D. FACE AUX INCERTITUDES ENTOURANT LES EFFETS DE BEPS, DEUX ENJEUX PRIORITAIRES
Votre rapporteur formule deux craintes :
- s'agissant, d'une part, d'un possible syndrome de Prométhée que BEPS pourrait entraîner : en particulier, les conséquences réelles et à moyen terme de la déclaration pays par pays demeurent incertaines à ce stade , tant de la part des entreprises que des administrations fiscales ;
- s'agissant, d'autre part, des intentions des États parties motivant leur participation à l'échange automatique . Certains grands groupes occidentaux ont ainsi alerté sur les risques présentés par la transmission d'informations stratégiques à certains États où les frontières entre l'administration fiscale et le pouvoir politique sont moins marquées.
1. BEPS : le risque de conséquences non anticipées
L'appréhension du nouveau mécanisme de déclaration pays par pays par les grandes entreprises soulève certaines interrogations. En particulier, l'élaboration des déclarations par les grands groupes ne se réduira pas à une simple agrégation des données requises, mais se conjuguera avec une première analyse des renseignements . Les prestations proposées par les cabinets de conseil l'illustrent : certaines entreprises pourraient se servir de la revue qui leur est imposée pour préciser leur stratégie de répartition des activités et, donc, la valeur imposable.
Certes, votre rapporteur prend note des objectifs initialement fixés dans le cadre du projet BEPS et rappelés par Pascal Saint-Amans 46 ( * ) , précisant que « les dirigeants du G20 ont très tôt perçu le risque que les travaux sur le projet BEPS aient pour effet délibéré ou involontaire de bouleverser le partage existant de la compétence fiscale entre les États, notamment la répartition des droits d'imposition entre les pays émergents, majoritairement importateurs de capitaux, et les pays développés, principalement exportateurs de capitaux. C'est pourquoi, dès le lancement du projet en 2013, le G20 a convenu que les travaux de l'OCDE ne porteraient pas sur la répartition des droits d'imposition entre États de la source et de la résidence, mais sur la révision des normes du système fiscal international qui gouvernent l'imposition des entreprises multinationales pour s'assurer que celles-ci déclarent fiscalement leurs bénéfices dans les juridictions où les activités économiques sous-jacentes sont réalisées, c'est-à-dire où la valeur est créée » . Aussi le plan d'action de BEPS stipule-t-il que « ces mesures n'ont pas pour objectif direct de modifier les normes internationales existantes relatives à l'attribution des droits d'imposition des bénéfices transnationaux » 47 ( * ) .
De fait, le projet BEPS a été conçu comme une remise à niveau des règles du système fiscal international plutôt qu'une révolution fiscale. L'intérêt du cadre multilatéral ayant présidé à ces travaux est également d' agréger des pays non-membres de l'OCDE dans le cadre des principes traditionnels du système fiscal international, ce que Pascal Saint-Amans souligne : « alors que nombre [des pays du G20 non-membres de l'OCDE] ne reconnaissaient pas jusqu'ici officiellement l'autorité des normes fiscales internationales développées par l'OCDE, leur association aux travaux sur le BEPS les engage non seulement à mettre en oeuvre les mesures du paquet dans le cadre structuré d'un mécanisme multilatéral de suivi et d'accompagnement sous l'égide de l'OCDE, mais aussi à reconnaître l'autorité du contexte normatif dans lequel ces mesures s'inscrivent : les principes et standards de l'OCDE figurant dans le modèle de convention fiscale et ses commentaires (y compris les principes en matière de prix de transfert) » 48 ( * ) .
Si les garanties prévues dans l'accord multilatéral proposé peuvent être jugées suffisantes pour répondre à ces risques, l'évolution lente qui pourrait suivre l'utilisation des déclarations pose des difficultés plus profondes et structurelles pour appréhender ce qui fait la valeur taxable . Ces risques ont d'ailleurs été bien identifiés par l'OCDE, dans la mesure où le rapport final sur l'action 13 reconnaît que « la nécessité d'améliorer l'efficacité du règlement des différends pourrait s'accroître sous l'effet du renforcement des capacités d'évaluation des risques à la suite de l'adoption et de la mise en oeuvre de l'obligation de communiquer les déclarations d'activité pays par pays » 49 ( * ) .
En particulier, la volonté d'obtenir une prise fiscale sur les nouveaux secteurs de l'économie numérique ne doit pas conduire à une révolution de l'appréhension de la valeur taxable , privilégiant la consommation à la conception et à la production. Une extension de ce raisonnement dans le secteur industriel pourrait entrainer des risques, en remettant en question l'importance de la conception et de la production dans la création de valeur. Cet enjeu est d'autant plus fort que les pôles de consommation se trouvent désormais dans les pays émergents, en Asie notamment, alors que la recherche et la conception demeurent encore dans les pays avancés, entraînant des risques à long terme pour les finances publiques nationales.
Entendue par la commission des finances du Sénat le 1 er juillet 2015, la directrice fiscale de Sanofi, Catherine Henton, formulait ainsi ces inquiétudes : « déjà, certains pays, notamment parmi les BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine), s'appuient sur les principes BEPS dans leurs contrôles fiscaux. Ces pays se plaignent du fait que les entreprises ne laissent pas assez de profits taxables dans les pays où elles vendent leurs produits. S'ils décident d'agir pour que nous changions nos prix de transferts, nous qui exportons depuis la France, l'Allemagne et les États-Unis, devrons baisser ces prix pour éviter la double imposition. Nous nous y préparons déjà. Ces pays expliquent que les incorporels ne valent rien sans marchés solvables. Les exemples abondent déjà, comme ceux de BMW ou du lait breton en Chine. Même le Canada nous a redressés sur une répartition de profits.
Vu de l'extérieur, on pourrait croire qu'il suffit, comme le prévoit BEPS, de répartir les profits entre pays en fonction de quelques critères. Mais c'est une vision naïve. Cela suppose l'accord de tous. Actuellement, pour chasser l'abus, on attrape tout le monde ! Il faudrait étudier l'impact des propositions avancées. Par exemple, les principes BEPS permettraient sans doute de mieux taxer les GAFA, mais a-t-on mesuré les pertes de recettes fiscales qu'ils occasionneraient pour des entreprises telles que Sanofi-Aventis ou LVMH ? On ne peut pas à la fois prétendre face à Apple que c'est le marché des consommateurs qui compte, et tenir un discours inverse à la Chine ou au Brésil... Nous participons activement aux discussions sur le projet BEPS. Dans sa mise en oeuvre, il faudra ne pas se hâter et bien veiller à ce que nos partenaires avancent au même rythme. »
2. Un projet ambitieux et inédit, interrogeant sur la volonté réelle des États
De fait, ces craintes soulignent la nouveauté du projet BEPS par rapport aux initiatives passées en matière de fiscalité internationale . En effet, la prise de conscience à la suite de la crise de 2008 est principalement due aux conséquences budgétaires de l'évitement de l'impôt et au rôle du système bancaire parallèle dans le développement de la titrisation. Aussi les premières actions ont-elles visé les paradis fiscaux ou le secret bancaire.
Pour autant, avec BEPS, la réflexion ne vise plus tant l'illégalité que l'amélioration des règles existantes . Il ne s'agit pas tant de définir des règles que de s'interroger sur l'esprit des règles et sur les moyens d'en renforcer l'effectivité ainsi que de limiter les chevauchements entre législations fiscales. Entendu par la commission des finances de l'Assemblée nationale le 18 mai 2016, M e Frédéric Teper, membre de la commission fiscalité des entreprises de l'Institut des avocats conseils fiscaux (IACF), insistait sur ce point : « je pense qu'il s'agit d'un changement de paradigme, d'une révolution à laquelle nous devons tous être attentifs. Non que les thèmes évoqués dans le cadre de [BEPS] soient totalement nouveaux : prix de transfert, déductions de charges financières et sociétés soumises à une fiscalité privilégiée à l'étranger sont des thèmes présents sur la scène internationale depuis des décennies. Ce qui est nouveau, c'est la prise de conscience, au nom de la concurrence loyale entre les États, de ces phénomènes. Nous sortons donc de la simple question des paradis fiscaux : il s'agit de savoir si ces pratiques fiscales dommageables sont tolérables entre des États rationnels , disciplinés, qui prétendent favoriser la croissance économique mondiale. »
Dans ces conditions, la volonté de certains États de s'engager dans cette direction peut être mise en doute : elle dépend fortement de considérations économiques , d'autant que les pratiques d'optimisation fiscale peuvent concerner des groupes fleurons de grandes puissances économiques et des systèmes fiscaux permettant certaines pratiques. À ce stade, la position des États-Unis sur le mécanisme de déclarations pays par pays échangées automatiquement demeure l'objet de débats . Si le Congrès a rapidement manifesté son opposition, les dispositions internes, relevant du pouvoir exécutif, ont bien été prises 50 ( * ) , pour une application effective pour les exercices ouverts à compter du 30 juin 2016. Cependant, compte tenu de ce décalage d'un semestre, l'OCDE encourage les entreprises américaines possédant des entités dans des pays européens appliquant le mécanisme dès l'exercice 2016, à utiliser le mécanisme secondaire de dépôt. Le standard du projet BEPS prévoit que les déclarations pays par pays doivent être fournies aux administrations fiscales de manière volontaire à travers une filiale désignée dans un État disposant d'une législation conforme. À défaut, elles peuvent être exigées des entités du groupe, pour l'ensemble de ce dernier, au niveau des différents États. Ainsi, le Royaume-Uni et les Pays-Bas ont publiquement indiqué qu'ils accueilleraient le dépôt de ces déclarations auprès de leurs services fiscaux, et qu'ils les échangeraient dans le cadre des accords d'échange automatique qu'ils auront conclus. Devant la commission des affaires étrangères de l'Assemblée nationale le 7 décembre 2016, Pascal Saint-Amans a précisé ce mécanisme transitoire : « les États-Unis ont donc adopté les mesures réglementaires nécessaires pour commencer à échanger les informations, avec six mois de retard. Néanmoins, pour les États-Unis et les autres - la Suisse a six mois de retard - nous avons mis en oeuvre un mécanisme de déclaration volontaire des multinationales. Si leur gouvernement n'échange pas les renseignements, elles peuvent déposer leurs déclarations dans les pays où elles opèrent. Nous le verrons en 2017, ce mécanisme sera très largement utilisé, car les entreprises prennent cela au sérieux, dans la mesure où notre dispositif prévoit que si l'échange ne prend pas place, les États peuvent demander l'information unilatéralement, comme dans FATCA. Cette mesure de rétorsion incite les entreprises à déclarer dans le pays où elles opèrent, même si l'État de siège n'est pas prêt à faire de l'échange de renseignements. »
Pour autant, l'attitude des États-Unis depuis le lancement du projet se caractérise par une certaine ambiguïté . Alors qu'ils avaient initialement manifesté un retrait du projet, qu'ils considèrent comme une tentative d'imposer les revenus apatrides, les États-Unis ont ensuite décidé d'y participer. Or, selon la fiscaliste américaine Lee Sheppard, « les États-Unis ne prennent pas au sérieux l'imposition des multinationales américaines sur leurs revenus étrangers et n'ont pas besoin des revenus correspondants. Ce constat fondamental est amplement démontré par l'attitude des États-Unis par rapport au projet concernant l'érosion de la base d'imposition et le transfert de bénéfices, soit une volonté de participation polie et un sabotage discret » 51 ( * ) . Certes, le préambule de la final regulation publiée par le Trésor américain le 29 juin 2016 précise que « les États-Unis sont résolus à s'engager dans des accords bilatéraux d'échange automatique des déclarations avec les autorités compétentes en temps opportun ». Il est de surcroît indiqué que le Trésor fournira la liste des juridictions avec lesquelles les États-Unis ont conclu un tel accord. Toutefois, le renouvellement de l'administration américaine ne peut qu'accentuer les incertitudes pour des sujets relevant des prérogatives du pouvoir exécutif.
3. Deux enjeux prioritaires : conclure des accords bilatéraux pour étendre l'échange automatique et préparer le réexamen de 2020
L'incertitude entourant l'engagement de la première puissance économique mondiale et de l'État comptant le plus grand nombre de sièges de groupes d'entreprises multinationales pourrait de surcroît constituer une brèche dans le dispositif . Certains États hésitants pourraient arguer de la position américaine pour en réduire l'effectivité.
Dans ces conditions, votre rapporteur formule deux recommandations principales :
- d'une part, il convient de voir l'accord multilatéral proposé comme une première étape, devant être rapidement complété par la négociation d'accords bilatéraux prévoyant l'échange automatique des déclarations pays par pays avec les partenaires pertinents non parties à l'accord multilatéral . Cet enjeu est d'autant plus important qu'aucun accord bilatéral d'échange automatique d'informations en matière fiscale, quelle que soit l'imposition, n'a été conclu à ce stade. Ainsi, l'accord multilatéral de Berlin du 29 octobre 2014 n'a pas encore été complété par des accords bilatéraux prévoyant le standard mondial relatif aux comptes financiers. Selon les informations transmises par la direction de la législation fiscale, les États-Unis ont d'ores et déjà proposé la conclusion d'un accord bilatéral à la France, sur le fondement de la convention fiscale franco-américaine du 31 août 1994 modifiée, afin d'organiser ce mécanisme en cohérence avec le standard international ;
- d'autre part, il s'agit pour l'OCDE de mettre en oeuvre les outils de suivi de l'application du dispositif, dans la perspective du réexamen des actions de BEPS prévu en 2020 . Un premier bilan de l'échange automatique des déclarations pays par pays, de leur fiabilité et de leur utilisation pourra alors être dressé. En particulier, le respect de la confidentialité des données et de leur utilisation strictement réservée aux services fiscaux devra faire l'objet d'une analyse étayée. À défaut, le risque d'un détournement du contenu des déclarations pays par pays à des fins d'intelligence économique existe. De plus, votre rapporteur insiste sur la vigilance dont la France devra faire preuve afin de limiter l'extension des données retracées dans la déclaration , ce que les entreprises redoutent, ou un abaissement du seuil de chiffre d'affaires annuel à partir duquel les groupes sont assujettis à la déclaration. En effet, lors des négociations préalables, les principaux pays émergents souhaitaient inclure des données supplémentaires sur les transactions concernant les paiements d'intérêts entre parties liées, les paiements de redevances et surtout les commissions au titre de services rendus entre parties liées. Or l'accord multilatéral vise expressément le rapport de 2015 sur l'action 13 du projet BEPS tel qu'il pourrait être amendé à la suite du réexamen de 2020, de sorte que les modifications éventuelles seraient automatiquement applicables. C'est pourquoi, si cette occasion doit permettre une actualisation du projet BEPS, elle ne saurait constituer un nouveau cycle de négociation . En tout état de cause, les modifications qui pourraient en résulter devront traduire uniquement les enseignements tirés de la première phase de mise en oeuvre par les différents acteurs, afin de maintenir l'équilibre ayant présidé à l'élaboration du mécanisme actuel .
* 46 « Le projet BEPS et la longue marche en direction d'une fiscalité globale pour l'économie du XXI e siècle », Pascal Saint-Amans et Éric Robert, Revue de droit fiscal n° 49, 3 décembre 2015.
* 47 OCDE, « Plan d'action concernant l'érosion de la base d'imposition et le transfert des bénéfices », 2013, page 11.
* 48 « Le projet BEPS et la longue marche en direction d'une fiscalité globale pour l'économie du XXI e siècle », Pascal Saint-Amans et Éric Robert, Revue de droit fiscal n° 49, 3 décembre 2015.
* 49 « Documentation des prix de transfert et déclaration pays par pays », Rapport final 2015 sur l'action 13 de BEPS, OCDE 2015, page 11.
* 50 Le Trésor américain a publié les final regulations relatives à la déclaration pays par pays le 29 juin 2016.
* 51 L. Sheppard, International changes the United States shouldn't have made, 2014, cité par « Le projet BEPS : contexte, contenu et perspectives », Alexandre Laumonier, Droit fiscal n° 17, Avril 2016.