Audition d'Eric ALBERT,
psychiatre
et président de l'institut français d'action sur le
stress
(mercredi 27 janvier 2010
Puis la mission a entendu Eric Albert, psychiatre et président de l'institut français d'action sur le stress (Ifas).
Eric Albert a d'abord estimé que le stress fait l'objet, en France, d'affrontements très idéologiques. Le stress apparaît lorsqu'il y a un déséquilibre, chez l'individu, entre les contraintes qui lui sont imposées et les ressources qu'il peut mobiliser pour y faire face. Une approche marxiste, plutôt défendue par les syndicats, conduit à considérer que le problème du stress sera résolu si l'on diminue ces contraintes, notamment en réduisant la charge de travail des salariés. En revanche, l'approche libérale, plutôt défendue par la partie patronale, repose sur l'aide individuelle à apporter à chaque salarié pour qu'il s'adapte mieux à ses contraintes. Cette opposition stérile a perduré jusqu'à ce que la vague de suicides chez Renault amène les médias à s'intéresser à ce problème, désormais appréhendé comme un véritable fait de société.
Les cabinets de consultants, comme l'Ifas, doivent d'abord être agréés par le ministère du travail avant de pouvoir mettre leur expertise au service d'un comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT). Cependant, certains cabinets sont considérés comme proches des syndicats, tandis que d'autres ont la réputation de défendre des positions pro-patronales. Dans le cas de France Telecom, le cabinet Stimulus, par exemple, n'avait aucune chance d'être choisi par le CHSCT, dans la mesure où les syndicats qui y siègent souhaitaient entendre un discours différent de celui que ce cabinet leur aurait vraisemblablement tenu. En raison de postures trop systématiquement idéologiques, aucun universitaire ne fait autorité en France sur la question du stress ni ne jouit d'une véritable reconnaissance internationale.
Les facteurs de stress sont bien connus : charge de travail excessive, injonctions contradictoires, mode de management ou d'organisation du travail... L'enjeu essentiel est donc d'apprécier dans quelle mesure le travail est à l'origine du stress des salariés.
Les facteurs de stress peuvent être regroupés en plusieurs familles : certains sont liés à des données individuelles, comme l'âge ou le sexe ; sur ce dernier point, le pourcentage d'hommes en situation de « sur-stress » est compris entre 20 % et 25 %, alors que ce taux est proche du tiers chez les femmes ; d'autres sont liés à la personnalité ou à la génétique ; d'autres encore à des événements de vie, comme un divorce ou des problèmes d'argent ; certains facteurs ont une origine professionnelle ; enfin, le stress peut résulter du style de vie (alimentation, manque de sommeil, etc.). Or, quand on constate qu'un salarié est stressé, on a tendance à en imputer entièrement la responsabilité à son employeur, alors que le stress est toujours multifactoriel.
Plus un salarié occupe un rang hiérarchique modeste dans l'entreprise, plus il aura tendance à être stressé, ce que l'on peut expliquer par une plus faible « illusion de contrôle » ; en d'autres termes, l'impression qu'ont les dirigeants de maîtriser la situation les prémunit, dans une certaine mesure, contre le stress, tandis que les salariés placés dans une position très subordonnée ne bénéficient pas de cet effet protecteur.
Il existe généralement dans une entreprise des « foyers » de stress, des services où le stress est plus présent, et c'est prioritairement en direction de ces salariés qu'il faut agir, ce que le jeu syndical empêche parfois de faire efficacement.
Pour rester compétitives, les entreprises doivent désormais être adaptables. Or, les salariés français sont peu mobiles, beaucoup moins, en tout cas, que leurs homologues américains : aux Etats-Unis, un salarié qui n'est pas satisfait de son travail quitte l'entreprise, alors qu'un salarié français aura tendance à se sentir enfermé dans son emploi, ce qui peut conduire, dans les cas les plus graves, au suicide, faute de trouver une autre issue.
En réponse à Annie Jarraud-Vergnolle , qui demandait si l'Ifas intervenait directement dans les entreprises, Eric Albert a répondu par l'affirmative, cet institut disposant, selon lui, de la meilleure expertise en France dans le domaine de la mesure du stress.
Jean-Pierre Godefroy , président , a souhaité savoir s'il convient de renforcer les pouvoirs des CHSCT et d'encourager leur diffusion dans un plus grand nombre d'entreprises, compte tenu des propos critiques qui viennent d'être tenus à leur sujet.
Après avoir précisé ne pas être un spécialiste des relations sociales, Eric Albert a confirmé qu'il est effectivement regrettable qu'un cabinet de conseil soit choisi par un CHSCT sur la base de critères idéologiques. Il n'en reste pas moins que le CHSCT joue un rôle essentiel dans l'entreprise, peut-être plus important aujourd'hui que celui du comité d'entreprise.
Annie David a demandé si la « double journée » des femmes, qui doivent encore assumer la plus grande partie des tâches ménagères et s'occuper des enfants en plus de leur activité professionnelle, n'explique pas leur niveau de stress plus élevé.
Jean-Pierre Godefroy , président , a ajouté que le fait d'être le chef d'une famille monoparentale constitue sans doute un facteur de stress supplémentaire.
Eric Albert a confirmé que les nombreuses études réalisées pour expliquer le niveau supérieur de stress des femmes retiennent la « double journée » comme une hypothèse plausible et que la charge d'une famille monoparentale est un facteur de risque de dépression avéré.
Annie David a déploré que l'on ait attendu la médiatisation de la vague de suicides chez France Telecom pour s'intéresser à ce sujet, alors que le problème est beaucoup plus ancien. Les médecins du travail, qui ont essayé de donner l'alerte, n'ont pas été écoutés, voire ont été renvoyés de leur entreprise. Trop souvent, un salarié qui se suicide est perçu comme une personne « faible » ou « fragile » ; on sait pourtant que certaines conditions de travail peuvent conduire les personnes les plus solides à commettre l'irréparable. Les CHSCT sont encore trop peu attentifs aux risques psychosociaux. Comment les aider à être plus efficaces dans la prévention des risques ? Ne faudrait-il pas créer, au sein des comités d'entreprise, des commissions chargées d'étudier les conditions de travail, comme l'autorise l'article L. 2325-22 du code du travail, afin de conforter l'action des CHSCT ?
Eric Albert a d'abord estimé que la médiatisation des suicides à France Telecom a eu un effet de « contagion suicidaire » dans cette entreprise. Il faut rappeler que 10 000 personnes environ se suicident chaque année en France et que, nécessairement, des salariés sont concernés. Si le travail peut être un facteur déclenchant de l'acte suicidaire, son origine profonde est toujours multifactorielle.
On constate un plus grand nombre de suicides dans la fonction publique que dans le secteur privé. Leur taux est par, exemple, de 40 pour 100 000 chez les enseignants et de 35 pour 100 000 chez les policiers. Il est compris entre 20 et 25 pour 100 000 chez France Telecom. Les Français ont du mal à prendre conscience de cette réalité car notre pays est marqué par une tradition d'anticapitalisme, qui conduit à considérer que c'est le système marchand qui produit des conditions de travail insupportables susceptibles de pousser au suicide. Il est pourtant établi que le travail est un élément important de protection psychologique contre le suicide.
André Lardeux a souhaité des précisions sur les raisons qui expliquent ce fort taux de suicide dans l'éducation nationale. Est-il dû à un problème de management ?
Eric Albert a souligné que les situations de harcèlement moral se rencontrent plus fréquemment dans les administrations et dans les PME que dans les grandes sociétés privées. L'explication en est simple : la mobilité professionnelle étant faible dans ces structures, le risque est plus grand que des relations professionnelles dégradées entre collègues ou avec le manager dégénèrent en de véritables comportements de harcèlement. Dans une grande entreprise, si les salariés d'une équipe ne se supportent plus, certains de ses membres seront plus facilement mutés.
Les grandes entreprises ont de plus en plus souvent recours à la technique du « whistleblowing » : elles mettent en place des dispositifs internes qui permettent à un salarié de dénoncer sans risque des comportements fautifs dont il serait témoin ou victime. Il serait souhaitable que les PME se dotent de dispositifs analogues, en ayant recours aux services d'une sorte de « médiateur » externe.
Annie Jarraud-Vergnolle a redouté que le « whistleblowing » encourage la délation.
Eric Albert a demandé quelles autres options s'offrent à un salarié harcelé dans une petite entreprise : est-il réaliste d'envisager qu'il se tourne vers les tribunaux ? Osera-t-il contacter l'inspection du travail ? Si on veut protéger efficacement ce salarié, il faut lui permettre de s'adresser à quelqu'un d'accessible, sans courir de risques.
Annie Jarraud-Vergnolle a rappelé que l'étude du suicide est ancienne, depuis les travaux d'Emile Durckheim au XIXe siècle, et a souhaité savoir quelle approche théorique l'Ifas privilégie lorsqu'il intervient en entreprise. Elle a ensuite demandé s'il serait utile de former les salariés à la manière de gérer les nouvelles exigences de mobilité et d'adaptabilité qui leur sont imposées. Enfin, revenant sur la question du niveau de stress des hommes et des femmes, elle a fait observer que les hommes expriment sans doute leur stress d'une manière différente de celle des femmes, ce qui pourrait biaiser les évaluations.
Eric Albert a répondu que cette dernière hypothèse constitue en effet une piste de réflexion sérieuse : le seuil de « sur-stress » est peut-être différent entre les hommes et les femmes, ces dernières ayant davantage l'habitude d'exprimer leurs émotions.
En ce qui concerne la formation, beaucoup de salariés ont l'impression de faire une concession à leur employeur quand ils acceptent de changer d'activité ou de méthode de travail. Or, il est dans l'intérêt des salariés de changer : quelqu'un qui répète toujours les mêmes tâches devient « vieux », au sens comportemental du terme, c'est-à-dire perd sa capacité d'adaptation. L'Ifas applique cette méthode à son propre personnel : ainsi, les assistantes voient leur périmètre d'activité modifié d'un tiers chaque année, de façon à préserver leur souplesse adaptative ; dans un premier temps réticentes, elles se réjouissent maintenant que leurs tâches se renouvellent régulièrement. La situation des consultants est différente, dans la mesure où aucune de leurs missions n'est identique à la précédente.
Le mode de management peut être un important facteur de stress et joue souvent, de ce point de vue, un rôle plus décisif que l'organisation de l'entreprise. Certes, certaines organisations sont identifiées comme source de stress : un salarié subordonné à plusieurs autorités hiérarchiques sera, par exemple, plus exposé au stress qu'un autre qui ne doit répondre qu'à un seul chef. Ces problèmes d'organisation sont cependant assez faciles à résoudre, si l'on fait preuve de bon sens. Les problèmes managériaux sont en revanche plus complexes et font sentir leurs effets négatifs au quotidien.
L'Ifas travaille à partir d'un référentiel cognitivo-comportemental, qui conduit à s'intéresser aux interactions entre émotions et comportements, et d'un référentiel systémique. Trop souvent, les managers sont évalués par rapport à des modèles théoriques idéaux, alors que l'essentiel est d'évaluer l'effet qu'ils produisent sur leurs collaborateurs. Le comportement qu'ils doivent adopter ne sera pas le même selon l'objectif qu'ils veulent atteindre. Ainsi, s'il est important que le manager ait un comportement exemplaire en matière éthique par exemple, son attitude sera différente s'il veut encourager ses collaborateurs à avoir des idées et à se montrer innovants : il devra alors s'abstenir d'avoir lui-même des idées pour que son équipe puisse s'exprimer.