K. AUDITION DE M. DENIS KESSLER, VICE-PRÉSIDENT DU MOUVEMENT DES ENTREPRISES DE FRANCE (MEDEF)
M. Jean
DELANEAU, président.- Monsieur Kessler, vous êtes le bienvenu. A
la fin d'une longue journée de travail, la commission des Affaires
sociales est heureuse de vous accueillir. Je donne tout de suite la parole au
rapporteur.
M. Claude HURIET, rapporteur.- Je suis intéressé par tout ce
que peuvent dire les personnalités auditionnées. Je vous remercie
de participer à cet échange et à la démarche du
Sénat. L'initiateur de la proposition de loi est M. Philippe Arnaud
accompagné des membres du groupe de l'union centriste. Elle date du mois
de juin, est antérieure aux tensions sociales de la fin 1998 et
était, à l'origine -c'est le texte qui vous a été
communiqué- limitée au service minimum. Très rapidement,
il est apparu que nous ne pouvions en rester là, cela avait plus
d'inconvénients que d'avantages pour faire avancer les choses, en
particulier contribuer au dialogue social, d'où une réflexion
qui, au terme de cette journée d'auditions, s'impose encore plus pour
moi.
Il faut que le Sénat, à travers cette proposition de loi,
s'implique au moins autant dans des dispositions préventives aussi
importantes que dans les dispositions concernant le service minimum. Dans votre
intervention, nous serons attentifs à ce que vous pourrez nous dire sur
le service minimum, son contenu, la difficulté d'en établir une
définition. Les réflexions du MEDEF concernant les dispositions
visant à la prévention des conflits sociaux, à travers les
expériences type RATP et autres nous intéressent ainsi que celles
sur le contenu réel que l'on peut donner au préavis tel que la
loi en crée l'obligation.
Nous étendons notre réflexion et nos propositions à des
étapes critiques, nous ne nous limitons pas aux conséquences de
l'échec que constitue le déclenchement d'une grève dans un
service public.
M. Denis KESSLER.- Merci, Monsieur le Président. Messieurs les
sénateurs, je suis prêt à répondre aux questions que
vous me poserez, je souhaiterais simplement faire trois remarques
préliminaires et j'évoquerai quelques questions qui me semblent
devoir être prises en considération par le Sénat.
L'essentiel des conflits en France sont ceux du secteur public. Je n'ai pas de
chiffres exacts, mais je vous les communiquerai. A l'heure actuelle, 75 %
environ des conflits sociaux émanent du secteur public, moins de
25 % du secteur marchand. Lorsque vous regardez les populations
concernées, vous constatez que vous comptez 15 millions de
salariés dans le secteur marchand et de l'ordre, y compris la Fonction
publique centrale, de 5 millions dans le secteur public au sens large du
terme. 75 % des conflits concernent 5 millions de personnes,
25 % des conflits en concernent 15 millions.
Je ne dis pas que la situation sociale du secteur privé en France soit
satisfaisante au point de ne pas en parler, mais cette première remarque
montre avec beaucoup de force que les modalités de traitement des
conflits dans les entreprises du secteur privé sont telles que le nombre
de conflits est faible.
Je rappelle que le nombre de jours de grève dans le secteur privé
est à son point minimum du point de vue historique, alors que les
conflits concernent principalement le secteur public, ce dont nous ne nous
réjouissons pas, au contraire.
De plus, le MEDEF, les entreprises de France, regrettent la situation du
secteur public et souhaiteraient une amélioration du dialogue social
pour ne pas avoir ces conflits, mais le problème est que beaucoup
d'entre eux ont des conséquences directes sur les entreprises du secteur
privé alors que la réciproque n'est pas vraie.
Nous avons un véritable problème -je suis économiste de
formation- que nous appelons l'externalité. Si les conflits du secteur
public n'affectaient pas les entreprises, mais seulement son personnel, nous
les regretterions, mais nous n'en subirions les conséquences. Nous
sommes dans une situation incroyable. Les externalités sont maximum dans
le service public car ils ont la plupart du temps le monopole de
l'activité concernée. C'est vrai pour le transport en commun dans
la Région parisienne, la SNCF et d'autres services publics qui ont un
monopole.
Quand le conflit se déroule, les coûts en sont supportés de
manière indirecte par le contribuable qui est obligé de venir
financer le manque à gagner des entreprises concernées. Cela a un
coût direct dans le compte d'exploitation d'un certain nombre
d'entreprises et un coût que l'on peut quantifier pour les personnels qui
n'ont pas forcément accès à ces services publics pendant
la période concernée.
Des estimations ont été faites lors de conflits récents de
la SNCF, je vous laisserai une note de façon que vous puissiez avoir des
chiffres précis. Les dysfonctionnements de la SNCF semblent avoir
coûté 23 MF en 1997 pour une entreprise comme SOLLAC*,
plusieurs dizaines de millions de francs pour les céréaliers en
1998, pour l'entreprise RHODIA, 10 MF et pour ALUMINIUM PÉCHINEY
1,5 MF sur le premier semestre 1998. Quand vous observez les grèves
de décembre 1995, une estimation du centre d'observation
économique de la Chambre de Commerce et d'Industrie de Paris donne un
coût de l'ordre de 0,4 à 0,6 points du P.I.B. régional sur
cette année-là. Ce sont des coûts, nous considérons
donc qu'il y a un vrai problème d'externalité. Ces conflits
laissent des traces pour les entreprises. Cela posent de véritables
problèmes.
Nous considérons qu'il existe deux sortes de coûts. Les plus
importants sont ceux induits pour les secteurs privés de
l'économie qui ne sont pas responsables de ces conflits et qui en
subissent les conséquences.
Par ailleurs, nous avons parlé du service minimum, mais je suis
frappé qu'il n'y ait pas de définition du service normal. Pour
instaurer, ce qui est éventuellement souhaitable, un service minimum,
nous souhaiterions partir d'un service maximum. Les services publics sont ceux
du public et notamment des entreprises. Vous remarquez qu'il n'y a pas de
véritable définition du service public. La norme à
laquelle nous pourrions nous référer pour apprécier la
distance qui nous sépare du service minimum n'existe pas. C'est un peu
la fixation d'un plancher sans plafond.
Une réflexion de fond sur ce que l'on attend du service public comme le
service normal ou le service maximal, compte tenu des ressources dont il
dispose, me semble aussi nécessaire que celle que vous menez sur un
service minimum. Dans le Droit, il n'y a quasiment aucune trace de ce que l'on
appelle un service public.
Je ne veux pas que mes propos soient déformés, mais imaginons
que, n'ayant pas cette norme de service normal, en jouant sur celui-ci, nous
pourrions tendre vers le service minimum qui pourrait être le contraire
ce que nous souhaitons. Il ne faudrait pas considérer que le service
minimum devienne le service normal auquel nous aurions droit en tant que
citoyens ou entreprises et qu'exceptionnellement nous ayons droit à un
service normal.
Nous souhaitons que l'on définisse précisément,
après réflexion, le service maximum ou souhaitable,
désiré, de service public qui permettra, ensuite, de savoir
jusqu'à quel point nous pourrions accepter de fixer le service minimum.
Puis-je prendre un exemple pour illustrer mon propos ? Quand on parle du
service minimum à la SNCF, on dit que c'est très important pour
les voyageurs et, ainsi, qu'il faut leur assurer un certain nombre de trains
dans la Région parisienne ou en grandes lignes.
Il est fort probable que le fret soit considéré comme non
prioritaire. On peut réfléchir à ce fait alors que le
coût supporté par les entreprises est extrêmement lourd.
Nous perdons des commandes, si ce sont des denrées périssables,
nous avons des problèmes et des marchandises bloquées. Tant que
nous n'avons pas défini ce qui pourrait être
considéré comme le service souhaitable ou optimal, il me semble
difficile, d'emblée, de considérer qu'il suffirait de faire
rouler un certain nombre de trains par jour pour les voyageurs, et de dire que
la solution a été trouvée. Une réflexion de fond
sur le service public s'impose en France et une concertation préalable
avec l'ensemble des parties prenantes concernées me semble souhaitable.
Cette troisième remarque m'amène à dire que dans les
entreprises du secteur marchand, depuis quelques années, nous avons un
très vaste mouvement de ce qui est appelé la certification. Que
ce soit dans les services ou dans l'industrie, nous sommes amenés
à certifier des services et à définir une norme de
qualité. Celle-ci est visée par des normes ISO 9.000 et cela
permet d'intégrer quantité d'éléments. Elle va
définir des éléments de qualité, une rame
bondée ne sera pas appréciée de la même
manière qu'une rame qui ne l'est point. Si vous avez un train par jour,
dans ce train des personnes sont entassées au-delà des limites de
sécurité comme cela a été le cas lors d'un certain
nombre de conflits.
Cette troisième réflexion sur la norme devrait conduire à
une révolution du service public, je pèse mes termes, qui
conduirait à définir, de manière précise, une
quantité et une qualité de service public débouchant sur
des normes qui permettraient de vérifier qu'en temps normal elles sont
respectées. La certification est le mot clé, pour nous, pour
savoir ce qu'est le service public, ce à quoi les clients ont droit, et
nous devons procéder à des certifications donnant lieu à
homologation.
M. Jean DELANEAU, président.- Vous voudriez l'introduire dans le cahier
des charges ?
M. Denis KESSLER.- Exactement. C'est au-delà du cahier des
charges ; les grandes entreprises se prêtent à cette
discipline. C'est l'excellence du service rendu qui est entièrement
normée et qui permettra après de regarder s'il existe une
quelconque dégradation entre le service normal et le service minimum.
Vous pouvez avoir des dysfonctionnements qui ne s'apparenteront pas à
une grève, mais qui écarteront terriblement de la norme le
service que nous sommes en droit d'attendre. Cela ne se verra pas, ne fera pas
les gros titres des journaux parce que c'est une grève perlée.
Par exemple, dans le Sud-Ouest, mes entreprises subissent un préjudice
extraordinaire, mais comme c'est localisé dans le Sud-Ouest, vous lisez
la presse tous les jours, on parle de ce qui se passe là-bas, mais ce
n'est pas un débat national.
Nous devons avoir cette norme ISO définissant le service d'excellence,
puis une autre norme ISO qui définirait le service minimum pour
apprécier les situations intermédiaires dans lesquelles les
retards ou des problèmes de dysfonctionnements devraient être
quantifiés, ceux-ci pouvant, pour le secteur que je représente,
entraîner des coûts et des difficultés.
Je me félicite que le Sénat ait décidé de se
pencher sur cette question qui, à mon avis, va beaucoup plus loin et va
sans doute aboutir à une réflexion sur la prévision des
conflits. Nous pourrons y revenir, mais au-delà de la prévision
des conflits, il faut savoir de quoi nous parlons en termes de service public.
Le Droit est aussi imprécis sur le droit de grève dans la
Fonction publique qu'il l'est dans la définition du Service public. Nous
avons deux imprécisions dans la même phrase : le droit de
grève et le service public.
Nous avons des réflexions que je peux vous livrer et que je vous
laisserai sous la forme de note qui permettra, sur de nombreux points, de
préciser vos questions.
M. Claude HURIET, rapporteur.- A la suite de votre propos introductif,
vous avez évoqué l'absence de données exactes sur les
conflits. Comme cela a été proposé dans le cadre d'un
rapport du Conseil économique et social, le MEDEF serait-il
intéressé, partisan, de mettre en place ce que j'appelle, faute
de mieux, un Observatoire de la conflictualité, dans la mesure où
les données chiffrées sont très rares, contradictoires et
dispersées entre différents ministères ? Cela peut-il
être un outil ou, par rapport aux autres problèmes que vous avez
évoqués, est-ce le cadet de vos soucis ?
Vous avez évoqué le monopole des activités
concernées. Peut-on penser qu'au fur et à mesure que les
monopoles sont en train de diminuer au travers de l'évolution de
l'Europe, la réduction progressive des situations de monopole peut
être un élément favorable à la résolution des
conflits sociaux ? Je pense à Air France ou à La Poste dont
il nous a été dit que, surtout pour La Poste, le fait de la
remise en cause du monopole avait été source de sagesse pour les
partenaires sociaux.
Enfin, la définition du service maximum est une approche très
importante, mais qui risque de ne pas simplifier la tâche du
législateur si vous en faisiez une sorte de démarche
préalable.
Je vois bien, dans une logique cartésienne, combien il est
nécessaire de définir le service minimum par rapport à un
service optimum ou maximum, mais si c'était une démarche au moins
simultanée et peut-être préalable, je ne vois pas comment
nous pourrions en sortir. De plus, la question clé pour moi consiste
à savoir, à travers vous et nos interlocuteurs, si dans
l'état actuel des choses, alors que des évolutions plutôt
positives se développent avec des disparités -à un rythme
plus ou moins rapide- l'initiative que prend le Sénat, même si
j'ai donné une dimension qui n'est pas seulement celle du service
minimum, est susceptible d'entraîner des réactions essentiellement
négatives. Les résultats de cette initiative pourraient
être considérés par certains partenaires sociaux comme un
élément susceptible de " torpiller ", ralentir ou
compromettre le dialogue social là où il commence à se
développer, y compris à la SNCF dont on nous a dit qu'une
évolution culturelle était amorcée depuis quelques mois.
M. Denis KESSLER.- Sur l'Observatoire des conflits, il faudrait aussi
créer l'Observatoire des services publics. Les formes de conflits
peuvent être très complexes. Nous avons en tête des grands
conflits dans lesquels il y a cessation d'activité. Dans ces cas, nous
voyons la différence entre zéro et un, c'est binaire.
Vous pouvez trouver d'autres formes, je viens d'en indiquer une sur la
situation du Sud-Ouest : un centre de tri, localement, fait l'objet d'une
grève. Je reçois des courriers de mes membres me disant :
" L'entreprise dans l'arrondissement du bureau de poste ne reçoit
pas son courrier, cela ne se voit nulle part ". Vous allez me dire que ce
n'est pas grave, c'est localisé. C'est encore pire. Toutes les autres
entreprises ont accès au service public sauf celle-ci.
L'Observatoire permettrait, à mon avis, d'aller dans la bonne voie, mais
il ne devra pas s'adresser qu'aux grands problèmes, il devra recenser
toutes les nombreuses difficultés et les dysfonctionnements que nous
rencontrons dans la vie quotidienne.
Le fondement du service public est de mettre à disposition des moyens
pour assurer un certain nombre d'activités indispensables à la
vie économique et sociale. Tout écart de fonctionnement de ce
service est déjà inadmissible pour les entreprises et pour leurs
salariés, par définition, puisqu'ils attendent un service
nécessaire. C'est la raison pour laquelle cette idée de service
minimum doit être envisagée en dernier ressort et ne doit pas
être la solution du choix entre le service normal et le service minimum.
Nous devons tout faire pour, en permanence, avoir le service auquel les
citoyens usagers ont droit parce que c'est la contrepartie de leur impôt
ou des tarifs qu'ils ont acquittés et surtout du monopole parce qu'il
n'y a souvent pas d'autres solutions que d'utiliser ces services-là.
Oui, ce sera une bonne mesure si son objet est large et précis et si
l'on ne regarde pas les conflits manifestés, mais toutes les formes
modernes, les grèves du zèle, les bouchons, une
dégradation du service liée au fait que le climat n'est pas bon.
Cela ne signifie pas que cela se traduit par des grèves. Le délai
de traitement du courrier s'est allongé, j'en ai des exemples, ceci est
aussi difficile. Si nous n'avons pas cette norme, il n'est pas possible
d'apprécier tout ceci. Oui à l'Observatoire à condition
que l'objet soit large, très précis et que l'on recense les
dysfonctionnements, y compris quand ils ne se manifestent pas de manière
rituelle par le mouvement de grève et les grandes manifestations.
Sur le second problème, nous ne sommes pas ici pour alimenter la
polémique ou les conflits. Ce qui peut être mis en oeuvre pour
réduire les conflits vaut mieux que toute forme de punition. C'est une
position de principe qui est la nôtre.
Comment se fait-il que, lorsque que l'on regarde la situation syndicale dans le
secteur public et le secteur privé, l'essentiel de la force des
syndicats soit dans le secteur public et pas dans le secteur privé ?
J'ai parlé des conflits : quand vous regardez les taux de
syndicalisation et les difficultés, c'est dans le secteur public. Vous
avez parlé des partenaires sociaux, l'État employeur, quand il
s'agit de son personnel direct, ou l'État tutelle quand il s'agit de
l'État actionnaire, visiblement, et ceci n'est pas une prise de position
politique, dans la conduite de la gestion des ressources humaines ou du
dialogue social, ne fait pas preuve de sa capacité à
empêcher que les conflits naissent, éventuellement
dégénèrent et se multiplient ou soient récurrents.
C'est une constatation qui fait que les partenaires sociaux, dans le service
public, sont différents des partenaires sociaux dans le secteur marchand
que je représente. Ce ne sont pas forcément les mêmes
forces syndicales, le même type de discours. Je crois que nous avons
progressivement essayé d'introduire, dans nos entreprises, une gestion
des ressources humaines qui permet de limiter l'émergence et le
développement des conflits.
Je parle très en amont. Il faut développer les observatoires
prévisionnels du personnel. En matière de
rémunération, il faut introduire des éléments qui
récompensent l'initiative et, éventuellement, la prise de
risques, sans doute envisager des réformes des statuts qui posent
éventuellement des problèmes, regarder les transformations des
conventions collectives dans le secteur privé, l'écart entre le
statut de la Fonction publique et ce qui se passe dans une grande entreprise
privée. Ce sont deux mondes et force est de constater que le secteur
privé a su anticiper les évolutions dans la gestion des
ressources humaines, ce que le secteur public n'a manifestement pas su faire.
Vous dites que les choses se passent maintenant, je serais ravi que cette
constatation soit vraie. Il me semble que nous rattrapons un retard sans
anticiper l'avenir.
Dans d'autres pays et entreprises de même taille, ils sont arrivés
à un point pour lequel la gestion des ressources humaines s'est
modernisée à un point tel que nous n'avons plus ce qui a pu
exister dans le passé, les dysfonctionnements sociaux dont nous
subissons les conséquences dans le secteur public. La situation
évolue, oui. Depuis que l'on discute du service minimum, je ne sais pas
où sont la poule et l'oeuf. L'écart était tellement grand
que même les organisations syndicales ont décidé de le
faire.
Je souhaite très vivement que le secteur public s'inspire des
réflexions, des pratiques, des nouvelles modalités du dialogue
social qui peuvent exister dans le secteur marchand, notamment dans les grandes
entreprises de ce secteur où l'on est arrivé, tant bien que mal,
à faire en sorte que le dialogue social soit moins conflictuel ou moins
contentieux, plus facile à faire.
Je crois savoir, par exemple, qu'il existe une procédure de dialogue
préalable à la RATP, d'alerte sociale sous la forme de cinq jours
plus cinq jours. Cette procédure a été enclenchée
plus de cent cinquante fois en un an, je travaille de mémoire. Certes,
nous n'avons pas eu cent cinquante conflits, mais je ne connais aucune
entreprise privée où il y ait tant de procédures,
même si elles existaient, au cours de la même année.
On a modifié, in fine, la solution pour éviter la grève,
mais un dialogue social dans lequel il y a cent cinquante déclenchements
d'une procédure d'alerte est le signe de problèmes qui sont loin
d'être résolus. Cela ne nous rassure pas complètement.
C'est un moyen pour éviter le feu, mais je ne comprends pas tant de
déclenchements. Cela montre que le dialogue social n'est pas
complètement satisfaisant dans l'entreprise en question, même si
elle a évolué dans le bon sens. Nous nous en réjouissons
tout de même.
Pour être précis, si nous devions nous orienter vers un service
minimum, il serait très important de définir une norme ISO d'un
tel service. Prenons cet exemple d'un service minimum à la RATP dans
lequel on dirait que x trains roulent pendant les heures creuses : les
entreprises que je représente seraient très heureuses, mais ce
n'est pas le problème, les salariés doivent arriver à
l'heure.
M. Jean DELANEAU, président.- Nous avons parlé de l'exemple
italien pour lequel il y a un service minimum pendant les heures de pointe.
M. Denis KESSLER.- Nous sommes obligés de revenir à une norme ISO
qui serait, pour la SNCF par exemple, de tant de voyageurs et de fret, car le
fret est aussi important que les voyageurs.
Il faudrait qu'une norme soit définie de manière
sophistiquée pour éviter les effets pervers d'un service minimum
qui renverrait l'objectif politique d'un service minimum, mais qui ne
résoudrait pas les problèmes que les usagers du service public
pourraient affronter.
M. Claude HURIET.- Concernant le service minimum, avec des
considérations tout à fait pertinentes que vous venez de
développer, le Sénat, à travers cette initiative, peut-il
redouter les dispositions concernant le service minimum, même incluses
dans un dispositif de prévention, avec deux ou trois étapes, sur
lesquelles le législateur inciterait à la prévention des
conflits ?
Le fait d'évoquer le terme de service minimum risque-t-il, en l'absence
d'une définition d'un service optimum ou maximum, d'être un
élément provocateur qui ferait que nous aurions perdu sur tous
les tableaux, c'est-à-dire que nous n'aurions pas fait avancer la
solution du problème et que nous risquerions de compromettre le climat
social là où il en train de s'améliorer, sans pouvoir
aboutir à quelque chose d'effectif ?
Une chose est de mettre, dans la loi, les dispositions ayant force de loi, une
autre en est de faire en sorte que la loi soit respectée.
M. Denis KESSLER.- Pour ceux qui connaissent ma philosophie, elle inspire
d'ailleurs le MEDEF, nous préférons le contrat à la
convention, la convention à la réglementation, la
réglementation à la législation et la législation
au traité. Nous devons décentraliser le dialogue social au plus
près du terrain. Dans les grandes entreprises, c'est
l'établissement, dans les branches ce doit être
décentralisé dans les entreprises.
Nous considérons que lorsque le problème est traité
là où il doit l'être, non pas en masse, mais en
détail, atelier par atelier, service par service, direction par
direction, établissement par établissement, puis entreprise par
entreprise, il y a beaucoup moins de conflits que dans les grandes
négociations centralisées. J'insistais sur la gestion du
personnel parce que nous avons actuellement une très grande
diversité dans la mesure où, dans une grande entreprise, les
services informatiques n'ont pas les mêmes contraintes, les mêmes
impératifs que les services commerciaux, généraux,
financiers et autres.
La législation semble dire que l'on part d'emblée d'un niveau qui
serait la preuve que tous ceux qui précèdent n'ont pas
été réglés. Une des solutions serait de
légiférer en obligeant les personnes à négocier.
Puisque l'on nous oblige à négocier les 35 heures dans le secteur
privé sans nous avoir demandé notre avis, il serait possible
d'imaginer que, dans le service public, l'on oblige les partenaires sociaux
à définir, entre eux, les règles à appliquer, qui
peuvent être très diverses d'une entreprise publique à une
autre et très différentes également au sein d'une
entreprise publique.
Je considère qu'il faut aller dans la voie de donner des
délégations de négociation dans ces grandes entreprises de
manière plus décentralisée afin d'éviter que tout
remonte au sommet et sur la table du ministre, ce qui signifie que le dossier
est difficile. Il faudrait inciter les partenaires à définir,
entre eux, les règles dans lesquelles ils s'engagent en ayant à
l'esprit le respect du contribuable ou de l'usager.
M. Jean DELANEAU, président.- Ce souci de décentralisation du
niveau de dialogue est partagé par un certain nombre des interlocuteurs
que nous avons entendus cet après-midi et dont l'activité se
situe dans un certain nombre de services publics. C'est peut-être ce qui
explique les éléments de succès de certaines mesures
prises dans ces services publics parce que l'on s'est efforcé de
régler les problèmes le plus près possible de l'atelier,
du dépôt ou de tout autre organisme de base.
M. Denis KESSLER.- Monsieur le Président, il ne faut pas être
naïf, il ne faut pas se leurrer. La direction de l'entreprise doit
être pleinement investie du dialogue social. Ce n'est pas toujours le cas
dans les entreprises publiques, là où le dialogue social est un
domaine partagé, pour reprendre une expression politique, entre le
Ministère de tutelle et les responsables de l'entreprise. Si nous allons
dans la voie de la décentralisation, affirmons avec clarté, avec
force, que le responsable de l'entreprise publique est responsable du dialogue
social, cela pour qu'il ne soit pas désavoué, mis sans
arrêt sous pression, ou qu'inversement, une partie de la
négociation lui échappe. C'est une discipline.
Incontestablement, quand vous avez des interlocuteurs qui savent que vous
n'êtes pas le décideur en dernier ressort, vous remontez sans
cesse et c'est pour cela que, dans l'idée de décentralisation du
dialogue pour les grands monopoles, il est évident que si jamais la
responsabilité est confiée au terrain, il faut y avoir des
coupe-feux, il doit être clair que cela se décide ici et que la
personne est pleinement investie du dialogue.
Il faut appliquer les sanctions si elles sont prévues. Je ne connais pas
de bon dialogue dans lequel il n'y ait pas de sanctions. Il est difficile de
dire cela en France, mais si des infractions au contrat ou à la
convention sont commises, les sanctions doivent être appliquées.
Nous ne devons pas terminer le conflit et ensuite commencer la
négociation sur les sanctions, ce que nous avons trop souvent vu.
Dans le secteur que je représente, il n'y a pas de négociation
sans sanction. Décentralisation veut explicitement dire que les
sanctions prévues dans les textes doivent être appliquées
parce que je ne connais pas d'autres possibilités d'avoir un dialogue
efficace. Il faut codifier les procédures, confier les
responsabilité claires de décentralisation du dialogue,
prévoir des sanctions dans ces procédures à condition que
ce soit appliqué avec de la rigueur. Dans ce cas, nous aurons un
dialogue social plus proche des entreprises privées à l'avantage
du personnel et des usagers.
M. André JOURDAIN.- Chaque fois qu'un mouvement de grève
important se déclenche, les chefs d'entreprise de mon département
du Jura me font deux observations.
Tout d'abord : " Qu'attendez-vous pour instituer un service
minimum ", avec toutes les réserves que le Président KESSLER
vient d'ajouter ?
Ensuite, ils disent qu'ils vont s'organiser pour que la prochaine fois, cela se
passe autrement. C'est vrai au niveau du courrier, de La Poste. En effet, des
organisations ont été mises en place et La Poste en a souffert,
mais il semblerait que le dialogue avance de ce fait à
l'intérieur de La Poste et chez les postiers qui ont pris conscience de
ces difficultés.
Faut-il légiférer ou la concurrence qui va se développer
va-t-elle faire son oeuvre ? Il est vrai que des secteurs sont très
difficiles à toucher par la concurrence comme la SNCF ou la RATP, mais
ne va-t-elle pas faire évoluer les mentalités de telle sorte que
ces problèmes vont se résoudre d'eux-mêmes. Autrement dit,
le vent du boulet ne va-t-il pas entraîner la sagesse ?
M. Serge FRANCHIS.- Vous avez dit qu'il y avait deux mondes. C'est vrai
parce que le statut de la Fonction publique est tel qu'en l'état actuel
des choses, il est très difficile de se préserver de grands
mouvements comme ceux de décembre 1995. Tant qu'il y aura deux mondes,
nous aurons des problèmes difficiles à régler.
M. Denis KESSLER.- Si mes amis ici présents du Sénat me poussent
à dire que la privatisation réglerait le problème et que
ce n'est pas la peine de parler d'un service minimum dans le service public, il
ne faut pas trop me forcer dans cette voie pour conclure. Je suis ravi de voir
que ces hypothèses sont envisagées ou partagées. Il est
vrai que, souvent, des entreprises qui étaient d'anciennes entreprises
publiques percluses de conflits ont vu leur situation s'améliorer
lorsqu'elles ont changé de statut. C'est vrai dans de nombreux secteurs.
M. Jean DELANEAU, président.- Dans des cas où il n'existe pas de
monopole car c'est un problème en soi.
M. Denis KESSLER.- Le monopole donne un formidable pouvoir en raison de
l'externalité que j'indiquais tout à l'heure. Si vous pouvez
faire subir des conséquences à autrui, vous avez une
asymétrie à utiliser dans l'exercice du droit de grève.
Sur ce sujet des deux mondes, nous devons rattraper le temps perdu et, de plus,
anticiper. Ce serait une erreur de croire que les entreprises qui ont un
monopole doivent arriver où nous en sommes. Il faut anticiper les
évolutions en cours, la concurrence et ainsi de suite.
Puisque nous avons dit qu'il fallait des sanctions, une bonne manière de
responsabiliser serait de prévoir que les préjudices subis par
les usagers en cas de conflit soient indemnisés au titre du
préjudice économique subi. Il faut savoir qu'en 1994, le CNPF
avait négocié avec l'E.F un contrat EMERAUDE. Il prévoyait
qu'en cas de coupures de courant, les indemnisations ne seraient pas
calculées sur la base du prix du kilowattheure non fourni, mais sur
celle du préjudice subi par le client du fait de l'interruption du
courant.
C'est une demande explicite du MEDEF : s'il y a rupture dans la
continuité du service public, prévoir des indemnisations pour les
préjudices économiques subis par les entreprises, notamment, me
semblerait être une clause importante qui irait dans le sens de la
responsabilisation. Il n'y a aucune raison de faire porter à autrui le
poids de ses propres dysfonctionnements. Quand une entreprise privée est
en grève, n'arrive pas à fournir un client, des clauses
contractuelles se déclenchent. La plupart du temps, elles font que
l'entreprise doit verser une indemnité parce qu'elle n'a pas tenu son
contrat. Plus les services publics entreront dans une optique contractuelle, y
compris quand le contrat n'est pas assuré, qu'il y a rupture du contrat,
préjudice qui fera l'objet d'une indemnisation, plus nous aurons la
possibilité de réinternaliser les externalités que nous
font subir le service public.
Nous sommes extrêmement demandeurs de cahiers des charges
prévoyant des indemnisations en cas de conflits. Nous souhaitons voir
appliquer une optique contractuelle.
M. Jean DELANEAU, président.- À condition que cela ne se traduise
pas, en définitive, par un paiement par le contribuable. Cela pose un
problème. Dans certains cas, le contribuable paiera. Vous avez raison,
c'est certainement une voie.
M. Denis KESSLER.- Le contribuable est souvent représenté par des
entreprises, Monsieur le Président. Cette approche d'introduire le Droit
contractuel, avec sa rigueur, me semble aller dans le sens très positif
où les services publics sont à disposition du public et ceux qui
subissent le préjudice doivent être indemnisés. Le Droit
commun doit s'appliquer à ces phénomènes.
Nous souhaitons qu'une solution soit trouvée à ces questions. Il
existe une très forte sensibilité des entreprises aux
difficultés sachant que, dans la concurrence, c'est extraordinaire, si
nous perdons un client, nous perdons quinze jours de chiffre d'affaires et la
marge disparaît. Il faut se rendre que compte que nous ne pouvons plus
nous permettre cela. Nous sommes en économie ouverte.
S'il existe une sensibilisation croissante des entreprises aux
dysfonctionnements du service public, c'est parce qu'une grève de La
Poste, pour une personne qui fait de la vente par correspondance, par exemple,
peut mettre l'entreprise en péril.
On n'a pas le droit de se permettre de dire que l'on a déposé un
préavis de grève, que la Direction refuse de titulariser les
catégories Untel et Untel. Pendant ce temps trois personnes se
retrouvent avec un catalogue imprimé qui reste là, les commandes
n'arrivent pas et il faut payer le personnel. Ce n'est pas possible.
C'est la raison pour laquelle, avec beaucoup de force, si nous pouvions
éviter le service minimum en ayant en permanence un service
régulier, de qualité, aux normes les plus élevées,
internationales et à coût totalement maîtrisé,
Monsieur le Président, le MEDEF applaudirait toutes les initiatives du
Sénat.
M. Jean DELANEAU, président.- Merci de nous avoir consacré ce
temps. Monsieur le rapporteur, merci du travail épuisant que vous avez
fourni depuis de ce matin et de celui qui vous attend.