II. LA GRÈVE : UN ÉCHEC DE L'ÉTAT EMPLOYEUR
A. UN INSTRUMENT D'EXPRESSION DES MÉCONTENTEMENTS TROP SOUVENT BANALISÉ
Pour
reprendre la formule utilisée dans le
code de déontologie pour
améliorer le dialogue social et assurer un service public de
qualité
annexé au protocole d'accord de la RATP du 11 juin
1996, "
la grève constitue un échec du dialogue
social
".
Il existe trop souvent en France un refus obstiné de la recherche du
consensus : pour des raisons historiques sans doute à rechercher
dans les épisodes violents de l'histoire sociale au
XIX
ème
siècle, l'idée prédomine dans
notre pays que le conflit est au coeur de la relation sociale.
Conséquence de cet état d'esprit, la grève n'est plus
l'arme ultime à utiliser après l'échec de toutes les
procédures de négociation, mais plutôt un moyen de gestion
des conflits sociaux.
Plusieurs syndicats nous ont indiqué qu'ils avaient le sentiment que
c'était le degré de la réussite de la grève qui
conditionnait la suite de la négociation et le succès de leurs
revendications.
Symétriquement, les responsables d'entreprises publiques
considèrent que les salariés ou leurs représentants ne
sont que trop peu conscients des conséquences que les grèves
auront pour les usagers.
A la SNCF, le fort taux de conflictualité va de pair avec la conclusion
d'accords collectifs sur les travailleurs handicapés, la formation ou
les facilités de circulation du personnel qui prouvent que le dialogue
social n'est pas rompu. Pour autant, le salarié n'hésite pas
à recourir à la grève plutôt qu'au dialogue en cas
de difficulté.
A la limite, pour reprendre l'expression de M. Louis Gallois, la culture de la
grève peut devenir une sorte de " drogue ". La grève
peut générer un mécontentement des usagers ou des pertes
de part de marché, ce qui engendrera alors une baisse d'activité
elle-même à l'origine de nouvelles réductions d'effectifs
qui appelleront encore de nouvelles grèves.
Dans les services publics, la procédure de préavis, voire la
gestion du service minimum, fournissent des occasions de conflit.
1. Le préavis détourné
Symptomatiques d'un climat social qui se dégrade sont
les
détournements de la procédure de préavis, instituée
par
la loi du 31 juillet 1963 relative aux modalités de la
grève dans les services publics
et codifiée aux articles L.
521-2 et suivants du code du travail (
cf. Annexe n° 5
).
Toute grève doit être précédée d'un
préavis de cinq jours francs
14(
*
)
précisant les motifs du recours
à la grève ainsi que sa durée limitée ou non. Les
grèves tournantes sont prohibées.
Cette obligation s'applique à l'ensemble des services publics, qu'il
s'agisse de ceux assurés par les fonctionnaires de l'Etat, des
collectivités territoriales ou hospitaliers ou de ceux confiés
à des organismes de droit privé chargés de la gestion d'un
service public.
La loi pose diverses conditions :
- s'agissant de l'auteur du préavis, il doit s'agir soit d'un syndicat
représentatif sur le plan national (affilié à une
confédération syndicale nationale), soit d'un syndicat
représentatif dans la catégorie professionnelle ou le service
intéressé. En pratique, la représentativité est
déterminée à l'échelle du conflit
envisagé ;
- concernant le contenu, il apparaît que le préavis doit
clairement faire apparaître les motifs, les lieux, la date et l'heure du
début de la grève ainsi que sa durée qui peut être
limitée ou non. La date et l'heure sont évidemment les points les
plus importants pour organiser le service public en cas de grève ;
- s'agissant des formalités d'envoi, le préavis doit être
adressé soit à l'autorité hiérarchique pour les
grèves dans la fonction publique, soit à la direction de
l'établissement ou de l'entreprise intéressé pour les
autres salariés : ce point a pu donner lieu à une abondante
jurisprudence.
Ce préavis a
deux finalités
:
Tout d'abord, il permet l'information des usagers et ouvre, à
l'autorité responsable, la possibilité technique d'organiser un
service minimum s'il en existe un.
Ensuite, il a pour objet de permettre de négocier afin d'éviter
la grève : ce point était si peu compris que le
législateur, lors du vote des lois " Auroux " du 19 octobre
1982, a modifié la loi du 31 juillet 1963 pour inscrire solennellement
que "
pendant la durée du préavis, les parties
concernées sont tenues de négocier
". Ce point concerne
aussi bien les conflits dans la fonction publique et, éventuellement, le
ministre responsable, que la direction générale d'une entreprise
publique.
En réalité, il est apparu à votre rapporteur, au cours de
ses auditions, que trop souvent le préavis n'était entendu que
comme
une période d'attente
où chacun reste sur ses gardes
dans l'attente de " l'épreuve de vérité " que
constituera la grève.
Au demeurant, un arrêt du Conseil d'Etat de 1986
(Conseil d'Etat,
Fédération nationale des syndicats libres des PTT, 31 octobre
1986)
a précisé que rien n'obligeait l'administration
à répondre au dépôt d'un préavis.
Par ailleurs, les syndicats adoptent la tactique dite des préavis
" glissants "
consistant à
déposer
quotidiennement des préavis successifs
afin de pouvoir
déclencher des grèves qui, si elles sont formellement
régulières, n'en sont pas moins des grèves surprises.
Cette technique est incompatible avec l'idée de négociation
puisque cela revient à permettre de dénaturer le principe du
délai et à permettre de rompre à tout moment les
éventuelles discussions.
Il convient de remarquer qu'un récent arrêt de la Cour de
cassation, en date du 12 janvier 1999
15(
*
)
, après diverses
hésitations jurisprudentielles, a tranché définitivement
que la grève déclenchée dans ces conditions était
bien légale dès lors que l'arrêt de travail intervient au
cours de la période prévue et que le premier préavis de la
liste est bien régulier.
Il a été expliqué également à votre
rapporteur que, dans des périodes de tension sociale, un préavis
pouvait être déposé le jeudi ou le vendredi soir à
20 heures. Ainsi, compte tenu des délais de transmission entre la
Direction générale et le -ou les- service(s) concerné(s)
et de la période de week-end, le temps qui doit être
consacré à la négociation devient insignifiant,
réduit en pratique à trois, voire deux jours. A l'inverse,
certains responsables considèrent que le fait de déposer
volontairement le préavis le lundi au matin est le signe d'une
volonté de négocier et d'éviter la grève.
Paradoxalement, le préavis qui est conçu comme un instrument
d'aide à la négociation peut devenir un instrument de lutte
sociale dès lors que l'une ou l'autre des parties cherche à tirer
parti des imprécisions des textes.
Même les secteurs relevant d'un service minimum ne sont pas toujours
épargnés par les attitudes conflictuelles.
2. Le service minimum mal interprété
Il
pourrait être tentant de penser que le service minimum réduit les
tensions sociales en permettant de concilier la notion de droit de l'usager et
le respect du droit de grève : la réalité est tout
autre. C'est l'organisation même du service minimum qui peut devenir un
enjeu de conflit lorsque la situation sociale se dégrade.
De fait, aujourd'hui seul le fonctionnement du service minimum dans les
services de la navigation aérienne est révélateur.
S'agissant du secteur de l'audiovisuel public, selon les informations
transmises par le Gouvernement à votre rapporteur, il est
intéressant de constater que la loi du 30 septembre 1986 relative
à la liberté de communication, a prévu un service minimum
limité à la continuité de la diffusion (au sens technique)
à la charge des société nationales de programme et de TDF.
De fait, l'émergence de la concurrence dans le secteur audiovisuel a
limité l'importance du service minimum qui n'induit qu'un nombre
limité d'astreintes.
Pour ce qui concerne les services hospitaliers, la nature des activités
en cause semble permettre la mise en place de services minimums dans des
conditions satisfaisantes, y compris lors de conflits sociaux importants comme
ceux déclenchés par les mouvements des infirmières.
Le secteur de la navigation aérienne régi par la loi
n° 84-1286 du 31 décembre 1984 et du décret
n° 85-1332 du 17 décembre 1985 est sans doute celui qui fait usage
avec le plus de régularité du service minimum fixé
réglementairement.
La mise en place du service minimum appelle un certain nombre de contraintes.
En particulier, les agents astreints à demeurer en fonction doivent
être désignés et informés nominativement pendant la
durée du préavis.
La tâche du responsable du service peut devenir relativement
compliquée dès lors que la durée du préavis a
été volontairement réduite par les salariés. Compte
tenu des rotations du personnel, il peut être conduit à les
informer directement à leur domicile de la décision d'astreinte.
Dès lors, tous les cas de figure sont envisageables, certains afin
d'éviter de recevoir la décision et, dans les cas les plus
extrêmes, il peut arriver que l'ordre d'astreinte soit remis au
salarié par l'intermédiaire des forces de gendarmerie dont ce
n'est pas la mission première.
A l'inverse, il peut arriver que l'impréparation d'un service face
à une grève parfois sous-estimée conduise à
requérir au dernier moment les agents par la force de l'ordre, ce qui
est évidemment de nature à entraîner un vif
mécontentement de la part des intéressés qui
déplorent à juste titre la démarche.
Une fois établi le tableau de consigne, les gestionnaires doivent donc
parfois se livrer à une sorte de
" jeu de piste "
pour
parvenir à joindre chacun des membres du personnel requis, comme ils
sont tenus légalement de le faire.
Plus le service minimum se met en place difficilement, plus la grève
peut être considérée par certains comme un succès. A
la limite, le dispositif ne joue plus comme un réducteur de tensions,
mais peut exacerber certains mécontentements.
Dans les périodes où il n'entraîne pas l'adhésion
des salariés, le service minimum ne garantit pas par lui-même le
retour à l'esprit de la négociation.