II. PRODUCTIVITÉ ET CROISSANCE POTENTIELLE
Dans une perspective de moyen/long terme (à 5 ans), les facteurs d' offre (main d'oeuvre disponible, efficacité - ou productivité - de cette main d'oeuvre) sont déterminants : on peut en déduire par addition la croissance maximale que l'économie peut atteindre sans tension sur les capacités de production, donc sans tension inflationniste.
A un horizon de moyen terme, la croissance effective doit rejoindre la croissance potentielle, sauf si la politique économique pèse durablement sur la croissance (pour respecter la contrainte d'assainissement budgétaire par exemple).
Si l'on reprend l'identité comptable présentée ci-dessus :
PIB = productivité du travail x emploi ,
on estimera donc que la croissance potentielle à moyen terme de l'économie française, correspondant à une évolution tendancielle de la productivité, est égale à 2 %, soit 1,7 % (gains productivité) + 0,3 % (augmentation de la main d'oeuvre disponible).
La réflexion sur la croissance potentielle à moyen terme n'est nullement théorique. Par exemple, les estimations de croissance potentielle participent largement à la définition de la politique monétaire de la Banque centrale 25 ( * ) : lorsque l'activité évolue en dessous de son potentiel, le risque inflationniste est plus faible et la Banque centrale peut en tenir compte pour la fixation des taux d'intérêt à court terme.
De même, bien que ce rappel soit quelque peu trivial, plus la croissance potentielle est forte, moins l'assainissement budgétaire est difficile à conduire. On a vu, par exemple, que le montant des dépenses publiques au cours des dix dernières années a augmenté de 2 % par an en volume 26 ( * ) . Or l'appréciation que l'on peut porter sur la politique budgétaire discrétionnaire lorsque la dépense augmente de 2 % par an en volume, est très différente selon que la croissance potentielle est de 2 % ou de 3 % (par exemple). Dans le premier cas, la dépense publique augmente comme l'activité et l'effort structurel est nul 27 ( * ) . Dans le second cas, la réduction du déficit public structurel est de 0,5 point de PIB 28 ( * ) par an, ce qui caractérise une politique d'assainissement budgétaire marqué.
Quand les facteurs d'offre l'emportent sur les facteurs de demande pour déterminer la croissance effective de l'économie, une accélération de la productivité « ne joue pas contre l'emploi ». Dans une telle configuration, la productivité du travail ne détermine plus le contenu en emploi de la croissance mais la capacité de croissance de l'économie .
Une accélération de la productivité se traduira ainsi par une augmentation de la croissance potentielle, et logiquement de la croissance effective, pour une croissance identique de l'emploi .
Par exemple, pour une croissance de 2 % par an, avec une productivité qui augmente de 1,7 % par an, l'emploi augmentera de 0,3 %; avec une productivité qui progresse de 2,7 % l'an, la croissance à moyen terme sera de 3 % - si elle rejoint la croissance potentielle -, et l'augmentation de l'emploi sera toujours de 0,3 %.
Le « bouclage » macroéconomique entre ces deux rythmes de croissance s'effectue via la distribution du revenu : dans le premier cas, les salaires - évoluant en ligne avec la productivité - augmentent de 1,7 % par an ; dans le deuxième, ils progressent de 2,7 % par an.
Toute « réforme structurelle » a donc pour objectif d'augmenter la croissance potentielle de l'économie.
Cela passe par deux voies :
- augmenter la main d'oeuvre disponible :à l'horizon du moyen terme, cela revient à viser une augmentation du taux d'emploi, en augmentant notamment l'activité des travailleurs de plus de 55 ans ;
- ou augmenter la productivité du travail : dans le Rapport économique, social et financier (RESF) annexé au projet de loi de finances pour 2007, le Gouvernement évoque un « scénario haut » à l'horizon 2010 reposant « sur une hypothèse de croissance de 3 % associée à une croissance potentielle se redressant à l'horizon 2010 pour atteindre elle aussi 3 % » .
« D'autres facteurs (que la hausse du taux d'emploi) contribueraient à soutenir la croissance potentielle, notamment un relèvement du nombre d'heures travaillées par tête, une dynamique d'accumulation du capital plus rapide, et une hausse de la productivité due à la diffusion des nouvelles technologies et aux efforts de relance de notre effort de recherche (création de l'Agence pour l'innovation industrielle, de l'Agence nationale pour la recherche et des pôles de compétitivité) ».
Il est nécessaire à ce stade d'analyser précisément quel pourrait être l'impact des trois « facteurs » évoqués dans le RESF comme pouvant contribuer à accélérer les gains de productivité et donc augmenter la croissance potentielle :
- « le relèvement du nombre d'heures travaillées » . Il est peu contestable qu'un relèvement du nombre d'heures travaillées a un impact direct sur la productivité du travail. Celle-ci dépend, en effet, de la productivité horaire et de la durée du travail.
Néanmoins, comme l'ont montré des estimations convergentes 29 ( * ) , une augmentation de 1 % de la durée du travail n'entraîne pas une augmentation équivalente de la productivité du travail. Elle se traduit, en effet, par une baisse de 0,4 % de la productivité horaire 30 ( * ) . Le gain de productivité du travail imputable à l'augmentation de la durée du travail n'est donc in fine que de 0,6 %.
Par ailleurs, on peut s'interroger sur les conditions dans lesquelles pourrait intervenir un relèvement de la durée du travail. A court terme, il faut rappeler qu'une augmentation de la durée du travail se traduit instantanément par une accélération de la productivité par tête et donc une croissance moins riche en emplois . Une évolution de cette nature est donc difficilement compatible avec un contexte de sous-emploi .
Peut-être les rédacteurs ont-ils à l'esprit un autre scénario : l'augmentation de la durée du travail entraîne une accélération de la productivité par tête, qui, à court terme, pèse sur la baisse du chômage. Cette situation permet de poursuivre une politique de « modération salariale » (c'est-à-dire que les salaires ne suivent pas l'accélération de la productivité). Le taux de marge des entreprises s'améliore et les coûts salariaux unitaires diminuent, ce qui renforce la compétitivité-prix. Le supplément de croissance attendue résulte de la contribution du commerce extérieur 31 ( * ) . Ceci décrit une politique de désinflation compétitive dont on évoquera (cf. pages 124 et suivantes) l'efficacité à l'échelle de l'ensemble de la zone euro.
A moyen terme , si néanmoins le taux de chômage diminue suffisamment, comme le laissent envisager les projections présentées dans ce rapport (cf. pages 111 et suivantes), une augmentation de la durée du travail permet d'augmenter la productivité par tête et la croissance potentielle .
Ce n'est que dans une situation proche du plein-emploi, en fonction de l' arbitrage que les salariés opéreront entre plus de travail et de revenu ou plus de loisirs (et moins de productivité par tête) que pourra véritablement s'apprécier la fameuse « préférence pour le loisir » que certains économistes 32 ( * ) ou commentateurs attribuent d'ores et déjà à la France (et à l'Europe en général).
- « une dynamique d'accumulation du capital plus rapide »
Dans une approche dite de « comptabilité de croissance », l'évolution de la productivité horaire résulte de deux déterminants comptables :
l' intensité capitalistique , c'est-à-dire la part de l'évolution de la productivité qui peut s'expliquer par l'augmentation de la quantité ou de la qualité des machines mises à la disposition des travailleurs ;
la productivité globale des facteurs (PGF), c'est-à-dire l'augmentation de la production qui ne peut pas s'expliquer par l'augmentation des deux facteurs de production (capital et travail) ; on considère que la PGF mesure le « progrès technique », c'est-à-dire tout ce dont on soupçonne les déterminants (l'innovation, l'esprit d'entreprise, etc.) mais... qu'on ne sait pas mesurer.
Pour cette raison, la PGF est ainsi qualifiée de « résidu inexpliqué ».
« Une dynamique d'accumulation plus rapide du capital » aboutirait donc à augmenter le premier déterminant de la productivité horaire, l'intensité capitalistique.
Interrogé sur les causes de l'accélération considérable de la productivité que les Etats-Unis ont connue dans les années 90 (avec une hausse de plus d'un point du rythme d'évolution des gains de productivité), Jean-Paul FITOUSSI, président de l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) 33 ( * ) rappelait que celle-ci était « la conséquence d'une gestion de l'activité, qui, à l'échelle du pays réduit le risque d'investissement. (...) Aux Etats-Unis, o n a à peu près huit années de croissance par décennie, une année de récession, et une année de croissance molle. En Europe, on a habituellement trois années de croissance par décennie, une ou deux années de récession, et cinq années de croissance molle. Ce qui fait qu'un investisseur sur un marché européen est soumis à un risque d'activité beaucoup plus important que son correspondant sur le marché américain ».
Seule une crédibilité de la croissance restaurée serait donc de nature à entraîner « une dynamique d'accumulation plus rapide du capital » . Ceci suppose que soit clairement et mieux posée à l'échelle de la zone euro la question de la coordination des politiques économiques en son sein, notamment entre la politique monétaire et la politique budgétaire . Alors que l'assainissement budgétaire en Europe progresse, répondant ainsi au voeu de l'autorité monétaire et concourant à atténuer les tensions inflationnistes, alors que l'essentiel de l'augmentation récente des prix du pétrole a pu être absorbée par la modération salariale , ces éléments ne semblent pourtant pas pris en considération dans la conduite de la politique monétaire. Ceci n'est pas de nature à améliorer la confiance des agents économiques dans la capacité de la zone euro à appliquer une stratégie de croissance autonome.
- « une hausse de la productivité due à la diffusion des nouvelles technologies et aux effets de relance de notre effort de recherche »
Votre Délégation avait consacré un rapport d'information à l'impact macroéconomique de l'augmentation des dépenses de recherche 34 ( * ) .
S'appuyant notamment sur les travaux du laboratoire d'économie de l'École centrale de Paris, ce rapport d'information mettait en évidence l'impact vraisemblable de l'augmentation des dépenses de recherche sur la productivité et la croissance.
Toutefois, les résultats des simulations d'un effort accru de recherche et développement conduisaient à distinguer deux périodes successives : le temps pour semer, le temps pour récolter . Au cours de la première période (4 à 5 ans), l'investissement en R&D pèse sur les déficits public et extérieur sans contrepartie immédiate en termes d'amélioration de l'offre. Au cours de la période suivante, l'investissement en R&D donne des résultats importants en termes de gains de productivité et de croissance, grâce à des innovations de processus (qui permettent de baisser les prix) et des innovations de produits (qui permettent d'améliorer la qualité). Pour obtenir les bénéfices de la deuxième période, il faut maîtriser les déséquilibres et les tensions inhérents à la première période.
Une partie de l'échec de la stratégie de Lisbonne, à l'échelle européenne, et notamment de l'objectif d'augmentation des dépenses de recherche jusqu'à 3 % du PIB peut ainsi s'expliquer par l'incapacité des autorités européennes - politique et monétaire - à créer l' environnement macroéconomique favorable qui permettra de surmonter les tensions transitoires provoquées par une stratégie d'investissement massif dans la recherche.
*
Le propos de votre rapporteur ne consiste en aucun cas à montrer qu'il serait illusoire de poursuivre des actions de nature à accélérer les gains de productivité et à élever le potentiel de croissance, mais plutôt à en montrer les exigences . La condition principale réside dans la capacité de la politique économique, en particulier la politique de régulation conjoncturelle, à créer l'environnement favorable au développement des stratégies d'augmentation de la productivité.
Sous cette condition, une augmentation des gains de productivité, de nature structurelle, succédant plus de dix ans après à celle que les Etats-Unis ont connue, ne peut être exclue . Diverses évolutions pourraient y contribuer, telles que :
- la diffusion des nouvelles technologies de l'information et de la communication ;
- l'intégration et l'approfondissement des marchés financiers en Europe , afin de rendre l'accès au crédit des entreprises et des ménages aussi simple et avantageux que dans les pays anglo-saxons ;
- l'arrêt des politiques d'enrichissement du contenu de la croissance en emploi menées en France comme dans la plupart des pays européens 35 ( * ) depuis le début des années 1990 (allègements de charges pour les travailleurs non qualifiés, baisse de la durée du travail grâce au développement du temps partiel ou à la baisse de la durée légale hebdomadaire...), qui atteignent aujourd'hui leurs limites, notamment financières.
*
* *
Ces questions fondamentales ne peuvent être entièrement développées dans le cadre de ce rapport d'information. Votre Délégation a ainsi confié à votre Rapporteur la tâche d'approfondir les questions qui se posent autour de la thématique de la productivité.
Il lui appartiendra notamment de montrer comment la
contradiction
- apparente - entre l'approche de la
productivité comme déterminant du contenu en emploi de la
croissance et celle de la productivité comme déterminant de la
croissance potentielle peut être
dépassée
,
d'analyser les raisons du
décrochage
européen
par rapport aux Etats-Unis en matière
de productivité et, enfin, d'explorer à partir d'une mise
à plat des nombreux travaux menés sur cette question, les
stratégies
pouvant conduire à une
élévation de la productivité
, et donc du
niveau de vie.
* 25 Dans le cadre d'une « règle de Taylor ».
* 26 Dans un contexte marqué par la volonté de réduire le déficit public et donc de limiter la dépense publique.
* 27 Cf. pages 87 et 88 pour une définition de cette notion.
* 28 Si la croissance est de 3 %, l'augmentation de la dépense publique de 2 % et que les dépenses publiques représentent 50 % du PIB, la réduction du déficit structurel est équivalente à 0,5 % du PIB.
* 29 Voir en particulier « Les évolutions de la productivité structurelle du travail dans les principaux pays industrialisés », par Renaud BOURLÈS et Gibert CETTE, dans le Bulletin de la Banque de France n° 150, juin 2006.
* 30 Comme si l'allongement du temps passé au travail diminuait son efficacité.
* 31 Qui intervient donc au détriment de nos partenaires.
* 32 Olivier Blanchard, professeur au MIT notamment.
* 33 Voir le chat du Monde du 13 septembre 2006.
* 34 Rapport d'information Sénat n° 391, 2003-2004, par Joël BOURDIN, au nom de la Délégation du Sénat pour la Planification.
* 35 Notamment aux Pays-Bas avec le développement du temps partiel ou en Allemagne avec les réformes « Hartz ».