III. QUESTIONS DE MÉTHODE

Quelle que soit l'optique retenue - élaboration d'une Constitution au sens plein, ou d'un « traité constitutionnel » -, ou encore révision plus limitée des traités actuels -  deux questions de méthode doivent être envisagées : celle des conditions dans lesquelles le nouveau texte devra être préparé et adopté, celle des thèmes à traiter en priorité.

1. La préparation et l'adoption du nouveau texte

Deux cas différents doivent être bien distingués : celui d'une Constitution proprement dite, et celui d'un traité, quelle que soit sa portée.

• Dans le contexte démocratique de la construction européenne, une Constitution au sens plein devrait être élaborée par une assemblée constituante, puis approuvée par référendum.

Un tel processus supposerait, au préalable, un accord unanime des Etats membres pour modifier l'actuelle procédure de révision des traités et la remplacer par un processus constituant : on ne peut sortir de la logique des traités que par un traité.

C'est dire qu'une Constitution proprement dite pour l'ensemble de l'Union ne peut guère être considérée aujourd'hui comme une perspective très réaliste.

• Dans l'optique d'un « traité constitutionnel », d'un « traité fondamental », ou d'une révision plus ponctuelle des traités, l'élaboration du nouveau texte continuerait à incomber à une Conférence intergouvernementale (CIG).

Après le Conseil européen de Nice, le mécanisme des Conférences intergouvernementales a fait l'objet de nombreuses critiques, notamment au sein du Parlement européen. M. Alain Lamassoure s'en est fait l'écho devant notre délégation, en estimant que ce mécanisme s'avérait de moins en moins efficace pour faire progresser la construction européenne.

Dans cet esprit, il est souvent proposé que les travaux de la prochaine CIG soient préparés par une nouvelle Convention, sur le modèle de celle qui a élaboré la Charte des droits fondamentaux proclamée à Nice.

Les critiques concernant le mécanisme des Conférences intergouvernementales doivent sans doute être nuancées. En particulier, il est sans doute inexact d'affirmer qu'il rencontrerait des difficultés croissantes. Très médiatisées, les tensions qui ont marqué la réunion de Nice ont pu donner ce sentiment. Mais, en réalité, si la négociation du traité de Nice s'est avérée laborieuse, c'est parce qu'il s'agissait de traiter de questions particulièrement difficiles, qui ont donné lieu aux mêmes tensions chaque fois qu'elles ont été abordées depuis les débuts de la construction européenne.

Ainsi, la composition de la Haute autorité de la CECA, qui préfigurait l'actuelle Commission européenne, a donné lieu en 1950-1951 à un long débat analogue à celui qu'a connu l'Union avant la CIG de Nice. « Le Monde » du 20 avril 1951 relate comme suit le débat sur le nombre des membres de la Haute Autorité : « La France et l'Allemagne voulaient le limiter à cinq, ce qui n'aurait pas permis aux six pays d'être représentés : on croyait ainsi souligner que ces membres ne seraient pas les délégués de leur pays d'origine. Mais il a fallu en admettre neuf ». De même, la négociation du traité de Rome a été marquée par une longue controverse sur la pondération des votes au sein du Conseil. Et la négociation du traité de Maastricht, il y a maintenant dix ans, a sans doute été plus laborieuse encore que celle du traité de Nice.

Il serait donc exagéré de conclure à un « rendement décroissant » des Conférences intergouvernementales, et de juger obsolète une formule qui a permis de porter la construction européenne à son stade actuel d'approfondissement et d'élargissement.

Ce n'est pas pour autant que l'idée d'une nouvelle Convention ne doive pas être défendue. Mais l'intérêt d'un tel Forum - destiné non à se substituer à la CIG, mais à contribuer à en préparer les travaux - serait principalement d'associer plus étroitement et surtout collectivement les parlements nationaux et le Parlement européen à un débat préalable avec les représentants des gouvernements et de la Commission européenne, et non pas de remédier à une prétendue « perte d'efficacité » des Conférences intergouvernementales.

Toutefois, une nouvelle Convention ne serait réellement utile qu'à certaines conditions.

Si la Convention sur la Charte des droits fondamentaux a été un succès, c'est pour des raisons bien précises. Tout d'abord, le Conseil européen lui avait donné un mandat clair, qui constituait le cadre de ses travaux. Ensuite, sa tâche était, pour l'essentiel, de préciser et clarifier des principes qui faisaient d'ores et déjà l'objet d'un large accord. Enfin, elle a fonctionné par consensus, ce qui a donné une autorité particulière au résultat de ses délibérations.

A supposer qu'une nouvelle Convention soit convoquée, elle devrait l'être également sur la base d'un mandat précis du Conseil européen. Mais si ce mandat portait sur des modifications institutionnelles ou « constitutionnelles » intéressant l'Union, il ne serait vraisemblablement pas possible de dégager au sein de la Convention un accord unanime sur telle ou telle solution déterminée. Une Convention n'est pas une instance de négociation. Une issue possible serait certes de procéder à des votes : mais quelle serait la signification d'un vote auquel participeraient, mêlés, des représentants des gouvernements et de la Commission européenne, des parlementaires européens et des parlementaires nationaux ? Une majorité se dégageant dans de telles conditions  - à moins d'être une écrasante majorité - n'aurait aucune autorité morale et politique vis-à-vis de la Conférence intergouvernementale.

Pour avoir une influence, la nouvelle Convention devrait donc, comme la précédente, travailler par consensus. Mais dès lors qu'un accord unanime paraît exclu sur des solutions déterminées, la seule formule possible paraît être que la Convention ait pour tâche, sur une série de sujets, de proposer à la CIG plusieurs solutions alternatives. Car il devrait être possible, pour chaque sujet, à défaut de s'entendre sur une solution précise, de s'accorder pour estimer qu'il n'existe qu'un nombre réduit de solutions raisonnablement envisageables.

Par ailleurs, une nouvelle Convention ne devrait pas être lancée dans la précipitation. Pour qu'elle permette une association effective des parlements nationaux, ceux-ci devraient avoir préalablement le temps de la réflexion sur les sujets retenus. Le cas échéant, la COSAC - seule enceinte de débat régulier assurant une représentation pluraliste de chaque parlement national et du Parlement européen - devrait pouvoir être en mesure d'apporter sa contribution.

Enfin, les pays candidats devraient participer sur pied d'égalité à la nouvelle Convention. Celle-ci aurait pour tâche de se pencher sur les bases mêmes de l'Union à laquelle ils vont bientôt adhérer. Il serait injuste - et pour le moins maladroit - de ne pas les associer pleinement à cette réflexion.

Quoi qu'il en soit, le large soutien que rencontre l'idée d'une Convention montre que la nécessité de mieux associer les parlements nationaux est de mieux en mieux reconnue. L'idée d'un « Congrès des parlements » lancée par le Premier ministre va également dans ce sens.

2. Les thèmes prioritaires

L'adoption d'une Constitution au sens plein ne paraissant pas une perspective crédible pour l'Union dans son ensemble, du moins pour un avenir proche, une éventuelle démarche « constitutionnelle » serait en réalité appelée à déboucher sur un « traité constitutionnel » ou un « traité fondamental », même si ce texte devait être appelé « Constitution de l'Union ».

Toutefois, un tel exercice serait d'un intérêt réduit s'il se ramenait à une nouvelle présentation des traités pour mieux mettre en valeur leurs dispositions d'ordre « constitutionnel ». On ne réunit pas une Conférence intergouvernementale pour contenter la Doctrine.

Or, dès lors que l'on s'écarte d'une pure et simple « constitutionnalisation » des traités, il paraît logique de partir des quatre thèmes retenus par la déclaration de Nice. En effet, ces thèmes ont reçu l'accord des Quinze chefs d'État ou de Gouvernement et constituent donc une base de départ acceptée par tous les États membres.

De plus, ils conduisent à aborder bon nombre des domaines où une éventuelle démarche « constitutionnelle » pourrait présenter des avantages : clarification des compétences, meilleur respect du principe de subsidiarité, renforcement de la citoyenneté européenne par l'intégration dans les traités de la Charte des droits fondamentaux...

Par ailleurs, ces thèmes convergent, selon la déclaration de Nice, autour de « la nécessité  d'améliorer et d'assurer en permanence la légitimité démocratique et la transparence de l'Union et de ses institutions, afin de les rapprocher des citoyens des États membres » . Or, n'est-ce pas là l'esprit qui doit animer une démarche « constitutionnelle » ?

Enfin, ils ont le mérite d'aborder le lancinant problème du « déficit démocratique » sous un angle différent. Réduire ce « déficit » était déjà une des ambitions des précédentes CIG, mais le remède retenu - l'augmentation des pouvoirs du Parlement européen - n'a pas donné les résultats escomptés : non seulement le sentiment de « déficit démocratique » ne s'est pas atténué, mais la participation aux élections européennes a continué à décroître.

Il paraît donc judicieux de privilégier la recherche de voies nouvelles, notamment dans les domaines de la répartition des compétences, de la subsidiarité et du rôle des parlements nationaux, qui sont des domaines où jusqu'à présent l'on n'a guère progressé.

Au-delà, comme l'a souligné M. Romano Prodi dans son discours du 29 mai dernier à l'Institut d'études politiques de Paris, « la démocratie européenne n'échappera pas aux grandes questions du droit constitutionnel, telles qu'elles ont été forgées, peu à peu, pour les Etats nations, notamment celles qui ont trait à la séparation des pouvoirs, aux « checks and balances », au consentement à l'impôt (...). Mais si les questions sont celles du droit constitutionnel classique, les réponses devront néanmoins être originales. Plaquer sur la réalité communautaire des solutions nationales est une tentation, mais probablement pas toute la solution. »

« Il ne s'agit pas de fusionner des États, de créer un super-État. »

Robert SCHUMAN

« Le temps ne respecte pas ce qu'on a fait sans lui. »

SENEQUE

En considérant l'état du débat sur une « Constitution de l'Union », on a parfois le sentiment que la préoccupation principale est de parvenir à faire rentrer la construction européenne dans une des catégories existantes de systèmes institutionnels. Peut-être serait-il temps de reprendre à cet égard le plaidoyer en faveur d'un « existentialisme juridique » qu'avait développé il y a quelques décennies un vice-président du Conseil d'Etat, M. Bernard Chenot, et considérer que l'existence de l'Union précède son essence, quitte à conduire les doctrinaires à revoir un jour leurs typologies.

Vouloir doter l'Union d'une Constitution est une idée séduisante, la promesse de plus de clarté et plus de démocratie. Cependant, un examen plus attentif conduit à déceler assez d'ambiguïtés et de difficultés pour conseiller non pas certes le refus, mais la prudence et le rejet de toute précipitation. Les équilibres fragiles et évolutifs de la construction européenne s'accordent mal avec la rigidité qu'implique une Constitution au vrai sens du terme ; ils se prêtent plus aux améliorations progressives et partielles qu'aux tentatives de reconstruction sur une nouvelle base. « Quand quelque pièce se démanche, dit Montaigne, on peut l'étayer : on peut s'opposer à ce que l'altération et la corruption naturelle à toutes choses ne nous éloignent trop de nos commencements et principes. Mais d'entreprendre à refondre une si grande masse et à changer les fondements d'un si grand bâtiment, c'est à faire à ceux qui pour décrasser effacent, qui veulent amender les défauts particuliers par une confusion universelle » ( Essais , Livre troisième, ch. IX).

Doter dès maintenant l'Union d'une Constitution en bonne et due forme, au sens de la Constitution américaine ou allemande, ne paraît guère envisageable. Au stade actuel de la construction européenne, c'est la formule du « traité constitutionnel » qui paraît seule avoir des chances de susciter un accord. C'est d'ailleurs une telle formule qu'ont à l'esprit bon nombre de ceux qui plaident pour une « Constitution de l'Union ».

Dans ce contexte, la voie la plus appropriée paraît être de partir, dans un premier temps, des thèmes retenus par la déclaration de Nice, qui devraient être à la base des travaux d'une éventuelle Convention.

Il est permis d'espérer qu'en progressant dans cette voie, d'autres points d'accord apparaîtront sur des dispositions susceptibles de donner plus de sens à la construction européenne, de la rendre plus efficace et plus légitime. Et, au terme de l'exercice, la Conférence intergouvernementale décidera du nom à donner au résultat obtenu, « traité constitutionnel » ou « Constitution » : de verbis non est disputandum .

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