B. LE SÉNAT, PIONNIER DU CONTRÔLE DE L'APPLICATION DES LOIS

Le Sénat contrôle l'application des lois de deux manières : grâce à un dispositif spécifique créé dans les années 1970 et par l'utilisation, en complément, des outils « classiques » du contrôle parlementaire.

1. Un dispositif spécifique de contrôle de l'application des lois
a) Le bilan annuel de l'application des lois, rédigé à partir des « remontées » des commissions

Dès 1972, le Sénat a institué un dispositif spécifique pour contrôler l'application des lois après leur publication.

L'historique du contrôle de l'application des lois au Sénat

Le 13 juin 1972 , notre regretté collègue Roger Poudonson, président du groupe Union centriste, interrogea le Gouvernement sur les moyens à mettre en oeuvre pour « assurer une application meilleure et plus rapide des textes législatifs votés par le Parlement ».

À la suite de cette intervention, le Bureau du Sénat créa une délégation spécifique pour le suivi de l'application des lois, composée du président du Sénat, des présidents de commission et des présidents des groupes politiques. En 1974, ses compétences furent transférées à la Conférence des présidents , ce qui permettait d'engager un dialogue avec le ministre chargé des relations avec le Parlement.

Chaque semestre, les commissions permanentes dressaient un tableau d'application des lois , qui précisait les décrets pris et ceux restant à prendre. Leur contribution alimentait le rapport annuel présenté devant la Conférence des présidents.

En 1985, le Sénat a créé la base de données APLEG pour recenser les mesures d'application au fur et à mesure de leur publication. Modernisée à de nombreuses reprises, cette base de données fonctionne toujours aujourd'hui.

Le 16 novembre 2011, le Bureau du Sénat institua une commission sénatoriale pour le contrôle de l'application des lois , présidée par notre collègue David Assouline et composée de 39 membres.

Cette commission exerçait deux missions : assurer une veille normative sur la publication des textes d'application et informer le Sénat sur la mise en oeuvre des lois. Elle désignait des binômes de rapporteurs issus de ses rangs mais également des commissions permanentes. Outre le rapport annuel sur l'application des lois, elle publiait des rapports ciblés sur certaines lois 13 ( * ) .

La commission sénatoriale pour le contrôle de l'application des lois a été supprimée en novembre 2014, « dans le souci de restituer aux commissions permanentes la plénitude de leurs prérogatives de contrôle sur un domaine où elles sont indiscutablement les mieux placées, puisqu'elles ont eu à connaître dès le départ les lois dont il faut vérifier la mise en application en aval » 14 ( * ) .

En conséquence, la rédaction du bilan annuel de l'application des lois a été confiée au président de la délégation du Bureau chargée du travail parlementaire, de la législation en commission, des votes et du contrôle . Elle ne relève plus de la Conférence des présidents.

Depuis 2009 15 ( * ) , l'article 22 du Règlement du Sénat prévoit explicitement que les commissions permanentes assurent le suivi de l'application des lois . Pour les commissions spéciales, ce suivi est confié à une ou plusieurs commissions permanentes, en fonction de leur domaine de compétences 16 ( * ) .

Au printemps, chaque président de commission dresse un bilan annuel de l'application des lois qui relèvent des compétences de sa commission . Publiée au compte rendu des commissions, cette communication concerne :

- l'état d'application, au 31 mars, des lois votées lors de la précédente session ;

- les lois antérieures, ayant fait l'objet de mesures d'application au cours de l'année ;

- et, en fin de quinquennat, l'état des lois adoptées pendant la législature.

Exemple de la communication du président de la commission des lois pour la session 2016-2017

Lors de la réunion de la commission du 16 mai 2018, notre collègue Philippe Bas, président, a rendu compte de l'application des lois pour la session 2016-2017 .

24 des 48 lois promulguées au cours de cette période relevaient de la commission des lois 17 ( * ) . Leur taux d'application s'élevait à 72 %, soit un taux identique à l'exercice précédent. Toutefois, presque un tiers des mesures d'application ont été prises plus de six mois après la promulgation de la loi.

Deux lois ont fait l'objet d'un développement spécifique.

En premier lieu, le président Philippe Bas a regretté l'absence de deux mesures d'application de la loi n° 2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique : l'une relative à l'effacement des données à caractère personnel après le décès d'une personne (« mort numérique »), l'autre sur les pièces justificatives à fournir dans le cadre de procédures administratives (principe « dites-le nous une fois »).

En second lieu, le Gouvernement n'a pas utilisé son habilitation à légiférer par ordonnances pour créer une « banque de la démocratie », habilitation qui figurait dans la loi n° 2017-1339 du 15 septembre 2017 pour la confiance dans la vie politique.

Le taux d'application des textes législatifs examinés par la commission des lois est plus élevé pour la session 2017-2018 : il s'établit à 91 %, en hausse de 18 points par rapport à l'exercice précédent .

Le président de la délégation du Bureau du Sénat chargée du travail parlementaire, de la législation en commission, des votes et du contrôle, élabore ensuite le bilan annuel de l'application des lois, publié fin mai ou début juin .

Ce bilan relève d'une pratique sénatoriale constante depuis les années 1970, bien qu'il ne soit pas mentionné par le Règlement du Sénat.

En règle générale, il fait également l'objet d'un débat en séance , organisé pendant la semaine sénatoriale de contrôle 18 ( * ) .

Le contrôle de l'application des lois au Sénat

(état du droit)

Source : commission des lois du Sénat

Le bilan annuel de l'application des lois se nourrit des informations recueillies auprès des commissions permanentes mais également de l'audition du Secrétaire général du Gouvernement 19 ( * ) .

Il porte, en priorité, sur la publication des mesures d'application (examen quantitatif) : taux moyen d'application, durée de préparation des décrets et des ordonnances, dépôt des rapports au Parlement, etc . Il distingue quatre hypothèses , en fonction des mesures réglementaires prévues et des mesures effectivement publiées.

Les quatre hypothèses prises en compte
pour le contrôle de l'application des lois

Lois d'application directe

Aucun texte réglementaire n'est prévu

Lois applicables

Tous les textes réglementaires ont été pris

Lois partiellement applicables

Seuls certains textes réglementaires ont été pris

Lois non mises en application

Aucun des textes réglementaires prévus n'a été pris

Source : commission des lois du Sénat

Le bilan annuel de l'application des lois comprend également une analyse de fond de certaines dispositions , notamment pour s'assurer que le pouvoir réglementaire a bien respecté l'intention du législateur (examen qualitatif) .

Un examen qualitatif :
l'exemple du bilan annuel de l'application des lois de mai 2018

À titre d'exemple, le bilan de mai 2018 exprime des doutes concernant le décret n° 2016-234 du 1 er mars 2016 relatif à la régulation des contrats dans le secteur des autoroutes.

Malgré la volonté du législateur et les recommandations de l'Autorité de régulation des activités ferroviaires et routières (ARAFER), les commissions des marchés des concessionnaires d'autoroute ne sont pas présidées par une personnalité indépendante. Or, « il ne s'agit pas d'un détail : ce sujet est au coeur des enjeux soulevés par les plans de relance autoroutiers et de la mobilisation des petites et moyennes entreprises de notre pays » 20 ( * ) .

De même, le bilan conduit à s'interroger sur l'effet différé de la réforme du Conseil national de la transaction et de la gestion immobilières 21 ( * ) , le Parlement ayant souhaité des modifications plus rapides.

À l'inverse, le bilan annuel de l'application des lois n'est pas un outil d'évaluation des politiques publiques , l'évaluation nécessitant à la fois plus de moyens et davantage de recul (voir infra ).

b) Les différences constatées par rapport à l'Assemblée nationale

Depuis 2004 22 ( * ) , l'Assemblée nationale s'est également doté d'un mécanisme de contrôle de l'application des lois. À l'instar du Sénat, les commissions permanentes en sont les clefs de voûte.

L'article 145-7 du Règlement de l'Assemblée nationale encadre plus précisément le contrôle de l'application des lois en prévoyant la remise, à l'issue d'un délai de six mois, d'un rapport d'application pour toutes les lois qui ne sont pas d'application directe.

Ce rapport est rédigé par deux députés , dont le rapporteur du projet ou de la proposition de loi et un membre de l'opposition.

Le contrôle de l'application des lois à l'Assemblée nationale

Source : commission des lois du Sénat, à partir du Règlement de l'Assemblée nationale

En pratique, la publication des rapports d'application n'est pas systématique . Comme le souligne Mme Perrine Preuvot, l'Assemblée nationale interprète son Règlement avec « une certaine souplesse », alors que « l'utilisation du présent de l'indicatif [...] pouvait laisser penser à l'institution d'une obligation » en matière d'application des lois 23 ( * ) .

Alors qu'une cinquantaine de lois sont adoptées chaque année, dont plus de la moitié appellent des mesures d'application, l'Assemblée nationale a publié sept rapports d'application entre août 2017 et juillet 2018 .

Les délais de présentation des rapports sont interprétés avec la même souplesse . À titre d'exemple, le rapport d'application de la loi n° 2016-274 du 7 mars 2016 relative au droit des étrangers en France a été publié près de deux ans plus tard, le 15 février 2018 24 ( * ) .

Contrairement au Sénat, l'Assemblée nationale ne publie pas de bilan global de l'application des lois .

c) Les exemples étrangers : le difficile suivi de l'application des lois

Au sein de l'Union européenne, le suivi de l'application des lois s'organise selon trois modalités 25 ( * ) .

Dans la majorité des cas, il est assuré par l'administration parlementaire, sans réel portage politique .

À titre d'exemple, le service juridique de la Chambre des représentants de Belgique dresse la liste des lois promulguées et des mesures d'application à prendre. Cette liste fait l'objet d'une analyse contradictoire avec le Gouvernement, qui peut la compléter ou expliquer les raisons pour lesquelles des décrets n'ont pas été pris.

Dans la même logique, le Sénat italien possède un « observatoire de l'application des actes normatifs », chargé de recenser les règlements publiés au Journal officiel .

Autre modèle, le Royaume-Uni a créé en juillet 2010 une commission commune des règlements d'application . Présidée par un parlementaire de l'opposition, elle comprend quatorze membres de la Chambre des Communes et de la Chambre des Lords.

Cette commission attire l'attention des parlementaires sur des aspects techniques comme la publication tardive des textes d'application ou des incohérences dans leur rédaction. La commission a l'interdiction de se prononcer sur l'opportunité des mesures prises ; le Gouvernement reste libre de prendre en compte, ou non, ses observations.

En Allemagne, l'application des lois relève des Länder ; il n'existe aucun organe de suivi au niveau fédéral . Toutefois, « le Bundesrat peut se prononcer sur la violation du droit par le Land, cette décision étant susceptible de recours devant la Cour constitutionnelle fédérale » 26 ( * ) .

2. L'utilisation, en complément, des autres outils de contrôle

En complément, les députés et les sénateurs utilisent leurs autres outils de contrôle pour suivre l'application des lois promulguées.

Lors de la session 2016-2017, les sénateurs ont posé 156 questions écrites relatives à l'application d'une loi, dont 40 % ont obtenu une réponse ministérielle 27 ( * ) .

De même, les commissions permanentes peuvent créer des missions d'information pour contrôler la mise en application d'une loi, au besoin en demandant au Sénat de leur attribuer les prérogatives des commissions d'enquête . Les rapporteurs disposent alors de leurs outils habituels pour mener leurs travaux : organisation d'auditions, déplacements, questionnaires écrits, etc .

Exemples de missions d'information créées par la commission des lois pour suivre l'application des textes promulgués

- Le suivi de l'état de l'urgence et de la loi « SILT »

Votre commission a institué un comité de suivi de l'état d'urgence le 25 novembre 2015, deux semaines après les attaques terroristes du 11 novembre.

Ce comité a contrôlé les mesures de police administrative prises par le Gouvernement jusqu'à la sortie de l'état d'urgence et l'entrée en vigueur de la loi n° 2017-1510 du 30 octobre 2017 28 ( * ) , dite loi « SILT ».

Depuis lors, ce contrôle est assuré par la mission de suivi de la loi « SILT » .

Son rapporteur, notre collègue Marc-Philippe Daubresse, a réalisé un point d'étape le 18 décembre dernier . Il a précisé le nombre de mesures prononcées (214 périmètres de protection en un an, 5 arrêtés de fermeture de lieux de culte, 74 visites domiciliaires, etc .) ainsi que les difficultés rencontrées (motivation insuffisante des arrêtés, problèmes d'articulation avec la sécurisation des manifestations sportives comme les marathons, complexité de la procédure de fermeture des lieux de culte, etc .) 29 ( * ) .

- Le suivi des réformes territoriales

Une mission de contrôle et de suivi de la mise en oeuvre des réformes territoriales a été créée en novembre 2015, notamment pour contrôler l'application de la loi n° 2015-991 du 7 août 2015 30 ( * ) , dite loi « NOTRe » . Cette mission a été pérennisée en novembre 2017, sur décision de votre commission.

Notre collègue Mathieu Darnaud, rapporteur, a récemment formulé trente propositions pour revitaliser l'échelon communal, notamment en veillant à mieux associer les communes au fonctionnement de leur intercommunalité 31 ( * ) . Un colloque a également été organisé le 15 novembre dernier, en présence des associations représentant les élus locaux.


* 13 Voir, à titre d'exemple, le rapport n° 772 (2012-2013) sur la précarité dans la fonction publique, fait par nos anciens collègues Jacqueline Gourault et Philippe Kaltenbach, au nom de la commission sénatoriale pour le contrôle de l'application des lois et de la commission des lois.

* 14 Rapport d'information sur le bilan annuel de l'application des lois au 31 mars 2015, fait par notre collègue Claude Bérit-Débat, p. 8.

* 15 Résolution adoptée le 2 juin 2009 tendant à modifier le Règlement du Sénat pour mettre en oeuvre la révision constitutionnelle, conforter le pluralisme sénatorial et rénover les méthodes de travail du Sénat.

* 16 Les commissions spéciales étant des structures temporaires, qui cessent de réunir après la promulgation de la loi pour l'examen de laquelle elles ont été créées.

* 17 Hors lois visant à ratifier ou à approuver un engagement international de la France, sur le fondement de l'article 53 de la Constitution.

* 18 Le dernier débat a été organisé le 5 juin 2018, en présence du secrétaire d'État chargé des relations avec le Parlement.

* 19 Voir, par exemple, l'audition au Sénat de M. Marc Guillaume, Secrétaire général du Gouvernement, organisée le 23 mai 2018 en présence des présidents de commission.

* 20 Rapport d'information n° 510 (2017-2018) précité.

* 21 Dispositions issues de la loi n° 2017-86 du 27 janvier 2017 relative à l'égalité et à la citoyenneté.

* 22 Résolution du 12 février 2004 modifiant le Règlement en vue d'informer l'Assemblée nationale sur la mise en application des lois et sur la mise en oeuvre des recommandations de ses commissions d'enquête. Ce dispositif a été enrichi par la résolution du 27 mai 2009 modifiant le Règlement de l'Assemblée nationale.

* 23 « L'amélioration de l'application des lois : un enjeu des relations Parlement-Gouvernement », Revue du droit public et de la science politique en France et à l'étranger, janvier 2012, p. 63.

* 24 Rapport d'information de nos collègues députés Jean-Michel Clément et Guillaume Larrivé, fait au nom de la commission des lois de l'Assemblée nationale sur l'application de la loi n° 2016-274 du 7 mars 2016 relative au droit des étrangers en France.

* 25 Pour plus de précisions, voir le rapport d'information n° 323 (2011-2012) fait au nom de la commission sénatoriale pour le contrôle de l'application des lois sur l'application des lois au 31 décembre 2011, p. 185 à 194.

* 26 Source : rapport d'information n° 323 (2011-2012) précité, p. 186.

* 27 Source : rapport d'information n° 510 (2017-2018) précité, p. 16.

* 28 Loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme.

* 29 Voir le compte rendu de la commission des lois du 18 octobre 2018 pour plus de précisions.

* 30 Loi portant nouvelle organisation territoriale de la République.

* 31 « Fortifier la démocratie de proximité - Trente propositions pour nos communes », rapport d'information n° 110 (2018-2019) fait au nom de la commission des lois du Sénat.

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