, sur une méconnaissance de l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen sur la garantie des droits et la remise en cause des situations légalement acquises et, d'autre part, sur une atteinte portée au droit des intéressés au respect de leur vie privée ou sur l'intelligibilité de la loi.
• La crainte d'une inconstitutionnalité éventuelle
Des décisions précitées, on devrait logiquement conclure que rien ne s'oppose à l'extension aux Français nés français de la sanction de déchéance de nationalité qui ne frappe, actuellement, que ceux qui ont acquis cette nationalité après leur naissance.
En effet, une telle extension mettrait fin à l'inégalité de traitement instituée par le droit en vigueur, qui est le principal grief constitutionnel retenu contre cette législation. Pour le surplus, on doit constater que le Conseil constitutionnel, en 1996 comme en 2015, a bien exclu qu'aucun autre principe constitutionnel ne soit mis en cause par la rédaction actuelle de l'article 25 du code civil.
Tel n'est toutefois pas l'analyse du Gouvernement, ni celle du Conseil d'État. Ce dernier, en effet, n'a pas écarté l'existence d'un risque constitutionnel suffisant pour justifier l'intervention préventive du pouvoir constituant. Dans son avis sur le projet de loi constitutionnelle, il a considéré que « si devait être instituée la déchéance de la nationalité française pour des binationaux condamnés pour des faits de terrorisme, le principe de cette mesure devrait être inscrit dans la Constitution, eu égard au risque d'inconstitutionnalité qui pèserait sur une loi ordinaire ».
Il a fondé son analyse sur deux arguments. Le premier tient à ce que « cette mesure pourrait se heurter à un éventuel principe fondamental reconnu par les lois de la République interdisant de priver les Français de naissance de leur nationalité ». Le Conseil a toutefois pris soin de préciser qu'à supposer que les conditions de reconnaissance d'un tel principe soient réunies, cette circonstance ne suffirait pas nécessairement à le reconnaître.
On peut douter que ces conditions soient réunies.
En effet, avant de procéder à une telle reconnaissance, le Conseil constitutionnel s'assure qu'aucune loi républicaine antérieure à la Constitution de 1946 n'a contredit le principe en cause 161 ( * ) . Or, comme M. Patrick Weil l'a observé lors de son audition par votre commission, les articles 23-7 et 23-8 du code civil, dont l'existence remonte à 1927, autorisent à priver de sa nationalité un Français d'origine, sur le fondement de son comportement. Même si le code civil les assimile à des cas de « perte » et non de « déchéance » de nationalité, ils présentent avec l'article 25 une similarité suffisante pour que nous puissions considérer que l'exception qu'ils apportent à un éventuel principe fondamental selon lequel un Français d'origine ne peut être privé de sa nationalité vaille aussi pour le cas de déchéance 162 ( * ) .
Le second argument développé par le Conseil d'État repose sur l'idée que « la nationalité française représente dès la naissance un élément constitutif de la personne ». Elle confèrerait à son titulaire « des droits fondamentaux dont la privation par le législateur ordinaire pourrait être regardée comme une atteinte excessive et disproportionnée à ces droits, qui, par suite, serait inconstitutionnelle. La mesure envisagée par le Gouvernement poserait, en particulier, la question de sa conformité au principe de la garantie des droits proclamé par l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ». Cette interprétation trouve un écho dans celle que la Cour suprême des États-Unis a pu développer lorsqu'elle a estimé qu'il n'était pas possible de déchoir un citoyen américain de sa nationalité, au risque de le rendre apatride, dans la mesure où ce serait le priver du droit d'avoir des droits 163 ( * ) .
Votre rapporteur observe toutefois que l'argument est hypothétique et ne correspond pas à la jurisprudence actuelle du Conseil constitutionnel.
Bien au contraire, on pourrait objecter qu' une telle évolution éventuelle de la jurisprudence du Conseil constitutionnel entrerait en conflit avec le principe majeur qu'il a reconnu en 1996 et en 2015, selon lequel les personnes ayant acquis la nationalité française et celles auxquelles cette nationalité a été attribuée à leur naissance sont dans la même situation. Or, cette dernière assertion serait invalidée par le fait que les Français d'origine bénéficieraient d'une protection constitutionnelle supérieure aux autres, fondée sur l'article 16 de la Déclaration de 1789. Ceci constituerait un revirement de jurisprudence significatif, ce qui le rend moins probable.
Quelle que soit la force de cette objection, il n'en demeure pas moins que rien n'interdit au Conseil constitutionnel de faire évoluer sa jurisprudence. Il n'est donc pas possible d'affirmer que tout risque d'inconstitutionnalité d'une loi qui étendrait la déchéance de nationalité aux Français d'origine est conjuré.
En tout état de cause, procéder à une révision constitutionnelle préventive, en anticipant l'éventuelle décision contraire du Conseil constitutionnel, constitue une démarche jusqu'à présent inédite. Les révisions précédentes, qui ont eu pour objet de lever un obstacle constitutionnel à l'adoption d'une législation ou d'un traité international, ont toutes succédé à une décision défavorable expresse du Conseil constitutionnel. Votre rapporteur estime que cette méthode est hautement préférable à celle que le Président de la République a retenue car elle conduit le pouvoir constituant à agir en étant parfaitement éclairé sur la réalité de l'inconstitutionnalité qu'il est invité à surmonter et non pour anticiper une inconstitutionnalité virtuelle et même hypothétique.
b) L'absence d'engagements internationaux contraires
La décision de reconnaître quelqu'un comme son national ou de le lui refuser est un acte de souveraineté. Limiter ce droit, par des conventions internationales, serait renoncer à cette part de souveraineté. Or, notre pays a veillé à ne pas abandonner cette prérogative.
D'ailleurs, peu de textes traitent de cette question : la plupart n'aborde pas ce sujet ou, s'ils le font, ménagent alors la latitude d'action des États en cause.
Ainsi, aucun principe de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ne s'oppose à la procédure de déchéance de nationalité que nous connaissons. Comme le Conseil d'État l'a rappelé, ce texte ne consacre aucun « droit pour un étranger d'acquérir la nationalité d'un État signataire de cette convention et de la conserver » 164 ( * ) .
Des décisions récentes de la Cour européenne des droits de l'homme montrent pourtant que celle-ci accepte de connaître de contentieux relatifs à la nationalité lorsque ceux-ci affectent directement la sauvegarde de droits que l'individu concerné tire de la Convention. Il en va ainsi du droit à une vie familiale normale 165 ( * ) ou de celui de ne pas être exposé à des traitements inhumains ou dégradants 166 ( * ) . Ainsi, même si le Conseil d'État a jugé inopérant le moyen tiré d'une atteinte portée par la déchéance de nationalité au droit de l'intéressé à mener une vie familiale normale, au motif que cette déchéance n'entraînait, par elle-même, aucun effet sur le droit au séjour de l'intéressé 167 ( * ) , il serait possible qu'une mesure de déchéance soit privée d'effets, s'agissant de l'expulsion de la personne concernée, car cette expulsion porterait une atteinte excessive à l'un ou l'autre des droits précités.
La déclaration universelle des droits de l'homme, adoptée le 10 décembre 1948, dispose seulement, dans son article 15, que « nul ne peut être privé arbitrairement de sa nationalité », ce qui est conforme à la déchéance de l'article 25 du code civil, qui obéit à des motifs légitimes et une procédure placée sous le contrôle du juge. Le pacte international relatif aux droits civils et politiques du 16 décembre 1966, entré en vigueur le 23 mars 1976 pour donner une portée juridique aux prescriptions de la déclaration universelle, est quant à lui muet sur cette question.
En réalité, seules deux conventions internationales signées par la France ont pour ambition de restreindre sensiblement la faculté pour un État de priver l'un de ses nationaux de sa nationalité. Il s'agit, d'une part, de la convention du 30 août 1961 sur la réduction des cas d'apatridie et, d'autre part, de la convention européenne du 6 novembre 1997 sur la nationalité.
L'une et l'autre interdisent en principe aux États signataires de priver quiconque de sa nationalité si cette privation doit le rendre apatride (article 8, paragraphe 1 pour la convention du 30 août 1961 et article 7, paragraphe 3 pour celle du 6 novembre 1997). Toutefois, les États peuvent conserver cette faculté, à la condition de formuler, lors de la signature ou de la ratification de ces textes, une déclaration en ce sens 168 ( * ) . C'est ce que la France a fait, pour la convention de 1961 sur la réduction des cas d'apatridie, lors de sa signature 169 ( * ) .
Ces mêmes articles limitent les situations dans lesquelles une telle privation de nationalité peut intervenir : l'individu concerné doit soit avoir manifesté sa rupture d'allégeance avec l'État en cause, soit avoir eu « un comportement de nature à porter un préjudice grave aux intérêts essentiels de cet État ». Les actes terroristes relèvent bien entendu de cette dernière catégorie, qui doit être entendue, selon le rapport explicatif annexé à la convention européenne sur la nationalité de 1997, comme comprenant « notamment la trahison et les autres activités menées contre les intérêts essentiels de l'État concerné (par exemple, le travail pour des services secrets étrangers) mais [pas] les infractions pénales à caractère général, quelle que puisse être leur gravité ».
Par ailleurs, les États signataires sont tenus d'assurer le droit des personnes concernées à un recours juridictionnel effectif contre les éventuelles décisions de déchéance.
Le droit français de la déchéance de nationalité respecte dans l'ensemble ces différentes prescriptions : la déchéance ne peut être prononcée s'il y a un risque d'apatridie ; les motifs invocables sont sérieux et correspondent, pour la plupart, à une atteinte portée contre des intérêts essentiels de la Nation ou à une déloyauté caractérisée ; les décisions peuvent faire l'objet d'un recours.
Les prescriptions des deux conventions précitées ne s'imposent toutefois pas au législateur. En effet, notre pays n'a ratifié ni l'une ni l'autre, ce qui les prive de toute portée juridique en droit interne et permettrait, le cas échéant, à la loi d'y déroger.
Les interdictions et les garanties définies, en
matière de déchéance de nationalité,
Convention du 30 août 1961 sur la réduction des cas d'apatridie (extraits) « Article 8 1. Les États contractants ne priveront de leur nationalité aucun individu si cette privation doit le rendre apatride . 2. Nonobstant la disposition du premier paragraphe du présent article, un individu peut être privé de la nationalité d'un État contractant : a) Dans les cas où, en vertu des paragraphes 4 et 5 de l'article 7, il est permis de prescrire la perte de la nationalité ; b) S'il a obtenu cette nationalité au moyen d'une fausse déclaration ou de tout autre acte frauduleux. 3. Nonobstant la disposition du paragraphe 1 du présent article, un État contractant peut conserver la faculté de priver un individu de sa nationalité, s'il procède, au moment de la signature, de la ratification ou de l'adhésion, à une déclaration à cet effet spécifiant un ou plusieurs motifs prévus à sa législation nationale à cette date et entrant dans les catégories suivantes : a) Si un individu, dans des conditions impliquant de sa part un manque de loyalisme envers l'État contractant : i) A, au mépris d'une interdiction expresse de cet État, apporté ou continué d'apporter son concours à un autre État, ou reçu ou continué de recevoir d'un autre État des émoluments, ou ii) A eu un comportement de nature à porter un préjudice grave aux intérêts essentiels de l'État ; b) Si un individu a prêté serment d'allégeance, ou a fait une déclaration formelle d'allégeance à un autre État, ou a manifesté de façon non douteuse par son comportement sa détermination de répudier son allégeance envers l'État contractant. 4. Un État contractant ne fera usage de la faculté de priver un individu de sa nationalité dans les conditions définies aux paragraphes 2 et 3 du présent article que conformément à la loi, laquelle comportera la possibilité pour l'intéressé de faire valoir tous ses moyens de défense devant une juridiction ou un autre organisme indépendant . » Convention européenne du 6 novembre 1997 sur la nationalité (extraits) « Article 7 - Perte de la nationalité de plein droit ou à l'initiative d'un État Partie 1) Un État Partie ne peut prévoir dans son droit interne la perte de sa nationalité de plein droit ou à son initiative, sauf dans les cas suivants : a) acquisition volontaire d'une autre nationalité ; b) acquisition de la nationalité de l'État Partie à la suite d'une conduite frauduleuse, par fausse information ou par dissimulation d'un fait pertinent de la part du requérant ; c) engagement volontaire dans des forces militaires étrangères ; d) comportement portant un préjudice grave aux intérêts essentiels de l'État Partie ; e) absence de tout lien effectif entre l'État Partie et un ressortissant qui réside habituellement à l'étranger ; f) lorsqu'il est établi, pendant la minorité d'un enfant, que les conditions prévues par le droit interne ayant entraîné l'acquisition de plein droit de la nationalité de l'État Partie ne sont plus remplies ; g) adoption d'un enfant lorsque celui-ci acquiert ou possède la nationalité étrangère de l'un ou de ses deux parents adoptifs. 2) Un État Partie peut prévoir la perte de sa nationalité par les enfants dont les parents perdent sa nationalité, à l'exception des cas couverts par les alinéas c et d du paragraphe 1. Cependant, les enfants ne perdent pas leur nationalité si l'un au moins de leurs parents conserve cette nationalité. 3) Un État Partie ne peut prévoir dans son droit interne la perte de sa nationalité en vertu des paragraphes 1 et 2 de cet article si la personne concernée devient ainsi apatride , à l'exception des cas mentionnés au paragraphe 1, alinéa b, de cet article. [...] Article 12 - Droit à un recours Chaque État Partie doit faire en sorte que les décisions concernant l'acquisition, la conservation, la perte de sa nationalité, la réintégration dans sa nationalité ou la délivrance d'une attestation de nationalité puissent faire l'objet d'un recours administratif ou judiciaire conformément à son droit interne. Article 29 - Réserves 1) Aucune réserve ne peut être formulée vis-à-vis de toute disposition contenue dans les chapitres I, II et VI de cette Convention [l'article 7 appartient au chapitre III de la convention]. Tout État peut , au moment de la signature ou au moment du dépôt de son instrument de ratification, d'acceptation, d'approbation ou d'adhésion , formuler une ou plusieurs réserves vis-à-vis d'autres dispositions de la Convention pourvu qu'elles soient compatibles avec l'objet et le but de cette Convention. [...] » |
En réalité, les seules normes de droit international susceptibles de limiter la latitude de notre pays en matière de déchéance de nationalité sont celles du droit européen. En principe, pourtant, le droit de la nationalité n'entre pas dans les attributions de l'Union européenne.
Toutefois, la Cour de justice de l'Union européenne l'a expressément prévu, en réponse à une question préjudicielle qui lui avait été soumise par un tribunal allemand. Elle a estimé que si le droit de l'Union, notamment l'article 17 CE (devenu article 20 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne), ne s'oppose pas à ce qu'un État membre retire à un citoyen de l'Union européenne la nationalité de cet État membre acquise par naturalisation, c'est « à condition que cette décision de retrait respecte le principe de proportionnalité » 170 ( * ) .
Le raisonnement de la Cour est le suivant : en accordant la nationalité à l'intéressé, l'État membre lui confère la qualité de citoyen de l'Union reconnue à tous ses nationaux. En la lui retirant, il lui fait perdre le bénéfice de ce statut : ce retrait doit en conséquence respecter les principes du droit européen, et « il convient, lors de l'examen d'une décision de retrait de la naturalisation, de tenir compte des conséquences éventuelles que cette décision emporte pour l'intéressé et, le cas échéant, pour les membres de sa famille, en ce qui concerne la perte des droits dont jouit tout citoyen de l'Union. Il importe à cet égard de vérifier, notamment, si cette perte est justifiée par rapport à la gravité de l'infraction commise par celui-ci, au temps écoulé entre la décision de naturalisation et la décision de retrait ainsi qu'à la possibilité pour l'intéressé de recouvrer sa nationalité d'origine ». Implicitement, la référence à « la possibilité pour l'intéressé de recouvrer sa nationalité d'origine » signale l'attention de la Cour de justice au risque d'apatridie.
2. Un projet de loi constitutionnelle initial dans les limites strictes du risque d'inconstitutionnalité allégué
Le texte déposé par le Gouvernement retranscrivait exactement l'engagement pris par le Président de la République devant le Congrès : il complétait l'article 34 de la Constitution pour habiliter expressément le législateur à fixer les conditions dans lesquelles un Français de naissance qui détient une autre nationalité peut être déchu de la nationalité française s'il est condamné pour un crime constituant une atteinte grave à la vie de la Nation.
Cette rédaction suivait de manière précise les contours du risque d'inconstitutionnalité allégué, en ajoutant, par l'évocation de la nécessité que l'intéressé dispose d'une autre nationalité, la garantie contre l'apatridie évoquée par le Président de la République devant le Congrès.
3. Une rédaction issue des travaux de l'Assemblée nationale qui entretient la confusion en tentant d'éluder l'impossibilité de concilier l'exigence d'un traitement égal entre mono- et plurinationaux et la garantie contre l'apatridie
Si l'on excepte l'interrogation sur la nécessité ou l'opportunité de la révision, l'intense débat qui a suivi l'annonce du Président de la République et le dépôt du projet de loi constitutionnelle s'est cristallisé autour de la question de l'inégalité de traitement instituée entre les Français titulaires d'une autre nationalité et ceux qui ne l'étaient pas.
Le Gouvernement a donc proposé d'amender sa rédaction afin de supprimer la mention relative à la détention, par celui qui encourt la déchéance, d'une autre nationalité. Il a aussi supprimé la référence aux seules personnes nées françaises et repris une proposition formulée par plusieurs députés de la majorité consistant à prévoir, en plus de cette première sanction, celle de la déchéance de tous les droits attachés à la nationalité.
Enfin, il a étendu aux délits constituant une atteinte grave à la vie de la Nation, les actes susceptibles de faire encourir la déchéance à leur auteur.
Soucieux toutefois, de concilier cette nouvelle rédaction avec l'exigence morale qui s'attache à la proscription des cas d'apatridie, le Premier ministre a pris l'engagement devant les députés de ratifier la convention de 1961 sur la réduction des cas d'apatridie et de prévoir, dans la loi ordinaire qui traduira la révision constitutionnelle, que la déchéance de nationalité ne pourra être prononcée si elle a pour effet de rendre l'intéressé apatride 171 ( * ) .
Cette nouvelle rédaction et ces engagements, loin de lever la confusion, l'entretiennent et suscitent de nouvelles et légitimes préoccupations.
a) La suppression effective de la garantie contre l'apatridie, en dépit des engagements du Gouvernement
Il n'existe aucun principe constitutionnel dans le droit en vigueur qui interdise à notre Nation de faire un apatride. L'existence d'un principe fondamental reconnu par les lois de la République semble exclue, dans la mesure où notre droit a connu et connaît encore des procédures de retrait de nationalité sans égard pour l'apatridie éventuelle de l'intéressé. Tel est le cas, comme on l'a vu précédemment, de l'article 23-8 du code civil.
Ceci explique que, conformément à l'engagement du Président de la République, le projet de loi constitutionnelle initial ait précisé que la déchéance ne pourrait concerner qu'« une personne née française qui détient une autre nationalité ».
La nouvelle rédaction proposée par le Gouvernement a supprimé cette garantie constitutionnelle contre l'apatridie. L'engagement pris par le Gouvernement que cette garantie soit respectée, en dépit de cette suppression, est dépourvu de tout fondement juridique.
En effet, le raisonnement tenu par le Gouvernement inverse la hiérarchie des normes . En principe, la garantie qui doit restreindre l'exercice du pouvoir d'une autorité doit être inscrite dans la norme qui s'impose à elle plutôt que dans celle qu'elle fixe. Le texte de l'article 2 autorise le législateur à déchoir des mononationaux de leur nationalité. Le fait que l'avant-projet de loi d'application, présenté par le Gouvernement, exclue la création d'apatrides n'est pas une garantie : ce qu'une loi a fait, une autre loi peut le défaire.
L'engagement du Gouvernement de ratifier la convention de 1961 sur la réduction des cas d'apatridie n'a pas plus de portée juridique . En effet, comme on l'a vu précédemment, l'article 8 de cette convention interdit bien la création de nouveaux apatrides, mais une exception est prévue pour ceux dont le comportement a été de nature à porter un grave préjudice aux intérêts essentiels de l'État en cause. Toutefois, cette exception ne joue que si, et seulement si, l'État signataire a formulé une réserve en ce sens lors de la signature ou de la ratification de cette convention. C'est ce qu'a fait la France, sous l'impulsion du Général de Gaulle, lors de la signature.
Dès lors, de deux choses l'une.
Soit le Gouvernement français réitère la réserve formulée en 1961. Ceci signifiera alors qu'il se réserve la possibilité de créer des apatrides. L'engagement pris devant les députés serait alors nul et non avenu.
Soit, au contraire, ce qui semble être le cas, il abandonne la réserve de 1961. Un autre problème se pose alors.
L'interdiction édictée par la convention de 1961 entrerait en conflit avec la nouvelle formulation de l'article 34 de notre Constitution issu du présent article 2 qui autorise le législateur à déchoir des Français de leur nationalité, au risque de les rendre apatrides. On peut d'ailleurs observer que la décision de l'État de reconnaître un individu comme son national ou non est, par nature, une décision de souveraineté. Or, en vertu de l'article 54 de la Constitution, la ratification d'un traité qui comporte « une clause contraire à la Constitution » ne peut intervenir qu'après la révision de la Constitution. Il faudra alors qu'une seconde révision constitutionnelle suive la présente révision pour autoriser la ratification du texte de 1961 : la rédaction du Gouvernement ne fait que reporter le problème d'une révision constitutionnelle à l'autre.
L'argument selon lequel il faudrait lire la disposition constitutionnelle à la lumière du texte d'application sur lequel le Gouvernement s'est engagé et qui ménage la possibilité que la déchéance ne concerne que ceux qui ont une seconde nationalité ne peut être reçu : le Gouvernement et la commission des lois de l'Assemblée nationale ont trop défendu l'idée que cette rédaction supprimait toute différence de traitement entre les Français n'ayant que cette nationalité et les autres pour qu'on puisse soutenir que l'intention claire du Constituant est d'établir cette distinction, afin de consacrer le refus de l'apatridie.
Certes, la rédaction retenue autorise une lecture qui suggère une répartition entre déchéance de nationalité pour les plurinationaux et déchéance des droits attachés à celle-ci pour les autres. Mais elle en autorise aussi d'autres, laissant au pouvoir discrétionnaire du législateur le choix de retenir exclusivement la première sanction ou la seconde et de l'appliquer indifféremment aux uns et aux autres. La confusion nuit ici à la clarté de l'intention constitutionnelle.
b) L'impossibilité de concilier égalité de traitement entre les titulaires de la seule nationalité française et les plurinationaux
Les termes du débat doivent être clairement posés. Il ne sert à rien de les éluder sous une rédaction ou une autre. Seuls les Français sans autre nationalité encourent le risque d'apatridie. Les titulaires de plusieurs nationalités en sont préservés.
La différence de traitement qu'instaure la consécration d'une garantie contre l'apatridie n'a donc rien d'une stigmatisation ou d'une discrimination contre ceux de nos compatriotes qui ont plusieurs nationalités. S'ils en étaient privés par les Nations étrangères, ils bénéficieraient, en France, de la même garantie contre l'apatridie que les autres.
c) Une déchéance des droits attachés à la nationalité sans nécessité constitutionnelle
Votre rapporteur a interrogé le Gouvernement sur les droits attachés à la nationalité dont il entendait éventuellement priver ceux qui se seraient rendus coupables des actes inacceptables visés à l'article 2.
Le Gouvernement a indiqué que cette déchéance porterait sur les droits d'accès à certaines fonctions publiques ou privées, ainsi que sur les droits civiques reconnus aux nationaux français. En revanche, dans la mesure où le droit d'entrée et de séjour en France apparaît consubstantiel à la qualité de citoyen français, les personnes concernées ne pourraient en être privées.
Cette restriction est juridiquement compréhensible dans la mesure où une déchéance de la totalité des droits attachés à la nationalité équivaudrait en fait, et même en droit, à une déchéance de la nationalité. Toutefois elle a une conséquence : rien ne justifie plus que la mesure soit inscrite dans la Constitution, puisqu'il est évident que le législateur est d'ores et déjà compétent pour priver, pour des motifs légitimes, un individu du droit d'accès à certaines fonctions ou de ses droits civiques 172 ( * ) .
d) Une rédaction trop imprécise
L'ajout des délits aux motifs susceptibles de justifier la déchéance de nationalité étend considérablement la latitude du législateur pour sanctionner certains comportements graves d'une déchéance de nationalité. Compte tenu de la sévérité de cette sanction, une telle habilitation réduit les garanties offertes à nos concitoyens.
* 158 CC, n° 96-377 DC du 16 juillet 1996, Loi tendant à renforcer la répression du terrorisme et des atteintes aux personnes dépositaires de l'autorité publique ou chargées d'une mission de service public et comportant des dispositions relatives à la police judiciaire , JORF du 23 juillet 1996, page 11108.
* 159 CC, n° 2014-439 QPC du 23 janvier 2015, M. Ahmed S. , JORF du 25 janvier 2015, page 1150.
* 160 Cf. supra , cette partie, A), 2.
* 161 Le Conseil constitutionnel estime en effet qu' « un principe qui ne résulte d'aucune disposition législative antérieure à la Constitution de 1946 et qui est au contraire contredit par diverses lois antérieures ne saurait être regardé comme constituant un principe fondamental reconnu par les lois de la République » (CC, 2008-563 DC, 21 février 2008, Loi facilitant l'égal accès des femmes et des hommes au mandat de conseiller général , cons. 3, Rec . p. 100).
* 162 En outre, comme cela est indiqué supr a (cette partie, A) 2.), la doctrine est unanime à considérer que les deux cas de pertes de nationalité des articles 23-7 et 23-8 du code civil sont, au même titre que la déchéance de l'article 25, une sanction. On peut d'ailleurs observer que le décret instaurant la déchéance des esclavagistes n'évoque que la « perte » de leur nationalité.
* 163 Cour suprême des États-Unis, arrêt Trop v. Dulles , du 31 mars 1958 (356 U.S. 86). La décision est rendue sur le fondement du VIII e amendement qui prohibe les « châtiments cruels et inhabituels ». Le président de la Cour, le Chief Justice Warren, fait valoir dans sa justification de la décision que s'il n'y a peut-être dans le retrait de nationalité d'un citoyen américain, « ni mauvais traitement ni torture primitive [...] il y a à la place une destruction complète du statut de l'individu dans une société organisée. C'est une forme de punition plus primitive que la torture, parce qu'elle détruit la place de l'individu dans la cité qu'il a fallu des siècles pour établir. La peine prive le citoyen de son statut dans la communauté politique nationale et internationale. L'existence même de ce statut dépend du bon plaisir du pays où il se trouve. Si tel ou tel pays peut lui consentir certains droits, il est probable que, tant qu'il y restera, il pourra jouir des droits limités accordés à l'étranger, mais aucun pays n'a l'obligation de lui en accorder parce qu'il est apatride. Pis, la jouissance qu'on peut lui concéder des droits même limités que possède l'étranger est susceptible de prendre fin à n'importe quel moment par expulsion pure et simple. Bref, un apatride perd le droit d'avoir des droits » (traduction d'Élisabeth Zoller, dans son ouvrage Les grands arrêts de la Cour suprême des États-Unis , Dalloz, 2010, p. 302). Dans un arrêt ultérieur, Afroyim v. Rusk du 29 mai 1967 (387 U.S. 253), la Cour a ensuite estimé, sur le fondement du XIV e amendement cette fois-ci et indépendamment de la question du risque d'apatridie, qu'il n'était pas possible de retirer à un citoyen américain sa nationalité contre sa volonté.
* 164 CE, n° 251299, 18 juin 2003, AJDA 2003.2110.
* 165 CEDH, 11 octobre 2011 Genovese c/Malte , n° 53124/09.
* 166 CEDH, du 3 décembre 2009, Daoudi c. France , n° 19576/08
* 167 CE, n° 301145, 26 septembre 2007, AJDA 2007.1845.
* 168 En vertu de l'article 8, paragraphe 3 de la convention du 30 août 1961 et de l'article 29 de la convention du 6 novembre 1997.
* 169 La réserve est ainsi libellée : « Au moment de la signature de la présente Convention, le Gouvernement de la République française déclare qu'il se réserve d'user, lorsqu'il déposera l'instrument de ratification de celle-ci, de la faculté qui lui est ouverte par l'article 8, paragraphe 3, dans les conditions prévues par cette disposition. »
* 170 CJUE, C-135/08, Janko Rottman contre Freistaat Bayern , Rec. 2010 I-01449.
* 171 Rapport n° 3451 (AN - XIV e législature) de M. Dominique Raimbourg, fait au nom de la commission des lois de l'Assemblée nationale, sur le projet de loi constitutionnelle de protection de la Nation, p. 29.
* 172 Ces mesures sont d'ailleurs déjà prévues, à titre de peine complémentaire, aux articles 131-26 et 131-27 du code pénal.