L'ACTION DES POUVOIRS PUBLICS
Mme Nathalie Bécache, magistrate, sous-directrice à la sous-direction de la justice pénale générale à la Direction de affaires criminelles et des grâces, au ministère de la Justice
Je suis magistrate, mais j'ai toujours travaillé au parquet en vingt ans de carrière, pour atterrir temporairement à la Chancellerie. Dans mes dernières fonctions, j'étais chef du parquet des mineurs de Paris. Ce n'est pas sans intérêt pour le sujet qui nous occupe, parce que je pense qu'il y a beaucoup à faire en amont de la répression des délits et crimes dits d'honneur.
On l'a dit et répété, il n'y a pas d'incrimination spécifique. Je pense, personnellement, que c'est une chose plutôt favorable. Plus la loi fait des catégories, plus elle restreint son champ et sa capacité à s'adapter à toutes les situations de fait.
Il n'y a pas d'infraction autonome et du coup, cela entraîne une difficulté pour le ministère de la Justice qui ne peut recenser, répertorier, comptabiliser ce que l'on pourrait ranger dans cette grande catégorie des délits et des crimes d'honneur. On peut le regretter au plan criminologique. Le législateur n'a pas souhaité en faire une catégorie spécifique, et le ministère de la Justice est donc dans l'incapacité de comptabiliser spécifiquement ce qui n'est pas juridiquement spécifié.
Il suffit simplement peut-être que je vous indique que nous avons, en revanche, la possibilité d'appréhender ce phénomène par l'attention très forte portée par les gardes des Sceaux successifs, singulièrement la dernière, sur les violences faites aux femmes. On assiste à l'émergence des affaires les plus emblématiques, les plus importantes, qui nous viennent par les parquets et qui remontent jusqu'à nous.
Force est de constater - c'est heureux - qu'il n'y en a pas beaucoup, peut-être quelques unités par an, avec quelques difficultés quelquefois dans les faits, car ce n'est pas le rôle du ministère de la Justice de rentrer jusqu'au fond du fond d'une affaire pour déterminer ce qu'il y a de passionnel. Je n'aime pas trop ce terme, car ce n'est pas une catégorie juridique, et le crime passionnel ne veut pas dire grand-chose. C'est ce qu'il y a de plus frappant dans les faits qui sont soumis à la justice pénale. Il n'y a pas de délit autonome, il n'y a pas de caractéristique juridique. Les faits sont finalement peu nombreux.
Je ne suis pas tout à fait d'accord avec vous. L'arsenal pénal m'apparaît très riche et - pour tout dire - suffisant. Vous dites qu'il manquerait quelques circonstances aggravantes. Cela fait partie de l'arsenal juridique. Je pense qu'il est très riche et permet de couvrir à peu près toutes les situations de fait. Il est très riche dans les atteintes aux personnes, que cela aille des violences aux atteintes sexuelles et, dans l'échelle de Richter, de la gravité de ces infractions, jusqu'aux crimes, actes de torture et de barbarie, jusqu'aux homicides.
La particularité des crimes d'honneur, en général, tient à ce que l'on a un terreau de préméditation, préméditation qui est toujours une circonstance aggravante extrêmement sévèrement réprimée, mais aussi des circonstances aggravantes qui tiennent aux circonstances elles-mêmes : une arme, la réunion qui est bien la commission par plusieurs personnes, la préméditation comme je viens de le dire. Ou qui tiennent à la victime : la minorité de celle-ci, le fait qu'elle soit particulièrement vulnérable. Autre circonstance possible : que ces faits s'inscrivent dans une menace pour l'empêcher de déposer plainte. Ce peut être une circonstance aggravante fortement réprimée, circonstance qui peut tenir à l'auteur évidemment, quand il s'agit d'un ascendant, notamment.
Il semble que l'on ait quelque chose qui permette à la justice pénale, quand elle s'exerce, quand les faits émergent à sa connaissance, de l'appréhender dans toute sa particularité, dans toute sa gravité. J'ajoute que bien souvent on est dans des situations où les faits sont qualifiés de crimes. S'agissant de crimes, c'est sans doute, et encore heureusement pour longtemps, des segments de procédures qui sont extrêmement « luxueux » d'une certaine façon. Le mot est très inapproprié, mais il correspond à cela, c'est-à-dire qu'il y a une enquête et une instruction qui sont extrêmement longues, fouillées, sur la personnalité des auteurs et des victimes, sur les faits eux-mêmes, tous les éléments qui peuvent mettre le juge à même d'appréhender dans toute sa complexité une situation.
Je ne vois pas de confusion possible entre ce qu'on appelle un délit ou un crime d'honneur et un crime passionnel. Je regrette, c'est pour moi quelque chose de complètement antinomique. Le crime passionnel n'est pas une catégorie juridique, vous ne trouverez nulle part de jurisprudence sur le crime passionnel. Un crime passionnel a été récemment puni de vingt-cinq ans d'emprisonnement, parce qu'il y avait une épouvantable machination qui a abouti au crime dit passionnel. Pour autant, vous pouvez avoir des crimes passionnels qui sont punis de huit ans de réclusion criminelle. Ce n'est pas une catégorie juridique et je pense qu'un juge, au terme d'une instruction longue et criminelle, peut parfaitement être à même d'appréhender toute la complexité et la réalité des situations qui lui sont déférées.
Je voudrais simplement vous indiquer - je vais très vite car je sais qu'on a largement dépassé le temps imparti avant les débats - qu'à mon sens, la difficulté n'est pas d'appréhender une situation pénale quand elle émerge. La vraie difficulté est que celle-ci émerge. Il semble que dans cette matière comme ailleurs - c'est pour cela que ma sensibilité de magistrat du parquet des mineurs remonte - la mobilisation précoce est indispensable. Il y a rarement, sauf à être démenti, c'est fort possible, des situations si occultes, si cachées, si étouffées qu'elles ne puissent être détectées ou dépistées précocement, avant même d'ailleurs qu'on arrive à des faits qu'on puisse qualifier pénalement.
J'ai beaucoup travaillé au signalement des enfants en danger. Les mineures en danger d'un mariage forcé, de violences, d'exclusion de l'école, de rapatriement dans le foyer familial, toutes ces situations doivent être signalées par tous les réseaux, les vecteurs que sont l'école, l'assistance sociale, la PMI, qui est un creuset véritable pour détecter ces situations, mais aussi les associations qu'elles soient du bas de la tour ou des associations de savoir-faire plus étendu et à vocation plus large, que ce soit les éducateurs de quartier, ceux de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ). Il y a de multiples façons d'intervenir au sein de l'intimité familiale. Ces situations devraient pouvoir émerger, avec la formation, la connaissance et le savoir-faire transmis par ceux qui l'ont, tout aussi bien que quand on a un enfant déscolarisé, qui a des difficultés ou qui est sujet à des violences autres que celles dont on parle aujourd'hui.
J'ai deux exemples en tête. L'affaire Shéhérazade : cette jeune fille avait fait l'objet de menaces préalables et se sentait menacée. Pour que ces signes avant-coureurs puissent émerger, il faut non seulement tout ce que je viens de vous évoquer, mais aussi pour les jeunes femmes qui sont portées à ma connaissance, qu'elles aient une confiance suffisante dans l'autorité publique, que ce soit le commissariat de police, l'assistante sociale, le professeur et pourquoi pas, directement, l'autorité judiciaire. Il faut qu'elles ne sentent en aucun cas une quelconque connivence, qu'elles ne suspectent aucune connivence avec le milieu qui les oppresse. Dans cette affaire, cela m'avait frappée.
Autre affaire très récente : elle n'est pas aussi dramatique. Elle date de janvier 2010. C'est celle de la petite Samira de Pontoise. Celle-ci a été sortie de l'école par sa famille. On lui a imposé de se voiler. De la maison, elle avait accès à Internet. Elle avait des conversations avec le reste du monde par Internet. Elle a fait l'objet d'abord de séquestration et ensuite de violences si graves qu'elle aurait perdu la vue. Tout le monde est en prison à l'heure qu'il est, sauf la maman qui, bien que mise en examen, a été laissée sous contrôle judiciaire parce qu'il a été avéré qu'elle s'était opposée à certains actes de violence. Une graduation a été faite. Peu importe. Ce n'est pas où je veux en venir. Elle a été sortie de l'école par sa famille. Je vois qu'elle avait dix-sept ans et quelques jours, mais peu importe.
Une enfant qui vient à l'école et qui n'y vient plus doit laisser suspecter - avec la connaissance que l'on peut en avoir dans la communauté éducative d'un collège ou d'un lycée, par les copinages, par tout le travail social - une situation anormale et doit permettre le signalement. Elle est mineure. Shéhérazade était mineure. Elles sont mineures. On a un devoir de protection qui peut, le cas échéant, déboucher sur la connaissance de faits pénalement répréhensibles, mais aussi éviter que ceux-ci ne se commettent.
Voilà quelques réflexions éparses pour vous dire que le phénomène ne peut pas être appréhendé statistiquement, qu'il est à mon sens et, je l'espère sans être démentie, correctement appréhendé au plan pénal et, certainement, un besoin absolu de détection précoce pour mettre en oeuvre tout ce qui est protection de l'enfance sur lesquels on sait très bien faire. (Applaudissements) .
M. Yannick Bodin, vice-président
Je vous remercie. Vous comprendrez que nous approchons du terme que nous nous étions fixé. Avant de donner la parole pour clore à Mme Michèle André, je voudrais vous remercier toutes et tous d'être venus. Je voudrais remercier nos intervenants. Je ne vais pas les citer toutes et tous. Nous vous remercions beaucoup. Mais avant de donner la parole à Mme Michèle André pour la clôture, je souhaite donner la parole à Mme Muguette Dini, non pas tant parce qu'elle est aussi membre de la Délégation aux droits des femmes, mais surtout, peut-être, parce qu'elle est ici aussi, au Sénat, présidente de la commission des Affaires sociales, la seule femme présidente. Le plafond de verre monte petit à petit au Sénat, mais vraiment très doucement.