ALLOCUTIONS DE CLÔTURE : LE SAVANT ET LE POLITIQUE
JACQUES ATTALI, Président de PlaNet Finance
Comme cela vient d'être dit, le thème de ce colloque est absolument central pour l'évolution des prochaines années et se situe à la croisée des chemins.
Je souhaiterais d'abord replacer ce débat dans le contexte plus vaste de démocratie et de marchés, plutôt que dans la perspective d'une opposition entre Etat et entreprises. En effet, d'un point de vue philosophique, il existe a priori une réelle convergence entre ces termes. Ils font cependant surgir aujourd'hui une contradiction, qui risque d'être mortelle pour nos sociétés. C'est particulièrement vrai pour la France, où l'Etat a toujours été et reste encore, le « structurateur » de la nation.
Marchés et démocraties sont par nature des mécanismes compatibles. En effet, ils sont tous deux l'expression du choix effectué depuis plusieurs siècles par l'humanité, en tout cas en Occident, revenant à faire de la liberté individuelle la principale de ses valeurs. Ils constituent les deux formes d'organisation de cette liberté, l'une dans le champ économique, l'autre en politique. Le marché est cependant une forme d'illusion de liberté, puisqu'il participe de la répartition des ressources rares, et donc de l'absence de liberté. Il est néanmoins la forme la plus libre imaginable de la gestion de la rareté. La démocratie, dans le collectif, est également la forme la plus libre.
Depuis des siècles et dans de très nombreux pays, nous constatons le même engrenage : l'Etat fort met en place un marché, qui crée une démocratie, et nous constatons un phénomène de renforcement réciproque des deux formes. Le marché a en effet également besoin de la démocratie puisqu'elle crée les conditions de la liberté intellectuelle et de la création, avec des règles institutionnelles, permettant en particulier de respecter le droit de propriété.
C'est pourquoi des analystes ont parlé de la fin de l'histoire, désignant ainsi une généralisation planétaire du marché et de la démocratie. Le marché a d'ailleurs créé de très nombreuses démocraties, comme l'Espagne ou le Chili. Demain, la Chine, comme d'autres pays encore en marge, suivront à mon avis. Dans un cas unique, s'est produit le processus inverse : le président Gorbatchev a créé une démocratie en tâchant de conserver une économie planifiée, mais le système n'a pas tenu, et a abouti à une économie de marché.
Ce système semble donc parfait. Cependant, des contradictions consubstantielles existent entre les deux formes. Le marché est ainsi par nature sans frontière géographique, ni de compétence. Aucun marchand ne considère d'ailleurs que les secteurs supposés de compétence publique (santé, éducation...) lui sont naturellement interdits. Or la démocratie, et donc l'Etat, s'exercent sur un territoire, et selon des compétences précises. La modification de ses attributions, et donc du secteur de la loi, par la nationalisation ou la privatisation par exemple, suppose des mécanismes complexes, législatifs et constitutionnels. Or le marché croit très vite dans son espace géographique et de compétence, tandis l'Etat nécessite un accord de la majorité pour tout changement. Par conséquent, le marché se globalise, contrairement à la démocratie, comme le montre l'exemple de l'Europe. Dans ces conditions, le marché remplit toujours mieux son rôle, l'allocation efficace des ressources, tandis que la démocratie peine à remplir le sien : l'allocation juste des ressources. Il se produit donc une croissance de la concentration des richesses et des mouvements, du fait de la libre circulation des marchandises, des capitaux et des personnes, portée par le marché. Ces mouvements accéléreront le processus de migration, en raison de l'inacceptation d'un processus inégalitaire, transparent et mobile conduisant à retirer à l'Etat ses moyens.
De plus, le marché et la démocratie sont porteurs d'une autre contradiction profonde, qui est précisément la liberté. Seule, elle contient en effet en elle-même des menaces. Elle admet trois équivalences, chacune découlant de l'autre. La première est la réversibilité : chacun étant libre de ses choix, il peut en changer. La deuxième renvoie à la précarité et elle s'exerce dans différents domaines de notre société : marché, mais aussi travail, logement, culture, mode. La troisième recouvre la déloyauté : du fait de la précarité du contrat, personne n'a de raison d'être loyal envers les autres. Or aucune société ne peut vivre sans un minimum de loyauté de la part de chacun. L'entreprise a d'ailleurs compris ce problème et a réagi par les stock-options, les relations avec la clientèle, et autres mécanismes de solidarité. Les Etats ont aussi ce rôle. Cependant, si le marché domine progressivement la société et si les Etats s'affaiblissent, qui sera capable de compenser cette précarité générale ?
Le pouvoir du prochain Président de la République sera infiniment plus faible que celui élu en 1974 ou 1981. La fonction thanatocratique, essentielle, du président a disparu avec la chute de l'Union soviétique. L'euro et l'Union européenne, ainsi que les privatisations, la globalisation et la décentralisation ont retiré à l'Etat et au président son pouvoir dans la gestion de l'identité économique de notre pays. Par ailleurs, l'Etat abandonne lâchement ses dernières rares responsabilités, au profit de comités consultatifs, progressivement transformés en hautes autorités, et en vertu du principe de précaution, celui-ci ayant malheureusement été inscrit dans la Constitution.
Le discours inverse pourrait toutefois être tenu, puisque l'Etat est le vecteur d'un nombre croissant de fonctions et que les prélèvements obligatoires augmentent. Le pilotage est cependant progressivement automatique, et la redistribution « fictive ». A mon sens, cette fonction de transfert de prélèvements et de protection sociale, dernier secteur public important, basculera peu à peu dans le privé. Je prévois ainsi la montée de deux secteurs économiques : l'assurance et la « distraction », deux attitudes classiques face à la précarité. Concernant l'assurance, la mobilité accrue des individus provoque en effet la nécessité de couvrir les risques de manière transnationale. La compétition entre les mutuelles (protection sociale) et les compagnies d'assurance, aujourd'hui porteuses d'une capacité d'innovation bien plus grande, sera un enjeu majeur du maintien de la souveraineté face au marché. Elle se traduira par une inversion de la courbe des prélèvements obligatoires, puisque l'Etat obligera les individus à s'assurer dans le privé, plus compétent. L'autre secteur croissant est celui des loisirs. Ses industries sont déjà les plus importantes en termes de temps que leur consacrent les consommateurs. L'assurance, y compris le système des dérivés, est, elle, le secteur qui rémunère le mieux ses cadres, et attire ainsi une dynamique de croissance de plus en plus forte.
Ces secteurs ne laisseront à la collectivité nationale que la gestion peut-être provisoire des rares instruments de souveraineté : politique étrangère, défense, police, justice. En effet selon cette logique de marché, pourquoi l'Etat n'accorderait-il pas les mêmes avantages d'habilitation et de subventions aux universités étrangères qu'aux universités françaises ? Pourquoi le traitement serait-il différent pour les cliniques privées étrangères et les hôpitaux publics ? Nous pourrions ainsi assister progressivement à un outsourcing d'une grande partie des fonctions publiques, comme dans certains Etats, par exemple pour la sécurité. Ce basculement est aussi visible dans le secteur de la justice, parce que les activités transnationales sont de plus en plus gérées par le contrat et donc par les juristes, et non plus par la loi, inexistante au niveau transnational. Or l'absence dans le contrat de base étatique ou interétatique, c'est-à-dire légale, conduit de manière dramatique à la lente fusion de l'économie légale et criminelle. Les entreprises ont donc un intérêt majeur à disposer d'un cadre institutionnel supranational. Aussi, pour éviter les retours du système national-socialiste qu'a connu le 20 ème siècle et qui transparaissent dans les discours des divers camps politiques en France et ailleurs, il faut accepter la création progressive d'un espace juridique international, et d'abord européen. Cette préoccupation est cependant peu présente dans les débats que suscitent les prochaines élections.
JEAN-PIERRE RAFFARIN , Sénateur de la Vienne , Ancien Premier ministre
Je remercie Joël Bourdin, et suis heureux que vous ayez choisi le Sénat pour cette réflexion sur le pouvoir et, plus particulièrement, le pouvoir sur l'entreprise. Le Sénat est en effet une maison de la loyauté, en tout cas comparativement aux autres.
Vous avez tous noté le concubinage Etat/entreprises, mais aussi sa mobilité dans le temps et l'espace. Dans les temps modernes, nous sommes ainsi passés d'une période de conflit à une phase de partenariats. Le politique n'impose plus hiérarchiquement ses décisions aux entreprises, et le plan est remplacé par un conseil stratégique. Les nationalisations et la planification sont a priori oubliées, et des relations équilibrées entre Etat et entreprises sont recherchées. L'Etat s'efforce d'inciter les entreprises à s'engager sur des axes stratégiques, notamment grâce à un des rares outils lui restant - je suis d'accord avec Jacques Attali sur la diminution de la capacité de l'Etat - : la fiscalité. Les crédits d'impôts iraient ainsi jusqu'à 100 % pour l'innovation et la recherche. L'intervention de l'Etat se veut donc accompagnatrice, y compris pour les questions managériales. Le CEPME (crédit d'équipement des PME) s'est ainsi transformé en BDPME (Banque de développement des PME), elle-même devenant, en fusionnant avec l'Anvar, Oséo, afin de construire une structure managériale semblable à une entreprise.
Il s'agit donc effectivement à la fois d'un tête-à-tête et d'un duo. Cette relation s'est complexifiée, mais en même temps libérée, avec la décentralisation. Celle-ci a créé un nouvel acteur, important pour les PME notamment, et caractéristique de l'époque : le partenariat public-privé (PPP). Tony Blair, en pionnier, a ainsi confié à Bouygues la construction du ministère de l'intérieur britannique !
Les temps modernes et notre système de partenariat sont cependant bouleversés par les phénomènes économiques et politiques croissants de la globalisation. Les règles de la compétitivité et de l'attractivité l'emportent ainsi sur la règle nationale, et pour obtenir un développement économique, il faut répondre à des critères et un ratio communs. La globalisation entraîne d'ailleurs l'effacement des frontières. Le face-à-face du Président chinois Hu Jintao et de Bill Gates en est un symbole, l'un représentant le probable Etat le plus puissant du 21 ème siècle, et l'autre la plus grande entreprise mondiale. Chacun cherchait à mettre en avant des valeurs qu'il jugeait transnationales, tandis que nous les apprécions selon la compétitivité et l'attractivité. Dans cette logique s'installe une pensée mondiale dominante. Chacun adopte le même type de stratégie, basée sur l'intelligence et la création, et non plus pour certains sur la main-d'oeuvre et son bas coût. La bataille chinoise, et indienne, est désormais technologique, comme le montre l'effort de formation. Un étudiant chinois, ayant passé plusieurs années à Polytechnique, me parlait ainsi de la difficulté que connaît une discipline comme les mathématiques en Chine. La globalisation, et la financiarisation des capitaux, uniformise les règles et abolit ainsi les frontières, affaiblit l'Etat et le politique, et provoque effectivement la fin de l'histoire. Le concubinage Etat/entreprises reposait en effet sur le concept de nation. Les tentatives de croire, ou de faire croire, que d'autres approches sont possibles et que notre système équilibré républicain ne sera pas menacé, nous semblent alors vaines.
Deux grandes réponses ont été données à cette question. La première est le multilatéralisme ou la règle de droit, par laquelle notre pouvoir s'exprime dans la construction de la loi commune. L'ONU ou l'OMC en sont des émanations. Cette voie est toujours suivie, puisque le Président de la République propose aujourd'hui la création d'une Agence mondiale de l'environnement, suite à la signature des accords de Kyoto. Cependant, les grandes puissances qui affichent une croissance de 10 % ont peu de sympathie pour la règle de droit. La Chine a certes adhéré à l'OMC et au protocole de Kyoto et noué des partenariats avancés avec plusieurs puissances. Elle est d'ailleurs un acteur majeur de la stratégie américaine, puisqu'elle détient 10 % des bons du Trésor américain. Néanmoins, elle accepte difficilement certaines règles, comme la propriété intellectuelle, non seulement parce que son système n'en a pas besoin, mais aussi pour des raisons culturelles. Selon la pensée chinoise, un contrat par exemple n'est jamais arrêté, mais continue à se transformer, tout comme l'être humain. Cette conception est problématique pour nous.
Le multilatéralisme, apparu comme le grand espoir de la gouvernance mondiale, n'est donc pas suffisant aujourd'hui pour imposer des comportements permettant de défendre nos intérêts. Dans ce contexte, certaines résolutions ne sont pas appliquées et le dernier Round de l'OMC est en train d'aboutir à une impasse. Je milite donc parallèlement pour un bilatéralisme continental, c'est-à-dire pour ajouter à la règle de droit mondial un rapport de force mondial. Nous avons donc besoin de la construction européenne, puisqu'elle constitue notre espace de rapport de force. Or nos règles de droit ne seront acceptées que si nous sommes capables de bâtir ce rapport. Nous le constatons pour les pays à forte croissance dans le domaine du textile ou de l'énergie. Les droits de douane évoluent selon les rapports de force et la maîtrise de ces échanges constitue un des éléments majeurs de réponse au problème de la mondialisation.
Je pense que la Chine surmontera rapidement ses difficultés, en raison de sa forte croissance, de ses relations internationales puissantes, de ses moyens politiques et de sa grande organisation (le nombre de membres du parti communiste chinois équivaut ainsi à la population française !). Aussi devons-nous être puissants et organiser notre travail européen. Je regrette à ce titre les résultats des référendums français et néerlandais. Je déplore également le « non » des jeunes luxembourgeois de moins de 30 ans, alors même qu'ils sont trilingues de naissance et vivent au coeur de l'Europe. Ces réponses indiquent qu'un vrai problème existe entre l'institution et le peuple européens, et les référendums d'autres pays l'auraient sans doute souligné davantage.
Lors de ces consultations, nous avons commis l'erreur de présenter ce projet sous son angle organisationnel. Il est en effet difficile de susciter l'enthousiasme en expliquant que le Conseil aura plus de pouvoir que la Commission, et en précisant les attributions des députés. La démarche de Valéry Giscard d'Estaing est donc malheureusement apparue à beaucoup de citoyens comme technique alors qu'elle relève de la politique. La mécanique et l'outil ont été beaucoup évoqués, contrairement à la finalité. Cet aspect a donc masqué la double ambition de l'Europe de nous protéger des désordres du monde et de valoriser notre travail et nos atouts. Nous devons retrouver cette ambition européenne. Nous aurions ainsi intérêt à étendre à l'Europe certains grands projets et sujets nationaux porteurs, comme la sécurité routière, ou le plan cancer, qui ont rencontré une grande adhésion de l'opinion publique en France. Nous devons également rappeler la capacité de l'Europe à nous préparer à la fois aux dangers et aux opportunités de la mondialisation.
Pour revenir aux rapports de force entre Etats et entreprises, j'observe qu'ils sont tous deux remis en cause par le dépassement des frontières et que ces acteurs sont obligés d'organiser des alliances. Dans une vision prospective, il me semble que la société sera donc de plus en complexe. Je n'affirmerai pas comme Jacques Attali qu'elle suivra des schémas de privatisation, mais elle connaîtra des évolutions peut-être plus lentes que nous le voudrions. Il me paraît en tout cas clair qu'aucun acteur ne demeurera solitaire, et que quelle que soit la taille de l'Etat ou de l'entreprise, le mot clé est « alliance ». La France a ainsi perdu l'enjeu des jeux olympiques à Paris en misant sur une stratégie du pouvoir, plutôt que sur des influences, comme l'a fait la Grande-Bretagne. A force de se moquer de nos voisins, et d'oublier l'utilité des vraies stratégies d'alliance, nous perdons de notre influence. Jacques Attali avait ainsi affirmé : « Naguère être pauvre c'était ne pas avoir. Demain ce sera de ne pas appartenir » . La pauvreté de demain est la solitude.
De fait, des entreprises supposées être nationales pourront avoir des alliances avec d'autres Etats. Toyota, qui a redynamisé Valenciennes, sera par exemple considérée comme une entreprise japonaise par Renault et Peugeot, mais les salariés la jugeront différemment. Les emplois étant nomades, certains vont, certes, quitter notre territoire mais d'autres vont aussi arriver, notamment grâce aux nombreuses entreprises chinoises qui s'installeront en Europe. Nous devons donc entretenir des relations spécifiques d'Etat à entreprises, en dépassant les nationalités. Les logiques de réseaux, qui seront de territoire, d'entreprise, ou parfois mixtes, notamment avec les pôles de compétitivité favoriseront une alliance structurelle et métissée. Le gouvernement de demain ne sera plus un gouvernement d'autorité, et les entreprises ont d'ailleurs déjà organisé le management sous des formes décentralisées et plus ouvertes. La responsabilité politique est à chercher dans cette nouvelle stratégie d'alliance.
Je n'avancerai pas que toutes les libertés doivent être réversibles, et je suis attaché à certaines qui ne le sont pas toujours, comme la responsabilité. L'homme s'engage ainsi parfois une fois dans sa vie, seul, sans savoir s'il pourra changer. Cette valeur fait partie de ma conviction qui consiste à penser, contrairement à Jean-Paul Sartre, que l'homme n'est pas innocent de lui-même et doit assumer ses libertés.