N° 147
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2025-2026
Enregistré à la Présidence du Sénat le 20 novembre 2025
RAPPORT
FAIT
au nom de la commission des affaires
européennes (1) sur la proposition
de résolution
européenne en application de l'article 73 quinquies C du
Règlement, visant à demander au
Gouvernement
français de saisir
la Cour de justice
de
l'Union européenne
pour empêcher la
ratification de l'accord
avec le Mercosur,
Par MM. Daniel GREMILLET et Didier MARIE,
Sénateurs
(1) Cette commission est composée de : M. Jean-François Rapin, président ; MM. Alain Cadec, Ronan Le Gleut, Mme Gisèle Jourda, MM. Didier Marie, Claude Kern, Mme Catherine Morin-Desailly, M. Teva Rohfritsch, Mme Cathy Apourceau-Poly, MM. Cyril Pellevat, Louis Vogel, Mme Mathilde Ollivier, M. Ahmed Laouedj, vice-présidents ; Mme Marta de Cidrac, M. Daniel Gremillet, Mmes Florence Blatrix Contat, Amel Gacquerre, secrétaires ; MM. Georges Patient, Pascal Allizard, Jean-Michel Arnaud, Bruno Belin, François Bonneau, Mmes Valérie Boyer, Sophie Briante Guillemont, M. Pierre Cuypers, Mmes Karine Daniel, Brigitte Devésa, MM. Jacques Fernique, Christophe-André Frassa, Mmes Pascale Gruny, Nadège Havet, MM. Olivier Henno, Bernard Jomier, Mme Christine Lavarde, M. Dominique de Legge, Mme Audrey Linkenheld, MM. Vincent Louault, Louis-Jean de Nicolaÿ, Mmes Elsa Schalck, Silvana Silvani, M. Michaël Weber.
Voir les numéros :
|
Sénat : |
99 et 148 (2025-2026) |
L'ESSENTIEL
I. L'ACCORD COMMERCIAL AVEC LES PAYS DU MERCOSUR : UN ACCORD CRITIQUÉ POUR SON MANQUE D'AMBITION ENVIRONNEMENTALE AINSI QUE LES RISQUES AUXQUELS IL EXPOSE L'AGRICULTURE EUROPÉENNE
A. L'ACCORD CONCLU EN 2019 A SUSCITÉ D'IMPORTANTES RÉSERVES AU SEIN DE L'UNION EUROPÉENNE, RENDANT PEU PLAUSIBLE SA SIGNATURE PAR LES ÉTATS MEMBRES
Après la conclusion, en 1995, d'un accord-cadre interrégional de coopération, le Conseil de l'Union européenne a autorisé le 13 septembre 1999 la Commission européenne à ouvrir des négociations avec les quatre pays du bloc commercial du Mercosur1(*) - Argentine, Brésil, Paraguay et Uruguay.
Selon les directives de négociations adoptées par le Conseil2(*), la Commission européenne devait parvenir à la conclusion d'un accord d'association politique et économique, poursuivant deux objectifs distincts, à savoir le renforcement de la coopération politique, d'une part, et la libéralisation progressive et réciproque des échanges, d'autre part.
Après vingt ans de discussions souvent ralenties par des divergences économiques et politiques, l'Union européenne et le Mercosur ont annoncé le 29 juin 2019 avoir conclu les négociations sur la partie commerciale de l'accord.
Bénéfices attendus de l'accord UE-Mercosur
Le bloc du Mercosur, qui compte 270 millions habitants, représente la 6ème plus grande économie en dehors de l'Union européenne, avec un produit intérieur brut annuel de 2 700 milliards d'euros. Les exportations européennes vers le Mercosur s'élèvent 84 milliards d'euros par an et soutiennent 756 000 emplois au sein de l'Union européenne ; pour la France, les exportations de biens vers le Mercosur représentent environ 5,56 milliards d'euros.
Dans un contexte géopolitique marqué par une grande instabilité, cet accord revêt une importance stratégique aux yeux de la Commission européenne, puisqu'il permettrait de :
- diversifier les chaînes d'approvisionnement et réduire les dépendances, notamment à l'égard de la Chine et des États-Unis ;
- faciliter l'accès en minerais stratégiques et terres rares, grâce à un accès préférentiel pour certaines matières premières critiques (aluminium, graphite naturel, manganèse, silicium métal, tantale, lithium, etc.), utilisées pour la fabrication de composants électroniques, batteries, semi-conducteurs ou encore de superalliages à haute résistance, nécessaires à la transition énergétique et numérique ;
- supprimer les droits de douane actuellement élevés du Mercosur (35 % sur les voitures, 20 % sur les machines, 18 % sur les produits chimiques ou encore 14 % pour les produits pharmaceutiques) et simplifier les procédures douanières pour faciliter les exportations européennes de biens ;
- conférer à l'Union européenne un avantage de précurseur, puisque le Mercosur n'a conclu aucun accord de libre-échange avec d'autres grandes économies industrialisées.
Au total, 91 % des biens que l'Union européenne exporte vers le Mercosur devraient faire l'objet d'une libéralisation des tarifs douaniers, une période de transition étant toutefois prévue pour atteindre l'annulation totale des droits. En sens inverse, 92 % des biens sud-américains exportés vers l'Union européenne devraient également faire l'objet d'une libéralisation des tarifs douaniers.
Selon l'analyse économique du résultat des négociations3(*) réalisée par la Direction générale du commerce de la Commission européenne, les exportations de l'Union européenne vers le Mercosur devraient augmenter de 48,7 milliards d'euros (+ 39 %), les gains les plus importants étant attendus dans le secteur des véhicules automobiles, des machines et équipements et des produits chimiques. En parallèle, les exportations de biens et de services du Mercosur vers l'Union devraient augmenter de 8,9 milliards d'euros (+ 16,9 %).
La Commission estime qu'en définitive, l'accord devrait permettre une augmentation de 77,6 milliards d'euros (+ 0,05 %) du produit intérieur brut de l'Union européenne, et de 9,4 milliards d'euros (+ 0,25 %) de celui du Mercosur à horizon 2040.
Source : Commission européenne
Impact de l'accord sur les exportations
de
l'Union européenne vers le Mercosur en 2040
|
en Md € |
en % |
|
|
Autres produits métalliques |
+ 979 |
+ 69,6 |
|
Autres produits manufacturés |
+ 978 |
+ 62,1 |
|
Caoutchouc et plastique |
+ 701 |
+ 40,3 |
|
Métaux ferreux |
+ 648 |
+ 26,7 |
|
Boissons et tabac |
+ 608 |
+ 53,5 |
|
Minéraux et verre |
+ 543 |
+ 55,7 |
|
Équipements de transport |
+ 414 |
+ 12,4 |
|
Commerce |
+ 366 |
+ 02,2 |
|
Fruits et légumes |
+ 185 |
+ 36,9 |
|
Huiles végétales |
+ 185 |
+ 21,2 |
|
Communication |
+ 163 |
+ 03,4 |
|
Transport maritime |
+ 147 |
+ 12,1 |
|
Produits laitiers |
+ 85,0 |
+ 101,9 |
|
Finance |
+ 80,0 |
+ 4,2 |
|
Autres viandes |
+ 62,0 |
+ 59,1 |
|
Construction |
+ 32,0 |
+ 5,3 |
|
Assurance |
+ 27,0 |
+ 3,9 |
|
Boeuf* |
+ 23,0 |
+ 30,8 |
|
Secteur de l'énergie |
+ 21,0 |
+ 0,6 |
|
Véhicules automobiles |
+ 20,8 |
+ 199,3 |
|
Autres cultures |
+ 20,0 |
+ 13,4 |
|
Affaires |
+ 17,0 |
+ 0,1 |
|
Loisirs et activités récréatives |
+ 15,0 |
+ 2,1 |
|
Riz |
+ 10,0 |
+ 90,6 |
|
Entreposage et logistique |
+ 8,0 |
+ 1,7 |
|
Machines et équipements |
+ 5,4 |
+ 35,7 |
|
Produits chimiques |
+ 4,8 |
+ 49,2 |
|
Secteur pharmaceutique |
+ 2,6 |
+ 27,3 |
|
Équipements électriques |
+ 2,1 |
+ 48,7 |
|
Graines oléagineuses |
+ 2,0 |
+ 9,0 |
|
Produits animaux |
+ 2,0 |
+ 5,2 |
|
Ordinateurs |
+ 1,8 |
+ 54,1 |
|
Produits de la pêche et produits agricoles transformés |
+ 1,7 |
+ 69,9 |
|
Produits métalliques |
+ 1,2 |
+ 59,6 |
|
Textile, habillement, cuir |
+ 1,1 |
150,4 |
|
Bois et papier |
+ 1,0 |
+ 76,3 |
|
Fibres |
+ 1,0 |
+ 89,7 |
|
Sucre |
+ 1,0 |
+ 68,8 |
|
Poissons vivants et frais |
+ 1,0 |
+ 40,7 |
|
Céréales |
0 |
+ 19,2 |
|
Blé |
0 |
+ 9,4 |
|
Services publics |
0 |
-2,3 |
|
Immobilier |
-4 |
-1,2 |
|
Transport aérien |
-8 |
-0,2 |
|
Autres transports |
-10 |
-1,4 |
|
Services publics (administration) |
-18 |
-1,4 |
|
Total |
+ 48,7 |
+ 39,0 |
Source : commission des affaires européennes, à partir de l'analyse d'impact de la DG Trade.
Cette avancée a néanmoins fait l'objet de vives critiques au sein de l'Union européenne, certains États membres (notamment la France, l'Irlande et l'Autriche), soutenus par des organisations agricoles et des associations environnementales, dénonçant notamment les risques auxquels cet accord exposait l'agriculture européenne.
1. Sur le volet agricole, un accord exposant les producteurs de l'Union à une concurrence déloyale et les citoyens européens à des risques sanitaires
S'agissant du volet agricole, l'Union européenne libéraliserait 82 % de ses importations de produits agricoles ; les produits agricoles sensibles feraient l'objet de quotas alimentaires à droits de douane réduits (ou contingents tarifaires), les quantités exportées au-delà de ces quotas ayant vocation à être soumises aux droits de douane normaux.
En parallèle, dans la mesure où le Mercosur bénéficie déjà d'accès préférentiels au marché communautaire, l'accord prévoit la suppression, au premier jour de son entrée en vigueur, des droits de douane à l'intérieur des contingents tarifaires existants.
Contingents tarifaires du marché européen pour les produits agricoles sensibles dans l'accord UE-Mercosur
|
Quota à droits réduits (en tonnes) |
Droits de douane réduits |
|
|
Viande bovine |
99 000 |
7,5 % |
|
Dont frais (55 %) |
54 450 |
7,5 % |
|
Dont congelé (45 %) |
44 550 |
7,5 % |
|
Volaille |
180 000 |
0 % |
|
Sucre |
190 000 |
0 % |
|
Dont nouveau contingent réservé au Paraguay |
10 000 |
0 % |
|
Dont contingent OMC réservé au Brésil |
180 000 |
0 % |
|
Éthanol |
650 000 |
0 % |
|
Dont éthanol destiné à l'industrie chimique |
450 000 |
0 % |
|
Dont éthanol destiné à d'autres usages |
200 000 |
0 % |
|
Riz |
60 000 |
0 % |
|
Miel |
45 000 |
0 % |
|
Maïs doux |
1 000 |
0 % |
Source : commission des affaires européennes à partir des données de la Commission européenne
Réciproquement, les droits de douane à l'entrée dans les pays du Mercosur seraient supprimés pour 95 % des exportations agroalimentaires européennes, les 5 % restant bénéficiant d'une libéralisation partielle.
L'accord protège par ailleurs 349 indications géographiques européennes, dont 63 françaises4(*) qui figurent au coeur de la politique européenne de qualité.
a) Un accord reposant sur l'ouverture progressive de contingents tarifaires afin de ménager, en apparence du moins, les filières agricoles sensibles
Pour la viande bovine, l'accord prévoit l'ouverture progressive d'un nouveau contingent de 99 000 tonnes à 7,5 % de droits de douane, les importations au-delà de ce quota ayant vocation à rester soumises à des droits de douane plus élevés, de l'ordre de 55 %. Des contingents exemptés de droits de douane sont également prévu pour la volaille (180 000 tonnes), le miel (45 000 tonnes), le maïs doux (1 000 tonnes), le sucre (190 000 tonnes) ou encore l'éthanol (650 000 tonnes).
La Commission européenne s'attache ainsi à démontrer que les intérêts des producteurs agricoles européens ont été respectés via une ouverture prudente des marchés européens et l'application de mesures de sauvegarde en cas de perturbations sérieuses des marchés européens.
Une étude récente5(*) de deux chercheurs souligne en effet que les contingents tarifaires mis en place protègent effectivement les éleveurs européens, puisqu'une libéralisation totale des échanges aurait entraîné une hausse de 448 % des importations de boeuf en provenance du Mercosur, avec une diminution de 4,8 % des revenus du secteur bovin européen, tandis que l'entrée en vigueur des quotas à taux réduits se traduirait par une hausse des importations de boeuf provenant du Mercosur de 25 %, entraînant des pertes de l'ordre de 0,4 % pour le secteur bovin de l'Union et 0,1 % pour l'ensemble du secteur agroalimentaire.
En pratique, s'agissant de la filière bovine, selon le rapport de la commission d'évaluation du projet d'accord avec UE-Mercosur6(*), remis au Premier ministre en septembre 2020, l'accord entraînerait un surplus d'importation de 53 000 tonnes de viande bovine, qui s'ajouteront aux contingents tarifaires existants. En effet, le Mercosur bénéficie notamment d'un contingent « Hilton » représentant 58 400 tonnes assorties d'un droit de douane de 20 %, d'un contingent « viande bovine de haute qualité » (contingent dit « Panel Hormones ») à droits nuls, ouvert au profit de 13 000 tonnes en provenance l'Argentine et de l'Uruguay en 2009, consécutivement à l'interdiction par l'Union d'importer de la viande aux hormones, ou encore d'un contingent OMC avec des droits de 20 % pour la viande congelée utilisée notamment pour la transformation.
L'accord avec le Mercosur contribuerait dès lors à amplifier une ouverture déjà ancienne des frontières commerciales de l'UE aux importations de viande bovine.
Or, dans un contexte où la production bovine européenne a reculé de 3 % entre juillet 2024 et juillet 2025, tandis que la demande continue de croître, la filière est d'ores et déjà confrontée à une augmentation des importations de viande bovine en provenance des pays du Mercosur.
Ainsi, selon les données transmises par Chambres d'agriculture France, entre juillet 2024 et juillet 2025, ces dernières ont progressé jusqu'à représenter près de 70 % des importations européennes, contre 57 % l'année précédente.
Impact de l'Accord UE-Mercosur sur les exportations du Mercosur de viande bovine
(en tonnes équivalent carcasse)
|
Exportations |
Impact de l'Accord (en tec) |
Variation (en %) |
|
|
Viandes réfrigérées |
107,9 |
+ 18,8 à + 56,3 |
+ 17,4 % à +52,2 % |
|
Viandes congelées |
72,4 |
+ 31,5 |
+ 43,5 % |
|
Viandes cuites |
19,9 |
+ 3,3 à + 9,9 |
+ 16,6 à + 49,7 % |
|
Total |
200,2 |
+ 53,6 à + 97,7 |
+ 26,7 à + 48,8 % |
Source : commission des affaires européennes à partir du rapport de la commission d'évaluation du projet d'accord UE-Mercosur
Les nouveaux contingents ouverts concerneraient essentiellement les viandes issues de l'aloyau ; l'Union européenne produisant chaque année 400 000 tonnes équivalent carcasse d'aloyaux issus du cheptel allaitant, le nouveau contingent issu de l'accord correspondrait en pratique à environ un quart de la production d'aloyaux européens, comme l'a souligné la Fédération nationale bovine lors de son audition par les rapporteurs.
Par conséquent, selon le rapport précité, la proportion d'aloyaux issus du Mercosur sur le marché de l'Union devrait augmenter de manière considérable, passant de 12 % en 2018 à 24 % après la mise en oeuvre totale de l'accord.
Cette évolution serait d'autant plus problématique que les prix de l'aloyau du Mercosur sont nettement inférieurs aux prix européens ; selon une étude de l'Institut de l'élevage7(*), entre 2017 et 2021, les prix du faux-filet pratiqués au Brésil étaient inférieurs de 65 % aux prix européens, si bien que même avec un droit de douane maximum, l'écart restait de 40 %.
Plus généralement, les prix des bovins à l'entrée de l'abattoir se situent nettement en deçà des prix européens au même stade, avec un différentiel oscillant entre 1 et 2 euros par kilogramme de carcasse selon les années.
Dans ce contexte, les organisations agricoles dénoncent de longue date une concurrence déloyale, résultant des différentiels en termes de coûts de production et de règlementations avec les pays du Mercosur.
b) Des écarts de réglementations procurant un avantage concurrentiel indéniable aux pays du Mercosur et soulevant des inquiétudes légitimes en termes de santé publique
Qu'il s'agisse du recours aux produits phytosanitaires, des normes environnementales, des exigences en matière de traçabilité et de bien-être animal ou encore des conditions de travail, la réglementation applicable dans les pays du Mercosur tout au long de la chaîne de production se révèle nettement plus souple que le cadre normatif européen, ce qui constitue un facteur de compétitivité-prix indéniable au bénéfice des pays sud-américains
Les producteurs y ont ainsi recours à des pesticides, des organismes génétiquement modifiés ou encore des hormones et antibiotiques de croissance dont l'utilisation est proscrite au sein de l'Union européenne.
Dans les agro-holdings du Mato Grosso, au Brésil, où les plus grandes exploitations exportatrices atteignent jusqu'à 500 000 hectares (soit la superficie d'un département moyen en France), la quasi-totalité des cultures sont OGM, et traitées avec des substances actives strictement interdites en Europe.
En effet, si l'Union européenne reste fidèle au principe de précaution pour l'homologation des molécules, les pays du Mercosur s'appuient sur une approche reposant sur la démonstration scientifique avérée de leur nocivité. Cette divergence d'approche se traduit par un recours massif aux produits phytosanitaires dans la production agricole sud-américaine, en particulier de produits interdits au sein de l'Union. Ainsi, à titre d'exemple, sur les 178 substances actives autorisées au Brésil et en Argentine pour traiter le maïs, 92 sont interdites en Europe et 138 en France. Comme l'a résumé l'Association générale des producteurs de maïs, « 77,5% des substances actives autorisées pour les producteurs du Mercosur qui exportent leur maïs vers l'Union européenne sont interdites en France »8(*). En parallèle, près d'un tiers des pesticides utilisés en Argentine ne sont pas autorisés en Europe.
L'usage généralisé de pesticides a par ailleurs des effets directs sur les pays importateurs de denrées agricoles en provenance du Mercosur, puisque les limites maximales de résidus (LMR) sud-américaines sont particulièrement élevées : elles sont 10 fois supérieures aux LMR européennes s'agissant du glyphosate dans le café, et 400 fois supérieures s'agissant du malathion dans le haricot.
Exemples de différences de limites
maximales de résidus
entre l'Union européenne et les
États membres du Mercosur
|
Limites maximales de résidus (mg/kg) |
||||||
|
Pesticide |
Produit |
UE |
Brésil |
Argentine |
Uruguay |
Paraguay |
|
Glyphosate |
Café |
0,1 |
1 (x 10) |
- |
- |
- |
|
Canne à sucre |
0,1 |
1 (x 10) |
- |
- |
- |
|
|
Eau potable |
0,1 |
500 (x 5 000) |
- |
- |
- |
|
|
Chlorothalonil |
Soja |
0,01 |
0,5 (x 50) |
- |
1 (x 100) |
1 (x 100) |
|
Carbaryl |
Pomme |
0,01 |
2 (x 200) |
2 (x 200) |
- |
- |
|
Malathion |
Haricot |
0,02 |
8 (x 400) |
- |
- |
- |
Source : GEB - Idele.
Par ailleurs, si les hormones de croissance pour l'élevage bovins sont interdites dans les pays du Mercosur, comme au sein de l'Union européenne, certains antibiotiques activateurs de croissance y sont toujours autorisés. Dans un audit de 20189(*), la Commission européenne a relevé à cet égard qu'il existait « certaines substances autorisées chez les bovins qui ne peuvent être utilisées chez les animaux producteurs de denrées alimentaires dans l'Union ».
D'importantes disparités subsistent également en ce qui concerne les exigences en termes de traçabilité. Le système brésilien d'identification et de certification d'origine des bovins et des buffles, créé en 2001 pour répondre à la demande internationale, repose ainsi sur une participation volontaire des éleveurs, avec pour corollaire un nombre limité d'exploitations adhérentes. Du reste, ce système n'exige la traçabilité de l'animal que dans le dernier élevage, alors même que les bovins transitent entre de nombreuses exploitations pendant leur élevage.
La législation sud-américaine sur le bien-être animal demeure en outre très embryonnaire, alors que l'Union européenne a adopté plusieurs textes en matière de protection animale. Qu'il s'agisse de la densité des élevages, des conditions de transport ou encore d'abattage, les réglementations en vigueur dans le Mercosur sont beaucoup moins exigeantes que les normes européennes - l'Argentine et le Paraguay exportant, à titre d'exemple, des animaux vivants jusqu'en Asie du Sud-Est.
Les conditions de travail y sont enfin bien moins encadrées qu'au sein de l'Union européenne, le différentiel règlementaire étant particulièrement conséquent sur ce point. L'agence d'investigation Reporter Brasil a ainsi révélé en 2021 que les grands groupes brésiliens se fournissent au sein d'élevages bovins dans lesquels les conditions de travail s'apparentent à de l'esclavage, avec des salaires illégalement bas et des conditions sanitaires déplorables. Le ministère de la Santé brésilien a par ailleurs répertorié, entre 2019 et 2021, 22 000 accidents du travail par an, en moyenne, dans les abattoirs, où les conditions de travail sont particulièrement difficiles et la densité de travailleurs très élevée10(*). Ainsi, de nombreuses organisations dénoncent l'inévitable dumping social que subiraient les travailleurs européens avec l'entrée en vigueur de l'accord.
In fine, d'après les données du réseau Agribenchmark11(*), les coûts de production en élevage de bovins du Mercosur sont inférieurs, en moyenne, de 40 % à ceux des élevages européens.
Or, l'accord ne corrige pas le déséquilibre découlant des différences de modes de production entre l'Europe et les pays du Mercosur. En réalité, l'Union ne peut opposer aux importations sud-américaines le niveau de protection environnementale et sanitaire qu'elle impose à ses producteurs agricoles (voir infra).
Dans ce contexte, les producteurs européens dénoncent une concurrence déloyale, tandis que de nombreuses parties prenantes s'inquiètent des risques auxquels seraient exposés les citoyens européens en termes de santé publique.
2. Sur le volet environnemental, un accord étonnamment dénué d'ambition s'agissant de la lutte contre la déforestation et le changement climatique
Alors que les forêts du continent sud-américain représentent environ 27 % de la couverture forestière mondiale, d'après l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), le Brésil, le Paraguay et l'Argentine font partie des dix pays les plus touchés par la déforestation.
À partir de 2019, le gouvernement de Jair Bolsonaro a mené une politique environnementale permissive, caractérisée par une forte augmentation des taux de déforestation au Brésil ; près de 4,4 millions d'hectares de forêt naturelle ont ainsi disparu dans le pays en 202412(*), dont 59 % en Amazonie.
Principalement lié à l'élevage bovin et à la culture du soja13(*), le phénomène de déforestation serait inévitablement aggravé par la progression des exportations sud-américaines, conduisant à une augmentation tendancielle des surfaces dédiées à l'élevage ou à la culture (soja, maïs, blé, canne à sucre).
Selon le rapport remis au Premier ministre, la hausse des exportations de viande bovine résultant de l'accord supposerait de consacrer, au minimum, 700 000 hectares de surfaces supplémentaires à la production, auxquels devraient s'ajouter les besoins en surfaces générés par les cultures destinées à l'alimentation du bétail.
In fine, « sans pouvoir établir précisément quelle part des hectares nécessaires pour produire les volumes de viande supplémentaires vendus du fait de l'Accord produira effectivement une déforestation équivalente, il n'est pas possible d'écarter un risque de déforestation [...] ce risque représente, en moyenne et sur l'ensemble de la région, plus de 30 % du taux de déforestation annuelle constatée. »
Selon les estimations les plus pessimistes, la déforestation strictement induite par l'accord pourrait en réalité représenter plus d'un million d'hectares.
De la même manière, alors que les fèves de soja constituent le deuxième produit le plus exporté par le Mercosur, et que seuls 13 % des importations européennes de soja sont considérées comme non-issues de la déforestation, l'accord UE-Mercosur réduirait les taxes à l'exportation actuellement appliqués sur ce produit en Argentine14(*), ce qui rendrait le soja argentin plus compétitif et augmenterait la demande européenne pour ce produit.
L'accroissement des échanges aurait également un impact sur le climat ; selon une étude publiée en 2019 par l'organisation internationale GRAIN15(*), le développement des échanges bilatéraux de volaille, de boeuf, de sucre, d'éthanol à partir de canne à sucre, de riz, de fromage, de poudre de lait écrémé et de lait infantile entre les deux parties aurait ainsi pour effet d'accroître les émissions annuelles de gaz à effets de serre provenant du commerce agricole d'au moins 75 500 tonnes par an (+ 15 %).
Dans ce contexte, de nombreuses voix se sont élevées pour dénoncer l'absence de garanties suffisantes dans l'accord en termes de lutte contre la déforestation et le changement climatique, ce d'autant que l'Union européenne a adopté, après 2019, plusieurs mesures unilatérales en matière de durabilité, parmi lesquelles le règlement sur les produits associés à la déforestation16(*), la directive sur la diligence raisonnable en matière de durabilité des entreprises17(*) ou encore le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières.
En parallèle, dans une communication du 18 février 2021 intitulée « Réexamen de la politique commerciale - Une politique commerciale ouverte, durable et ferme », la Commission européenne a fait part de sa volonté de « verdir » les accords commerciaux négociés par l'Union européenne, notamment en utilisant l'accès au marché intérieur comme un levier permettant de provoquer un surcroît d'effort en matière climatique dans les pays partenaires, ou en intégrant la possibilité de sanctions pour garantir la mise en oeuvre des chapitres de développement durable.
Dans une communication de 202218(*) , la Commission s'est par ailleurs engagée à renforcer la dimension « durable » des accords de libre-échange, et à consolider l'articulation entre commerce, droits sociaux et climat, en prévoyant notamment la possibilité de recourir à des sanctions commerciales en cas de violations graves des engagements inscrits dans les chapitres relatifs au commerce et au développement durable.
Plusieurs États membres ont, en conséquence, plaidé pour l'intégration au sein de l'accord d'engagements précis et juridiquement contraignants en matière de lutte contre la déforestation et de changement climatique. Ils ont également demandé que soit étendue au Mercosur l'approche retenue dans les accords conclus avec la Nouvelle-Zélande (2023) et le Kenya (2024), lesquels prévoient l'application de sanctions commerciales en cas de manquement à certaines normes de durabilité.
Ces initiatives ont toutefois provoqué des tensions avec les pays du Mercosur, qui ont explicitement refusé toute référence à des sanctions et critiqué l'adoption de mesures unilatérales en matière de durabilité, tout en réclamant un appui à leur mise en oeuvre ainsi que l'instauration de mécanismes de compensation.
Dans ce contexte, et en dépit de la conclusion des négociations sur le volet « dialogue politique et coopération » en juillet 2020, les négociations ont connu un net ralentissement jusqu'en 2023.
* 1 Outre les quatre États fondateurs mentionnés, la Bolivie a rejoint le bloc du Mercosur en décembre 2023, mais n'est pas incluse dans l'accord. La participation du Venezuela au bloc a été suspendue en 2017.
* 2 UE-MERCOSUR, Directives de négociation, par la Commission, d'un accord d'association entre les parties, 17 septembre 1999.
* 3 « Economic Analysis of the negotiated outcome of the EU-Mercosur Partnership Agreement (EMPA), An analysis prepared by the European Commission's Directorate-General for Trade », 2025.
* 4 Les indications géographiques protégées françaises, répertoriées dans l'annexe 13B, couvrent des fromages (Bleu d'Auvergne, Brillat-Savarin, Roquefort, Emmental de Savoie, Cantal, Epoisses, Comté, Brie de Meaux, Reblochon, Camembert de Normandie), des viandes (Boeuf de Charolles, Jambon de Bayonne, Foie gras du Sud-Ouest), des produits régionaux (Pruneaux d'Agen, Riz de Camargue, Huile essentielle de lavande de Haute-Provence), mais aussi des vins et spiritueux (Champagne, Beaujolais, Bordeaux, Bourgogne, Cahors, Cognac, Armagnac, Rhum de Martinique, Rhum de Guadeloupe etc.).
* 5Journal of Agricultural Economics, « The European Union-Mercosur Association Agreement: Implications for the EU Livestock Sector », Alexandre Gohin et Alan Matthews, 26 septembre 2025.
* 6 Rapport de la commission d'évaluation du projet d'accord UE-Mercosur, Dispositions et effets potentiels de la partie commerciale de l'Accord d'Association entre l'Union européenne et le Mercosur en matière de développement durable, 18 septembre 2020.
* 7 Viande bovine : le Mercosur privilégie toujours plus d'export (Dossier Économie de l'Élevage n° 533 - Octobre 2022).
* 8 Association générale des producteurs de maïs, « Accord UE-Mercosur : impacts et propositions pour la filière maïs », 14 avril 2025.
* 9 Rapport DG(SANTE) 2018-6349.
* 10 Rapport de l'Institut de l'évelage (IDELE), « Accord UE/Mercosur : quels risques pour la filière bovine européenne ? », 19 novembre 2024.
* 11 Rapport de l'Institut de l'évelage (IDELE), « Accord UE/Mercosur : quels risques pour la filière bovine européenne ? », 19 novembre 2024.
* 12 Source : Global Forest Watch.
* 13 Trase (2025). Brazil soy supply chain. Disponible sur : Brazil soy - Supply chain - Explore the data - Trase.
* 14 L'Union n'applique pas de droit de douane sur les importations de soja, mais l'Argentine applique une taxe à l'export à hauteur de 33 % pour les fraies de soja et 31 % pour les tourteaux de soja.
* 15 GRAIN, L'accord commercial UE-Mercosur va intensifier la crise climatique due à l'agriculture, 25 novembre 2019.
* 16 Règlement (UE) 2023/1115 relatif à la mise à disposition sur le marché de l'Union et à l'exportation à partir de l'Union de certains produits de base et produits associés à la déforestation et à la dégradation des forêts.
* 17 Directive (UE) 2024/1760 du Parlement européen et du Conseil du 13 juin 2024 sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité et modifiant la directive (UE) 2019/1937 et le règlement (UE) 2023/2859.
* 18 La force des partenariats commerciaux - ensemble pour une croissance économique verte et juste (COM (2022) 409, 22 juin 2022).