III. LES DIFFICULTÉS SOULEVÉES PAR LA PROPOSITION
La proposition de la Commission n'a fait l'objet, jusqu'à présent, que de deux réunions du groupe de travail compétent du Conseil. Dans l'ensemble, le texte ne semble pas susciter d'opposition de principe de la part des délégations nationales, même si l'on peut remarquer un certain clivage entre les pays du Nord et du Sud, notamment en matière de droits sociaux accordés aux bénéficiaires de la protection temporaire, et un clivage entre les Etats qui comptent un grand nombre de réfugiés sur leur territoire (comme l'Autriche et l'Allemagne par exemple) et les autres sur la répartition physique en particulier. En raison de sa base juridique, cette directive ne s'appliquera pas au Danemark, au Royaume-Uni et à l'Irlande, à moins que ces pays n'en décident autrement.
Le HCR a été consulté par la Commission lors de la préparation de cette directive . Sa position est favorable à la directive. Le HCR souhaite cependant que le principe de non-refoulement soit réaffirmé dans la proposition et qu'il n'y ait pas de distinction de traitement entre les personnes déplacées selon qu'elles sont arrivées sur le territoire de l'Etat membre de manière individuelle ou par des procédures organisées.
Un certain nombre de points font l'objet de débats au Conseil.
1. Le problème de la mise en oeuvre de la protection temporaire
La proposition de la Commission prévoit que la décision constatant l'afflux massif de personnes déplacées est prise par le Conseil, qui statue à la majorité qualifiée . Le Gouvernement français considère, lui, que le déclenchement de la protection temporaire devrait résulter d'une décision du Conseil prise à l'unanimité.
Toutefois, si la compétence du Conseil s'impose en raison de la nature spécifique de la protection temporaire et de l'impossibilité de fixer a priori des critères quantitatifs pour définir l'afflux massif de personnes déplacées, la règle de la majorité qualifiée, telle que proposée par la Commission, me semble pleinement justifiée. En effet, elle répond aux conditions d'urgence de la protection temporaire et elle permet de surmonter un éventuel blocage de la part d'un ou de plusieurs Etats. Je ne partage pas la position du Gouvernement français sur ce point.
2. Le mécanisme de solidarité entre Etats membres
L'Autriche et l'Allemagne, qui accueillent déjà un nombre important de réfugiés sur leur territoire, soutiennent la proposition de la Commission qui institue une solidarité physique par le biais de la déclaration de capacité d'accueil que doit présenter chaque Etat membre.
Pour le Gouvernement français, il serait souhaitable que la solidarité ne s'exerçât que sur une base financière . En effet, la proposition va à l'encontre du principe du consentement des intéressés et institue un mécanisme de " quotas ". Il conviendrait également, selon le Gouvernement, de prendre en compte, pour la solidarité financière, non seulement le nombre de personnes accueillies, mais également toutes les formes d'action de l'Etat membre sur le terrain du conflit, comme la participation militaire au rétablissement et au maintien de la paix, la participation d'unités de protection civile ou l'aide aux organisations non gouvernementales. La Commission considère quant à elle, qu'il est difficile de prendre en compte ces éléments de manière chiffrée.
Je considère, pour ma part, qu'il faut soutenir la position du Gouvernement sur ces deux points.
Il convient de s'opposer à une répartition arbitraire des bénéficiaires de la protection temporaire sur le territoire des Etats membres. A tout le moins, un compromis pourrait être trouvé par l'introduction d'une certaine souplesse dans la déclaration sur la capacité d'accueil, qui pourrait être facultative et non chiffrée.
3. Des droits reconnus aux bénéficiaires de la protection temporaire
Le point conflictuel concerne l'accès au marché du travail. La proposition assimile en effet les bénéficiaires de la protection temporaire aux réfugiés statutaires, ce qui leur assure un large accès au marché du travail sur le territoire de l'Etat membre , parfois assimilable à celui des nationaux . Certains Etats membres soutiennent cette égalité de traitement, dont la France. La Commission estime qu'il s'agit là d'un moyen pour rendre cette protection attractive. D'autres Etats s'y opposent, soit qu'ils souhaitent un alignement sur les étrangers en situation régulière, soit qu'ils penchent pour une assimilation aux demandeurs d'asile et donc pour un accès plus limité au marché du travail.
Je suis favorable à la proposition de la Commission et à la position du Gouvernement français, pour deux raisons :
- d'une part, parce que la possibilité d'accès à l'emploi de ces personnes favorise leur autonomie et permet de faciliter leur réintégration lors de leur retour dans le pays d'origine ;
- d'autre part, parce que l'accès à l'emploi permet aux personnes concernées d'être en mesure de subvenir à leurs besoins par leurs propres moyens et de cesser d'avoir recours à un dispositif d'assistance.
4. Le regroupement familial
L'article sur le regroupement familial de la directive paraît très mal rédigé, tant sur la forme, que sur le fond. Le texte parle en effet de " regroupement familial ", alors qu'il exclut l'application de la directive du même nom. Il est très détaillé et est susceptible de multiples interprétations (ainsi la polygamie ne paraît pas exclue). Le champ des personnes concernées par l'unité de famille est très large, alors même que le dispositif a une vocation temporaire qui paraît contradictoire avec le fait de faire jouer l'unité de famille à l'égard de ceux des membres de la famille qui n'ont peut-être pas de craintes personnelles de persécutions. En effet, on peut s'interroger sur les raisons qui conduiraient à faire venir en Europe, pour une période de temps aussi limitée, l'ensemble des membres d'une famille qui ne seraient pas menacés.
Il serait ainsi préférable de traiter de " l'unité familiale ", plutôt que du " regroupement familial ". De plus, il conviendrait de réduire cet article pour s'en tenir à quelques principes généraux. Enfin, l'unité de la famille ne devrait concerner, outre le conjoint et les enfants mineurs, que les proches dépendants ou qui craignent des persécutions , afin de respecter la logique du caractère temporaire de cette protection.
5. Le caractère suspensif ou non de la protection temporaire pour l'examen de la demande d'asile
Alors que la proposition de la Commission laisse une marge de manoeuvre aux Etats membres pour décider du caractère suspensif ou non de la protection temporaire pour l'examen de la demande d'asile, le gouvernement français s'oppose à cette faculté laissée aux Etats membres et soutient le principe selon lequel les personnes sous protection temporaire devraient toujours pouvoir demander (et obtenir) le statut de réfugié sans se voir opposer la suspension de leur demande. Ce principe constitue même une revendication majeure de la délégation française, qui est très isolée sur ce point parmi les autres délégations des Etats membres. Cette position se fonde sur le souci d'éviter tout ce qui pourrait conduire à l'affaiblissement de la Convention de Genève et à un éclatement du système de protection internationale.
Il faut cependant souligner que la faculté laissée aux Etats de prévoir ou non la suspension est pleinement justifiée . D'abord, pour une raison de bon sens. En effet, la suspension est un moyen utile, et même un moyen indispensable, d'éviter l'engorgement des dispositifs nationaux d'asile aux Etats membres qui seraient le plus touchés par l'afflux de personnes déplacées. Ensuite, à un niveau plus théorique, cette suspension ne porterait pas atteinte à l'intégrité de la Convention de Genève, puisque ce serait seulement la procédure de l'examen de la demande d'asile qui serait suspendue et non le droit d'asile et que l'examen de cette demande serait différé jusqu'au moment de la cessation de la protection temporaire. Le Haut Commissariat pour les réfugiés n'y est pas non plus opposé, ce qui montre bien que la convention de Genève n'est pas menacée par cette disposition.
Ce point est lié en réalité au débat sur la nature de la protection temporaire, qui peut être comprise, soit comme un statut, soit comme une procédure. On peut, en effet, s'interroger sur l'ambiguïté de la proposition, puisqu'il n'est pas clairement établi que la protection temporaire ne crée pas un nouveau statut . La protection temporaire ne devrait pas constituer une " troisième " forme de protection, au côté du statut de réfugié basé sur la Convention de Genève et de la protection subsidiaire (l'" asile territorial " en France), mais un outil permettant au système de bien fonctionner en cas d'afflux massif. Il conviendrait donc d'affirmer clairement que la protection temporaire n'est pas un nouveau statut, mais une procédure d'urgence .
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La proposition de la Commission soulève donc des enjeux importants.
Comme le souligne le HCR, le terme de " temporaire " est appliqué à la protection accordée aux personnes déplacées parce que les efforts internationaux déployés pour résoudre la crise sont censés permettre aux réfugiés, dans un délai relativement court de rentrer chez eux dans la sécurité. Cette priorité accordée au retour, en tant que solution la plus probable et la plus adéquate à une situation particulière de réfugiés fournit la raison d'être des normes de traitement qui privilégient l'aspect provisoire du séjour des réfugiés dans les pays d'asile et minimisent les efforts pour promouvoir l'intégration dans les pays concernés.
Il peut sembler paradoxal que les initiatives prises au niveau de l'Union européenne en matière d'asile se focalisent ainsi sur ces formes subsidiaires ou complémentaires du statut de réfugié ou sur les procédures et le statut de demandeur d'asile et ne commencent pas par trouver une définition commune de la notion de " réfugié conventionnel " , qui devrait précéder toute intervention dans ce domaine. Ce paradoxe résulte des difficultés du rapprochement des politiques d'asile des Etats membres de l'Union européenne et de l'absence de définition d'une politique commune en matière d'asile et d'immigration, comme je le soulignais dans le rapport que j'ai présenté à la commission des Affaires étrangères en juin dernier sur " L'Europe face à l'immigration : Quels objectifs ? Quels moyens ? " (n° 438, 1999-2000).