7. Des décisions de management marquées par la tyrannie du court terme
Les décisions de délocalisation doivent d'abord être situées par rapport au champ de contraintes qui encadre l'entreprise. Le manager doit faire face à des forces exogènes telles que l'évolution des modes de consommation et des attitudes des consommateurs, qui interviennent dans un contexte d'instabilité croissante de l'environnement de l'entreprise, technologique, concurrentiel, commercial, règlementaire ou fiscal. Il doit parallèlement intégrer des pressions contradictoires de ses actionnaires (sur le niveau de rentabilité de l'activité), de ses clients (sur le niveau de prix des produits ou services vendus) et de ses salariés (sur le niveau de rémunération directe ou indirecte attendus).
Les décisions de délocalisation qui visent avant tout à réduire directement les coûts doivent également être regardées par comparaison aux seules alternatives de gestion possibles, la réalisation de gains de productivité, l'externalisation pour variabiliser les coûts, et enfin l'innovation sur les produits et services. Quand la principale variable d'ajustement reste la masse salariale, et donc le maintien ou pas d'une capacité locale de production, les managers disposent donc d'un éventail limité de solutions pour réagir et adapter leur organisation aux conditions du marché. Ils sont nécessairement amenés à privilégier les options à plus rapide effet de levier, pour ne pas mettre en péril leur activité et les emplois qui y sont liés.
La réalisation de gains de productivité
Concernant la réalisation de gains de productivité, l'essentiel des efforts et avancées ont d'ores et déjà été réalisés, notamment par exemple dans le cadre du passage aux
35 heures. La marge de manoeuvre sur ce critère reste donc très étroite pour les entreprises.
Le progrès technique et l'automatisation croissante des tâches ont en effet permis des gains de productivité dans le secteur industriel. Ainsi, depuis 1978, l'industrie a perdu 1,5 million d'emplois (avec des niveaux de production en hausse).
Les prix de vente n'ont cessé de diminuer alors que la qualité des produits a augmenté. De 1996 à 1999, les coûts unitaires dans l'industrie manufacturière française ont baissé de 30 % par rapport aux coûts britanniques, presque parallèlement aux coûts allemands (- 28 %), tandis que les coûts américains ne baissaient que de 16 % et les coûts japonais d'environ 11 %.
En France, la productivité du travail a progressé depuis 1990 de plus de 4 % par an, soit un rythme supérieur à celui de la croissance économique qui a évolué entre
1,5 % et 2,5 %. Il s'agit d'une moyenne, car dans l'automobile, les exigences des donneurs d'ordre ont contraint les équipementiers d'accroître leur productivité de
10 %, voire 15 % certaines années. Ces diverses illustrations témoignent de la faiblesse des marges de manoeuvre qui subsistent pour poursuivre les efforts de productivité. L'utilisation de cet axe comme arme ou levier pour lutter efficacement dans la guerre des prix est donc limitée pour les industries de biens et services.
L'externalisation pour variabiliser les coûts
La seconde voie, une fois les gains de productivité absorbés, consiste à externaliser un certain nombre de tâches effectuées par des salariés de l'entreprise. Ceci revient dans les faits à transformer des coûts fixes (les salaires sont relativement indépendants des fluctuations de l'activité) en coûts variables (achats de prestations facturées en fonction des volumes traités).
Ce phénomène a été souvent observé pour les fonctions transversales (la comptabilité, l'informatique, la paie...) ou des fonctions connexes (la logistique, le transport, l'emballage...) et s'explique très souvent par la volonté stratégique de se recentrer sur le coeur de métier de l'entreprise.
La production peut également, en partie ou en totalité, et comme les autres fonctions de l'entreprise, être externalisée vers des sous-traitants, proches d'abord, et plus éloignés ensuite. Les conditions actuelles de gestion à distance comme la fiabilisation des process de production permettent de maintenir une bonne maîtrise du produit fini, et ne créé donc pas de distorsion par rapport au maintien en interne de l'activité. L'externalisation va d'abord concerner des parties de la chaîne de valeur ou de production, c'est le cas des équipementiers par exemple, puis des processus particuliers, comme l'assemblage ou le conditionnement, et s'étendre petit à petit à l'intégralité de la production vendue.
L'externalisation ou le recours à la sous-traitance est pourtant souvent considéré comme une étape intermédiaire vers la délocalisation, de façon consciente ou non. Qu'il s'agisse d'un recentrage de l'activité sur certaines fonctions ou processus clés ou critiques, dans un premier temps, ou plus largement de la cession de pans entiers de l'entreprise, (cas d'essaimage par exemple ou spin-off), l'externalisation permet d'amortir une décision difficile à prendre, en différant l'impact social et territorial, et en affranchissant d'une certaine façon l'entreprise de la décision future.
La délocalisation pour réduire directement les coûts
Une fois ces dernières adaptations réalisées, et face à de nouvelles tensions, l'entreprise est finalement contrainte à engager le troisième et dernier levier, celui de la délocalisation. Il est d'ailleurs possible de noter par extension que plus la proportion des coûts salariaux par rapport à la valeur ajoutée est importante, plus le produit ou service est exposé à un risque de délocalisation.
Délocaliser la production permet de pallier en partie l'impact de structure de coûts défavorables, et notamment le rapport entre la part des coûts de main d'oeuvre et des coûts matières. Ce choix apparaît in fine aux entreprises comme le plus productif, avec une forte et rapide visibilité des résultats escomptés. Il correspond à une réelle décision de gestion, difficile à prendre, qui revêt un caractère souvent définitif, et aux conséquences sociales lourdes (directes et indirectes), mais qui permet de maintenir l'entreprise dans la course face à ses concurrents, et donc d'assurer la pérennité de son activité.
L'innovation sur les produits et les services
Face à ce tableau sombre et inéluctable, d'un cercle vicieux de la recherche des prix bas et d'une fuite en avant non maîtrisable, il est une dernière solution qui constitue une réelle alternative positive. Le pari de l'innovation tant dans les produits que dans les services permet de justifier aux yeux du consommateur une différence de valeur et donc une différence de prix et par voie de conséquence d'ancrer localement et durablement l'activité de l'entreprise.
En effet, les produits de consommation courante sont confrontés dans les pays occidentaux à une stagnation des débouchés, à une « satiété » du consommateur. L'objectif n'est alors plus seulement de préserver ses clients et de trouver de nouveaux marchés, mais bien de stabiliser ses parts de marché face à ses concurrents. Les efforts de productivité et de baisse des coûts ne peuvent plus à terme constituer un élément de différenciation face aux solutions concurrentes. Et sans différenciation, l'entreprise est en péril. Dès lors apparaît la nécessité d'une logique agressive, mais aussi plus constructive, de création de valeur pour détourner les clients de ses marques et produits habituels, pour le stimuler et le sortir de son assoupissement, en fait pour se positionner et exister différemment sur le marché de l'entreprise.
C'est pourquoi tous les acteurs économiques rencontrés dans le cadre de cette étude sont sensibles et favorables aux initiatives prises par l'État dans ce sens (pôles de compétitivité, agence de l'innovation...).
Parallèlement à l'innovation concernant les produits en tant que tels, les axes tendant à ajouter du service dans l'offre industrielle (et par répercussion pour le consommateur) sont considérés comme clés, et constituent également un facteur d'innovation de l'offre et de différenciation par rapport à la concurrence pour éviter de se positionner sur le seul critère du prix.